La Célestine/Acte 17
ACTE DIX-SEPTIÈME
Élicie. Je me trouve mal de ce deuil ; on visite peu ma maison, ma rue est peu fréquentée. Je n’entends plus ni les aubades ni les chansons de mes amants, ni les querelles, ni les bruits de nuit à cause de moi, et, ce qui me fait le plus de peine, je ne vois passer par ma porte ni blanc ni présent. La faute en est à moi seule. Si j’avais suivi le conseil que celle qui m’aime bien, ma véritable sœur, me donna l’autre jour quand j’allai lui annoncer cette triste affaire qui a causé ma ruine, je ne me verrais pas maintenant seule entre deux murailles, car il n’y a personne qui veuille me voir. À quoi bon avoir de la douleur pour quelqu’un qui n’en aurait peut-être pas si j’étais morte ? Elle m’a parlé franchement, elle. « Jamais, sœur, ne témoigne plus de peine pour le mal ou la mort d’un autre qu’il ne ferait pour toi. » Sempronio se serait réjoui si j’étais morte de son vivant ; pourquoi, folle que je suis, me fais-je du chagrin à cause de lui maintenant qu’il n’est plus. Qui sait s’il ne m’aurait pas tuée moi-même, tant il était furieux et emporté, comme il a fait avec cette vieille qui me tenait lieu de mère ? Je veux suivre en tout les conseils d’Areusa, qui connaît mieux le monde que moi ; je veux la voir souvent et profiter de ma vie ! Oh ! quelle agréable compagnie ! quelle conversation joyeuse et douce ! On a raison de dire qu’une seule journée du sage vaut mieux que la vie entière d’un sot118. Je vais me débarrasser du deuil, quitter la tristesse, renfoncer mes larmes, qui étaient si disposées à sortir. Pleurer est la première chose que nous faisons en naissant ; je ne m’étonne pas qu’il soit si facile de commencer et si difficile de cesser. Après tout, le bon sens sait en faire raison et donner du courage, quand on voit surtout qu’on se perd, que les ornements embellissent la femme lors même qu’elle n’est pas belle, rajeunissent la vieille et rendent encore plus jeune celle qui l’est déjà. La couleur et le blanc ne sont pas autre chose qu’une glu à laquelle se prennent les hommes. En avant donc mon miroir et mon fard ! J’ai les yeux affreux ; en avant mes toques blanches, mes gorgerettes brodées, mes robes de plaisir ! Je veux préparer une lessive pour mes cheveux, qui perdaient déjà leur couleur blonde ; cela fait, je compterai mes poules, je ferai mon lit, car la propreté égaye le cœur ; je balayerai le devant de ma porte et j’arroserai la rue afin que les passants voient qu’ici il n’y a plus de douleur. Mais auparavant je veux aller voir ma cousine, lui demander si Sosie a été chez elle, car je ne l’ai pas vu depuis que je lui ai dit qu’Areusa voulait lui parler. Dieu veuille que je la trouve seule, car jamais les galants ne la quittent : c’est comme une bonne taverne d’ivrognes. La porte est fermée, il ne doit pas y avoir d’homme, je frappe. Tac, tac.
Areusa. Qui est là ?
Élicie. Ouvre, amie, je suis Élicie.
Areusa. Entre, ma sœur, Dieu te voie ! tu me fais grand plaisir de venir ainsi sans tes vêtements de deuil. Maintenant nous nous réjouirons ensemble, maintenant je te visiterai, nous nous verrons chez moi et chez toi ; peut-être la mort de Célestine aura-t-elle été un bien pour nous deux ; je me sens déjà plus à mon aise qu’avant. C’est pour cela qu’on dit que les morts ouvrent les yeux des vivants, les uns avec leurs biens, les autres avec la liberté. C’est ce qui t’arrive.
Élicie. On frappe à la porte ; on nous a laissé peu de temps pour parler ; je voulais te demander si Sosie était venu.
Areusa. Il n’est pas venu ; nous causerons après. Quels coups on frappe ! Je vais ouvrir ; c’est un fou ou un habitué. Qui est là ?
Sosie. Ouvrez-moi, madame, je suis Sosie, serviteur de Calixte.
Areusa. Par les saints du paradis, quand on parle du loup… Cache-toi, sœur, derrière ce paravent119, et tu verras comme je vais te le gonfler de vent et de flatteries, de telle manière qu’il puisse penser en me quittant qu’il est bien lui et non un autre. Je vais lui arracher du jabot, avec mes caresses, ses affaires et celles des autres, comme il ôte la poussière de ses chevaux avec son étrille…
Est-ce bien mon Sosie, mon secret ami, celui que j’aime tant sans qu’il le sache, celui que sa bonne réputation me donne le désir de connaître, cet homme si attaché à ses compagnons, si fidèle à son maître ? Je veux t’embrasser, mon amour, et maintenant que je te vois, je crois qu’il y a en toi plus de qualités qu’on ne me disait. Viens, entrons nous asseoir ; je suis heureuse de te voir, tu as quelque chose du pauvre Parmeno. C’est aujourd’hui un jour de bonheur puisque tu viens me visiter. Dis-moi, ami, me connaissais-tu déjà ?
Sosie. Madame, ta réputation de gentillesse, de grâces et de savoir est si haute en cette ville que tu ne dois pas être surprise d’être plus connue de moi que tu ne me connais. On ne peut parler d’une belle femme sans se souvenir de toi avant toutes celles qui sont belles.
Élicie, à part. Oh ! le pauvre fils de putain, comme il se déniaise ! Quel changement pour qui l’a vu mener boire ses chevaux, perché sur leur dos et les jambes écartées, vêtu d’une mauvaise casaque ! Maintenant que le voilà avec des chausses et une cape, les plumes et la langue lui viennent.
Areusa, à Sosie. Je serais confuse de ce que tu me dis et de t’entendre te moquer de moi de la sorte, si quelqu’un était devant nous. Vous autres hommes, vous avez toujours provision de ces discours, de ces trompeuses louanges, que vous débitez à toutes indistinctement et que vous faites au même moule ; aussi je ne veux pas m’en effrayer. Mais je t’assure, Sosie, que tu n’as pas besoin d’employer de tels moyens : je t’aime sans que tu me flattes ; sans que tu cherches à me gagner, je suis déjà toute à toi. Je t’ai fait prier de me venir voir pour deux choses, et je ne te les dirai pas, bien qu’elles soient dans ton intérêt, si tu fais encore le flatteur et le câlin.
Sosie. Ma douce amie, Dieu ne veuille pas que j’agisse de ruse avec toi ! Je venais sans croire à la grande faveur que tu veux m’accorder et que tu m’accordes ; je ne me sentais pas digne de te déchausser. Guide toi-même ma langue, réponds pour moi à tes paroles, je souscris d’avance à tout.
Areusa. Mon amour, tu sais combien j’aimais Parmeno, et comme on dit : « Qui aime Bertrand…120 » j’aime tout ce qui lui a appartenu, tous ses amis me plaisent : je m’intéressais comme lui au bon service de son maître ; partout où il voyait du tort pour Calixte, je cherchais à l’éloigner. Puisqu’il en est ainsi, je voulais te dire d’abord tout l’amour que je te porte ; tu me réjouiras toujours en venant me voir, et en cela tu ne perdras rien si je puis ; il y aura plutôt profit et avantage pour toi. Ensuite, puisque je porte sur toi mon amitié, mes regards et mon bon vouloir, je te conseille de te garder des dangers et surtout de ne découvrir ton secret à personne. Tu vois combien ce qu’a su Célestine a été fatal à Parmeno et à Sempronio ; je ne voudrais pas te voir mourir aussi tristement que ton compagnon ; j’ai bien assez d’en avoir pleuré un.
Tu sauras donc qu’il est venu chez moi une personne qui m’a dit que tu lui avais découvert les amours de Calixte et de Mélibée, comment il l’avait obtenue, comment tu l’accompagnais chaque nuit, et beaucoup d’autres choses que je ne saurais te redire. Prends garde, ami : ne pas garder un secret, c’est le propre des femmes, surtout de celles sans éducation, et des enfants. Prends garde, car il peut t’arriver malheur ; Dieu t’a donné pour cela deux oreilles, deux yeux et rien qu’une langue, pour te faire comprendre que tu ne dois dire tout au plus que la moitié de ce que tu verras et de ce que tu entendras121. Ton ami ne te gardera pas le secret de ce que tu lui confieras, si tu ne sais pas le garder toi-même. Quand tu devras accompagner ton maître Calixte chez cette dame, ne fais pas de bruit, tâche que la terre ne te sente ; quelqu’un m’a dit que tu allais criant et riant comme un fou.
Sosie. Oh ! qu’elles ont peu d’esprit et de raison les personnes qui te donnent de telles nouvelles, ma bien-aimée ! Qui t’a dit l’avoir entendu de ma bouche n’a pas dit vrai. Ceux qui m’ont vu aller la nuit, au clair de la lune, faire boire mes chevaux, riant et chantant pour oublier la fatigue et chasser l’ennui, et cela avant dix heures, ont eu tort de penser ce qu’ils ont dit ; ils font une certitude de leur soupçon et n’affirment que des conjectures. Mais Calixte n’est pas assez fou pour aller traiter son affaire à pareille heure ; il attend que tout te monde repose et que tous soient dans la douceur du premier sommeil ; il n’y va pas non plus chaque nuit, car cette affaire n’a pas besoin de visites quotidiennes. Si tu veux, amie, que je te prouve leur fausseté d’une manière évidente, car on dit qu’on attrape plutôt un menteur qu’un boiteux, en un mois nous n’y avons pas été huit fois, et ces bavards te disent que c’est chaque nuit !
Areusa. Alors, sur ma vie, mon amour, pour que je puisse leur en faire le reproche, pour que je les attire dans le piège de leur faux témoignage, dis-moi quels jours vous êtes convenus de sortir, et s’ils se trompent, je serai certaine de ta discrétion et persuadée de leur mensonge ; et dès qu’il sera prouvé que ce qu’ils disent est faux, tu seras à l’abri du danger et moi sans inquiétude sur ta vie ; car j’ai l’espoir d’être longtemps heureuse avec toi.
Sosie. Amie, n’ajournons pas les preuves ; Calixte et Mélibée sont convenus d’un rendez-vous dans le verger pour ce soir, quand l’horloge sonnera minuit. Demain tu demanderas à tes amis ce qu’ils savent, et qu’on me crucifie si l’un d’eux t’en dit quelque chose.
Areusa. Et de quel côté, mon âme, afin que je puisse mieux les contredire s’il se trompent ?
Sosie. Nous prendrons la rue du Gros-Vicaire, derrière la maison de Calixte.
Élicie, à part. On te tient, pauvre déguenillé : nous n’avons plus besoin de toi. Maudit soit celui qui se confie à un tel muletier ! Il se donne assez de peine, le bavard !
Areusa. Frère Sosie, c’est dit ; cela me suffit pour que je réponde de ton innocence et de la méchanceté de tes adversaires. Va avec Dieu, car je suis occupée à une autre affaire et j’ai perdu beaucoup de temps avec toi.
Élicie, à part. Ô l’habile femme ! ô le bon congé ! C’est bien là ce que mérite l’âne qui a lâché son secret si légèrement !
Sosie. Gracieuse et douce amie, pardonne-moi si je t’ai ennuyée par ma lenteur à venir ; tant que mes services te plairont, tu ne trouveras jamais personne qui aventure sa vie pour toi d’aussi bon gré. Que les anges te tiennent compagnie !
Areusa. Dieu te guide !Areusa. Va, va, muletier, te voilà bien fier, mais il n’y aura que pour tes yeux, coquin ! Pardonne si je te tourne le dos. Que t’avais-je dit, sœur ? Viens ici ; que te semble de ma manière de le renvoyer ? C’est ainsi que je sais traiter ces gens-là, c’est ainsi que les ânes sortent de mes mains, battus comme celui-ci ; les fous, confus ; les gens discrets, effrayés ; les dévots, émus ; les chastes, embrasés. Or, cousine, apprends que c’est là un tout autre art que celui de Célestine ; elle me croyait sotte parce que je voulais bien l’être. Et maintenant que de ce côté, nous en savons autant que nous voulons, allons chez cette face de pendu qui sortit de chez moi en ta présence, jeudi, de si mauvaise humeur. Fais comme si tu voulais nous réconcilier et comme si tu m’avais priée de le revoir.