La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 30

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L. de Potter (Tome IVp. 133-195).


CHAPITRE TRENTIÈME


Que s’était-il passé au moulin après la fuite de Curtius ?

C’est ce que nous allons expliquer en quelques mots.

Les hommes masqués, après avoir enfermé le grotesque terroriste dans la cave, étaient remontés dans la cuisine du moulin.

Là, Machefer s’était débarbouillé de la suie qui le couvrait, à la grande joie de mademoiselle Lange qui se prit à rire.

La gaieté était revenue à la comédienne.

— Ah ! mon ami, lui dit-elle, sais-tu bien que tu étais affreux…

— Bah !

— Et j’ai failli ne plus t’aimer…

Machefer lui prit un baiser.

— Aussi, dit-il, quelle singulière idée avez-vous eu là, mon bel ange, d’aimer un pauvre diable comme moi ?

— Ah ! cher ami !

— Un royaliste banni… un conspirateur… une tête marquée pour l’échafaud.

Mademoiselle Lange redevint sérieuse, inclina son front, et Machefer vit une larme au coin de sa paupière.

— Pauvre Lange ! dit-il.

Mais elle releva la tête et se prit à lui sourire.

— Eh bien ! dit-elle, crois-tu pas qu’une femme comme moi soit faite pour aimer un homme complètement heureux ? Non, ami, l’amour vrai, l’amour ardent est celui qu’inspire un homme tel que mon Machefer adoré. Ne sers-tu point une grande et noble cause ?

— Oh ! si, dit-il.

— N’es-tu pas brave, hardi, dévoué ?

— Mais je joue ma tête, enfant…

— Elle ne tombera pas !

— Et si elle tombait…

— Je vivrais pour te venger… Et quand tu serais vengé, je saurais mourir pour aller te rejoindre.

La jeune femme parlait avec un fiévreux enthousiasme.

Machefer la prit dans ses bras et l’y tint longtemps serrée.

Puis il lui dit :

— Nous venons de gagner une première partie. Dieu veuille que la seconde soit encore pour nous.

Mademoiselle Lange le prit par le bras et lui dit :

— Viens au bord de l’eau et causons.

Ils sortirent du moulin et s’en allèrent à petits pas au bord de la rivière que bordaient de grands peupliers.

— Tu ne comprends point encore mon plan, n’est-ce pas ? demanda Machefer.

— Jusqu’à présent, répondit-elle, je n’ai compris qu’une chose, c’est que ma place était auprès de toi, et je suis venue.

— Merci !

— Et pourtant, ajouta-t-elle avec tristesse, je te l’ai dit un soir, chez moi, à Paris, l’heure du triomphe est lointaine… si toutefois elle doit sonner…

— Elle sonnera, j’en réponds !

— Mais quand ?

— Dans huit jours peut-être… La Vendée et la Bretagne sont en feu… l’Est se soulève, le Centre commence à se révolter, le Midi va se lever comme un seul homme…

— Ah ! pauvre ami, murmura mademoiselle Lange, Dieu t’entende !

— Mes rêves se réaliseront, je te le jure…

— Oui, si cet homme au front pâle, à l’œil ardent dont je t’ai parlé un jour, ce général de vingt-cinq ans, au nom seul duquel la France commence à tressaillir, ne la courbe point sous son épée.

Mâchefer fronça le sourcil et se tut.

— Mais enfin, reprit mademoiselle Lange, où veux-tu en venir ?

— Notre petite armée grossit de jour en jour.

— Oui, mais il suffira de quelques régiments pour la disperser.

— L’homme qui est notre adversaire sera cette nuit, peut-être, notre prisonnier.

— Tu veux parler de Solérol ?

— Oui.

— Mais Solérol sera remplacé.

— Avant que le Directoire ne lui ait donné un successeur, nous serons maîtres de tout le pays.

— Espères-tu donc t’emparer de Solérol ?

— Le billet que j’ai fait écrire à Curtius, ce grotesque ensanglanté par les éclaboussures de l’échafaud, est un piège suffisant. Ah ! dit encore Machefer, c’est un coup du ciel que tu aies pu échapper au Bouquin.

— Et acheter ses services, n’est-ce pas ?

— S’il ne nous trahit pas, il sera précieux.

— Pourquoi nous trahirait-il ? on le payera largement, comme je lui ai promis.

— Je me défie de tous ces brigands, murmura Machefer ; cependant, Brulé veut se venger du Solérol.

— C’est une garantie.

— Et s’il nous reste fidèle, il peut beaucoup pour notre cause.

— Il a donc une grande influence dans le pays, cet homme ?

— Une influence énorme.

— Ainsi, cette nuit…

— Le Solérol sera dans nos mains.

— Que comptez-vous en faire ?

— Un otage d’abord.

— Et… après ?

— Après, dit Machefer d’une voix grave et solennelle, après, la justice de Dieu aura son cours, mon enfant.

— Vous le tuerez ?

Machefer eut un terrible sourire qui mit à nu ses dents blanches et pointues comme celles d’un animal carnassier.

— Cet homme aura un châtiment terrible, dit-il.

Mademoiselle Lange ne put réprimer un frisson.

— C’est une hyène, c’est un monstre qui n’a pitié de personne.

— Oh ! je le sais…

— Et nul n’aura pitié de lui.

Comme Machefer prononçait ces mots qui étaient la condamnation du chef de brigade Solérol, le meunier le rejoignit.

— Que veux-tu ? demanda Machefer.

— Monsieur, je viens savoir ce qu’il faut faire de l’homme.

— Quel homme ?

— Celui qui est dans la cave.

— Il faut l’y laisser.

— Mourir de faim ?

— Non, dit Machefer, mais il n’est pas mauvais qu’il ait quelques tiraillements d’estomac.

— Quand lui porterai-je à manger ?

— Ce soir, à la nuit.

Machefer et mademoiselle Lange rentrèrent au moulin.

La journée s’écoula ; la nuit vint.

Mais, pendant cette journée, on avait fait de nombreux préparatifs.

Préparatifs mystérieux et qui semblaient indiquer un prochain départ.

Deux des compagnons de Machefer s’en étaient allés avec leur costume de marinier jusqu’à Mailly-le-Château, et ils en avaient ramené des chevaux, destinés, disaient-ils, à remorquer leur train de bois. Le troisième avait fondu des balles et pilé du salpêtre pour faire de la poudre.

Le meunier avait arrêté la roue de son moulin et renvoyé un paysan qui venait faire moudre son blé.

— Ma roue est cassée, lui avait-il dit.

La véritable raison, c’est que le meunier ne voulait pas d’étrangers, la nuit prochaine, au moulin.

Comme neuf heures sonnaient à l’horloge de cuivre qui se trouvait dans la cuisine, Machefer dit à mademoiselle Lange :

— Mon enfant, il faut nous séparer.

— Nous séparer ! s’écria-t-elle.

— Pour longtemps… ou pour quelques heures… à ton choix.

— Que veux-tu dire ?

— Veux-tu partager nos dangers, notre vie errante…

— Ah ! si je le veux !… ne suis-je pas venue pour cela ?

— Mais, malheureuse ! vas-tu donc abandonner Paris, et le théâtre et cette foule idolâtre qui t’applaudit chaque soir…

— Je t’aime, dit-elle.

— Alors, dit simplement Machefer, reste !

— Tu es bon… et je t’aime ! fit-elle, en lui jetant ses bras blancs autour du cou.

— Mais il faut néanmoins nous séparer…

— Ah ! mon Dieu !

— Pour quelques heures…

— Tu vas donc me quitter tout de suite ?

— Non, dit Machefer, c’est toi qui va partir. Tu vas aller rejoindre nos frères.

— Seule ?

— Oh ! non pas, dit Machefer en souriant, je t’ai trouvé un cheval et un guide.

— Et quand partirai-je ?

— Aussitôt que le cheval sera arrivé.

— Quel cheval ?

— Un gros cheval de labour, qui est destiné à te porter, toi et mon ami, qui t’accompagnera.

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Jacques le Borgne le meunier était veuf, veuf d’une Morvandelle, dont il avait précieusement conservé les nippes.

— Ma petite dame, dit-il à mademoiselle Lange, si vous voyagiez avec vos habits, vous courriez grand risque d’être arrêtée.

— Solérol a dû mettre du monde en campagne à la poursuite, dit Machefer.

— Faut-il changer d’habits ?

— Sans doute.

— M’habiller en homme ?

— Non, dit Machefer en souriant ; on reconnaît toujours une femme habillée en homme.

Le meunier étala devant mademoiselle Lange les nippes de sa femme défunte.

— Elle était grande comme vous, dit-il.

Et il ajouta en souriant :

— Et presque aussi belle que vous !

Machefer sortit sur le pas de la porte et regarda dans la direction de Mailly-le-Château.

On entendait dans l’éloignement les pas d’un cheval.

— Est-ce toi, Gaston ? demanda Machefer.

— C’est moi, répondit Gaston.

— Tu as le cheval ?

— Oui.

Machefer s’en alla à la rencontre de Gaston et le trouva conduisant le cheval par la bride.

Il lui prit le bras et lui dit :

— Je vais te confier Lange, et tu la conduiras à notre quartier général.

— Pauvre femme ! dit le jeune homme, à quelle vie elle va se condamner !

— Mais, ajouta Machefer, je vais te faire une recommandation.

— Parle.

— Si vous êtes arrêtés, sois prudent, car elle est d’une témérité inouïe et se battrait comme un homme.

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La nuit était lumineuse encore, comme la veille, et la lune resplendissait sous un ciel sans nuages.

Mademoiselle Lange revêtit le costume de paysanne morvandelle qu’on lui apporta, se souilla les mains avec de la brique pilée pour imiter le hâle des champs, et arrangea ses beaux cheveux sous le bonnet d’indienne rayé avec tant d’art, qu’on eût juré une vraie fille des environs de Château-Chinon ou de Chastellux.

Le gentilhomme, déguisé en flotteur, fut en selle en un clin d’œil.

Quand nous disons en selle, c’est une manière de parler.

La vérité, c’est qu’il était assis sur une harde qui couvrait le gros cheval, les jambes pendantes, à la façon des gens qui font métier de remorquer des bateaux.

Mademoiselle Lange posa son petit pied sur le genou de Machefer et sauta lestement en croupe du prétendu flotteur.

Ce dernier avait un fusil en bandoulière, un poignard et deux pistolets sous sa blouse.

— Soyez tranquille, madame, dit-il à mademoiselle Lange, nous ne courons aucun danger.

— Oh ! monsieur, lui répondit-elle, je ne crains rien lorsque je suis avec Machefer ou avec ses amis.

Machefer avait écrit quelques mots au crayon, avec des signes hiéroglyphiques, sur la feuille d’un carnet.

— Tiens, dit-il en les remettant à mademoiselle Lange, voilà ton passe-port. C’est pour Cadenet.

Mademoiselle Lange partit.

Machefer eut un battement de cœur en la voyant s’éloigner.

— Pourvu qu’ils ne fassent en route aucune mauvaise rencontre… murmura-t-il.

— Oh ! n’ayez crainte, monsieur Machefer, lui dit Jacques le Borgne. D’abord votre ami est bien un flotteur, et la petite dame est encore mieux déguisée ! Enfin, il n’y a qu’un mauvais pays à traverser.

— Tu veux parler de Châtel-Censoir ?

— Oui. Mais j’ai bien recommandé à votre ami de prendre à gauche et de ne pas rester dans le village.

— S’ils rencontraient des gendarmes…

— J’ai donné pour ce cas là un bon conseil à votre ami.

— Ah !

— C’est de se laisser arrêter.

— Puis ?

— Et de se réclamer au maire.

— Jean Bernin ?

— Oui.

Un sourire vint aux lèvres de Machefer.

— C’est pourtant un républicain farouche, dit-il avec ironie.

Jacques le Borgne se prit à rire pareillement.

Machefer consulta sa montre, il était neuf heures.

— Allons, en route ! dit-il.

Les trois autres gentilshommes, déguisés eu flotteurs, le Bouquin et Michelin, le bouvier, étaient prêts.

Ils avaient le visage noirci et étaient armés jusqu’aux dents.

Cependant, comme ils allaient quitter le moulin et suivre le Bouquin jusqu’à l’endroit on devait s’emparer de Solérol, l’enfant fit une réflexion des plus sensées.

— Monsieur Machefer, dit-il, papa Brulé ne sera arrivé que tard aux Soulayes.

— Eh bien ?

— Et pour peu que le chef de brigade ait été gris, il aura de la peine à se remuer.

— Tu crois qu’il ne se mettra pas en route ?

— Je ne dis pas ça ; mais il me vient une bonne idée.

— Voyons ?

— Il faudrait envoyer Michelin aux Soulayes ; il verra le père Brulé, et il vous rejoindra.

— Comme on voudra, dit Michelin ; j’ai de bonnes jambes.

— Va donc, alors, dit Machefer.

Michelin partit et prit le sentier qui menait aux Soulayes, en passant à côté du Saut-du-Loup.

— En route, répéta Machefer.

Mais comme la petite troupe allait quitter le moulin, Jacques le Borgne accourut tout effaré.

— Ne partez pas ! dit-il, ne partez pas !

— Pourquoi donc ? demanda Machefer.

— J’ai porté à manger au prisonnier.

— Eh bien !

— Il n’y est plus.

— C’est impossible, dit Machefer. Il n’a pu enfoncer la porte.

— Oh ! non.

— Ni percer la muraille.

— Il s’est sauvé par l’écluse. Il y a un morceau de carmagnole après la roue du moulin.

Machefer eut un cri de rage.

Il descendit à la cave sur les pas de Jacques le Borgne, et put constater que l’évasion de Curtius n’était que trop réelle.

— Certainement, dit Jacques le Borgne, à moins qu’il ne se soit noyé, il a repris la route des Soulayes.

— C’est assez probable.

— Et il est inutile d’aller attendre Solérol. Solérol, prévenu, ne viendra pas.

— Que faire ? murmura Machefer à mi-voix.

Le Bouquin prit encore la parole :

— Je le sais, moi, dit-il.

— Ah ! eh bien ! parle.

— Il faut aller aux Soulayes.

— Tous les cinq ?

— Oui.

— Et puis ?

— Et puis nous enlèverons Solérol. Il n’y a que le Scævola, Curtius et cette canaille de Publicola qui le défendront.

— Et les domestiques du château ?

— Oh ! ceux-là, il n’y a qu’à leur dire que c’est pour le compte de madame Solérol qu’on agit, ils laisseront faire.

Mais Machefer était prudent, il hésita.

— Non, dit-il enfin, attendons… De deux choses l’une : ou Solérol est parti des Soulayes avant le retour de Curtius, et alors il est inutile d’y aller, ou il a été prévenu à temps, et il se barricadera pour la nuit.

— Je sais une manière d’entrer dans le château, dit le Bouquin. Et puis papa Brulé qui nous ouvrirait.

— Si Curtius est arrivé aux Soulayes, on aura fait un mauvais parti à ton père.

— Peuh ! dit le Bouquin, ça m’étonnerait. On ne roule pas le père Bouquin aussi facilement.

— N’importe ! dit Machefer, jusqu’à ce que nous ayons de ses nouvelles, nous resterons ici.

Et il fit rentrer la petite troupe dans le moulin.

On découvrit le feu, mais on n’alluma pas de chandelle, et le silence fut ordonné par Machefer.

De temps en temps le meunier sortait pour écouter les bruits du dehors.

Enfin, à un certain moment, Machefer l’entendit causer avec quelqu’un sur la berge. Et Machefer sortit pareillement.

Une sorte de géant causait avec Jacques le Borgne.

Machefer s’approcha et reconnut Nicou, l’homme aux cheveux jaunes.

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Depuis un mois que le parti royaliste s’agitait, Nicou était devenu un personnage.

L’homme aux cheveux jaunes était le plus intrépide marcheur de tout le département.

Il marchait très-vite et très-longtemps.

Il avait, disait-on, traversé tout le Nivernais en deux jours.

Nicou était le commissionnaire des royalistes.

Jamais il ne portait de message écrit ; mais il avait une mémoire excellente, et répétait fidèlement les paroles qu’on lui avait confiées.

— D’où viens-tu ? lui dit Mâchefer.

— De Châtel-Censoir.

— Qui t’envoie ?

— Jean Bernin.

— Ah !

— Pour vous dire que le commissaire extraordinaire de la République est là-bas.

— À Châtel-Censoir ?

— Oui.

— Sais-tu son nom ?

— Il se nomme Curtius.

— Ah ! fit Machefer en respirant, il n’est donc pas allé aux Soulayes ?

— Il vient chercher main-forte à Châtel-Censoir.

— Pourquoi faire ?

— Pour vous exterminer tous et aller au secours du chef de brigade.

— Ah ! ah ! ricana Machefer.

— Mais, dit Nicou en clignant de l’œil, la nuit est encore longue.

— Eh bien ?

— Et le citoyen maire, à la tête de la garde civique, ne quittera pas Châtel-Censoir avant le point du jour.

— C’est tout ce que tu as à nous dire ?

— Tout. À bon entendeur, salut ! ajouta l’homme aux cheveux jaunes.

Machefer lui dit :

— Est-ce que Jean Bernin t’a dit de retourner de suite ?

— Oh ! non.

— Eh bien ! si tu veux rester au moulin jusqu’à notre retour, tu pourras lui donner des nouvelles demain.

— Je resterai, dit Nicou avec son indéfinissable sourire.

Machefer rentra dans le moulin.

— Allons, mes enfants, dit-il à ses compagnons, en route !

— Où allons-nous, demanda l’un d’eux.

— Au rendez-vous que nous a donné Brulé en partant.

Nicou, l’homme aux cheveux jaunes, se grattait l’oreille et avait pris une mine pensive.

— À quoi penses-tu ? demanda Machefer.

— Je pense que j’ai de bonnes jambes.

— Je le sais.

— Et que je pourrais bien aller avec vous… et puis j’ai le poignet solide ; je suis d’un bon coup de main à l’occasion.

— Viens, lui dit Machefer.

La petite troupe se mit en route dans le plus grand silence et gagna les bois.