La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 23

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L. de Potter (tome IIIp. 201-239).


CHAPITRE VINGT-TROISIÈME


Les mauvais jours étaient venus pour le citoyen Curtius.

Du moins telle avait été son opinion lorsqu’il se vit lié sur le cheval et emmené à travers bois.

Les événements qui suivirent n’étaient pas de nature à lui faire changer d’avis.

Les deux hommes au visage noirci se frayèrent une route dans la partie la plus sauvage des bois.

Pendant une heure, Curtius, solidement attaché, mais ayant la faculté de tourner la tête, put voir un taillis épais, des roches sauvages et parfois un précipice, au bord duquel le cheval passait d’un pied sûr.

À un certain moment, il eut la chair de poule.

— Nous voici près du Saut-du-Loup, dit l’un des deux hommes noircis.

À ce nom, Curtius tressaillit.

— Si nous y poussions l’homme et le cheval, continua le plus petit des deux.

— Quelle fière omelette ! dit l’autre.

Curtius s’agita sur la selle et poussa des lamentations.

Le plus petit reprit :

— Non, il vaut mieux le tenir et le conserver pour les chefs.

— Ah ! tu crois ?

— Ils en feront ce qu’ils voudront.

— J’ai idée, reprit l’autre, qu’on le coupera par morceaux.

Les rares cheveux de Curtius se dressaient sur son occiput.

— Ah ! dame, fit encore le plus petit, il ne l’aura pas volé.

— On dit qu’il en a joliment fait guillotiner.

— Oh ! des centaines…

— Et ne mourir qu’une fois pour tous ces crimes, vraiment, ce n’est pas assez !

Curtius écoutait haletant, et il sentait à la fois des gouttes de sueur sur son front et des larmes de désespoir dans ses petits yeux ronds.

Tout à coup, le plus petit des hommes noircis cria :

— Halte !

L’autre, qui tenait le cheval par la bride, s’arrêta.

Curtius eut une espérance insensée : il crut que le hasard lui amenait des libérateurs, et que ses ravisseurs s’apprêtaient à livrer quelque bataille mystérieuse.

Il n’en était rien, et son espoir s’évanouit sur-le-champ.

Le plus petit de ses deux gardiens disait :

— Il ne faut pas qu’il puisse savoir où il va.

— Tu as raison, dit l’autre.

— Aussi nous allons lui bander les yeux.

— Et nous ferons bien. Pourvu qu’il n’essaye pas de soulever son bandeau…

— S’il essaye, je lui mets le canon de mon fusil dans l’oreille.

Curtius murmura d’une voix lamentable :

— Faites de moi ce que vous voudrez, je ne résisterai pas.

Alors, le Bouquin, car c’était bien lui qui jouait cette audacieuse comédie et donnait ainsi des arrhes au parti qui l’achetait, le Bouquin prit à Curtius son propre mouchoir, le plia en quatre doubles et le lui noua solidement sur les yeux.

Puis, on se mit en route.

Curtius avait été un de ces républicains consciencieux et farouches qui avaient supprimé Dieu, disant, comme Laplace, que cette hypothèse était inutile.

Il ne voulut donc pas revenir sur ses opinions, mais il se posa la question de l’immortalité de l’âme, et il se demanda fort sérieusement ce qu’il serait dans quelques heures…

Curtius était convaincu qu’il allait mourir dans les supplices.

Quand le prisonnier et ses deux gardiens furent proches de la lisière des bois, le Bouquin se pencha à l’oreille de Michelin, son complice :

— Tu vas te mettre à courir jusqu’au moulin.

— C’est bien !

— Là, tu avertiras le meunier de notre capture.

— Et il ne la lâchera pas, dit Michelin qui savait le meunier dévoué aux royalistes.

— Non-seulement il ne lâchera point notre prisonnier, mais il nous prêtera sa cave pour prison.

— Eh bien ! va, et reviens au-devant de moi.

Michelin partit, laissant le Bouquin en arrière, et, comme nous l’avons vu naguère, il trouva Machefer chez le meunier.

Machefer avait écouté le récit de Michelin, puis il avait aperçu en haut de la côte, au bord du bois, le prisonnier lié sur le cheval.

— Il a les yeux bandés, dit Michelin.

— Eh bien, va-t’en à la rencontre du Bouquin et promenez-vous en zig-zags pendant une heure.

— Pourquoi donc ? demanda naïvement Michelin.

— Parce que j’ai quelques dispositions à prendre.

Michelin parti, Machefer dit au meunier :

— Ferme ton écluse et arrête la roue de ton moulin.

— Quelle drôle d’idée ! fit mademoiselle Lange.

— Il est parfaitement inutile, répondit Machefer, que cet homme sache qu’on le conduit dans un moulin.

— C’est juste.

— Et moulin qui marche fait tic-tac, ma chère, dit Machefer en souriant.

Tandis qu’il faisait cette réponse, le meunier qui avait la vue perçante, dit à Machefer :

— Voilà donc que les deux Brulé sont avec nous ?

— Oui.

— Je vois le père Brulé…

— Où donc ?

— Là-bas, en aval de la rivière.

— Où va-t-il ?

— Il remonte la berge, et vient ici.

— Cela est fort heureux, dit Machefer.

— Pourquoi ?

— Mais parce qu’il va nous être utile tout de suite.

— Ah !

Et Mâchefer marcha résolument à la rencontre de Brulé.

Ce dernier n’était pas homme à se tromper au costume de Machefer.

Sous le costume de flotteur, à trente pas, il reconnut le gentilhomme.

Aussi pressa-t-il le pas pour venir à lui.

Machefer lui dit simplement :

— Père Brulé, nous n’avons pas le temps à présent, d’entrer, dans des explications. Si vous nous servez bien, vous serez bien payé.

— Je veux me venger d’abord, dit Brulé.

— Ah !

— Me venger d’une façon terrible.

— Et de qui ?

— Du chef de brigade.

— L’avez-vous vu depuis que votre fils a enlevé le citoyen Curtius.

— Non.

— Vous n’êtes pas retourné aux Soulayes ?

— Non ; quand j’ai eu détaché mes cordes que le petit avait nouées pour rire, j’ai repris mon fusil et je suis venu par ici, en tirant au plus long.

— Ainsi le chef de brigade vous croit sur la route d’Auxerre ?

— Naturellement.

— Voilà ce que je tenais à savoir, murmura Machefer.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant, le pauvre citoyen Curtius, garrotté étroitement et les yeux couverts d’un épais bandeau, continuait son terrible et mystérieux voyage.

De temps en temps, le Bouquin parlait à demi-voix, comme si Michelin eût encore été à côté de lui, et chacune de ses paroles épouvantait Curtius.

À un moment, le Bouquin avait dit :

— J’ai idée qu’on le crucifiera…

Le cœur de Curtius suspendit ses battements.

— Comme saint Pierre, la tête en bas, ajouta le Bouquin.

Enfin, au bout d’une heure, le cheval s’arrêta.

Curtius se sentit enlevé de dessus la selle et posé à terre.

On lui laissa les yeux bandés et les mains liées derrière le dos, mais on lui dégagea les pieds pour qu’il pût marcher.

À des chuchotements, à des bruits de pas, Curtius comprit qu’il avait plusieurs personnes autour de lui.

Deux bras robustes le prirent par les épaules.

En même temps, une voix impérieuse, qui n’était pas celle de l’un ou l’autre de ses ravisseurs, lui dit à l’oreille :

— Marche !

Et Curtius se sentit entraîné.

Où le conduisait-on ?

D’abord il chemina en plein air, sur un plan légèrement incliné ; puis la demi-transparence que le soleil donnait à son bandeau s’éteignit ; son pied rencontra un sol gras et glissant, l’atmosphère devint glaciale autour de lui.

— Je suis dans un souterrain, pensa le malheureux Curtius.

Et il s’avança, moitié de gré, moitié de force, car on le poussait toujours par les épaules.

Quand il eut fait une centaine de pas, descendant toujours, la voix qui lui avait ordonné de marcher dit :

— C’est ici.

En même temps, on ouvrit une porte, car Curtius entendit grincer des serrures et crier des verrous.

Le malheureux respira à ce bruit.

— Ah ! dit-il, on ne va pas me tuer tout de suite, puisqu’on me met en prison.

La porte ouverte, on le poussa rudement en avant, et il alla rouler sur un sol vaseux.

Mais il ne se fit aucun mal.

Seulement, il entendit qu’on refermait la porte, et tout fit silence autour de lui.

Pendant une heure, il demeura à la place où il s’était arrêté, n’osant faire un pas ni un mouvement.

Il pensait à quelque gouffre béant ouvert auprès de lui et dans lequel il pouvait être précipité à toute minute.

Puis, tout à coup, un bruit sourd, formidable, confus, indéfinissable s’éleva au-dessus lui.

On eût dit à la fois le roulement du tonnerre ou le bruit d’un lourd charriot à roues de fer passant sous une voûte sonore.

C’était le moulin qu’on avait mis en mouvement.

Mais, comme Curtius se trouvait dans la cave, et par conséquent au-dessous du niveau de l’écluse, le bruit était trop sourd, trop confus pour qu’il pût lui assigner sa véritable origine.

Il passa une autre heure en proie à tous les épouvantements de la mort.

Cet homme avait été un de ceux qui s’étaient montrés si impitoyables en 93, et pour qui les représailles devaient être terribles.

Enfin, le bruit cessa de nouveau.

En même temps, une bouffée d’air glacé fouetta Curtius au visage, et il entendit marcher auprès de lui.

Puis une vague clarté pénétra au travers de son bandeau.

— Ôtez-lui le mouchoir.

Le mouchoir enlevé, Curtius, plus mort que vif, jeta un regard éperdu autour de lui.

Il était dans un caveau que la lueur d’une chandelle était impuissante à éclairer.

Trois hommes, le visage noirci, l’entouraient.

Dans un coin du caveau il y avait une table sur laquelle on avait placé des plumes, du papier et de l’encre.

Chacun des trois hommes était armé d’un poignard.

En face de lui, Curtius aperçut un trou noir : c’était par là que venait la bouffée d’air humide.

Puis, dans ce trou, quelque chose de sinistre qui se balançait.

Un des trois hommes s’approcha du trou et toucha un morceau de bois.

Alors le bruit recommença, ce bruit sinistre qui avait fort épouvanté Curtius, et le quelque chose qui se balançait se prit à tourner rapidement.

C’était la roue d’engrenage du moulin.

L’un des trois hommes dit alors à Curtius :

— Nous allons te jeter sous cette roue, et nous ferons avec toi de la jolie farine.

Curtius tomba sur les genoux et se prit à hurler d’épouvante.