La Célestine/Acte 18

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La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. 213-218).


ACTE DIX-HUITIÈME


Argument : Élicie, sur le conseil d’Areusa, s’occupe de réconcilier sa cousine et Centurion. Elles vont ensemble chez Centurion et le prient de venger les morts sur Calixte et Mélibée ; il s’y engage en leur présence. Et comme il est naturel à de pareils hommes de ne pas faire ce qu’ils promettent, il s’en dispense, comme on le verra par la suite.


ÉLICIE, CENTURION, AREUSA.

Élicie. Y a-t-il quelqu’un ici ?

Centurion. Garçon, cours, tu verras qui ose entrer sans frapper à la porte. Reviens, j’ai vu qui c’est. Ne vous couvrez pas avec votre manteau, madame, vous pouvez bien ne pas vous cacher ; quand j’ai vu entrer Élicie, j’ai pensé qu’elle ne pouvait amener avec elle mauvaise compagnie ; sa présence m’annonce une nouvelle plutôt agréable que pénible.

Areusa. N’entrons pas ici. Sur ma vie, le coquin fait déjà le fier ; il s’imagine que je viens le prier ; il sera plus heureux avec des femmes effrontées comme lui qu’avec nous. Retournons, au nom de Dieu ! je meurs d’effroi de voir une figure aussi laide. Crois-tu, sœur, que tu me fasses faire d’agréables stations et qu’il soit louable de venir de vêpres pour voir cette ignoble figure ?

Élicie. Reviens, mon amour, ne t’en va pas, sinon tu laisseras dans mes mains la moitié de ton manteau.

Centurion. Retenez-la, pour Dieu ! madame, retenez-la, qu’elle ne vous échappe pas.

Élicie. Ce que tu me dis m’étonne, cousine ; quel est l’homme, quelque fou, quelque désagréable qu’il soit, qui ne soit joyeux d’être visité, surtout par des femmes ? Approchez ici, seigneur Centurion ; sur mon âme ! il faut qu’elle vous embrasse, je payerai une collation.

Areusa. Puissé-je le voir au pouvoir de la justice, mourir de la main de ses ennemis, plutôt que de lui donner une telle satisfaction ! C’est bien, il a rompu avec moi pour le reste de sa vie. Qu’ai-je donc fait de mal pour être forcée de voir et d’embrasser un si méchant ennemi ? Lorsque je lui ai demandé l’autre jour d’aller à une journée d’ici, il s’agissait de ma vie ; pourquoi n’a-t-il pas voulu ?

Centurion. Ordonne-moi, ma reine, une chose que je sache faire, une chose qui soit de mon métier, un défi contre trois hommes, et plus s’il s’en présente : je ne reculerai pas par amour pour toi. Tuer un homme, couper une jambe ou un bras, balafrer la figure de quelque femme qui voudra s’égaler à toi, de telles choses seront faites avant d’être commandées. Ne me demande pas de faire du chemin ni de te donner de l’argent, car tu sais bien qu’il ne dure pas longtemps avec moi : je sauterais trois fois sans qu’il me tombe un maravédis. Personne ne donne ce qu’il n’a pas ; dans la maison où je vis, le pilon peut frapper partout sans rien rencontrer. Les meubles que j’ai, c’est le mobilier de la frontière, une cruche égueulée, une broche sans pointe ; le lit où je me couche est formé de cercles de boucliers, un morceau de cotte de mailles brisées pour matelas, un sac à dés pour oreiller ; et lors même que je voudrais offrir une collation, je n’ai rien à mettre en gage que cette cape déchirée que j’ai sur les épaules.

Élicie. En vérité, ce qu’il dit me fait grand plaisir : il t’obéit comme un saint, il te parle comme un ange, il se rend à toute raison ; que lui demandes-tu de plus ? Sur ma vie, parle-lui, laisse là ta colère, puisqu’il s’offre à toi de si bon gré.

Centurion. Je m’offre, tu dis, madame ? Je te jure par le saint martyrologe, depuis A jusqu’à Z (le bras me tremble de ce que je veux faire pour elle), que je pense sans cesse à la rendre contente, et jamais je n’y parviens. La nuit dernière je rêvais que je joutais dans un défi pour son service contre quatre hommes qu’elle connaît bien et que j’en tuais un ; les autres s’enfuirent ; celui qui s’en alla en meilleur état laissa son bras gauche à mes pieds. Or je ferai bien mieux de jour et éveillé, quand je trouverai quelqu’un sur ses talons.

Areusa. Puisque je te tiens ici, nous voilà à bonne occasion ; je te pardonne, à la condition que tu me vengeras d’un cavalier nommé Calixte, qui nous a offensées, moi et ma cousine.

Centurion. Oh ! je ne veux pas de condition ; dis-moi tout de suite s’il est confessé.

Areusa. Ne t’inquiète pas de son âme.

Centurion. Puisqu’il en est ainsi, envoyons-le dîner en enfer sans confession.

Areusa. Écoute, ne m’interromps pas, tu l’expédieras cette nuit.

Centurion. Ne m’en dis pas davantage, j’ai ce qu’il me faut ; je sais toute l’histoire de ses amours, ceux qui sont morts à cause de lui et ce qui vous concernait là-dedans ; je sais où il va, à quelle heure et avec qui. Mais, dis-moi, combien sont ceux qui l’accompagnent ?

Areusa. Deux serviteurs.

Centurion. C’est une petite proie, mon épée trouvera là peu de pâture. Elle aura plus gras cette nuit dans une partie qui est concertée.

Areusa. Ce que tu en fais, c’est pour t’excuser ; à d’autres chiens pareil os122 ; ces détours ne valent rien avec moi : je veux voir si dire et faire mangent chez toi à la même table.

Centurion. Si mon épée disait ce qu’elle fait, le temps lui manquerait pour parler. Qui peuple le plus les cimetières, si ce n’est elle ? Qui enrichit les chirurgiens de la contrée ? Qui donne sans cesse de la besogne aux armuriers ? Qui brise la cotte de mailles la plus fine ? Qui se joue des boucliers de Barcelone ? Qui coupe en morceaux les morions de Calatayud, si ce n’est elle ? Elle fend les casques d’Almazan comme s’ils étaient des melons. Il y a vingt ans qu’elle me nourrit ; grâce à elle, je suis redouté des hommes et chéri des femmes, sinon de toi. C’est à cause d’elle qu’on donna à mon aïeul le nom de Centurion, qu’on appela mon père Centurion et que je me nomme Centurion.

Élicie. Mais que fit à tout cela cette épée pour qu’on donnât ce nom à ton aïeul ? Dis-moi, fut-il, par hasard, à cause d’elle, capitaine de cent hommes ?

Centurion. Non, mais il fut le soutien de cent femmes.

Areusa. Peu nous importe le lignage et les vieux exploits ; si tu veux faire ce que je te dis, décide-toi sans détour, car nous voulons nous en aller.

Centurion. Je désire la nuit plus impatiemment pour te satisfaire que tu ne l’attends pour te voir vengée. Afin que tout se fasse mieux à ta volonté, choisis quel genre de supplice tu veux que je lui inflige ; je te montrerai ici un répertoire qui contient sept cent soixante-dix espèces de mort ; tu verras laquelle te plaît le plus.

Élicie. Areusa, par amour pour moi, ne mets pas cette affaire entre les mains d’un homme aussi dur ; il vaut mieux attendre que scandaliser la ville, ce qui nous ferait plus de tort que ce qui s’est passé.

Areusa. Tais-toi, sœur. Dis-nous-en quelqu’une qui ne fasse pas trop d’éclat.

Centurion. Celles que j’emploie ces jours-ci et qui me sont le plus à la main sont des coups de plat d’épée sur les épaules sans verser de sang, ou des coups de pommeau, ou un revers adroit ; il en est que je pique comme crible à coups de poignard ; je les taillade, je leur donne de hardis coups d’estoc, des coups mortels. Un jour j’en ai assommé un à coups de bâton pour laisser reposer mon épée.

Élicie. Ne va pas plus loin, pour Dieu ! donne-lui des coups de bâton, châtie-le, mais ne le tue pas.

Centurion. Je jure par le saint corps des litanies qu’il n’est pas plus possible à mon bras droit de frapper sans tuer qu’au soleil d’interrompre ses courses accoutumées dans le ciel.

Areusa. Sœur, ne soyons pas pitoyables : qu’il fasse ce qu’il voudra, qu’il le tue à sa fantaisie. Que Mélibée pleure comme tu as fait, laissons-le. Centurion, ne manque pas à ce que nous te recommandons ; de quelque manière que ce soit, nous en serons bien aises ; veille à ce qu’il ne s’échappe pas sans rendre compte de sa faute.

Centurion. Mon Dieu, pardonne-lui s’il se sauve de moi autrement qu’en fuyant. Je me trouve fort heureux, ma reine, qu’il se soit présenté une occasion, bien que petite, de te faire connaître ce que je sais faire par amour pour toi.

Areusa. Que Dieu te donne une bonne main droite ! Je te recommande à lui, nous partons.

Centurion. Qu’il te guide et te donne plus de patience avec tes amis. (Seul.) Qu’elles aillent au diable, ces effrontées putains ! Il faut que je cherche maintenant comment je m’excuserai de ce que j’ai promis, de manière qu’elles pensent toutefois que j’ai mis zèle et diligence à exécuter leurs ordres ; il y aurait danger pour moi si elles venaient à m’accuser de négligence. Je vais faire le malade, mais à quoi bon ? Elles ne renonceront pas à leur projet quand je serai guéri. Si je dis que j’y suis allé et que je les ai fait fuir, elles me demanderont des preuves, qui ils étaient, combien ils étaient et je ne saurai pas répondre ; je suis perdu… Or donc quel parti prendrai-je pour m’acquitter envers elles en toute sécurité ? Je vais faire appeler Traso le boiteux et ses compagnons, je leur dirai que, comme je suis occupé cette nuit à une autre affaire, il faut qu’ils aillent faire un carillon de boucliers en manière d’attaque pour effaroucher quelques jeunes gens ; qu’on me l’a recommandé ; que ce n’est qu’une promenade de laquelle il ne résultera aucun mal, et qu’il n’y aura qu’à les faire fuir et à retourner dormir.



122, page 216. — Ce dicton correspond à l’expression française : À d’autres, portez ailleurs vos coquilles.