La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 22

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L. de Potter (tome IIIp. 151-199).


CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME


Revenons maintenant à mademoiselle Lange, que nous avons laissée au bord de l’Yonne, en compagnie du braconnier Jacques le Borgne.

Celui-ci, on s’en souvient, avait plongé sa main dans l’eau, et après avoir tâtonné quelques instants, avait fini par retirer une boîte de fer-blanc en disant :

— Voici la poste des royalistes.

La Boîte était vide.

— C’est bien singulier ! dit Jacques, en regardant mademoiselle Lange, voici la première fois depuis huit jours que je n’ai pas d’ordres.

— Comment cela ?

— La nuit, quelqu’un d’eux, tantôt l’un, tantôt l’autre, vient jusqu’ici, passe l’Yonne à la nage et dépose une lettre dans cette boîte.

— Et puis ?

— Et puis, moi je prends cette lettre et je la porte à son adresse.

— À qui donc est-elle adressée ?

— Tantôt à un noble, tantôt à un paysan de ce côté-ci de la rivière. C’est comme ça que la bande de M. Henri et de M. Machefer peut correspondre avec les bandes des autres royalistes qui sont en Bourgogne et en Champagne.

Ces mots frappèrent mademoiselle Lange.

— Mais, dit-elle, on est donc en révolte à peu près partout ?

— Partout est le mot, soupira Jacques le Borgne. Malheureusement nous ne sommes pas assez forts, et les ordres de Paris nous manquent.

Mais, tout à coup, Jacques cessa de parler et se jeta derrière un saule qui trempait ses racines dans l’eau.

Il entraîna mademoiselle Lange avec lui et dit tout bas :

— Chut ! j’ai entendu.

— Quoi donc ? demanda la comédienne.

— Le cri de la chouette.

— Et… ce cri ?

— C’est celui des royalistes.

En effet un houhoulement lointain, assez semblable au cri d’un véritable oiseau de de nuit, était venu mourir à l’oreille de la jeune femme.

Elle regarda autour d’elle et ne vit rien.

Des deux côtés de l’Yonne, la plaine, couverte de neige, était déserte.

— Je suis bien sûr d’avoir entendu cependant, répéta Jacques le Borgne.

— Moi aussi, mais d’où vient ce cri ?

Jacques s’était fait, pour son œil unique, car il était réellement borgne, un abat-jour, de sa main, et cet œil perçant s’arrêta bientôt sur un point noir qu’on apercevait sur la rivière en aval, dans la direction de Chastel-Censoir.

— Qu’est-ce que cela ? demanda la comédienne.

— C’est un train de bois, madame.

— Et qu’est-ce qu’un train de bois ?

— C’est un immense radeau formé de troncs et de branches d’arbres assemblés.

— Ah ! bien, je comprends, et où vont ces trains ?

— À Paris ordinairement, mais quant à celui-ci, je n’y comprends rien.

— Comment ?

— S’il allait à Paris, il descendrait l’Yonne.

— Eh bien !

— Tout au contraire, il la remonte. Ce n’est pas l’usage, ça.

Mais cette fois, le cri de la chouette traversa l’espace net et vibrant.

— Ah ! je comprends tout maintenant, s’écria Jacques.

— Qu’est-ce donc ?

— Ce sont eux, madame.

— Les royalistes ?

— Oui.

Quelque invraisemblable que pût être l’opinion de Jacques le Borgne, mademoiselle Lange l’adopta sur-le-champ.

Mademoiselle Lange sentit son cœur battre violemment.

Les royalistes ? n’était-ce pas les amis de Machefer, à moins que ce ne fût Machefer lui-même.

Et cette femme si courageuse et si forte jusque-là sentit ses jambes fléchir et tout son corps trembler.

Le train de bois, qui semblait n’avoir que trente à quarante pieds de longueur, remontait à la perche, et, malgré la rapidité du courant, il remontait assez vite.

Jacques et mademoiselle Lange, cachés derrière le saule, aperçurent les quatre hommes qui le conduisaient.

À première vue, c’étaient de vrais flotteurs comme on dit, avec le pantalon de grosse laine blanchâtre, le sarreau de toile grise et la casquette en peau de loutre.

Quand le train fut proche, mademoiselle Lange jeta un cri.

Elle avait reconnu l’homme qui était en avant du train, et semblait commander aux autres.

— Machefer ! dit-elle.

Et alors elle quitta sa retraite et se montra, appuyée sur Jacques le Borgne.

Machefer était en effet sur le train de bois, et, quelques minutes avant que mademoiselle Lange se montrât, on eût pu saisir, en écoutant sa conversation, le motif de son voyage.

Un autre homme, comme lui vêtu en flotteur et armé d’une perche, s’était approché de Machefer.

Et Machefer lui disait :

— Voyez-vous, monsieur Gaston, notre salut dépend du coup que nous allons tenter.

— Comment cela, monsieur Machefer.

L’interlocuteur de Machefer était un jeune homme de dix-neuf à vingt ans, bâti et taillé en hercule, en dépit d’une jolie figure presque féminine.

C’était un petit gentilhomme du Nivernais, appelé Gaston d’Usseuil, et qui s’était joint aux royalistes.

— Comment cela ? reprit Machefer, je vais vous l’expliquer.

— Je vous écoute, monsieur.

— Les royalistes de l’Ouest sont nombreux, bien armés, bien commandés, et ils ont pour eux les paysans.

— C’est vrai.

— Nous, à part quelques fermiers et quelques domestiques fidèles à notre fortune, nous sommes isolés. Le paysan bourguignon, comme le paysan Nivernais, est assez tiède, il ne déteste pas la République, et il nous laissera fort bien écraser, quelque sympathie qu’il ait pour nous, si nous ne frappons pas un grand coup, dont la hardiesse lui en impose. Si nous échouons vous et moi, et nos deux amis, nous ne serons plus de ce monde dans trois jours.

— Et si nous réussissons…

— Le pays étonné se soulèvera.

— Eh bien ! dit le jeune homme, nous réussirons.

— Je le souhaite.

— À tout prix, monsieur.

— L’essentiel, poursuivit Machefer, c’est que notre train de bois n’inspire aucune défiance.

— N’avons-nous pas l’air de vrais flotteurs ?

— Et que nous puissions passer la nuit prochaine dans l’écluse du moulin sans qu’on y prenne garde aux environs.

— Mais, dit encore Gaston, à quelle distance le moulin est-il des Soulayes ?

— À une distance de deux lieues environ.

— À travers bois ?

— Naturellement.

— Et vous croyez qu’il n’y a pas de troupes aux environs ?

— Jacques le Borgne, qui nous sert d’espion, m’affirme que le quartier général de Solérol est à Courson.

— Ah !

— Et qu’il est seul aux Soulayes.

— Mais il a des amis avec lui ?

— Il a deux inséparables acolytes.

— Qui le défendraient ?

— Peuh ! c’est selon.

Comme il parlait ainsi, Machefer fit entendre pour la troisième fois ce cri d’oiseau de nuit qui était son moyen de correspondre avec Jacques le Borgne.

Cette fois, Jacques se démasqua et répondit par un cri semblable.

En même temps, Mâchefer vit surgir à côté de Jacques une forme blanche, une femme.

Et comme il avait l’œil perçant aussi, un nom vint à ses lèvres :

— Lange !

Et son cœur battit à outrance, et il voulut se jeter à la nage pour arriver plus vite, mais Gaston d’Ausseuil le retint.

— Vous êtes fou, dit-il l’eau est glacée.

— C’est-elle ! mon ami, c’est elle !

— Qui elle ? fit le jeune homme.

— Un ange, une créature céleste, une femme que j’adore, dit Machefer avec enthousiasme.

Et, avec sa perche, il imprima au train de bois une si vigoureuse impulsion que le radeau vint toucher la berge et s’ancra dans la vase.

Alors Machefer s’élança à terre, courut à la rencontre de la jeune femme qui avait retrouvé ses forces et venait à lui, et il la prit dans ses bras et l’y étreignit pendant quelques secondes sans pouvoir prononcer un mot.

Puis enfin, il s’écria :

— Mais d’où viens-tu et comment es-tu ici ?

Mademoiselle Lange répondit :

— Je suis venue de Paris aux Soulayes.

— Aux Soulayes ?

— Oui.

— Chez le Solérol ?

— Qui a voulu me faire assassiner.

Et tandis que Machefer frissonnait à ce mot, mademoiselle Lange lui raconta brièvement son odyssée, puis son aventure, sa lutte, et enfin son pacte d’alliance, avec le Bouquin.

Au nom du Bouquin, Mâchefer fronça le sourcil et murmura :

— Il faut se défier de ce petit misérable.

— Je l’ai acheté.

— Qui sait s’il ne nous trahira pas comme il a trahi le Solérol ?

— Non, car je serai magnifique avec lui, répondit la comédienne.

Et elle s’appuya sur le bras de Mâchefer.

— Mais où vas-tu ainsi ? lui dit-elle.

— Jouer notre dernière partie.

— Que veux-tu dire ?

— Nos amis de l’Est et l’Ouest ne viennent pas à notre aide, dit tristement Machefer.

— Ah ! je le savais.

— Et nous sommes cernés de tous côtés. Si on incendiait les bois, nous serions perdus.

— Oh ! dit mademoiselle Lange, pourvu qu’il ne germe point une idée semblable dans la tête de ce misérable Solérol.

— Cet homme, poursuivit Machefer a donné de tels ordres et il dispose de forces si considérables, que nous ne pourrons résister.

— Mon pauvre Machefer, murmura mademoiselle Lange, pourquoi ne m’as-tu pas écoutée lorsque je te suppliais de ne point te mêler à ces conspirations et à ces intrigues.

— Je suis gentilhomme, répondit fièrement Machefer et j’ai fait mon devoir.

Le jeune homme prit mademoiselle Lange dans ses bras et la porta sur le radeau.

Jacques le Borgne s’y trouvait déjà.

— Maintenant, dit Machefer en reprenant sa perche, remontons au moulin.

Le moulin était à une faible distance, le train de bois l’atteignit en un quart d’heure et entra dans l’écluse.

Le meunier sans doute était prévenu, car il ne manifesta aucun étonnement.

Mâchefer et ses compagnons mirent pied à terre, suivis de mademoiselle Lange, et entrèrent dans le moulin.

— Mon ami, dit Mâchefer, il s’agit de nous loger cette nuit…

Le meunier cligna de l’œil :

— Vos lits sont prêts, dit-il.

— Ah ! fit Mâchefer souriant, et qui les a fait préparer ?

— La Lucrèce, la fille à Brulé.

— Elle est donc arrivée avant nous ?

— Oh ! elle a bon pied, allez !

— Ainsi, nos lits sont prêts ?

— Oui, dit encore le meunier, mais je crois bien que vous ne les occuperez guère cette nuit.

— Cette nuit, si ; mais la nuit prochaine, on ne sait pas…

Mademoiselle Lange, Machefer, les deux compagnons de ce dernier et la Lucrétia passèrent le reste de la journée cachés au moulin.

Machefer avait dit à mademoiselle Lange :

— Puisque le Bouquin passe à notre bord, il faut l’attendre.

— Est ce que nous pourrons l’utiliser tout de suite ?

— Je l’espère.

— Mais enfin, demanda la jeune femme, quel est ton but ?

— Nous voulons enlever Solérol.

— Ah !

— Et quand nous le tiendrons…

— Eh bien ?

— Nous parlementerons avec Barras.

Mademoiselle Lange secoua la tête.

— Prends bien garde, dit-elle, je me défie de Barras : à présent il sera inflexible.

— Bah ! fit Machefer, qui sait ?

Quand la nuit fut venue, la Lucrétia toute seule s’achemina vers les Soulayes.

Les royalistes et madame Solérol y avaient conservé des intelligences ou plutôt une intelligence : Michelin.

Michelin quittait souvent sa charrue, prenait sa course à travers bois et descendait au moulin.

Là il racontait ce qui se passait aux Soulayes.

Ou bien il rencontrait Jacques le Borgne, qui passait, par hasard, dans les environs du château, et il lui faisait son rapport.

La Lucrétia était allée aux Soulayes.

— Ah ! lui avait dit Machefer, si vous pouvez avoir les papiers dont parle madame Solérol, cet homme est perdu.

— Je le hais trop, avait répondu Lucrèce pour ne pas faire tout au monde pour les avoir.

Et elle était partie.

Mais la nuit s’écoula, puis le jour vint. Le soleil monta à l’horizon, la Lucrétia ne revint pas.

Que pouvait-elle faire aux Soulayes ?

L’inquiétude la plus vive s’était emparée de Machefer et de ses compagnons, et ils se livraient à mille commentaires sur cette absence prolongée lorsqu’un nouveau personnage arriva au moulin.

Il arriva en courant armé d’un fusil et le visage noirci.

D’abord on ne le reconnut pas, et le meunier défiant se mit sur la défensive.

Mais il trempa ses deux mains dans l’eau de l’écluse et se débarbouilla.

— Michelin ! dit le meunier.

— Michelin qui vous apporte une bonne nouvelle.

— Qu’est-ce donc ? demanda Mâchefer qui était accouru.

— Le Bouquin est avec nous.

— Je sais cela, dit Machefer.

— Et le père Brulé aussi.

— Brulé, l’incendiaire ?

— C’est une fière canaille, dit Michelin. Mais puisqu’il veut bien revenir donner un coup de main.

— Je me défie de lui autant que du Bouquin.

— Soit, dit Michelin, nous avons des arrhes.

— Plaît-il ? fit Machefer, qui ne comprit pas.

— Monsieur Machefer, dit Michelin, vous connaissez le citoyen Curtius ?

— L’âme damnée de Solérol ?

— Justement.

— Eh bien ?

— Le Bouquin et moi, aidés du père Brulé, nous lui avons joué un tour.

— Hein ? que veux-tu dire ?

— Tenez, regardez là-haut… au bord du bois…

Machefer leva la tête et aperçut à la lisière de la forêt un homme à pied qui conduisait un cheval par la bride.

Sur le cheval, en travers de la selle, il y avait quelque chose qui s’agitait et avait la forme d’un sac.

— C’est le citoyen Curtius, dit Michelin souriant… Le Bouquin l’amène, et il est notre prisonnier…