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La Célestine/Acte 11

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La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. 153-159).


ACTE ONZIÈME


Argument : Célestine, après avoir quitté Mélibée, s’en va seule dans la rue en parlant. Elle aperçoit Sempronio et Parmeno qui vont chercher leur maître à la Madeleine. Sempronio cause avec Calixte, Célestine les rejoint ; ils vont ensemble chez Calixte. Célestine lui raconte ce qui lui est arrivé et le résultat de son entrevue avec Mélibée. Pendant qu’ils discourent ensemble, Parmeno et Sempronio causent entre eux. Célestine prend congé de Calixte, elle se rend cher elle, frappe à la porte, Élicie vient ouvrir ; elles soupent et vont se coucher.


CÉLESTINE, SEMPRONIO, CALIXTE, PARMENO.

Célestine. Ah Dieu ! Arriverai-je à la maison ainsi chargée de joie ? J’aperçois Parmeno et Sempronio qui vont à la Madeleine, je vais les suivre : si nous trouvons Calixte, nous irons ensemble chez lui et je lui demanderai les étrennes de la grande nouvelle que je lui porte.


Sempronio. Seigneur, remarquez que la longue séance que vous faites ici fait causer tout le monde ; évitez, pour Dieu ! d’être traîné sur les langues ; on appelle hypocrite l’homme par trop dévot. Que va-t-on dire de vous ? Que vous êtes un rongeur de saints94. Si vous avez une passion, souffrez-la chez vous, faites que la terre ne le sente. Ne laissez pas deviner votre peine aux étrangers, puisque le tambour est en des mains qui sauront bien le faire résonner.

Calixte. En quelles mains ?

Sempronio. En celles de Célestine.

Célestine. Que dites-vous de Célestine ? Que dites-vous de cette esclave de Calixte ? Je vous suis depuis le bout de la rue de l’Archidiacre, et je ne puis parvenir à vous atteindre avec mes diables de jupons.

Calixte. Ô joyau du monde ! secours de mes passions ! miroir de ma vue ! Mon cœur se réjouit en ton honorable présence, à la vue de ta noble vieillesse. Dis-moi, qui t’amène ? Quelle nouvelle apportes-tu ? Je te vois toute joyeuse, et je ne sais où est ma vie.

Célestine. Sur ma langue.

Calixte. Que dis-tu, ma gloire et mon repos ? Explique-moi clairement ce que tu dis.

Calixte. Sortons de l’église, seigneur, et d’ici à votre maison je vous conterai quelque chose qui vous réjouira, j’en suis certaine.

Parmeno, à part. La vieille vient bien à l’aise, frère, elle doit avoir recueilli quelque chose.

Sempronio. Écoute.

Célestine. Aujourd’hui, tout le jour, seigneur, je me suis occupée de votre affaire et j’ai laissé s’en perdre d’autres qui me suffisaient. Je mécontente bien des gens pour vous satisfaire, j’ai plus négligé de bénéfices que vous ne pensez ; mais tout cela est un bien, puisque j’apporte un si bon résultat. Écoutez-moi, peu de mots me suffiront, je suis chiche de paroles. Je mets Mélibée à votre disposition.

Calixte. Qu’entends-je !

Célestine. Qu’elle est plus à vous qu’à elle-même ; elle est plus à vos ordres et à votre volonté qu’à ceux de Plebère, son père.

Calixte. Parle sérieusement, bonne vieille ; ne dis pas de pareilles choses, ces garçons te traiteraient de folle. Mélibée est ma dame, Mélibée est mon désir, Mélibée est ma vie, je suis son captif, son esclave.

Sempronio. Seigneur, le peu de confiance que vous avez en vous-même, le peu de cas que vous faites de vous, le peu d’estime que vous vous portez, vous font dire des choses qui nuisent à votre raison. Vous ennuyez tout le monde en divaguant de la sorte. De quoi vous étonnez-vous ? Donnez-lui quelque chose pour sa peine, vous ferez mieux ; c’est là ce qu’attendent ses paroles.

Calixte. Tu as raison. Ma mère, je suis convaincu que mes faibles dons ne parviendront jamais à payer tes soins et tes services. En place de mante et de robe, dont les ouvriers auraient pris leur part, reçois cette petite chaîne, mets-la à ton cou et achève ton récit et mon bonheur.

Parmeno, à part. Il appelle cela une petite chaîne, ne l’entends-tu pas, Sempronio ? La dépense lui coûte peu ; je te certifie qu’aujourd’hui je ne donnerais pas ma part pour un demi-marc d’or, pour peu que la vieille partage.

Sempronio. Notre maître va t’entendre, il nous faudra l’apaiser et toi te guérir, tant il va être ennuyé de tes murmures continuels. Par amitié pour moi, frère, écoute et tais-toi ; Dieu t’a donné pour cela deux oreilles et rien qu’une langue95.

Parmeno. Le diable les écoute. Le voilà pendu à la bouche de la vieille, sourd, muet et aveugle ; il est comme un corps sans âme ; à tel point que si nous lui faisons la figue, il va dire que nous levons les mains au ciel, et que nous prions pour le succès de ses amours.

Sempronio. Tais-toi, silence ! écoute bien Célestine ; en conscience, elle mérite tout et plus qu’il ne lui donne ; elle parle bien.

Célestine. Seigneur Calixte, vous avez agi avec beaucoup de libéralité envers une pauvre vieille comme je suis ; mais comme tout don ou cadeau se juge grand ou petit selon celui qui le donne, je ne puis parler de mon peu de mérite, que vos largesses surpassent en qualité et en quantité, mais de votre magnificence, près de laquelle il n’est rien. En retour de cette immense générosité, je vous rends votre santé, qui était perdue, votre cœur, qui s’en allait, votre raison, qui s’altérait. Mélibée souffre pour vous plus que vous ne souffrez pour elle ; Mélibée vous aime et désire vous voir ; Mélibée pense plus souvent à vous qu’à elle-même ; voilà ce qu’elle regarde comme sa liberté, voilà comment elle apaise ce feu qui la dévore plus que vous.

Calixte. Amis, suis-je bien ici ? Mes amis, entends-je bien réellement tout cela ? Mes amis, suis-je bien éveillé ? est-il jour ou nuit ? Ô mon Dieu ! Père céleste, je t’en conjure, que tout cela ne soit pas un songe !… je suis bien éveillé. Si tu veux rire, mère, si tu veux me payer en paroles, ne crains rien, dis la vérité ; tes démarches méritent plus encore que ce que tu as reçu de moi.

Célestine. Jamais un cœur tourmenté par le désir n’accepte une bonne nouvelle comme positive, ni une mauvaise nouvelle comme douteuse ; vous pourrez vous assurer toutefois si je plaisante ou non en allant cette nuit (ainsi qu’il est convenu avec elle), quand l’horloge sonnera minuit, lui parler entre les portes de sa maison ; elle vous dira mieux que moi comment j’ai agi pour vous, quel est son désir, l’amour qu’elle vous porte et ce qui l’a causé.

Calixte. Bien, bien, est-il possible que j’entende une telle chose ? Se peut-il qu’un semblable bonheur m’advienne ? Je mourrai d’ici là ; je ne suis pas digne d’une telle gloire, je ne mérite pas une pareille récompense, je ne suis pas digne de parler à une telle dame, quoique ce soit de son gré.

Célestine. Je l’ai toujours entendu dire, il est plus difficile de supporter la prospérité que l’adversité ; l’une peut avoir sa consolation, mais l’autre ne laisse pas de repos. Comment, seigneur Calixte, vous ne considérez pas qui vous êtes, vous ne voyez pas le temps que vous avez perdu à la servir, vous ne voyez pas à qui vous avez confié vos affaires ? Jusqu’à ce moment vous avez désespéré de l’obtenir, vous vous désoliez, et maintenant que je vous atteste que vous êtes à la fin de votre peine, vous voulez mettre fin à votre vie ? Voyez donc, seigneur, Célestine est pour vous ; bien qu’il vous manque toutes les qualités requises chez un amoureux, elle vous donnerait pour le plus parfait galant du monde, elle aplanirait les rochers sous vos pas, elle vous ferait traverser à pied sec le torrent le plus rapide. Vous ne savez pas à qui vous donnez votre argent.

Calixte. Prends garde, mère, à ce que tu me dis : elle y viendra de bon gré ?

Célestine. Et même à genoux.

Sempronio. Pourvu que ce ne soit pas une ruse pour nous avoir tous sous la main… Fais attention, mère, c’est ainsi qu’on enveloppe de pain la mort aux rats, afin que le goût ne la devine pas.

Parmeno. Je ne t’ai jamais entendu dire meilleure chose. Je me sens naître bien des soupçons sur la subite conversion de cette dame et sur sa prompte obéissance aux volontés de Célestine ; elle veut nous amuser avec ses paroles douces et bienveillantes, comme font ceux d’Égypte, qui voient d’un côté, pendant que de l’autre ils occupent leurs dupes en leur lisant dans les mains. En vérité, mère, on venge bien des injures avec des flatteries. Le bœuf artificiel avec ses sonnailles conduit les perdrix jusque dans les filets96 ; le chant de la sirène séduit par sa douceur les marins trop confiants. Je crois que de même Mélibée, avec son affabilité, avec ce consentement si rapide, voudrait prendre à son aise une poignée d’entre nous, purger son innocence avec l’honneur de Calixte et notre mort. De même que l’agneau tète au hasard sa mère où toute autre brebis, de même celle-ci prendra en toute sûreté vengeance de Calixte sur nous tous ; avec le grand nombre de gens dont elle dispose, elle pourra saisir pères et petits d’une seule nichée, et toi tu te gratteras la panse au coin du feu en disant : « Celui qui carillonne est en sûreté dans le clocher97. »

Calixte. Taisez-vous, coquins, fous, soupçonneux ! il semble que vous vouliez nous faire croire que les anges savent faire le mal. Mélibée est un ange déguisé qui vit parmi nous.

Sempronio, à part. Tu reviens à tes hérésies ? (Haut.) Écoute-le, Parmeno, ne t’inquiète de rien ; s’il est pris, il le payera double ; nous autres, nous avons de bons pieds.

Célestine. Seigneur, vous seul raisonnez sagement ; vous, mes enfants, vous vous laissez aller à de vains soupçons. J’ai fait tout ce qui dépendait de moi, je vous laisse joyeux ; Dieu vous aide et vous guide ! je pars fort contente. Si je vous suis nécessaire pour cela ou pour autre chose, je suis toute prête à vous servir.

Parmeno, à part. Hi, hi, hi !

Sempronio.. De quoi ris-tu, sur ta vie ?

Parmeno. De l’empressement de la vieille à s’en al1er ; elle ne voit pas venir assez tôt le moment d’emporter la chaîne ; elle ne peut croire encore qu’elle lui appartienne ni qu’on la lui ait réellement donnée ; elle ne se trouve pas plus digne d’un tel don que Calixte ne croit l’être de Mélibée.

Sempronio. Que veux-tu que fasse autrement cette vieille drôlesse, cette indigne maquerelle, qui sait et devine tout ce que nous pensons, et refait sept virginités pour deux écus ? Elle se voit chargée d’or et se hâte de se mettre en sûreté avec son butin, dans la crainte qu’on ne le lui reprenne. Elle a fait maintenant tout ce qu’on voulait d’elle. Mais qu’elle prenne garde au diable, et qu’elle fasse de telle sorte qu’au moment du partage nous ne lui arrachions pas l’âme.

Calixte. Dieu t’accompagne, mère ! je veux dormir et me reposer un instant pour satisfaire aux nuits passées, et m’acquitter d’avance avec celle qui vient.


Célestine. Tac, tac, tac.

Élicie. Qui frappe ?

Célestine. Ouvre, ma fille Élicie.

Élicie. Pourquoi viens-tu si tard ? Vieille comme tu es, tu ne devrais pas agir ainsi ; tu trébucheras, tu tomberas et te tueras.

Célestine. Je n’en crains rien, j’examine le jour le chemin que je dois suivre la nuit ; je ne prends jamais le haut de la rue, mais bien le milieu de la chaussée, car on dit : « Qui va le long des murs n’est pas en sûreté ; et qui va par la plaine n’a rien à redouter. » J’aime mieux salir mes souliers dans la boue que recevoir une pierre sur la tête. Mais tu n’as pas de chagrin ici ?

Élicie. Pourquoi en aurais-je ?

Célestine. Parce que la compagnie que je t’ai laissée est partie, et que tu es restée seule.

Élicie. Quatre heures se sont passées depuis ; je n’y pensais déjà plus.

Célestine. Plus tôt ils t’auront quittée, plus tu auras ressenti de peine. Mais laissons là leur départ et mon retard, occupons-nous de souper et de dormir.



94, page 153. — Un roe-santos, un roe-altares, expressions familières pour dire un bigot, un faux dévot.

95, page 155. — Caton le Censeur a dit le premier :

Os unum Natura duas formavit et aures
Ut plus audiret quam loqueretur homo.

Nabi-Effendi, poëte turc très-estimé, écrivait à la fin du xviie siècle :

« La nature, qui ne nous a donné qu’un seul organe pour

la parole, nous en a donné deux pour l’ouïe, afin de nous apprendre qu’il faut plus écouter que parler. »

96, page 157. — Certain livre intitulé l’Aviceptologie française et quelques ouvrages sur la chasse nous apprennent qu’au temps ou les perdrix abondaient dans nos campagnes, le bœuf artificiel était un moyen fort usité pour les pousser dans les pièges. Le chasseur occupait debout la partie antérieure de l’appareil, fabriqué en carton et en toile peinte ; la partie postérieure, c’est-à-dire le ventre et le train de derrière, était suspendue sur ses épaules au moyen de bretelles.

97, page 157. — Notre proverbe français : « Les conseilleurs ne sont pas les payeurs » a le même sens.