La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 27

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L. de Potter (Tome IVp. 39-65).


CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME.


Le citoyen Jean Bernin était un homme d’environ trente-neuf ou quarante ans, de stature grêle en apparence, mais d’une vigueur herculéenne.

Trapu, maigre, le visage basané, la trogne rouge comme tout bon Bourguignon, Jean Bernin avait été, au temps de la tyrannie, un chasseur émérite, un piqueur hors ligne et un marcheur infatigable.

Bien souvent, à la poursuite d’un cerf ou d’un sanglier qui faisait du sang, il avait accompli des marches nocturnes presque fabuleuses.

Homme de résolution, il avait su répandre la terreur autour de lui, quand la Révolution arriva.

Une seule fois, il avait été suspecté d’incivisme ; mais il avait victorieusement prouvé qu’il était victime d’une fatalité inouïe.

Voici comment :

À trois lieues de Châtel-Censoir, par delà les bois qui couvrent le plateau qui sépare le bassin de l’Yonne de celui de la Cure, il y avait un petit manoir occupé par trois jeunes gentilshommes, trois frères, qui n’avaient point voulu émigrer, et continuaient, en dépit des proscriptions et de l’échafaud révolutionnaire, à tuer des lièvres, des cailles et des perdreaux.

Mais enfin, un jour, les membres du district s’émurent ; on dénonça les trois aristocrates au club des Droits de l’homme de la petite ville d’Avallon et on envoya une douzaine de municipaux pour les arrêter.

Les trois frères, qui se nommaient messieurs de Bessy, avaient des domestiques dévoués ; ils se barricadèrent, avec eux et soutinrent un siège.

Les vingt municipaux perdirent une demi-douzaine des leurs, sous les murs du manoir, et ne se retirèrent pas en bon ordre.

Puis, ils allèrent demander du renfort à la commune de Châtel-Censoir.

Maître Jean Bernin se mit à la tête de la garde civique et vint assiéger le petit manoir forestier.

Mais avant d’ouvrir le feu, il parlementa et écrivit aux trois frères.

Chose bizarre ! les trois gentilshommes acceptèrent les négociations et se rendirent.

Jean Bernin prit possession du château.

Seulement, comme il était nuit close, il décida qu’on garderait les prisonniers au château jusqu’au lendemain matin.

Les trois gentilshommes furent enfermés dans une salle basse et gardés à vue par six municipaux.

Jean Bernin ne leur dissimula point qu’il y avait gros à parier que le lendemain matin ils seraient guillotinés.

Mais les trois frères se mirent à chanter et demandèrent à boire un peu de leur vin, car ils en avaient d’excellent dans leurs caves.

Les municipaux de Jean Bernin leur firent servir du vin et s’en servirent à eux-mêmes.

Le digne maire de Châtel-Censoir et ses acolytes défoncèrent futailles sur futailles et chacun se grisa.

On se grisa même si bien que le lendemain, aux premiers rayons du soleil, on constata un événement étrange, et dont personne, excepté Jean Bernin, ne put donner l’explication.

Les municipaux s’étaient éveillés couchés sur le ventre, les pieds attachés et les mains liées derrière le dos.

Aucun d’eux ne put dire comment cela avait eu lieu.

Jean Bernin, seul, prétendit qu’on l’avait renversé violemment, et si prestement qu’il n’avait pu opposer aucune résistance.

Quant aux trois prisonniers, ils avaient pris la clef des champs et gagné l’armée de Condé.

Cet événement avait donc fait suspecter un peu le civisme de Jean Bernin ; mais, depuis lors, il s’était rattrapé, et, à Châtel-Censoir, il passait pour un patriote ardent.

Maintenant, suivons-le, tandis qu’il allait ouvrir sa porte au brigadier de gendarmerie et à Curtius.

Les pistolets étaient une assez bonne précaution.

Du moins, Jean Bernin le pensait ainsi. Il ne connaissait pas ce commissaire de la République, mais il savait par expérience que Paris avait envoyé plus d’une fois des cerveaux brûlés qui jouaient du pistolet et du poignard au moindre mot. Jean Bernin était coiffé d’un bonnet de coton blanc, chaussé de sabots, et il avait une lanterne à la main.

À peine eut-il ouvert la porte de la maison, que Curtius se glissa dans le corridor en disant :

— Brrr ! il fait froid.

— Comme ça, dit Jean Bernin avec calme.

— C’est que vous sortez de votre lit, vous, dit Curtius.

— Et vous ? fit l’ancien piqueur, qui, après avoir toisé le nouveau venu, voulut traiter avec lui de puissance à puissance.

— Moi, je sors de l’eau.

— Bah ?

— C’est la vérité !

— Vous n’avez pourtant pas l’air d’un poisson, ricana le madré paysan.

Mais Curtius était en veine de majesté.

— Citoyen maire, dit-il, prenez garde.

— À quoi ? fit Bernin.

— Vous me manquez de respect.

— Ça se peut bien, dit le maire ; mais c’est pas de ma faute, allez !

— Comment cela ?

— C’est notre habitude de parler ainsi, citoyen commissaire. Les gens de Châtel-Censoir, voyez-vous, c’est pas fin et dégrossi comme ceux qui s’en viennent de Paris ou d’Auxerre…

— J’accepte vos excuses, répondit Curtius, toujours majestueux.

— Vous êtes bien bon.

— Vous allez m’obéir.

— Hein ! fit Bernin.

— Je vous requiers au nom de la loi et de la République.

— Pour faire un procès-verbal ?

— Non, pour opérer six arrestations.

— Tiens, fit Bernin, qui joua l’étonnement, je croyais que le pays était bien tranquille, à présent.

— Comment ! exclama Curtius, vous ignorez ce qui se passe !

— Faites excuse, dit le piqueur toujours calme, quand on est éveillé dans son premier sommeil…

Curtius, tout en parlant, était entré dans la cuisine sur les pas du brigadier, qui avait laissé son cheval à ses gendarmes.

Le brigadier alluma une flambée en posant sur les tisons déterrés deux javelles.

Curtius s’en approcha et se chauffa avec délices.

Quant à Jean Bernin, il avait posé sa lanterne sur la table et s’était placé à califourchon sur une chaise.

— Citoyen maire, reprit Curtius, la patrie est en danger.

— Bah !

— Les royalistes lèvent la tête…

— Oh ! on m’a parlé de ça, dit Jean Bernin.

— Ces bandits, cette nuit même, ont tenté un coup de main hardi.

— Ils vous ont jeté dans l’eau ?

— Non, mais…

— Ils sont peut-être cause que vous avez pris un bain…

Jean Bernin était narquois et railleur. Curtius s’en indigna.

— Citoyen maire, dit-il, je vous ai déjà dit que j’étais commissaire extraordinaire de la République.

— À Châtel-Censoir ?

— Non, auprès du citoyen chef de brigade Solérol.

— Le propriétaire des Soulayes ?

— Oui.

— Connais pas ! dit froidement le maire.

— Prenez garde ! vous méconnaissez les autorités constituées.

— Comment donc ça ?

— Le citoyen Solérol est investi du commandement militaire du département de l’Yonne.

— Militaire ! fit Bernin.

— Oui.

— Mais je ne suis pas militaire, moi, je représente l’autorité civile.

— N’importe ! vous me devez obéissance.

— Cela dépend.

— Et je vous somme de me suivre.

— Où donc ça ?

— Aux Soulayes.

— Chez Solérol ?

— Oui.

— Mais, pourquoi faire ?

— Pour le délivrer, car il est en péril… les royalistes ont dû attaquer le château.

— Quand ?

— Cette nuit même.

Jean Bernin dit au brigadier :

— Tout ça est un peu obscur, il faut que le citoyen commissaire s’explique… il aura eu froid, et il a la langue embarrassée… Je vais chercher une tournée d’eau-de-vie de marc.

Sur ces mots, le Bourguignon moqueur souleva la trappe de la cave et y descendit armé de sa lanterne, laissant Curtius et le brigadier éclairés par la lueur du feu.

Mais, comme toutes les caves bourguignonnes, celle de Bernin avait une issue au dehors, il en sortit donc, par celle-là, laissant sa lanterne sur une futaille, et il alla frapper à la porte d’une maison voisine de la sienne.

— Eh ! Nicou, dit-il tout bas, lève-toi, ça presse…