La Bulgarie au lendemain d'une crise/Stambouloff ennemi de la Russie

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Anonyme
Typographie de E. Plon et Nourrit & Cie (p. 39-53).

STAMBOULOFF
ENNEMI DE LA RUSSIE

Tout d’abord une question se pose :

Comment Stambouloff a-t-il pu occuper pendant sept années ce poste dont l’a chassé enfin la haine du peuple bulgare ?

Il est nécessaire de répondre à cette question, d’abord pour sauvegarder la réputation des Bulgares, puis dans l’intérêt de la vérité historique.

La réputation de la Bulgarie est ici en jeu, car, aussi longtemps que Stambouloff tint les rênes en main et put donner le change à l’opinion publique de l’Europe, on crut à l’étranger que le peuple bulgare se trouvait heureux sous sa domination ; et l’étonnement fut très vif quand on vit sa chute, si longtemps attendue, saluée par la Bulgarie délivrée avec un sentiment de bonheur.

Au point de vue de la vérité historique, il n’est pas moins essentiel de détruire la légende qui représentait Stambouloff comme la personnification de l’idéal bulgare, alors qu’il en est la criante antithèse ; — l’éloquence des faits suffit à le prouver. S’il a pu se maintenir pendant sept années à la tête du gouvernement, c’est grâce à la correction du prince Ferdinand, qui, toujours soucieux de rester dans la limite de ses attributions constitutionnelles, le garda et le couvrit de son autorité aussi longtemps que Stambouloff eut une majorité dans le Sobranjé. Comment cette majorité fut obtenue, notamment pendant les années qui précédèrent immédiatement la catastrophe du 18 mai, c’est là, à coup sûr, une tout autre affaire. Les électeurs mauvais teint étaient emprisonnés par fournées, traqués, ruinés ; bref, tout était mis en œuvre pour les tenir éloignés des urnes. Dans le Sobranjé même, il ne pouvait être question d’opposition, car si un membre, au nom du mandat qu’on lui avait confié, se permettait une timide observation sur quelque sujet que ce fût, sa voix était aussitôt couverte par les clameurs des Mameluks parlementaires, et sa personne même menacée. Néanmoins, pour le Prince, fidèle observateur de la constitution, il ne pouvait se présenter que deux circonstances permettant de se débarrasser de Stambouloff : un échec du ministère à la Chambre ou la démission offerte par le ministre lui-même ; en outre, il fallait qu’une opposition constituée existât où l’on pût choisir les éléments d’un cabinet nouveau. Cette condition ne se trouva réalisée qu’en mai 1894 ; jusqu’à ce jour il avait été réellement impossible d’éloigner Stambouloff ; lorsqu’à la nécessité se joignit la possibilité, ce fut chose bientôt accomplie.

Stambouloff fut donc redevable de sa longue omnipotence ministérielle à des raisons d’ordre intérieur. Une raison d’ordre extérieur ne le favorisa pas moins ; il lui fallut, en effet, déjouer les complots, paralyser les efforts criminels des émissaires de la Russie. Mais ce qui était au début un droit de légitime défense devint bientôt un expédient pour donner le change à l’étranger et pour bâillonner le peuple bulgare.

Nous affirmons donc que la russophobie de Stambouloff fut d’abord une nécessité imposée par les circonstances, puisqu’elle lui servit uniquement dans la suite à déguiser sa passion effrénée pour la domination. Nous allons le prouver tout à l’heure. Mais on pourrait aller plus loin, démontrer que la prétendue russophobie de Stambouloff ne contenait pas un atome de sentiment patriotique ; cette assertion serait facile à établir pourvu que l’on examinât la campagne menée par Stambouloff, depuis sa chute, contre l’État et le peuple bulgares, contre le prince Ferdinand, contre ceux qui lui ont succédé au pouvoir, campagne menée avec une soif de vengeance et de représailles dont l’avidité tourne à la fureur.

Stambouloff a fait fortune pendant qu’il était ministre ; il consacre une partie de ces biens mal acquis à égarer l’opinion au sujet de la Bulgarie, et pour ce faire il a recours aux moyens les plus criminels. C’est ainsi qu’il a fait répandre le bruit que le prince Ferdinand aurait multiplié les démarches directes et indirectes à Saint-Pétersbourg pour tenter d’acheter sa reconnaissance par la Russie au prix de toutes les humiliations et de tous les sacrifices ; qu’il aurait adressé à cet effet un mémoire au Czar ; qu’il aurait tenté un rapprochement avec la maison impériale de Russie par l’entremise des dames de sa propre maison et de toute sa parenté, la princesse Clémentine, sa mère, et la princesse Marie-Louise, sa femme. Rien de tout cela n’est vrai. Ceux qui connaissent les princesses savent qu’il n’entre point dans leurs desseins d’exercer une influence quelconque sur la politique extérieure ou intérieure de la Bulgarie, et quant à ce qui concerne les proches parents du Prince, un abîme s’est creusé entre la plupart d’entre eux et le prince Ferdinand depuis que ce dernier a été nommé souverain de la Bulgarie. À en croire des insinuations provenant de la même source, le Prince n’aurait-il pas cherché à affermir sa situation en comblant de cadeaux son entourage et des fonctionnaires subalternes !

S’il est vrai que le prince Ferdinand a toujours désiré combler le gouffre qui sépare la Bulgarie de la Russie, jamais il n’a entendu obtenir ce résultat en sacrifiant l’indépendance nationale de la Bulgarie. S’il a toujours à cœur de se réconcilier avec la Russie, c’est qu’il a justement reconnu que sa reconnaissance par cette puissance contribuerait grandement à régulariser la situation internationale de la Bulgarie. On lui a rendu à Londres les honneurs dus à un souverain, on l’a accueilli à Vienne d’une façon des plus sympathiques ; dès lors il a pu croire que seule l’influence de la Russie empêchait les puissances de le reconnaître ; d’ailleurs tous les hommes d’État avec lesquels il a eu l’occasion de s’entretenir à ce sujet lui ont conseillé de travailler à amener un changement dans les dispositions de la Russie à son égard. Était-il donc illégal de mettre fin aux provocations de Stambouloff envers la Russie ? Comment a-t-on pu, dans l’Assemblée des représentants d’une grande puissance européenne, et du banc même des ministres, vouloir discréditer la nouvelle politique inaugurée le 18 mai sur la foi d’informations fournies par ce Stambouloff, toujours écouté, même après sa chute !

La politique du gouvernement de Sofia repose sur les principes proclamés au Sobranjé, le 5 novembre 1894, par le Dr  Stoiloff, président du conseil, et elle n’a pas varié depuis cette époque. Le chef du cabinet, parlant des relations de la Bulgarie avec la Russie, a déclaré : « Le Prince n’a rien fait pour éloigner davantage la Bulgarie de la Russie ; bien au contraire, d’après les renseignements venus à sa connaissance, le gouvernement bulgare a quelques raisons de croire que dans les sphères officielles de la Russie on a conservé des sentiments de sympathie pour la Bulgarie. Il n’y a pas de raison pour que deux pays, unis aussi étroitement par tant d’intérêts communs, restent indéfiniment divisés. Le gouvernement bulgare s’engage solennellement à faire tout ce qui sera en son pouvoir pour rétablir des relations normales entre les deux pays ; si le succès ne répond pas à ses efforts, la faute n’en sera point à la Bulgarie. Mais il est bien entendu qu’il ne saurait être question de rappeler les officiers russes, de poser de nouveau la question dynastique et de sacrifier l’intégralité du territoire bulgare. La Russie ne peut avoir de relations normales qu’avec une Bulgarie indépendante. Le Prince est l’autorité compétente pour établir ces relations, lui qui, d’après la constitution, représente la nation vis-à-vis de l’étranger. Cessons donc de nous diviser en russophobes et russophiles ! Comme les autres États des Balkans, faisons de la politique intérieure notre préoccupation première, d’autant plus que tous les Bulgares sont également persuadés que l’amitié de la Russie est chose nécessaire pour la nation. » Ce programme conclut-il au sacrifice des intérêts bulgares ? N’exprime-t-il pas plutôt énergiquement les conditions essentielles de l’État bulgare indépendant qui put longtemps, grâce à elles, mener une existence provisoire, et qui, arrivé à la forme définitive des institutions, doit travailler sans relâche à consolider ce qui lui sert de base et d’appui ?

Et maintenant qu’à ce programme d’une politique pacifique et circonspecte on compare la politique de Stamboulolf, dont les provocations continuelles envers la Russie menaçaient à l’intérieur de jeter la nation dans l’anarchie, et à l’extérieur de la condamner dans l’avenir à des échecs sans cesse renouvelés.

Mais était-ce le patriotisme qui faisait de Stambouloff l’adversaire juré de la Russie ? Dira-t-on qu’il s’opposait à ce que toute réconciliation survînt entre les deux pays parce qu’il craignait de voir la Russie se servir de ces bons rapports pour anéantir l’indépendance de la Bulgarie ? Si l’on répondait à ces questions de façon affirmative, on pourrait comprendre à la rigueur que Stambouloff ait foulé aux pieds le peuple bulgare, qu’il l’ait conduit à coups de fouet, pour le protéger contre les écarts de sa volonté égarée et l’empêcher de se jeter dans les bras de la Russie.

Mais la vérité est tout autre. Stambouloff s’est affiché l’ennemi irréconciliable de la Russie, non par conviction patriotique, nationale, mais parce qu’il avait besoin de cette attitude pour rester ministre, parce qu’on ne voulait pas entendre parler de lui à Saint-Pétersbourg, et qu’à diverses reprises on avait repoussé la main conciliatrice qu’il tendait humblement.

Pour justifier notre dire, rappelons quelques faits qui remontent aux débuts de Stambouloff dans la carrière politique. Il est avéré que pendant l’interrègne qui suivit la chute d’Alexandre et l’avènement du prince Ferdinand, alors qu’on jetait les yeux de tous côtés pour trouver un candidat au trône bulgare, Stambouloff s’adressa à Aleko Pascha-Vogorides, ex-gouverneur général de la Roumélie orientale, et lui offrit la couronne, à condition que lui Étienne Stambouloff serait désigné comme son successeur sous le nom de Étienne Ier. C’est un détail amusant et qui ne manque pas de saveur psychologique. Les autres faits sont moins comiques.

Lorsque Dondukoff Korsakoff quitta Sofia, Stambouloff, seul de tous les libéraux, l’accompagna à sa sortie de la ville. Dans la banlieue se trouvent deux énormes chênes qu’on aperçoit de très loin ; c’est sous leur ombrage qu’eurent lieu les adieux solennels de ces deux politiciens. Stambouloff adressa un discours pathétique au geôlier russe dont le pays était enfin délivré. « De même que ces deux chênes, lui dit-il, restent debout, côte à côte, indifférents aux souffles de la tempête comme aux rayons du soleil, de même la Bulgarie et la Russie resteront unies indissolublement. » Sur quoi le Russe, très ému, le serra dans ses bras ; des larmes et des baisers scellèrent le pacte, et Stambouloff revint dans la ville, cherchant à deviner d’où allait souffler le vent.

Poussé par Zankoff et Karaweloff, qui avaient cru avoir en lui un instrument docile, Stambouloff était arrivé au fauteuil présidentiel du Sobranjé. Après l’expulsion violente du prince Alexandre, une tempête furieuse gronda dans tout le pays. Le matin même du jour qui suivit l’attentat nocturne, une contre-révolution éclata au sein même du peuple ; la Roumélie orientale se déclara pour le prince Alexandre, imitée en cela par la brigade de Viddin qui tenait garnison dans toutes les localités de la Bulgarie jusqu’à Lowtscha et Plevna. Ces partisans prirent nettement position contre le gouvernement provisoire de Solia et envoyèrent une députation au prince Alexandre. Toutefois Stambouloff, président de l’Assemblée, resta sourd et muet aussi longtemps que les choses n’eurent pas pris une tournure nettement favorable à Alexandre. Il ne se déclara enfin qu’après avoir reçu de tous les points du pays des milliers de lettres de mise en demeure et de sommation de se prononcer pour le prince injustement dépossédé.

En sa qualité de régent, Stambouloff ne pouvait continuer longtemps la politique de bascule et d’atermoiement. Le peuple bulgare réclamait un prince, et les candidats mis en avant par la Russie n’étaient pas pris beaucoup plus au sérieux que l’homme de paille du futur Étienne I{er}}. Il fallait faire son choix et prendre parti nettement. L’élection du prince Ferdinand de Cobourg décida Stambouloff. Il n’avait plus à compter sur la faveur de la Russie ; bien plus, il était assuré de sa haine. Là-dessus il prit position.

Il devint l’ennemi de la Russie.

La hardiesse de cette résolution ne doit pas être portée aux nues, non plus que la sincérité du patriotisme qui l’inspira. Stambouloff se vit tout à coup l’objet de l’inimitié de la Russie et se crut environné d’assassins à la solde du gouvernement russe. Sa terreur fut vive ; il ne se montra plus en public qu’avec une garde de quinze gendarmes. Il entretint une véritable armée d’espions à Saint-Pétersbourg, à Moscou et à Odessa, — moins, à vrai dire, pour être renseigné sur les desseins et les dispositions de la Russie que pour faire surveiller les émigrants bulgares de la part desquels il craignait à chaque instant des attentats contre sa vie. Ce n’est pas tout : ces espions avaient également pour mission de guetter l’heure où une amende honorable de Stambouloff aurait quelque chance d’être accueillie.

Mais cette heure si ardemment désirée ne sonnait pas. Lassée par cette attente vaine, l’impatience de Stambouloff s’exaspérait, sa méfiance le torturait, son incertitude devenait un véritable supplice. Une conscience peu scrupuleuse, dans ces moments de fièvre, se porte souvent aux dernières extrémités et joue le tout pour le tout. Ainsi fit Stambouloff.

Cet homme qui s’affichait l’ennemi implacable de la Russie et qui, sous couleur de russophobie, exerçait sa cruauté sur ses propres compatriotes, ne se lassait pas de tendre en secret la main à la Russie. Ses nuits étaient troublées par la crainte, bien digne de sa vile imagination et sans aucun fondement, que le prince Ferdinand ne cherchât par-dessus lui à se réconcilier directement avec sa puissante ennemie.

Par l’entremise de Jontscheff, Stambouloff envoya à Saint-Pétersbourg le réfugié Teocharoff pour savoir si le prince Ferdinand n’entretenait pas en secret des intelligences avec la cour impériale de Russie. Pour s’acquitter de cette mission, Teocharoff se rendit d’abord de Constantinople auprès du consul russe Lischin à Andrinople et de là à Saint-Pétersbourg.

Mais tandis qu’il espionnait son souverain, le russophobe Stambouloff tentait, en 1891, pour son compte, une démarche secrète en vue de sa propre réconciliation avec la Russie.

Voici comment les choses se passèrent : Méthode Kussewitch, archimandrite de Sofia, fut mis au fait des conditions auxquelles Stambouloff était prêt à travailler à l’entente de la Bulgarie avec la Russie. L’archimandrite comprit aussitôt et fit part de la communication à l’exarque bulgare, Monsignor Joseph. Celui-ci, de son côté, s’aboucha avec l’ambassadeur russe à Constantinople, Nelidoff. On n’aboutit à rien, parce que la Russie ne voulait à aucun prix avoir affaire avec ce Stambouloff, que Kaulbars, dans un moment de colère, avait traité d’aventurier. Voyant la partie perdue, Stambouloff n’hésita pas. Un beau jour, il se présenta devant le prince Ferdinand, qui, naturellement, ignorait le premier mot de toutes ces intrigues, et lui apprit que l’exarque, Monsignor Joseph, s’était permis de faire des propositions d’accommodement à M.  de Nelidoff. Il joua l’indignation et ordonna même des perquisitions chez l’archimandrite Kussewitch. Elles furent vaines. Pourquoi ? L’exarque de Constantinople le sait sans doute aussi bien que Stambouloff lui-même.

Nous abandonnerons volontiers au jugement de l’Europe, mieux informée de ses agissements, le russophobe Stambouloff, qui a fait si longtemps son admiration. Mais avant que le verdict soit rendu, et pour qu’il le soit en pleine connaissance de cause, nous rapporterons encore quelques faits caractéristiques.

Cet homme aveuglé par la haine et le désespoir, convaincu à juste titre qu’il a perdu toute chance de réintégration au pouvoir, marche droit à la trahison de sa propre patrie. Que, brisé par le vent de la fureur populaire, au lieu de se réfugier en quelque coin perdu et de baisser la tête, il répande dans le public une foule d’articles, d’informations, de pamphlets effrontément mensongers, on pourrait l’expliquer par la frayeur mortelle dont est saisi celui à qui l’on arrache le masque du visage. Mais il ne s’en tient pas aux mensonges, il recourt à la plus basse félonie, à des intrigues capables de saper les bases de sa patrie.

Dans sa haine féroce contre le prince Ferdinand et ses conseillers actuels, Stambouloff ne cache pas le but infâme qu’il vise, rabaisser le Prince aux yeux du monde et, s’il est possible, le détrôner. Il comprend qu’il n’y aura plus pour lui de renouveau politique, et, se sentant rouler à l’abîme, il tâche d’y entraîner le Prince, les ministres, le peuple, le pays. Quand il était premier ministre et qu’il avait audience du Prince au palais, il s’humiliait en protestations de fidélité et de dévouement ; à peine avait-il quitté l’appartement du Prince qu’il se répandait contre lui en railleries et en paroles blessantes. Aujourd’hui, le démon malfaisant qui l’agite ne se contente plus de clabaudages secrets. Dans un pamphlet éhonté, il engagea ouvertement le prince François-Joseph de Battenberg à se déclarer prétendant au trône bulgare. Enfin, quand au jour anniversaire de la mort de son mari, la comtesse Hartenau vint à Sofia pour prier sur la tombe de l’illustre défunt, il lui dépêcha son ami Ziwkoff (une de ses créatures qu’il avait placée jadis au fauteuil présidentiel du Sobranjé) pour lui conseiller d’élever son fils Arsène en vue de son avènement futur au trône de Bulgarie, qui, prétendait Stambouloff, lui revient de droit.

Ces faits peuvent se passer de commentaires. Nous ajouterons seulement ceci : En Bulgarie, Stambouloff ne peut plus faire de mal, l’opinion publique l’a condamné sans appel. Jusqu’à quel point l’Europe doit-elle modifier son appréciation au sujet de Stambouloff ? elle le sait mieux que personne. Dans les chapitres suivants, nous lui fournirons de nouveaux documents qui rendront sa tâche encore plus aisée.