La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 39

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L. de Potter (Tome Vp. 231-264).


CHAPITRE TRENTE-NEUVIÈME.


Le Bouquin s’était trompé. Brulé ne savait pas s’échapper si vite des mains du meunier Jacques le Borgne.

Ce dernier était un homme entêté qui, une fois qu’il avait reçu une consigne, l’exécutait à la lettre.

Il avait plus de confiance dans le Bouquin que dans Brulé.

Le Bouquin lui avait affirmé que son père voulait trahir.

C’en était assez pour que Jacques le Borgne se montrât envers lui un geôlier impitoyable.

Le reste de la nuit et la matinée s’écoulèrent. Vainement Brulé essaya-t-il de se disculper, d’accuser son fils, de faire entendre raison au meunier.

Celui-ci, pour toute réponse, se contenta de lui dire :

— Veux-tu bien me laisser tranquille ! Si tu m’ennuies, je te collerai le canon de mon fusil dans la tête, et je te ferai sauter la cervelle.

Brulé connaissait de longue main Jacques le Borgne ; il le savait homme à exécuter sa menace.

Aussi, il se tint tranquille, attendant sa délivrance des événements et du hasard.

Vers midi, Jacques le Borgne lui délia les mains et lui donna à manger.

Puis, quand il eut fait son repas, il le garrotta de nouveau.

— Je t’assure, Jacques, lui dit alors Brulé, que je suis la victime de mon fils. C’est lui qui est un traître !…

Mais comme il parlait ainsi, un bruit de tambours se fit entendre dans le lointain.

À ce bruit, Jacques le Borgne sortit précipitamment sur le pas de sa porte.

— Les soldats ! dit-il, les soldats !

Et il rentra précipitamment.

Il y avait trois hommes valides au moulin, Jacques et ses deux valets de meunerie.

Jacques dit à ceux-ci :

— Mes enfants, mettez la meule en branle… Il faut éviter des perquisitions.

Le moulin silencieux reprit son tic-tac.

Mais les soldats descendaient du haut du plateau vers l’Yonne à travers les bruyères.

Jacques, monté tout en haut du moulin, les compta.

Il y avait environ soixante baïonnettes qui étincelaient au soleil.

Un homme marchait en tête de la petite troupe.

Jacques le reconnut et jeta un cri.

C’était Curtius

Curtius, bardé de son écharpe comme une oie en broche d’une bande de lard.

— Je suis perdu, murmura le meunier.

Mais comme c’était un homme de résolution, il sauta sur son fusil.

Puis, appelant ses valets :

— Mes enfants, leur dit-il, si vous voulez vous sauver, jetez-vous dans l’écluse, traversez l’Yonne à la nage et allez-vous-en… si vous voulez rester avec moi, si vous voulez mourir pour la bonne cause, prenez un fusil.

— Nous resterons, répondirent les valets, qui étaient deux solides gaillards.

Et ils s’armèrent chacun d’un fusil accroché au manteau de la cheminée.

Brulé se souleva sur son lit de sacs de farine et dit à Jacques le Borgne :

— Si tu veux avoir la preuve que je ne suis point un traître, donne-moi un fusil aussi, et je te défendrai.

Mais Jacques, nous l’avons dit, était entêté dans ses idées.

— Non, dit-il, avant qu’ils pénètrent ici je te ferai sauter le crâne.

Brulé se laissa retomber sur les sacs et ne souffla mot.

— Tant pis pour toi ! pensa-t-il.

Les soldats arrivèrent à la porte du moulin.

Jacques le Borgne s’était barricadé.

L’officier frappa.

— Que voulez-vous ? demanda le meunier.

— Au nom de la loi, ouvrez !

Jacques répondit :

— Excusez-moi, mais j’ai perdu la clef de ma porte.

Et, abrité derrière le volet d’une fenêtre, il chercha des yeux Curtius pour lui envoyer une balle.

Mais Curtius n’était homme de guerre qu’avant la bataille.

À l’heure du danger, il savait se mettre à couvert.

Curtius s’était placé derrière le dernier rang des soldats.

— Ouvrez ! répéta l’officier.

— Voici ma clef, répondit Jacques le Borgne.

Et comme il n’apercevait plus Curtius, il épaula et ajusta l’officier.

Ce dernier tomba.

Ce fut le signal. Les soldats ripostèrent, et le volet fut criblé de balles.

Mais Jacques ne fut pas atteint.

Les valets firent feu comme lui et trois soldats tombèrent.

Alors commença une vraie bataille.

Abrités derrière les murs, ayant converti chaque croisée en meurtrière, Jacques et ses deux valets firent un feu nourri et sûr ; les soldats ripostèrent par des grêles de balles.

En un quart d’heure, ils eurent perdu vingt hommes.

Deux minutes après, une balle, qui traversa la porte du moulin, vint frapper un des valets du meunier et le tua roide.

Jacques aperçut enfin Curtius et l’ajusta, mais Curtius devina que la mort le cherchait, et il baissa la tête.

Son chapeau empanaché fut traversé, sa tête demeura sauve.

Alors, les soldats exaspérés se ruèrent sur la porte et l’enfoncèrent.

Jacques le Borgne les reçut à coups de hache ; mais la lutte ne fut pas longue.

Le brave homme tomba percé de dix coups de baïonnette et n’eut pas le temps de réaliser la menace qu’il avait faite à Brulé.

Quant à son second valet, une balle l’atteignit dans la région du cœur, et le moulin n’eut plus de défenseurs.

Curtius attendait le moment pour entrer triomphalement dans le moulin.

Brulé, caché dans un coin derrière les sacs, avait été à l’abri des balles.

— Vive la République, cria Curtius.

— Vive la République ! répéta une voix.

La voix de Brulé.

Curtius l’aperçut et vomit un blasphème.

— Vive la République ! répéta Brulé.

Seulement alors Curtius s’aperçut que le fermier était attaché avec des cordes.

— Citoyen commissaire, lui dit Brulé, vous serez toujours à temps de me faire fusiller, mais comme je ne veux pas être à la fois la victime des royalistes qui m’ont mis dans cet état, et celle des soldats de la République qui suspectent mon patriotisme, je demande à m’expliquer.

Curtius fut frappé de cette logique et il arrêta le bras d’un soldat qui s’apprêtait à frapper Brulé.

— Tu n’es donc pas un traître ? lui dit-il.

— Il est probable, répondit Brulé, que si j’étais royaliste, je ne serais pas pieds et poings liés et que vous m’eussiez, en entrant ici, trouvé les armes à la main.

— C’est juste, dit le sous-officier qui avait pris le commandement de la petite troupe.

— Mais enfin, dit Curtius, c’est toi qui m’as trahi ?

— Non.

— C’est pourtant bien toi qui as soutenu que j’étais fou ?

— Oui.

— Et qui m’as enfermé dans une cave des Soulayes ?

— Certainement.

— Et tu dis que tu n’es pas un traître !

— Je te le jure.

— Alors, dit Curtius, tâche de t’expliquer.

— C’est facile. Avec qui êtes-vous venu aux Soulayes ?

— Avec la garde civique de Châtel-Censoir et la gendarmerie.

— Bon ! mais n’avez-vous pas eu quelque peine à mettre tout ce monde-là en mouvement ?

— Ah ! si fait ! dit Curtius qui se souvint des lenteurs et des impertinentes objections du citoyen Jean Bernin. Eh bien !

— Mais, avant que je ne m’explique, continua Brulé, faites donc retirer tout ce monde.

Sur un signe de Curtius les soldats s’éloignèrent et emportèrent au dehors les cadavres de Jacques et des deux garçons de moulin.

Alors Brulé cligna de l’œil.

— Vous avez été roulé, papa Curtius…

— Par qui ?

— Par Jean Bernin, qui est un royaliste et qui ne vous a lanterné toute la nuit que pour donner aux autres le temps d’enlever le général.

— Ah ! fit Curtius avec colère.

— C’est l’exacte vérité.

— Je le ferai fusiller ce soir.

— Ça vous regarde, ça ; mais vous comprenez que j’ai dû dire comme eux.

— Pourquoi ?

— Pour vous sauver, donc ! On ne meurt pas d’aller en prison.

— Mais enfin, dit Curtius, explique-moi pourquoi tu m’as trahi.

— Je ne vous ai point trahi, vous dis-je, je vous ai sauvé.

— Et pourquoi es-tu garrotté ici ?

— Ah ! ceci c’est une autre histoire : ils ont surpris deux mots que je disais à l’oreille de Bouquin, hier soir, à qui je commandais de vous ouvrir, pendant la nuit, la porte de la cave, et ils nous sont tombés dessus.

Je ne sais pas ce qu’ils ont fait de mon fils ; quant à moi, me voilà.

Brulé ne craignait plus d’être contredit.

Le Bouquin était en fuite et Jacques le Borgne était mort.

D’ailleurs il parlait avec un accent de franchise qui convainquit Curtius.

Le commissaire extraordinaire de la République daigna tendre la main au fermier, oubliant que celui-ci avait les siennes liées derrière le dos.

— Mais défaites-moi donc auparavant, lui dit Brulé.

Curtius prit un couteau et coupa les liens du fermier.

Celui-ci se leva alors, respira bruyamment et se sentit plus à l’aise pour parler.

Puis, baissant un peu la voix :

— Je crois, dit-il, que si nous pouvions nous entendre, citoyen, nous ferions à nous deux de belle besogne.

— Tu crois ?

— Oui, je vous livrerais tous les royalistes.

— Tous ?

— Excepté un. Je me le garde, celui-là, comme une poire pour la soif.

— Mais… les autres…

— Dans trois jours, il n’en resterait pas un seul.

— Eh bien ! que veux-tu pour cela ?

— Oh ! beaucoup de choses.

— Mais encore…

— D’abord, je veux cent mille livres.

— C’est cher.

— À prendre ou à laisser, citoyen.

— Bon, je te les ferai donner par les directeurs. Mais c’est tout, j’imagine.

— Non, je veux plus encore, je veux la vie de Solérol.

Ces mots firent tomber le voile qui obscurcissait l’esprit de Curtius.

— Ah ! dit-il, je comprends tout maintenant, tu as voulu te débarrasser de Solérol et tu l’as trahi.

— Lui, oui, mais pas vous ni la République.

— Tu haïssais donc Solérol ?

— À mort.

— Pourquoi ?

— Il a voulu me déshonorer dans ma femme et dans ma fille.

Curtius inclina la tête.

— Après ça, dit-il, il est possible que tu aies raison. Mais je ne puis pas te donner la vie de Solérol, moi.

— Ce n’est pas tout à fait ce que je veux dire.

— Parle, alors.

— Les insurgés le tiennent.

— Je sais cela.

— Ils le tueront.

— Peut-être est-ce déjà fait.

— Non.

— Ah ! tu crois ?

— J’en suis sûr. Ils organisent une belle cérémonie pour cela.

— Quelle cérémonie ?

— Ils construisent une guillotine.

Curtius tressaillit.

— Quand la guillotine sera prête, ils le guillotineront.

— Ah ! diable ! fit Curtius, l’idée est drôle.

— C’est la peine du talion, comme ils disent.

— Mais, s’il en est ainsi, dit Curtius, pourquoi donc me demandes-tu sa vie ? C’est à eux qu’il faut s’adresser.

— Écoutez bien ce que je vais vous dire, reprit Brulé.

— Voyons.

— Les royalistes sont dans la forêt de Bréchat. La forêt est épaisse, et jamais on ne les en débusquera ; mais on peut y mettre le feu.

— Ah ! diable ! c’est une idée ça.

— Eh bien ! voici ce que vous allez faire. Vous allez faire entourer la forêt.

— Bien.

— Vous établirez de tous côtés un cordon de troupes.

— Et puis ?

— De temps en temps vous lancerez quelques hommes sous bois ; on échangera quelques coups de fusil…

— Après ?

— Cela durera jusqu’au jour où le Solérol aura été guillotiné.

— Et alors…

— Alors, je vous ferai signe, et nous rôtirons comme des poulets tous ces beaux gentilshommes.

Curtius semblait hésiter encore.

— Voyons, dit Brulé d’un ton railleur, allez-vous pas vous tourmenter maintenant à cause de votre ami Solérol ? C’est un malheur et vous n’y pouvez rien.

— Oh ! ce n’est pas cela, dit Curtius.

— Qu’est-ce donc ?

— Je n’ose prendre sur moi d’incendier une forêt de l’État.

— Eh bien ! dit Brulé, écrivez au directeur Barras, dites-lui que vous avez pris le commandement militaire depuis que Solérol est prisonnier.

— Et s’il refuse…

— Eh bien ! nous verrons !…

— En attendant, dit Curtius, je vais brûler ce moulin. L’État n’a rien à y voir, c’est une propriété particulière.

Deux heures après, le citoyen Curtius rédigeait cette magnifique lettre que le citoyen Barras recevait quarante-huit heures plus tard, et quelques minutes avant l’arrivée de Machefer, dont nous allons maintenant expliquer la conduite.