La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 28

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L. de Potter (Tome IVp. 67-95).


CHAPITRE VINGT-HUITIÈME


À l’appel de maître Jean Bernin, une fenêtre s’ouvrit au-dessus de la porte de cette maison qui attenait à la sienne.

Cette fenêtre encadra une tête bizarre, étrange, qui mérite quelques lignes de silhouette.

Qu’on se figure une tête rougeaude, au nez épaté, dominant des lèvres minces et comme coupées au couteau, des petits yeux ronds, une chevelure jaune plus emmêlée qu’un écheveau de bourre de soie, et, éclairant tout cela, un sourire bizarre et presque indéfinissable, moitié stupide, moitié rusé.

— Viens, lui dit Jean Bernin.

La fenêtre se referma, puis la porte s’ouvrit et livra passage à l’homme aux cheveux jaunes.

C’était un colosse, une sorte de géant, aux épaules carrées, aux pieds et aux mains énormes.

— Que veux-tu ? fit-il avec son sourire idiot.

— Je vais t’envoyer en course.

— Où ça ?

— Tu t’en doutes bien…

— Ah ! oui, dit Nicou.

Alors Jean Bernin se pencha à son oreille et lui murmura quelques mots.

Nicou écouta gravement.

Puis il ajouta :

— Qui donc emmèneras-tu ?

— Tous les patriotes.

— Les vrais…

— Oui, dit Jean, ceux qui font tout ce que je veux.

Nicou eut un rire bruyant.

— Je vais, dit-il, chercher ma besace et mon bâton.

— Tu as compris ?

— Parfaitement.

— Alors, prends tes jambes à ton cou, ça presse…

Jean Bernin retourna dans sa cave et y prit un panier de vin.

— Voilà, se dit-il, de quoi les faire patienter.

Puis il remonta.

Curtius avait ôté sa carmagnole, son écharpe tricolore et jusqu’à sa chemise pour les faire sécher, et il se tournait et se retournait lui-même devant le feu, comme un chien de chasse qui veut se délasser.

— Voilà pour boire un coup, dit le citoyen Jean Bernin.

Et il posa son panier sur la table.

— Hé ! brigadier, dit-il encore, donnez-nous donc un coup de vin, et rincez les verres… là, sur le dressoir.

Le brigadier était bon enfant, surtout quand il s’agissait de lever le coude.

Il retroussa donc ses manches, ne dédaignant point de froisser ses sardines d’argent et il rinça les gobelets d’étain qui étaient rangés sur le bahut, à gauche de l’évier.

Pendant ce temps Jean Bernin disait au citoyen Curtius :

— Les forces les plus sérieuses dont nous disposons à Châtel-Censoir, c’est la brigade de gendarmerie.

— Mais vous avez une garde civique…

— Oui.

— Il faut la mettre sur pied.

— Je ferai battre la caisse au point du jour.

— Non pas, dit Curtius.

— Vous ne voulez pas ?

— Au contraire, seulement il le faut faire tout de suite.

— C’est impossible ! dit Jean Bernin.

— Rien n’est impossible à un commissaire extraordinaire de la République.

— Eh bien ! moi, dit Jean Bernin d’un ton narquois, je sais bien que, si on vous demandait d’aller chercher la lune et de la poser sur la table comme une galette, tout commissaire que vous êtes, vous trouveriez la besogne un peu rude.

— Citoyen maire, répliqua Curtius choqué, vous me manquez de respect pour la seconde fois.

— Pas ma faute, citoyen, pas ma faute ! ricana Jean Bernin.

— Et, poursuivit sévèrement Curtius, si vous n’êtes pas plus circonspect dans vos paroles, je serai forcé de vous destituer.

— Comment dites-vous ça, hein ?

— De vous destituer.

— Ah ! ma foi, dit Jean Bernin, voilà qui me ferait un rude plaisir, mon bon commissaire… C’est assommant d’être maire… surtout cette nuit… vu que j’ai envie de dormir… Si c’est votre idée… ne vous gênez pas de me destituer…

Curtius devint pourpre de colère :

— Insolent ! murmura-t-il entre ses dents.

Mais Jean Bernin déboucha une bouteille.

— Ça ne doit pas vous empêcher, dit-il, de boire un coup. Avez-vous faim ?

Cette question mit Curtius pieds et poings liés à la disposition de Jean Bernin.

Curtius avait faim.

Curtius n’avait pas mangé depuis le matin, avant son départ des Soulayes, c’est-à-dire depuis quinze ou seize heures.

Il répondit par une sorte de grognement significatif.

Alors Jean Bernin ouvrit le bahut et posa sur la table un râble de lièvre et un morceau de fromage.

— Voilà, dit-il.

Curtius repassa sa chemise, qui était sèche, et se mit à table.

— Allons ! brigadier, dit Jean Bernin, tu dois avoir faim aussi, toi…

— Tout d’même, répondit le brigadier.

Et il s’attabla.

Jean Bernin avait monté son vin le plus capiteux.

Il en versa deux amples rasades coup sur coup à Curtius, qui mangeait avec un appétit d’enfer.

— Mon cher commissaire, reprit Jean Bernin, maintenant que nous voilà bons amis, causons un peu.

— Causons, dit Curtius.

Jean Bernin cligna de l’œil.

— Voyons, de quoi s’agit-il ?

— De m’obéir, dit Curtius à qui le vin rendait sa majesté habituelle.

— J’entends bien. Mais vous obéir… comment ?

— Il faut mettre sur pied la garde civique.

— Bien !

— Et la gendarmerie.

— Ceci n’est pas mon affaire, c’est celle du brigadier.

— Alors, dit Curtius, je vous enjoins, brigadier, de mettre vos hommes à cheval.

— Tout de suite, fit le brigadier.

— D’ici à une heure.

Le brigadier se gratta l’oreille.

— Diable ! fit-il.

— Il le faut, répéta Curtius.

— Hum ! c’est que…

— Achevez, et voyons quelle bonne raison vous allez trouver pour ne pas m’obéir.

— Une bien simple, dit le brigadier.

— Voyons ?

— Nos hommes sont allés en tournée aujourd’hui.

— Qu’importe !

— Ils sont las.

— On ne doit jamais être las quand on sert la République.

— C’est une belle parole, dit le brigadier, mais nos chevaux sont fourbus.

— Eh bien ! vous irez à pied…

Le brigadier se versa un dernier verre de vin et se leva en soupirant.

— Je vais à la gendarmerie, dit-il.

— Il faut que dans une heure, nous soyons en route, répéta Curtius.

— On y sera, dit le brigadier.

Et il se dirigea vers la porte.

Jean Bernin lui ouvrit et lui dit à l’oreille :

— Ne te presse pas… il nous embête, ce commissaire !

— Tâche donc de le roidir, souffla le gendarme.

Roidir est un mot bourguignon qui veut dire griser.

— Je vais tâcher, murmura Jean Bernin, de lui faire un sous la table.

Et Jean Bernin revint à Curtius qui mangeait toujours.

— Ainsi, dit-il, nous allons aux Soulayes ?

— Oui.

— Cette nuit ?

— Cette nuit.

— C’est drôle tout de même.

— Hein ! fit Curtius.

— Après ça j’ai peut-être bien mal entendu, citoyen commissaire.

— Quoi ?

— Ce que vous disiez.

— Je vous ai dit que nous allions aux Soulayes.

— J’entends bien, mais quoi faire ?

— Prêter main forte au général Solérol.

— Contre qui ?

— Contre les royalistes.

— Voilà justement, reprit Jean Bernin avec un flegme qui exaspéra Curtius, où je commence à ne plus comprendre.

— Comment cela ?

— Est-ce que vous ne m’avez pas dit que le citoyen chef de brigade Solérol était commandant des forces militaires du département de l’Yonne.

— Oui.

— Et il a besoin de la milice du Châtel-Censoir ?

— C’est moi qui en ai besoin.

— Mais pourquoi ?

— Pour le délivrer.

— Qui ? le général Solérol ?

— Oui.

— Vous voyez bien que tout cela n’est pas clair, dit Jean Bernin.

Mais Curtius frappa du poing sur la table et s’écria :

— Je n’ai pas d’explications à vous donner, obéissez !

— Vous le voulez absolument ?

— Oui.

— Eh bien ! dit Jean Bernin, nous allons vous obéir, citoyen commissaire.

Et il décrocha un tambour qui pendait à la muraille.

— Que faites-vous ?

— Vous le voyez, je vais battre le rappel.

— Vous même ?

— Mon Dieu ! oui. Je n’ai pas de valet de ville.

Et Jean Bernin sortit dans la rue et se mit à battre si rondement, qu’en moins de dix minutes, tout Châtel-Censoir fut sur pied.

Curtius continuait à boire et ne se défiait pas des trahisons du petit cru des bords de l’Yonne.