La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 24

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L. de Potter (tome IIIp. 241-279).


CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME


Les trois hommes au visage noirci semblèrent se repaître un moment de la vue de cet ancien bourreau devenu victime, et qui, après avoir été impitoyable autrefois, demandait grâce et tremblait lâchement pour sa vie.

Puis, l’un d’eux qui paraissait commander aux autres, dit à Curtius :

— Lève-toi et réponds.

La voix était impérieuse, et elle exerça sur Curtius une sorte de fascination.

Il se leva et dit d’une voix lamentable :

— Tuez-moi tout de suite, mais ne me faites pas souffrir.

— Tu veux donc qu’on ait pitié de toi ? ricana l’homme noirci.

— Oh ! vous ne m’assassinerez pas ainsi, supplia Curtius, qui regardait tourner la roue avec un indomptable effroi.

— As-tu eu pitié de quelqu’un, toi ?

Curtius essaya de payer d’audace.

— Je n’ai jamais été méchant, balbutia-t-il…

— N’as-tu pas été membre du club des Jacobins.

— J’ai voulu sauver ma tête.

— N’as-tu pas été septembriseur ?

— On m’a forcé à l’être.

— N’as-tu pas fait guillotiner beaucoup d’aristocrates ?

— Grâce ! grâce ! balbutia Curtius.

— On ne fait grâce qu’aux gens qu’a touchés le repentir.

— Je me repens… mes bons messieurs, je me repens… grâce ! grâce !

L’homme noirci se reprit à ricaner et poussa Curtius vers la roue d’engrenage.

Curtius jeta un cri épouvantable et retomba à genoux.

— Réponds à mes questions ! lui ordonna l’homme noirci.

— Que voulez-vous savoir ?

— Où allais-tu quand on t’a arrêté ?

— À Auxerre.

— Dans quel but ?

— J’allais porter les ordres du général.

— Solérol ?

— Oui.

— Et tu veux qu’on ait pitié de toi, et tu es l’ami d’un pareil misérable !

— Je me repens… mes bons messieurs.

— Quelle preuve nous en donneras-tu ?

— Je ne reverrai pas Solérol.

L’homme noirci haussa les épaules.

— Ce n’est point assez, dit-il.

— Que voulez-vous encore ?

— Il faut que tu le trahisses.

Et, parlant ainsi, l’homme au visage noir fit faire encore à Curtius un pas vers la terrible roue.

Celui-ci répondit avec résignation :

— Je ferai ce que vous voudrez.

— Eh bien ! mets-toi là.

Et on lui désigna la table sur laquelle il y avait des plumes, de l’encre et du papier.

— Écris ! lui dit-on.

— À qui ?

— À Solérol.

Curtius était trop épouvanté par cette roue qui tournait toujours, prête à le broyer pour ne point faire tout ce qu’on lui demanderait.

Il prit la plume et attendit.

L’homme noir dicta :

« Auxerre, 17 janvier. »

— Mais, dit Curtius, nous ne sommes pas à Auxerre.

— Écris donc, imbécile !

Curtius se résigna, il data sa lettre d’Auxerre.

L’homme noirci continua à dicter :

« Au citoyen chef de brigade Solérol,

« Mon général,

« J’ai trouvé la garnison d’Auxerre peu disposée à m’obéir, et elle refuse de me suivre, avant que vous ne veniez à sa rencontre. Je vous engage donc à venir sur-le-champ me rejoindre à Auxerre. Brulé, qui vous portera cette lettre, vous donnera des détails. »

Curtius écrivit tout cela d’une haleine et signa.

— Bien ! lui dit l’homme noirci, tu as sauvé ta vie pour aujourd’hui.

— Est-ce que vous me faites grâce.

— Provisoirement.

— Ah ! vous ne me remettez pas en liberté ?

— Mais non, sans doute.

Curtius était un peu moins effrayé, car on avait de nouveau arrêté la roue du moulin ; mais, néanmoins, il continuait à regarder avec défiance ces hommes qui l’entouraient.

Celui qui paraissait être le chef ajouta :

— Voici ta prison… au moins pour le moment. C’est un peu humide, et je conviens que tu n’auras pas très-chaud ; mais souviens-toi des prisonniers de l’Abbaye… cela te réchauffera.

Ces mots, prononcés avec un accent d’ironie, n’étaient pas de nature à rassurer Curtius.

— On te donnera un compagnon bientôt, lui dit-on encore.

— Solérol ? demanda-t-il, tout tremblant.

— Oui.

Et l’homme noir fit un signe à ses acolytes, qui sortirent de la cave, et il les suivit, y laissant Curtius.

Celui-ci entendit la porte se refermer et les verrous grincer dans leur gâche.

Alors, replongé dans l’obscurité et le silence, il se prit à réfléchir, et le sang-froid lui revint peu à peu.

— J’ai peut-être eu tort, murmura-t-il, d’oublier dans ma lettre les points et les virgules.

Pour avoir l’explication de cette phrase mystérieuse, il nous faut maintenant suivre au dehors Machefer, — car c’était lui qui s’était noirci le visage et avait dicté la lettre.

Brulé l’attendait, assis au seuil du moulin.

— Voici la lettre, lui dit Machefer.

— Il faut la porter aux Soulayes ?

— Oui, mais il ne faut pas y arriver avant la nuit. Il faut qu’on puisse supposer que tu reviens d’Auxerre.

— Cela vaut d’autant mieux, dit Brulé, qu’à cette heure-là Solérol est toujours gris.

— Et Scœvola aussi.

— Eh bien ?

— Quand Solérol est gris, il se met toujours en colère.

— Et s’il se met en colère, tu crois qu’il partira.

— Sur-le-champ, en disant qu’il veut tout faire fusiller.

— Cela est parfait, dit Machefer ; mais comme il ne peut monter à cheval, comment fera-t-il.

— Il y a un vieux carrosse sous la remise. On y mettra trois chevaux, et on ira ventre à terre jusqu’à Auxerre.

— Tu en réponds ?

— Oh ! comme si nous tenions déjà Solcrol.

— Où nous donnes-tu rendez-vous.

— Eh bien ! mais, à l’endroit où le Bouquin a fait le coup sur Curtius. Il vous conduira.

Brulé alluma sa pipe, prit son fusil dans lequel il mit du plomb et il quitta le moulin.

— J’ai le temps de tuer un lièvre, se dit-il.

En effet, le fermier s’achemina par le plus long, broussailla à droite et à gauche, tua un lièvre au gîte et deux bécasses sous bois, et n’arriva en vue des tourelles de Soulayes que bien longtemps après le dernier rayon du crépuscule.

Brulé ne s’était point trompé dans ses prévisions.

Solérol et Scœvola avaient soupé copieusement et fait honneur à la cave du château.

Ils étaient ivres, et Solérol devenait expansif, en fumant au coin du feu de la grande salle où la table avait été dressée. Solérol disait :

— Vois-tu, mon pauvre Scœvola, les femmes à tout prendre, c’est la perte de l’homme. Sommes-nous pas heureux ici, depuis que ma femme est partie.

— Oui, mais tu en parlais trop souvent, de la Lucrétia. C’est une marotte chez

— La Lucrétia ! la Lucrétia ! murmura Solérol dont les yeux brillèrent.

— Ah ! si tu m’en crois, nous n’en parlerons pas aujourd’hui.

— Et pourquoi ?

— Parce que nous avons autre chose à faire.

— Tu crois ?

— Et les royalistes…

— Oh ! oui.

— Tu les as oubliés ?

— Non, je les ferai tous pendre.

— Et je trouve que Curtius est bien longtemps à revenir d’Auxerre.

— Il aura fait un discours.

— Ça, tu peux y compter.

— La municipalité lui aura donné une fête.

— Et il se sera grisé, ajouta Scœvola.

— Rien de tout cela, citoyens, dit une voix au seuil de la salle.

C’était Brulé qui arrivait.

— Comment ! dit Solérol, tu reviens seul.

— Oui.

— Et Curtius ?

— Il est à Auxerre. C’est lui qui m’envoie.

— Que fait-il donc à Auxerre ?

— Il a fait un discours.

— Naturellement, dit Scœvola.

— Un discours maladroit, ajouta Brulé, qui déposa son fusil dans l’angle de la cheminée.

— Et ce discours ?…

— Il a parlé de guillotiner quelques centaines de personnes.

— Eh bien ! mais, dit Solérol, on a dû applaudir beaucoup.

— Vous vous trompez…

— Ah ! bah !

— Et les municipaux sont froids…

— Je les réchaufferai ! s’écria Solérol, qui frappa de son poing fermé sur la table.

— Les soldats ne veulent pas suivre Curtius.

— Ils me suivront moi, et je les ferai fusiller.

— Tous ? ricana Scœvola.

— Ou à peu près, dit Solérol.

Scœvola haussa les épaules.

Alors Brulé prit la lettre que Curtius avait écrite dans la cave du moulin et la tendit à Solérol

Le chef de brigade la lut ; puis il la passa à Scœvola.

— C’est bien, dit-il, je vais m’en aller à Auxerre.

— Ce soir ?

— Tout de suite.

— Bah ! fit Scœvola, pourquoi se presser ?

Et il examina attentivement la lettre de Curtius en l’approchant d’une chandelle.

— C’est drôle, dit-il, il était bien ému, sans doute, ce pauvre Curtius, quand il a écrit cela.

— Oh ! très-ému, dit Brulé.

— Il a oublié les points et les virgules.

— Allons donc ! fit Solérol.

— Regarde plutôt, dit Scœvola.

Et il repassa la lettre à Solérol, ajoutant :

— C’est exactement comme lorsqu’il écrivait à Robespierre.

— Ah ! fit Brulé naïvement, lorsque le citoyen Curtius écrivait au citoyen Robespierre il oubliait les points…

— Et les virgules.

— L’émotion sans doute…

— Non.

— Alors, pourquoi ?

— Tu vas voir, maître Brulé. Comme Curtius, du temps de la tyrannie, avait été intendant…

— Ah ! oui, je sais ça.

— Il connaissait beaucoup d’aristocrates…

— Et il en a fait guillotiner quelques-uns, je pense ?

— Le plus possible.

— Tout ça ne me dit pas, fit Brulé, pourquoi il ne mettait pas de points et de virgules.

— C’était convenu entre lui et Robespierre quand il lui écrivait pour recommander un aristocrate. Si la lettre était ponctuée, Robespierre faisait ce qu’il voulait.

— Et si elle ne l’était pas ?

— On guillotinait l’aristocrate.

— Eh bien ! fit Brulé, qu’est-ce que cela veut dire ?

— Cela veut dire, répondit Scœvola, que Curtius n’est pas à Auxerre.

— Vous êtes fou, dit Brulé.

— Et que tu es un traître ! ajouta Scœvola qui se précipita sur le fusil que Brulé avait imprudemment déposé dans l’angle de la cheminée, s’en empara et le coucha en joue.

Solérol jeta un cri d’étonnement et commença à se dégriser.