La Bouquetière de Tivoli/Chapitre 40

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L. de Potter (Tome Vp. 265-281).


CHAPITRE QUARANTIÈME


Le camp des royalistes offrait un curieux aspect.

Qu’on se figure une vallée étroite, sauvage, entourée de rochers presqu’à pic, au milieu d’une de ces forêts épaisses et presque vierges, comme on en voyait encore quelques-unes à cette époque, au centre de la France.

Les rochers, creux pour la plupart, servaient d’abri pendant la nuit.

En haut de chacun était une sentinelle.

Ils étaient cent cinquante à peine, ces fous héroïques qui avaient rêvé un soulèvement général, le renversement de la République et la restauration des anciens rois.

Une femme était à leur tête

Jeanne d’Arc nouvelle, mademoiselle Diane de Vernières exaltait la foi de ces hommes, dont elle avait depuis si longtemps préparé le soulèvement.

Vingt fois depuis deux mois, les troupes de la République avaient essayé de pénétrer dans la forêt, et vingt fois elles avaient été repoussées, après un combat sanglant.

Diane avait deux aides de camp, Cadenet et son frère Henri.

Mademoiselle Lange et la belle madame Solérol faisaient de la charpie pour les blessés, aidés de la jolie Myette et de Lucrèce.

Machefer, lui, s’était chargé des entreprises aventureuses, telles que l’enlèvement du chef de brigade Solérol.

Jacomet, le bûcheron, que nous avons perdu de vue depuis longtemps, courait le pays par des nuits obscures et portait des messages dans les gentilhommières voisines, qui toutes avaient fourni au moins un soldat à la petite armée.

Tout le reste, paysans ou gentilshommes obéissaient et avaient fait le sacrifice de leur vie.

On avait espéré un soulèvement dans l’Autunois, le haut Nivernais et le Morvan, qui eût pu relier les royalistes des bords de l’Yonne à ceux de l’est.

On avait espéré encore que la chouannerie de l’ouest, maîtresse de la basse Loire, remonterait jusqu’à Orléans et même à Nevers.

Espérances vaines, illusions perdues !

Il n’était plus possible de vaincre mais il fallait mourir.

Seulement, il ne fallait pas mourir déshonoré, et surtout sans vengeance.

Or, l’homme qui avait déshonoré les royalistes, c’était Solérol qui les avait accusés du crime d’incendie.

Et on tenait enfin Solérol.

Celui qui eût pénétré un soir, au soleil couchant, dans cette vallée rocheuse, dont les grottes profondes servaient d’abri aux royalistes, eût été frappé de voir plusieurs d’entre eux se livrer à un mystérieux et étrange travail.

Ils construisaient un échafaud.

Le fer d’une faux enchâssé dans un énorme billot de chêne devait servir de couteau.

Il fallait que cet homme, à qui l’échafaud avait servi de marchepied, mourût sur l’échafaud.

Cet homme, on l’avait enfermé comme une bête fauve dans une sorte de cage formée par des madriers plantés en terre, et il pouvait assister à l’érection de l’instrument de son supplice.

Or, tandis que l’on y travaillait, les chefs de la petite troupe tenaient conseil.

Jacomet venait d’arriver d’une lointaine excursion.

Il était allé en Morvan, il avait couru le Nivernais, il avait poussé jusqu’à Autun.

Partout le pays était tranquille, et ce qui restait de gentilshommes épargnés par la Terreur demandait à vivre en paix.

— Oh ! les lâches ! les lâches ! s’était écriée mademoiselle Diane de Vernières.

— Madame, lui dit Cadenet, nous pouvons encore fuir isolément.

— Fuir !… dit-elle avec indignation.

Cadenet eut un sourire triste et doux.

— Oh ! pas vous, dit-il, ni votre frère, ni Machefer, ni moi, — mais tous ceux que nous avons entraînés, et dont nos ennemis ignorent le nom.

— Je les connais, répondit Diane, tous ceux qui sont avec nous resteront.

— Madame, dit Machefer à son tour, c’est demain le jour de l’expiation.

— Oui, répondit Diane. Demain, à pareille heure, l’homme qui nous a déshonorés payera son crime de sa tête…

Tandis que Diane prononçait ainsi la condamnation de Solérol, un homme sortit des broussailles…

C’était Brulé.

Brulé pâle, exténué de fatigue, vêtu de haillons, les poignets meurtris et portant encore la trace des cordes qui les avaient attachés.

— Sauvez-vous ! criait Brulé, vous êtes perdus !

Machefer se prit à sourire :

— Nous le savons, dit-il.

— Sauvez-vous ! sauvons-nous ! répéta Brulé qui avait su donner à sa physionomie une expression de terreur profonde, Curtius a été délivré, il est à la tête des troupes, il va cerner la forêt.

On calma Brulé, on le questionna.

Il raconta à sa manière les événements accomplis aux Soulayes.

Machefer et Cadenet l’écoutaient et ajoutaient foi à son récit.

— Je n’ai pas confiance dans cet homme dit le comte Henri.

Brulé lui jeta un regard louche.

— Monsieur Henri, lui dit-il, si vous saviez qu’on m’a tué mon fils, vous croiriez peut-être que je vous suis dévoué.

Et Brulé raconta une autre histoire aussi fabuleuse que la première, qui tendait à prouver qu’on avait fait fusiller le Bouquin au pied d’un arbre.

Or, comme on n’avait pas revu le Bouquin, on ajouta foi à son récit :

Machefer lui dit :

— La forêt est-elle déjà cernée ?

— Non, mais les troupes s’avancent.

— Eh bien ! je vais à Paris ! s’écria Machefer.

— À Paris ! exclama-t-on autour de lui.

— Oui, je vais plaider la cause de notre honneur.

Et ce fut ainsi que Machefer partit et que nous l’avons vu arriver chez Barras.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cinq jours s’écoulèrent.

Sur la prière de Machefer, on avait sursis à l’exécution de Solérol.

Le soir du cinquième jour, Machefer arriva et ne prononça que ces mots :

— Curtius est destitué, le capitaine Bernier le remplace.

Brulé entendit et murmura :

— Alors Curtius peut mettre le feu.