La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 31

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L. de Potter (Tome IVp. 197-233).


CHAPITRE TRENTE-ET-UNIÈME.


Le Bouquin marchait le premier.

Lui seul, maintenant, connaissait le chemin et l’endroit où Curtius était tombé dans le piège.

C’était ce même endroit que Brulé avait choisi pour livrer le général Solérol à Machefer.

On chemina pendant une heure sous le couvert, un par un, car le sentier était étroit.

Puis le Bouquin s’arrêta et dit :

— Nous y sommes.

— Je ne vois personne, dit Machefer.

— J’ai idée que le coup est manqué, fit Jacques le Borgne.

— Bah ! qui sait ? répondit le Bouquin.

Et il se coucha à plat ventre et colla son oreille contre terre.

— J’entends marcher, dit-il.

— Loin ?

— Là-bas, dans la direction des Soulayes.

— Plusieurs personnes ?

— Non, une seule.

Il posa deux doigts sur sa bouche et fit entendre le houhoulement bien connu parmi les Morvandiaux.

Puis il attendit.

Un moment après le houhoulement fut répété.

— C’est mon père ou Michelin, l’un ou l’autre, dit l’enfant.

— Et il est seul ? fit Mâchefer avec colère.

— Tout seul.

Mâchefer et sa troupe attendirent dans la plus grande anxiété.

Les pas que d’abord on n’entendait qu’en se couchant à terre devinrent plus distincts, et enfin un homme apparut derrière une touffe de bouleaux.

— C’est bien Michelin, dit le Bouquin. Que fait donc le père Brulé ?

Michelin s’approcha.

— Monsieur Machefer, dit-il avec vivacité, il faut venir aux Soulayes.

— Ah ! dit Machefer, on nous y attend.

— Oui.

— Que s’y est-il donc passé ?

— Oh ! bien des choses, allez ! c’est un fier homme que le père Brulé.

— Qu’a-t-il fait ?

— Et sa fille donc, la Lucrèce ! continua Michelin qui oubliait de répondre.

— Eh bien ! qu’a-t-elle fait ?

— D’abord, dit Michelin, ils ont tué Scœvola.

— Bah ! fit Machefer.

— Et la Lucrèce a recassé la cuisse au citoyen Solérol.

— Et puis ?

— Et puis, dame, je ne sais plus rien, moi, hormis une chose.

— Laquelle ?

— C’est que le père Brulé commande aux Soulayes.

— Et qu’est devenu Solérol ?

— Il jure le nom de Dieu et hurle comme une bête fauve.

— Mais, demanda le Bouquin à son tour, qu’est devenu Publicola ?

— On l’a enfermé dans la cave.

— Eh bien ! allons aux Soulayes, dit Machefer.

Et la petite troupe se dirigea vers le château.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que se passa-t-il aux Soulayes durant cette nuit ?

C’est ce que nous saurons plus tard, mais il est temps de rejoindre le citoyen Curtius que nous avons laissé à Châtel-Censoir s’éveillant au bruit du tambour, courant à la fenêtre et reconnaissant avec joie que Jean Bernin avait mis sous les armes la garde civique et la gendarmerie.

Jean Bernin était superbe.

Quand il vit que le citoyen commissaire avait les yeux fixés sur lui, il commanda une manœuvre à sa troupe et lui fit porter les armes.

— Merci ! mes amis, cria Curtius attendri de cette manifestation.

Les gendarmes firent le salut militaire avec leur sabre.

Jean Bernin fit un signe, et l’unique tambour de la compagnie battit aux champs.

Curtius s’habilla et se ceignit de son écharpe, laquelle, avouons-le, était un peu fripée.

Jean Bernin le vint chercher.

— Eh bien ! lui dit-il, nous partons sur-le-champ.

— Sans doute.

— Oh ! vous boirez bien un coup de vin blanc…

— Toujours, dit Curtius ; le vin blanc est l’ami de l’homme.

— Pendant qu’on selle votre cheval.

— Ah ! diable ! fit Curtius que ce mot de cheval troubla quelque peu.

Jean Bernin poursuivit :

— Il y a loin d’ici aux Soulayes…

— Peuh ! j’irai bien à pied.

— Et puis, dit Jean Bernin, ce ne serait pas convenable.

— Quoi donc ?

— Qu’un homme comme vous, notre chef, ne monte pas à cheval.

— C’est juste, soupira Curtius.

— Je vous ai fait seller Caracasse, une bonne petite jument charbonnière, qui est sage comme une jeune fille.

— Ah ! tant mieux…

— Vous craignez les chevaux vifs, fit Jean Bernin d’un air narquois.

— Non, pas précisément, mais…

— Mais vous les aimez doux, n’est-ce pas ? Allons, citoyen commissaire, le coup de l’étrier d’abord et le pied à l’étrier ensuite.

Dans la garde civique de Châtel-Censoir la discipline n’avait jamais empêché la camaraderie.

Le capitaine et le tambour se tutoyaient ; le lieutenant et le pompier, car il y avait un pompier unique à Châtel-Censoir, — et pas de pompe, du reste, — le lieutenant et le pompier étaient beaux-frères.

La maison du citoyen maire fut littéralement envahie par les soldats.

Jean Bernin fit placer un quart de petit blanc sur un affût et y mit un robinet.

Puis chacun plaça son verre dessous.

Quelques-uns burent à même, entre autres les gendarmes qui n’étaient pas fiers.

On perdit à ce jeu une bonne demi-heure, mais Curtius n’était plus pressé depuis qu’il avait la perspective peu rassurante de monter à cheval.

Enfin, Caracassc fut amenée.

Elle était sellée et bridée comme un cheval de chasse.

C’était une grosse jument de couleur rouanne, qui devait trotter lourdement, mais dont l’air débonnaire rassura quelque peu le citoyen Curtius.

Jean Bernin se mordit quelque peu les lèvres en voyant la grimace que fit Curtius pour se mettre en selle.

Mais enfin, tant bien que mal, le gros homme s’établit sur la grosse jument.

Et comme, en ce moment, l’orgueil chez lui triomphait de la peur, il alla se ranger côte à côte du brigadier de gendarmerie.

— Faut-il mettre les fantassins au pas de course et les cavaliers au trot ? demanda Jean Bernin.

— Non pas, non pas, dit Curtius effrayé. À quoi bon fatiguer ces braves gens ?

Jean Bernin, qui connaissait admirablement les bois, fit prendre à sa petite troupe le plus long, sous prétexte qu’en allant par le couvert on gagnait un temps considérable. Mais dès qu’on eut mis le pied sous les futaies, l’homme aux cheveux jaunes disparut.

Jusque-là, il était allé au pas, lentement, réglant sa marche sur celle de la garde civique. Lorsqu’il se fut jeté de côté dans les broussailles, il se mit à courir dans la direction des Soulayes, arpentant les bruyères avec ses longues jambes. Quant au citoyen Curtius et à sa petite troupe, ils continuèrent leur chemin avec la majestueuse lenteur qui convient à des héros qui ne sont point pressés de vaincre.

Il était plus de midi lorsqu’on aperçut enfin les poivrières du château au bout d’une allée forestière.

Un homme de la ferme coupait du bois au bord de l’allée.

Curtius le reconnut et le héla.

— Jacques, dit-il, que s’est-il passé au château ?

— Rien d’extraordinaire, dit le bûcheron.

— Hein ! fit Curtius.

Et il poussa la grosse jument en avant.

Quand il fut passé, le paysan fit un signe à Jean Bernin.

Un signe bizarre qui consista à se frapper le milieu du front avec l’index.

Jean Bernin répéta ce geste en regardant le brigadier.

Les gardes civiques se prirent à chuchoter.

Un peu plus loin, on trouva les premières terres arables du château.

Deux bouviers labouraient tranquillement.

Curtius alla droit à eux et les questionna.

Les bouviers répondirent :

— Nous ne savons rien, sinon que le général est à Auxerre.

— Depuis quand.

— Depuis hier matin.

— C’est étrange, murmura Curtius, qui continua son chemin. J’aurais juré que les royalistes avaient fait le siège du château.

Quand Curtius fut passé, les bouviers regardèrent Jean Bernin et le brigadier, et répétèrent le signe du bûcheron.

Ce signe voulait dire :

— Il est un peu fou.

Enfin, on arriva au château.

Le plus grand calme y régnait.

Un domestique pansait un cheval sur le pas de la porte ; Brulé, assis sur un banc, fumait sa pipe.

Le père Brulé était tranquille comme un bourgmestre flamand.

— Ah ! te voilà ! s’écria Curtius, qui se jeta à bas de sa monture et courut à Brulé. Te voilà ! mon défenseur… mon ami…

Brulé haussa les épaules.

— Les brigands ne t’ont donc pas tué ?

— Quels brigands ?

— Ceux qui m’ont emmené.

Le brigadier avait mis pied à terre, et Jean Bernin et la garde civique faisaient cercle autour de Curtius.

Curtius, tout honteux, disait :

— Mais on a dû attaquer le château…

— Quand ?

— La nuit dernière.

— J’ai pourtant le sommeil léger, dit Brulé, mais je n’ai rien entendu.

Le brigadier et Bernin se regardèrent.

Michelin se montra à une croisée et répéta, en clignant de l’œil, le signe du bûcheron et des deux bouviers.

— Mais enfin, s’écria Curtius, il faut savoir la vérité.

— Quelle vérité ? demanda Brulé.

— Où est le général ?

— Vous savez bien qu’il est à Auxerre.

— Depuis quand ?

— Depuis hier matin. Il est allé prendre possession de son commandement.

— Mais il est donc parti après moi ?

— Ah ! ma foi ! fit Brulé avec impatience, je ne sais pas. On a beau vous surveiller, vous…

— Me surveiller ?

— Vous enfermer…

— M’enfermer ?…

— Vous vous sauvez toujours.

— Plaît-il ?

Mais Brulé dédaigna de répondre à Curtius et s’adressa à Bernin :

— Vous êtes les victimes d’une mystification, leur dit-il.

— Comment cela ? fit le brigadier.

— Je parie que ce brave homme est allé vous réveiller la nuit dernière ?

— C’est exactement vrai.

— Et qu’il vous a dit qu’il était commissaire de la République ?

— Sans doute, dit Curtius.

— Ensuite, continua Brulé, il a ajouté qu’on assassinait le général Solérol.

— Oui.

— Eh bien ! dit Brulé, vous avez été les dupes d’un fou.

Curtius jeta un cri.

— Ce bonhomme, acheva Brulé, est un ancien valet de chambre du général ; il est devenu fou, et il s’imagine qu’il est commissaire de la République.

Curtius, à cette accusation terrible, se sentit anéanti, et jeta un regard hébété autour de lui.