La Célestine/Acte 12

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La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. 159-179).


ACTE DOUZIÈME


Argument : À minuit, Calixte, accompagné de Sempronio et de Parmeno armés, se rend à la maison de Mélibée. Lucrèce et Mélibée l’attendent près de la porte. Il arrive, Lucrèce lui parle la première, elle appelle Mélibée et s’éloigne. Mélibée et Calixte parlent à travers la porte entr’ouverte, Parmeno et Sempronio causent de leur côté ; ils entendent du monde dans la rue et se disposent à fuir. Calixte prend congé de Mélibée, après être convenu de son retour pour la nuit suivante. Au bruit qui se fait dans la rue, Plebère se réveille, appelle sa femme Alisa et demande à Mélibée d’où viennent les pas qu’on entend dans sa chambre. Mélibée répond à son père qu’elle avait soif. Calixte rentre chez lui en causant avec ses serviteurs et va se mettre au lit. Parmeno et Sempronio se rendent chez Célestine et lui réclament leur part du gain ; Célestine refuse, ils se mettent en colère, portent la main sur Célestine et la tuent. Élicie pousse des cris ; la justice vient pour les arrêter tous deux.


CALIXTE, SEMPRONIO, PARMENO, LUCRÈCE, MÉLIBÉE, PLEBÈRE, ALISA, CÉLESTINE, ÉLICIE.

Calixte. Amis, quelle heure vient de sonner ?

Sempronio. Dix heures.

Calixte. Oh ! combien je suis mécontent de l’inattention de ces hommes ! Que de choses il y aurait à dire de ma grande vigilance pendant toute cette nuit et de ta négligence inconcevable ! Comment ! étourdi, tu sais combien il m’importe qu’il soit dix ou onze heures, et tu réponds au hasard ce qui te vient à la bouche ! Si malheureusement j’avais dormi, tout aurait dépendu de la réponse de Sempronio, qui pour onze compte dix et pour douze aurait compté onze. Mélibée serait venue, je ne me serais pas trouvé là, elle serait rentrée ; de cette manière, ma peine n’aurait pas eu de fin ni mon désir d’exécution ; on a raison de dire que bonheur ou malheur tiennent à un cheveu.

Sempronio. Il me semble qu’il n’y a pas moins de mal à demander ce qu’on sait, qu’à répondre ce qu’on ignore. Il serait mieux, seigneur, d’employer l’heure qui nous reste à préparer des armes, plutôt qu’à chercher sujet de querelles.

Calixte, à part. Il a raison l’imbécile, je ne veux pas me fâcher dans un tel moment ; il faut penser non à ce qui aurait pu arriver, mais à ce qui existe ; non au mal qui aurait pu résulter de sa négligence, mais au profit que me procurera ma sollicitude ; j’aurais tort de céder à la colère, il faut la laisser se calmer. (Haut.) Parmeno, descends mes cuirasses et armez-vous tous deux ; nous pourrons marcher ainsi en toute sûreté, car on dit : « Homme averti et disposé en vaut deux. »

Parmeno. Les voici, seigneur.

Calixte. Aide-moi à m’armer. Toi, Sempronio, regarde si quelqu’un paraît dans la rue.

Sempronio. Seigneur, il ne paraît personne, et lors même qu’il y aurait quelqu’un, la grande obscurité empêcherait que nous ne fussions vus ou reconnus.

Calixte. Alors suivons cette rue ; lors même que cela nous ferait faire quelques détours, nous n’en serons que mieux cachés. Minuit sonne : c’est une bonne heure.

Parmeno. Nous voici tout près.

Calixte. Nous arrivons à temps ; dispose-toi, Parmeno, à aller voir si cette dame est derrière la porte.

Parmeno. Moi, seigneur ? Dieu ne le permette pas, ce serait détruire tout ce qui a été fait. Il vaut mieux que ce soit vous qu’elle rencontre le premier ; il se pourrait qu’en me voyant elle se fâchât de voir qu’il y a plusieurs personnes dans la confidence d’une chose qu’elle voulait faire si secrètement, et dont elle redoute tant les conséquences. Peut-être même penserait-elle que vous vous moquez d’elle.

Calixte. Oh ! que tu as bien dit ! tu m’as donné la vie avec un conseil aussi sensé. Si par malheur elle rentrait chez elle sans me voir, il n’en faudrait pas davantage pour me porter mort au logis. J’y vais seul ; vous autres, restez ici.

Parmeno. Qu’en penses-tu, Sempronio ? Notre imbécile de maître croyait-il donc me prendre pour bouclier et m’envoyer au-devant du premier danger ? Sais-je, moi, qui est là derrière cette porte ? Sais-je s’il n’y a pas là quelque trahison ? Sais-je si Mélibée n’a pas l’intention de punir notre maître de son audace ? Sommes-nous sûrs que la vieille ait dit la vérité ? Si tu ne savais pas parler, Parmeno, on t’arracherait l’âme sans que tu connusses à qui tu as affaire. Ne fais pas le flatteur, comme le voudrait ton maître, et tu n’auras jamais à souffrir pour autrui ; n’écoute pas trop les conseils de Célestine si tu ne veux pas te trouver dans l’embarras ; ne fais pas trop de fidèles protestations si tu crains les coups de bâton ; sache quelquefois tourner casaque si tu ne veux pas rester les mains vides. Je veux compter comme si j’étais né d’aujourd’hui, car j’échappe à un bien grand danger.

Sempronio. Silence donc, Parmeno ! ne saute pas ainsi, ne sois pas si joyeux, on finira par t’entendre.

Parmeno. Tais-toi, frère, je ne me sens pas de bonheur. Comme je lui ai bien fait croire que c’était pour son intérêt que je refusais d’aller là-bas ! Je ne pensais qu’à ma sûreté. Qui saurait songer à soi aussi bien que je le fais ? Si tu y prends garde, tu me verras faire dorénavant bien des choses que tout le monde ne comprendra pas, autant avec Calixte qu’avec tous ceux qui se trouvent mêlés dans cette affaire. Je suis persuadé que cette demoiselle sera pour lui un leurre, un appât ; quiconque y viendra mordre payera chèrement son écot.

Sempronio. Va, ne te tourmente pas de semblables idées, bien qu’il puisse y avoir quelque chose de vrai. Tiens-toi prêt toutefois, au premier bruit que tu entendras, à prendre tes jambes à ton cou98.

Parmeno. Tu as lu au même livre que moi : Nous sommes deux pour un seul cœur ; mes jambes sont taillées pour la course, je saurai fuir mieux que tout autre. Je te remercie, frère, de m’avoir conseillé une chose que je n’osais te proposer ; si notre maître est aperçu, je crains qu’il ne puisse s’échapper des mains des gens de Plebère ; il ne pourra guère venir nous demander ensuite ce que nous avons fait et nous reprocher d’avoir fui.

Sempronio. Ô Parmeno ! mon ami, que la conformité de goûts entre compagnons est chose utile et profitable ! Lors même que Célestine ne nous eût pas été bonne à autre chose, cette amitié, qui nous vient d’elle, est à elle seule un bien inappréciable.

Parmeno. Personne ne peut nier ses torts quand ils sont évidents, et il est certain que, par honte l’un de l’autre et par crainte d’être odieusement traités de lâches, nous attendrions ici la mort avec notre maître, quand il n’y a que lui seul qui la mérite.

Sempromio. Mélibée doit être venue ; écoute, on parle bas.

Parmeno. Ah ! je crains bien que ce ne soit pas elle, mais quelqu’un qui contrefait sa voix.

Sempromio. Dieu nous préserve des traîtres ! qu’ils n’aient pas pris la rue par laquelle nous devons fuir, je ne crains pas autre chose.


Calixte. Ce bruit vient de plus d’une personne ; je veux parler, quoi qu’il arrive. Hé, hé ! madame ?

Lucrèce. C’est la voix de Calixte, je vais au-devant de lui. Qui parle ? Qui est dehors ?

Calixte. Celui qui vient pour obéir à vos ordres.

Lucrèce. Pourquoi n’approchez-vous pas, madame ? Venez sans crainte, ce cavalier est ici.

Mélibée. Folle, parle bas, regarde bien si c’est lui.

Lucrèce. Approchez-vous, madame ; c’est bien lui, je le reconnais à la voix.

Calixte. Je suis joué, celle qui m’a parlé n’est pas Mélibée. J’entends du bruit, je suis perdu ; mais que je vive ou que je meure, je ne m’en irai pas d’ici.

Mélibée. Va, Lucrèce, te coucher un peu. Holà ! seigneur, quel est votre nom ? Qui vous a ordonné de venir ici ?

Calixte. Celle qui mérite de donner des ordres au monde entier, celle que je suis indigne de servir. Que votre grâce ne craigne pas de se faire connaître à un homme que vos charmes ont captivé ; que le doux son de votre parole, qui retentit sans cesse à mon oreille, m’affirme que vous êtes bien Mélibée, la reine et la dame de mon cœur. Je suis votre esclave Calixte.

Mélibée. L’extrême audace de vos messages m’a donné le désir de vous parler, seigneur Calixte. Vous n’avez pu oublier de quelle manière j’ai répondu à vos discours ; je ne sais comment vous pouvez penser obtenir de moi autre chose que ce que je vous ai témoigné. Chassez loin de vous ces vaines et folles idées, afin que mon honneur et ma personne soient à l’abri de tout mauvais soupçon. Je suis venue ici pour vous prier de cesser vos poursuites et de me rendre le repos. Veuillez ne pas mettre ma réputation à la merci des médisants.

Calixte. Le malheur est sans force contre un cœur dès longtemps préparé à le bien recevoir, mais, hélas ! j’étais désarmé ; je n’avais prévu ni faussetés ni tromperies ; je m’abandonnais à vous plein de confiance, quoi qu’il dût arriver, et maintenant n’est-il pas juste que je m’afflige et que je revienne pas à pas le long du chemin qu’avait fait parcourir à mon imagination la douce nouvelle que j’avais reçue ? Ô malheureux Calixte ! comme tes serviteurs se sont joués de toi ! Ô Célestine, femme trompeuse et rusée ! n’aurais-tu pas mieux fait de me laisser mourir, plutôt que de venir ranimer mon espérance et accroître le feu, bien ardent déjà, qui me dévorait ! Pourquoi as-tu faussé la parole de cette dame que j’adore ? Pourquoi as-tu ainsi causé mon désespoir avec tes mensonges ? Pourquoi m’as-tu dit de venir ici entendre cette bouche, qui tient les clefs de ma perte ou de ma gloire, me témoigner le mépris, le reproche, la méfiance, la haine ? Ô mon ennemie ! ne m’as-tu pas dit que la reine de mon âme daignait m’être favorable ? Ne m’as-tu pas dit que c’était de son gré que tu m’ordonnais, à moi, son captif, de me rendre ici ? Ce n’était pas pour qu’elle me chassât de nouveau de sa présence, mais pour qu’elle me relevât du bannissement auquel elle m’avait condamné avant ce jour. En qui aurai-je donc foi ? Où est la vérité ? Qui donc est sans fausseté ? Dans quel lieu ne trouverai-je pas d’imposteurs ? Où rencontrerai-je un franc ennemi, un véritable ami ? Quel est le pays où la trahison est inconnue ? Hélas ! pourquoi m’avoir donné une espérance qui me conduit à ma perte ?

Mélibée. Cessez vos plaintes, seigneur, mon cœur ne peut les supporter, mes yeux ne peuvent y résister. Vous pleurez de désespoir et m’accusez d’être ingrate ; je pleure de plaisir en vous voyant aussi fidèle ! Ô mon seigneur et tout mon bien ! combien il me serait plus agréable de voir votre visage, que d’entendre votre voix ! Mais comme en ce moment il ne peut se faire davantage, recevez la confirmation des paroles que je vous ai envoyées écrites sur la langue de cette diligente messagère. Tout ce que j’ai dit, je le certifie, je le tiens pour vrai et j’en accepte les résultats. Essuyez vos larmes, seigneur, ordonnez de moi selon votre volonté.

Calixte. Ô madame ! espérance de ma gloire, repos et soulagement de ma peine, joie de mon cœur ! Quelles paroles suffiraient à vous rendre grâces de l’incomparable merci que vous voulez bien me faire en ce moment si heureux pour moi ? Vous daignez permettre à un homme aussi humble que je le suis de jouir de tout le bonheur de votre amour ! Je m’en jugeais indigne, quoique je le désirasse ardemment, lorsque je considérais votre position, lorsque je voyais votre perfection, lorsque je contemplais votre gentillesse, lorsque je pensais à mon peu de mérite et à votre grand mérite, à votre grâce extrême, à vos vertus si vantées et si évidentes. Ô grand Dieu ! comment pourrais-je être ingrat envers toi, qui as si miraculeusement mis en œuvre pour moi tes immenses merveilles ! Oh ! qu’il y a longtemps que cette pensée naquit en mon cœur, mais je la repoussais comme impossible. Puis les éclatants rayons de votre extrême beauté frappèrent mes yeux, enflammèrent mon âme, agrandirent mon mérite, chassèrent ma timidité, détruisirent mon hésitation, doublèrent mes forces, dégourdirent mes pieds et mes mains, enfin me donnèrent une telle audace, que leur pouvoir immense m’a conduit au suprême bonheur d’entendre de votre bon gré les accents de votre voix divine. Si je ne l’eusse pas connue avant ce jour, si je n’en eusse pas reçu les salutaires émanations, je me croirais encore le jouet de quelque maléfice ; mais je suis persuadé de votre franchise, je sais que c’est bien à vous que je parle, et je me demande si c’est bien à moi, Calixte, qu’arrive tant de bonheur.

Mélibée. Seigneur Calixte, votre immense mérite, votre grâce extrême, votre haute naissance, ont agi sur moi de telle sorte, que, dès que je vous ai connu, vous ne vous êtes pas un instant éloigné de mon cœur. Bien longtemps j’ai combattu pour le dissimuler ; mais lorsque cette femme m’a remis votre doux nom dans la mémoire, je n’ai pu avoir assez de force pour ne pas lui découvrir ma passion et pour ne pas consentir à me rendre en ce lieu, où je vous supplie d’ordonner et de disposer de ma personne selon votre volonté. Maudite soit cette porte qui s’oppose à notre bonheur ! Maudits soient ses verrous et ma faiblesse ! Sans les cruels obstacles qui nous séparent, vous ne vous plaindriez pas, et je cesserais d’être mécontente.

Calixte. Comment, madame ! vous voulez que je permette à un morceau de bois de mettre empêchement à notre satisfaction ? Je n’eusse jamais cru avoir à combattre autre chose que votre volonté. Ô portes fâcheuses et importunes ! Dieu veuille que vous soyez la proie d’un feu semblable à celui qui me dévore ! le tiers seulement vous consumerait en un instant. Pour Dieu, madame, permettez que j’appelle mes serviteurs pour qu’ils les mettent en pièces.

Parmeno. N’entends-tu pas, Sempronio ? Il veut venir nous chercher pour qu’il nous arrive malheur. Je ne suis pas du tout content d’être ici ; je crois que ces amours ont mal commencé, je n’attends pas davantage.

Sempronio. Silence ! tais-toi, écoute, elle ne veut pas que nous y allions.

Mélibée. Voulez-vous donc, mon bien-aimé, me perdre et compromettre ma réputation ? Ne lâchez pas la bride à votre volonté ; l’espérance est certaine, le temps serait trop court pour ce que vous ordonnerez. Vous ressentez une vive peine, et moi celle de nous deux ; vous souffrez de votre seule douleur, et moi de la vôtre et de la mienne ; ayez patience jusqu’à demain et venez à la même heure par les murs de notre verger. Si maintenant vous brisiez cette cruelle porte, en ce moment nous serions entendus, et demain il naîtrait dans la maison de mon père un terrible soupçon sur ma faute. Et comme vous sentez que le tort grandit en proportion de l’état de celui qui le commet, on en parlerait dès le jour dans toute la ville.

Sempronio. Notre mauvaise étoile nous a conduits ici cette nuit, nous allons rester là jusqu’au matin, selon que notre maître en prend à son aise, et bien que le bonheur nous favorise, on finira par nous entendre d’ici ou des maisons voisines.

Parmeno. Il y a deux heures que je te prie de partir, nous n’éviterons pas une correction.

Calixte. Oh ! madame et tout mon bien, pourquoi appelez-vous faute ce que tous les saints du paradis m’ont accordé ? Je priais aujourd’hui devant l’autel de la Madeleine, lorsque cette brave femme vint me rejoindre avec votre doux message.

Parmeno. Tu divagues, Calixte, tu divagues. Je suis convaincu, frère, qu’il ne doit pas être chrétien. Ce que la vieille traîtresse a manigancé avec ses sorcelleries pestiférées, ce qu’elle a fait avec ses fausses paroles, il dit que les saints de Dieu le lui ont accordé ou l’ont obtenu pour lui ; c’est avec cette prétention qu’il veut briser la porte. Il n’aura pas donné le premier coup, qu’il sera entendu et pris par les serviteurs du père de Mélibée, qui dorment tout auprès.

Sempronio. Ne crains rien, Parmeno, nous sommes assez éloignés, et dès que nous entendrons du bruit, nous nous trouverons bien de fuir. Laisse-le ; s’il fait mal, il le payera.

Parmeno. Tu parles bien, tu lis dans mon cœur ; ainsi soit fait, fuyons la mort, car nous sommes jeunes ; ne vouloir ni mourir ni tuer, ce n’est pas lâcheté, c’est bon naturel. Ces écuyers de Plebère sont des fous, ils ne désirent pas tant manger et dormir que se quereller et se battre ; or, ce serait une grande folie qu’attendre le combat avec des ennemis qui aiment mieux la guerre et le désordre que la victoire et la gloire de vaincre. Oh ! si tu voyais comme je suis, frère, tu aurais plaisir ! À demi tourné, les jambes écartées, le pied gauche en avant, en fuite, les pans de ma tunique relevés, le bouclier démonté et sous le bras, afin qu’il ne me gêne pas ; je crois, pour Dieu, que je courrai comme un daim, tant j’ai crainte d’être ici.

Sempronio. Je suis bien mieux, moi, j’ai attaché ma rondache et mon épée avec les courroies, afin de ne pas les laisser tomber en courant, et j’ai mis mon casque dans le capuchon de ma cape.

Parmeno. Et les pierres dont tu l’avais remplie ?

Sempronio. Je les ai toutes jetées pour aller plus légèrement. J’ai bien assez de porter ces cuirasses que tu m’as fait prendre si mal à propos ; j’avais bien envie de refuser de les mettre, car elles me semblaient bien pesantes pour fuir. Écoute, écoute ! Entends-tu, Parmeno ? Il y a quelque malheur ; nous sommes morts, chasse vite, va vers la maison de Célestine, pour qu’ils ne nous coupent pas le chemin de notre logis.

Parmeno. Fuis, fuis ! comme tu cours peu ! Ô pécheur que je suis ! s’ils doivent nous atteindre, laisse là le bouclier et le reste.

Sempronio. Auront-ils tué notre maître ?

Parmeno. Je ne sais, ne me dis rien, cours et tais-toi ; c’est là le moindre de mes soucis.

Sempronio. Hé, hé, Parmeno, reviens, reviens sans bruit, ce ne sont que les gens de l’alguazil, qui passaient en tumulte dans l’autre rue.

Parmeno. Assure-t’en bien ; ne te fie pas à tes yeux, car ils jugent souvent sans réflexion. Il ne m’était pas resté une goutte de sang ; j’étais déjà aux prises avec la mort ; il me semblait qu’ils me donnaient des coups sur les épaules. Sur ma vie, je ne me souviens pas avoir eu jamais si grand’peur ni m’être vu en telle position, bien que j’aie été assez longtemps dans les maisons des autres et dans des maisons où il y avait assez de peine. J’ai servi neuf ans les moines de Guadalupe, et mille fois nous nous sommes battus les uns les autres à coups de poing ; mais, en vérité, jamais je n’ai eu peur de mourir comme tout à l’heure.

Sempronio. Et moi, n’ai-je pas servi le curé de San-Miguel, l’hôtelier de la place et Mollejas le jardinier ? Je ne passais pas un jour sans me quereller avec des gens qui chassaient à coups de pierres les oiseaux qui étaient sur un grand peuplier que nous avions, ce qui causait du tort au potager. Mais Dieu te garde de te voir avec des armes, c’est là le vrai danger ; ce n’est pas en vain qu’on dit : « Chargé de fer, chargé de crainte. » Retourne, pars, c’est bien l’alguazil cette fois.

Mélibée. Seigneur Calixte, quel est ce tumulte dans la rue ? On dirait le bruit de gens qui fuient. Pour Dieu, prenez garde à vous, vous êtes en danger.

Calixte. Madame, ne craignez rien, j’ai pris toutes mes précautions. Ce seront sans doute mes gens : ce sont des fous ; ils désarmeront tous les passants ; quelqu’un les aura fuis sans doute.

Mélibée. Ceux que vous amenez sont-ils nombreux ?

Calixte. Non, rien que deux ; mais lors même qu’ils en auraient six contre eux, ils n’auraient pas grand’peine à leur ôter leurs armes et à les mettre en fuite, tant ils sont courageux. Ce sont gens choisis, madame, je ne m’éclaire pas d’un feu de paille. Si ce n’était à cause de votre honneur, ils mettraient cette porte en pièces, et, si on nous entendait, ils nous délivreraient, vous et moi, des gens de votre père.

Mélibée. Oh ! pour Dieu ! n’entreprenez pas une pareille chose ! J’ai grand plaisir que vous soyez accompagné de gens aussi fidèles ; il est bien employé le pain que mangent d’aussi braves serviteurs. Par amour pour moi, seigneur, puisque la nature a bien voulu leur faire une telle grâce, qu’ils soient bien traités et bien récompensés par vous ; faites qu’ils vous gardent le secret en toutes choses ; lorsque vous aurez à corriger leurs fautes, soyez bienveillant avec eux aussitôt le châtiment ; il faut éviter de trop contraindre les cœurs généreux ; leur zèle s’éteint s’ils ne sont pas quelquefois traités avec indulgence.

Parmeno. Hé, hé ! seigneur, retirez-vous promptement, il vient un grand nombre de gens avec des torches ; vous serez vu et reconnu ; vous ne pouvez vous cacher ici.

Calixte. Ô malheureux que je suis ! Je suis obligé, madame, de me séparer de vous. La crainte de la mort a moins de puissance sur moi que le soin de votre honneur. Puisqu’il faut vous quitter, que les anges restent près de vous ! Je viendrai par le verger, comme vous me l’avez prescrit.

Mélibée. Qu’il en soit ainsi ! Dieu vous conduise !

Plebère. Madame ma femme, dors-tu ?

Alisa. Non, seigneur.

Plebère. N’entends-tu pas du bruit dans la chambre de ta fille ?

Alisa. Oui, je l’entends. Mélibée ! Mélibée !

Plebère. Elle ne t’entend pas, j’appellerai plus fort. Mélibée, ma fille !

Mélibée. Seigneur ?

Plebère. Qui donc marche et fait du bruit dans ta chambre ?

Mélibée. Seigneur, c’est Lucrèce ; elle est sortie pour m’aller chercher un verre d’eau, j’avais soif.

Plebère. Dors, ma fille ; je pensais que c’était autre chose.

Lucrèce. Il a fallu peu de bruit pour les réveiller ; c’est la crainte qui les fait parler.

Mélibée. Il n’y a animal si doux qui ne devienne furieux par amour ou par crainte pour ses petits. Que feraient-ils s’ils savaient que je suis réellement sortie !


Calixte. Fermez cette porte, enfants, et toi, Parmeno, porte un flambeau dans ma chambre.

Sempronio. Seigneur, vous ferez mieux de vous reposer et de dormir jusqu’au jour.

Calixte. Tu as raison, j’en ai bien besoin. Eh bien ! Parmeno, que te semble de cette vieille, dont tu me disais tant de mal ? Vois-tu quelle œuvre est sortie de ses mains ? Qu’aurions-nous fait sans elle ?

Parmeno. Je ne ressentais pas vos angoisses, je ne connaissais ni la gentillesse ni le mérite de Mélibée, je n’ai donc aucun tort. Je savais par cœur Célestine et ses artifices, je vous en avertissais parce que vous êtes mon maître ; mais il me semble maintenant qu’elle est tout autre, elle est entièrement changée.

Calixte. Comment changée ?

Parmeno. À un tel point que, si je ne l’eusse pas vu, je ne le croirais pas. C’est aussi vrai que vous vivez.

Calixte. Avez-vous entendu ce qui s’est passé entre ma dame et moi ? Que faisiez-vous ? Aviez-vous peur ?

Sempronio. Peur, seigneur ? Quoi donc ! En vérité, le monde entier ne saurait y parvenir. Vous en chercherez ailleurs, des peureux ; nous étions là à vous attendre, fort bien disposés et les armes à la main.

Calixte. Avez-vous dormi un peu ?

Sempronio. Dormir, seigneur ? On vous en souhaite, des dormeurs ; pas un instant je ne me suis assis et je n’ai joint les talons en vérité ; je regardais de tous côtés afin que, si j’apercevais quelqu’un, je pusse m’élancer et faire tout ce que mes forces m’auraient permis. Parmeno lui-même, bien que jusqu’à ce jour il n’ait guère paru vous servir de bon gré, fut aussi joyeux quand il aperçut les gens qui portaient les torches, que le loup quand il sent la poussière des troupeaux : il voulait les leur arracher ; mais il se contint quand il vit qu’ils étaient plusieurs.

Calixte. N’en sois pas surpris, la hardiesse est dans sa nature ; il l’eût fait lors même que ce n’eût pas été pour moi, parce que les hommes comme lui ne peuvent agir contre leurs habitudes. Bien que le renard change de poil, il ne change pas de naturel99. Aussi ai-je parlé de vous à ma dame Mélibée, et lui ai-je dit combien j’étais en sûreté avec votre aide et votre garde. Enfants, je vous en sais bon gré, priez Dieu pour ma santé ; je récompenserai dignement vos bons services. Allez avec Dieu et reposez-vous.


Parmeno. Où irons-nous, Sempronio ? Au lit pour dormir ou à la cuisine pour déjeuner ?

Sempronio. Va où tu voudras ; mais avant le jour je veux aller chez Célestine chercher ma part de la chaîne ; c’est une vieille carogne ; je ne veux pas lui donner le temps d’inventer quelque défaite pour nous en frustrer.

Parmeno. Tu as raison, je l’avais oublié ; allons-y tous deux, et si elle veut en essayer, épouvantons-la de manière qu’elle s’en repente. En affaires d’argent, il n’y a pas d’amitié.

Sempronio. Chut, chut ! tais-toi, elle dort près de cette fenêtre. Tac, tac. Dame Célestine, ouvre-nous.

Célestine. Qui frappe ?

Sempronio. Ouvre, ce sont tes fils.

Célestine. Je n’ai pas de fils qui courent à pareille heure.

Sempronio. Ouvre-nous, à Parmeno et à Sempronio ; nous venons ici pour déjeuner avec toi.


Célestine. Oh ! les fous, les étourdis ! Entrez, entrez ; que venez-vous faire à cette heure ? Il fait jour à peine. Qu’avez-vous fait ? Que vous est-il arrivé ? Calixte a-t-il perdu l’espérance ? L’a-t-il conservée ? Comment est-il ?

Sempronio. Comment, mère ? sans nous déjà son âme serait à chercher un repos éternel. Si on pouvait évaluer l’obligation qu’il nous a, son bien ne suffirait pas pour payer cette dette, si toutefois il est vrai, comme on le dit, que la vie et la personne sont de plus de valeur qu’aucune chose de ce monde.

Célestine. Jésus ! dans quelle position vous êtes-vous donc trouvés ? Conte-le-moi, pour Dieu !

Sempronio. Une position telle que, sur ma vie, le Sang me bout dans le corps rien qu’à y penser.

Célestine. Calme-toi, pour Dieu ! et dis-le-moi.

Parmeno. Tu lui demandes beaucoup, tant nous sommes troublés et fatigués de la colère que nous avons ressentie. Tu ferais mieux de nous préparer à déjeuner, à lui et à moi ; peut-être l’agitation qui nous possède se calmerait-elle un peu ; mais je t’assure que je ne voudrais pas rencontrer un homme qui demandât la paix. Mon bonheur serait en ce moment de trouver quelqu’un sur qui faire passer ma colère, car je n’ai pu me venger de ceux qui l’ont causée, tant ils ont fui rapidement.

Célestine. La fièvre me tue si je ne suis pas tout effrayée de te voir aussi furieux ; je crois que tu t’amuses. Dis-moi, Sempronio, sur ma vie, que vous est-il arrivé ?

Sempronio. Pour Dieu, je n’ai pas ma raison, je suis désespéré ; mais cependant avec toi il faut calmer la colère et agir autrement qu’avec des hommes. Jamais je n’ai su faire étalage de ma force avec ceux qui ne peuvent rien. J’ai, ma mère, toutes mes armes en morceaux, ma rondache sans cercle, mon épée comme une scie ; mon casque, tout bossué, est là dans ma capuche ; je n’ai plus de quoi sortir avec mon maître lorsqu’il aura besoin de moi, et il est convenu qu’on se reverra la nuit prochaine dans le verger ; mais puis-je en acheter d’autres ? Je pourrais tomber mort faute d’un maravédis.

Célestine. Demande-le à ton maître, puisque cela a été perdu et brisé à son service. Tu sais bien qu’il est homme à le faire à l’instant ; il n’est pas de ceux qui disent : « Vis avec moi et cherche qui te soutienne. » Il est si généreux qu’il te donnera plus encore qu’il ne te faut.

Sempronio. Ah ! Parmeno a aussi perdu les siens : à ce compte tout son bien s’en ira en armes. Comment veux-tu qu’on soit assez importun pour lui demander plus qu’il ne fait de son propre gré, ce qui suffit grandement ? Qu’on ne dise pas de moi que lorsqu’on me donne un pied j’en prends quatre. Il nous a donné les cent écus, il nous a ensuite donné la chaîne : après trois secousses pareilles il ne lui resterait plus de cire dans l’oreille100. Cette affaire lui coûtera cher ; contentons-nous du raisonnable, ne perdons pas tout pour vouloir plus que de raison, car qui trop embrasse mal étreint.

Célestine, à part. Il est gracieux, l’âne ! (Haut.) Par ma vieillesse, si nous venions de manger, je dirais que nous sommes tous trop pleins. Es-tu dans ton bon sens, Sempronio ? Qu’y a-t-il de commun entre tes récompenses et mon salaire, entre tes gages et mes bénéfices ? Suis-je obligée de payer vos armes, de vous donner ce qui vous manque ? Qu’on me tue, en vérité, si tu ne t’es pas laissé prendre à une petite parole que je te dis l’autre jour, en venant par la rue, que tout ce que j’avais était à toi, et que tant que je le pourrais, avec toute mon impuissance, jamais je ne te manquerais, et que si Dieu me donnait une bonne main101 avec ton maître, tu n’y perdrais rien. Tu sais bien, Sempronio, que ces offres, ces paroles de bonne amitié n’obligent à rien ; si tout ce qui reluit était or, l’or vaudrait beaucoup moins102. Dis-moi, Sempronio, sais-je bien lire dans ton cœur ? Tu peux voir que, bien que je sois vieille, je devine ce que tu penses. En vérité, mon fils, j’ai un bien grand chagrin, je suis près de perdre l’âme de dépit. Quand je revins de chez ton maître, je donnai à cette folle d’Élicie, pour qu’elle s’amusât un peu, la petite chaîne que j’apportais, et elle ne peut plus se rappeler où elle l’a mise. Toute la nuit, ni elle ni moi n’avons un instant dormi de chagrin, non pour la valeur de la chaîne, qui n’était pas bien grande, mais par dépit de cette maladresse et de mon mauvais sort. Quelques-unes de mes connaissances et des habitués sont venus vers ce moment-là, je crains qu’ils ne l’aient emportée en disant : « Si tu m’as vu, moque-toi de moi, etc.103. »

Il est, mes enfants, une question que je veux éclaircir avec vous. Si votre maître m’a donné quelque chose, vous devez bien croire que c’est à moi ; je n’ai pas demandé ma part de la tunique de brocart et je ne la réclame pas. Servons-le tous, à tous il donnera selon les mérites de chacun. S’il m’a donné quelque chose, à moi, j’ai joué deux fois ma vie pour lui ; j’ai usé plus que vous de souliers et d’effets à son service. Vous devez bien penser, mes enfants, que tout cela me coûte de l’argent ; je n’ai pas non plus acquis mon savoir sans peine. La mère de Parmeno, Dieu veuille avoir son âme ! pourrait bien en être témoin. Ce que j’ai, je l’ai gagné ; ce que Calixte vous doit, c’est à vous qu’il le donnera ; tout cela était pour moi peine et devoir, pour vous plaisir et passe-temps. Aussi n’avez-vous pas droit, pour vous être amusés, à la récompense que j’ai acquise en travaillant. Toutefois, malgré ce que je vous dis, si ma chaîne se retrouve, ne me refusez pas d’accepter chacun une paire de chausses écarlates, c’est le vêtement qui va le mieux aux jeunes gens. Si vous n’accueillez pas mon offre, je me tairai sur ma perte ; ce que j’en fais est de bonne amitié. Vous devriez voir avec plaisir que j’eusse plutôt qu’une autre le bénéfice de cette affaire ; ce serait agir contre vos intérêts que ne pas en être contents.

Sempronio. Ce n’est pas la première fois que j’ai remarqué à quel excès est poussé chez la vieillesse ce vice de cupidité ; quand elle est pauvre, elle est généreuse ; quand elle est riche, elle est avare. La cupidité s’accroît à mesure qu’on acquiert, la pauvreté s’augmente à mesure qu’on devient cupide. Rien n’appauvrit l’avare comme la richesse. Ô Dieu ! comme les besoins naissent avec l’abondance ! Cette vieille me disait de prendre pour moi, si je le voulais, tout le profit de cette affaire ; elle pensait alors que ce serait peu de chose ; maintenant qu’il dépasse ses espérances, elle ne veut rien donner, pour se montrer fidèle à cette maxime des enfants : « Du peu tu auras peu, de beaucoup rien. »

Parmeno. Qu’elle te donne ce qu’elle a promis, ou bien nous prendrons tout. Je te disais bien ce qu’était cette vieille ; si tu avais voulu me croire…

Célestine. Si vous êtes en colère par votre faute, par celle de votre maître ou par la perte de vos armes, ne m’en rendez pas victime ; je sais bien d’où vous vient tout cela, je devine de quel pied vous clochez. Ce n’est pas que vous ayez besoin de ce que vous demandez ou qu’il y ait chez vous grande cupidité, mais vous pensez que je veux vous retenir toute votre vie avec Élicie et Areusa, sans vous en procurer d’autres. Cessez ces menaces intéressées, renoncez à ces violences à propos de partage et taisez-vous ; celle qui a su vous faire avoir ces deux femmes vous en donnera dix autres, maintenant surtout que vous avez plus de connaissances, plus de bon sens et plus de mérite. Que Parmeno dise si je sais tenir ce que je promets en pareil cas. Parle, parle, ne crains pas de raconter ce que nous avons fait quand l’autre se plaignait du mal de mère.

Sempronio. Qu’il y aille et qu’il mette bas ses chausses s’il en a envie ; moi, je ne m’occupe pas de ce que tu penses. Ne réponds pas à ce que nous te demandons par des plaisanteries ; avec ce lévrier, si je le puis, tu ne prendras pas d’autres lièvres. Laisse là ces discours avec moi, c’est peine perdue d’agacer les vieux chiens. Donne-nous les deux parts que tu as reçues de Calixte pour notre compte, ne nous force pas à découvrir qui tu es. À d’autres, à d’autres, avec ces cajoleries, la vieille !

Célestine. Qui je suis, Sempronio ? Veux-tu me chasser de mon métier ? Retiens ta langue, n’insulte pas mes cheveux blancs ; je suis une vieille comme Dieu l’a voulu, je ne suis pas pire que les autres. Je vis de mon état, comme chaque artisan du sien, très-convenablement. Je ne recherche pas celui qui ne m’aime pas ; on vient me prendre chez moi ; c’est chez moi qu’on me prie. Dieu sait si je vis bien ou mal, il lit dans mon cœur. Ne me prends pas pour but de ta colère, il y a une égale justice pour tous. On voudra bien m’entendre, quoique je sois femme, et on saura bien vous punir. Laissez-moi chez moi avec ma fortune, et toi, Parmeno, ne pense pas que je sois ton esclave parce que tu connais mes secrets, ma vie passée, et ce qui nous arriva à ta malheureuse mère et à moi. Elle aussi me maltraitait quand il plaisait à Dieu.

Parmeno. Ne me fais pas gonfler le nez avec ces souvenirs104 et prends garde que je ne t’envoie la rejoindre quelque part où tu te plaindras tout à ton aise.

Célestine. Élicie ! Élicie ! lève-toi de ce lit, donne-moi vite ma mante, par tous les saints du paradis ! je veux aller crier comme une folle après la justice. Qu’est-ce que cela ? Que signifient ces menaces dans ma maison ? Vous voulez faire les forts et les braves avec une douce brebis ! avec une pauvre poule ! avec une vieille de soixante ans ! Allez, allez, essayez votre colère contre des hommes comme vous, contre ceux qui ceignent l’épée ; mais non pas contre ma frêle quenouille. C’est preuve de grande lâcheté qu’attaquer plus petit et plus faible que soi ; les mauvaises mouches ne piquent jamais que les bœufs maigres et débiles ; les roquets n’aboient avec fureur que contre les pauvres vagabonds. Si celle qui est là dans ce lit avait voulu me croire, jamais cette maison ne resterait la nuit sans un homme, notre sommeil ne serait pas inquiet et agité. Mais pour t’être agréable, pour te rester fidèle, nous supportons cette solitude. Vous voyez que nous sommes des femmes, vous parlez haut et vous demandez des choses injustes, ce que vous ne feriez pas si vous saviez un homme dans la maison ; car on dit : « Un méchant adversaire calme promptement la colère et la fureur. »

Sempronio. Ô vieille avare ! morte de soif d’argent, ne peux-tu te contenter du tiers du profit ?

Célestine. Quel tiers ? Va-t’en de ma maison, toi et cet autre, et Dieu vous conduise ! Ne criez pas, n’attirez pas le voisinage, ne me mettez pas hors de moi ; prenez garde de rendre publics les secrets de Calixte et les vôtres.

Sempronio. Parle, crie, tu tiendras ta promesse, ou tu cesseras de vivre aujourd’hui.

Élicie. Pour Dieu, laisse là ton épée. Retiens-le, Parmeno, retiens-le, que ce fou n’aille pas la tuer.

Célestine. Justice ! justice ! mes voisins, justice ! ces brigands me tuent dans ma maison !

Sempronio. Brigands ! que dis-tu ? Attends, maîtresse sorcière, je vais t’envoyer porter des lettres en enfer.

Célestine. Ah ! ah ! il m’a tuée ! Ah ! ah ! confession !

Parmeno. Frappe, frappe, achève-la, puisque tu l’as commencée ; on nous entendra. Qu’elle meure, qu’elle meure ! le moins d’ennemis possible !

Célestine. Confession !

Élicie. Ô cruels ennemis ! vous voilà dans une triste position. Pourquoi avez-vous agi de la sorte ? Ma mère est morte et avec elle tout mon bien.

Sempronio. Fuis, fuis, Parmeno, il s’assemble beaucoup de monde. Prends garde, prends garde, voici l’alguazil.

Parmeno. Ah ! pécheur que je suis ! je ne sais comment fuir, la porte est prise.

Sempronio. Sautons par la fenêtre, ne restons pas au pouvoir de la justice.

Parmeno. Saute, je te suis.



98, page 162. — Tomar calzas de Villadiego, ou plus simplement : tomar las de Villadiego. « Prendre les chausses de Villadiego. » Parmeno répond : « Je porte des chausses et même des brodequins du lieu que tu dis. » Ce passage ne pouvait être traduit littéralement.

99, page 172.

Voyez le vieux renard, toujours renard demeure,
Bien qu’il change de poil, de place et de demeure.

(Vieux dicton populaire.)

100, page 174. — Expression familière : Ne plus rien posséder, être réduit à rien, être à sec.

101, page 175. — Buena manderecha, littéralement : une bonne main droite ; vieux mot du style figuré.

102, page 175.

Ni todo lo que parece oro
Es mas que la aparencia.
(Proverbios morales de Alonzo de Barros.)

103, page 175. — Vieux dicton populaire dont je n’ai pu trouver le complément. Nous avons l’analogue dans le langage vulgaire : « Ni vu ni… »

104, page 178. — Expression familière : Ne m’irrite pas, ne lasse pas ma patience.