La Célestine/Préface

La bibliothèque libre.
La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. i-xxix).


PRÉFACE


ESSAI HISTORIQUE SUR LA CÉLESTINE
[1]


L’Espagne, dès le quatorzième siècle, marchait à la tête de la civilisation. Les Arabes lui avaient apporté les sciences abstraites aussi bien que les arts utiles, et seule elle produisait des œuvres remarquables, pendant que l’Europe sommeillait dans une apathique ignorance.

Le poëme du Cid, le premier ouvrage de l’Espagne, écrit au commencement du douzième siècle ; les Siete partidas, et les Tables alfonsines, chefs-d’œuvre de jurisprudence et de science astronomique qui avaient valu à leur auteur, Alfonse X, le surnom de Sabio, signifiant à la fois sage et savant : tels avaient été les premiers monuments de cette langue élégante et formée dès ses débuts.

L’essor était donné, et avant que l’Italie produisît le Dante, Pétrarque et Boccace, l’infant don Manuel, neveu d’Alfonse le Sage, écrivait le Conde Lucanor, le premier roman de l’Europe, comme les hauts faits du Cid en étaient le premier poëme ; et l’archiprêtre de Hita, Juan Ruiz, humble desservant d’une église de village, lançait dans l’arène un poëme burlesque, aîné de Gargantua de deux siècles[2], et empreint de cette verve satirique, de cette franchise sceptique qui distinguèrent notre Rabelais.

Mais l’art dramatique dormait encore ; tous ses efforts en Espagne, de même qu’en France et en Italie, se bornaient à quelques comédies divines, à quelques autos sacramentales, sans art et sans règles, dans lesquelles la déclamation, le chant, la musique et la danse étaient confondus. Juan Ruiz, tout curé qu’il était, avait tenté le premier de sortir de l’ornière, de laisser là les mystères sacrés et de mettre en scène quelqu’un de ses sujets favoris[3]. Peu après lui, don Pedro Gonzalès de Mendoza, grand majordome de Henri de Transtamarre, cherchait à imiter les pièces de Térence et de Plaute ; le célèbre marquis de Santillane, son petit-fils, écrivait la comedieta de Ponza ; mais ce n’étaient là que des essais informes, nul ne renfermait une scène régulière ou un dialogue susceptible d’être représenté.

La science dramatique se débattait dans ses langes ; elle cherchait à devenir un art alors qu’elle n’était qu’un composé d’essais sans ordre et sans intérêt, et les poëtes qui l’avaient recueillie vers la moitié du quinzième siècle : Rodrigo Cota[4], Mendès de Sylva[5], Juan de la Encina[6], ne lui donnaient qu’une faible direction.

C’est alors, et longtemps avant tous les essais dramatiques des langues modernes, que parut la Célestine, la mère du drame castillan, et elle fut comme cette lueur qui précède la lumière, comme ce mot longtemps cherché qui aide au développement d’une grande idée. Ce n’était qu’un demi-siècle plus tard que Machiavel devait faire représenter la Mandragore et fixer les bases de la comédie régulière ; et la Célestine, réunissant déjà le coloris, l’originalité, la verve, l’intérêt d’action, la vérité des caractères, devenait la première pierre de ce grand monument qui a illustré l’Espagne et auquel ont concouru Torrès Naharro, Lope de Rueda, Cervantes, Oliva ; puis Lope de Vega, Calderon, Moreto et tant d’autres.


La Célestine, que les savants espagnols regardent comme la source de leur théâtre national, n’est pas positivement un drame, et un drame comme nous le voulons aujourd’hui, un drame comme ceux qu’ont écrits Calderon et Lope de Vega. À ceux-là, tels que les ont dictés les mœurs du seizième siècle, il faut du mouvement, de la brusquerie, une intrigue vive et animée, tous les accidents du hasard, toutes les folies de l’amour, toutes les féeries de l’imagination, toutes les pratiques de la dévotion et les rages de la vengeance, car tel est le drame de Lope et de Calderon. Dans le siècle où naquit la Célestine, c’est-à-dire au temps de la grande Isabelle et de Ferdinand d’Aragon, à la place de cette vivacité, de ce tumulte de sentiments, il y avait, dans les mœurs de l’Espagne, le calme sentencieux des mœurs arabes, la noble passion, l’esprit chevaleresque des maîtres de Grenade et de Cordoue, le génie moraliste et doctoral qui domine dans le Conde Lucanor, et qui se retrouve encore dans le Don Quichotte, plus jeune de quatre-vingts ans que la Célestine.

La Célestine n’est pas un roman ; et dans la forme dialoguée admise par l’auteur, dans cette division par faits accomplis, par autos (actes) ou jornadas (journées), il est facile de remarquer l’intention d’en faire plus qu’un récit, plus qu’un roman comme ceux du temps. C’est positivement une œuvre théâtrale, au point de vue de l’époque, une pièce plutôt faite pour la scène, et son titre l’indique suffisamment (tragi-comedia), que les premiers essais de Juan Ruiz, de Gonzalès de Mendoza, que la comedieta de Ponza du marquis de Santillane, et au moins aussi représentable que les petits drames, les églogues de Juan de la Encina et les premières comédies de Torrès Naharro.

Telle est, en effet, l’opinion du savant Moratin[7] :

« La tragédie grecque se forma de ce qu’avait laissé Homère ; de même, la comédie espagnole dut ses premiers éléments à la Célestine, Cette nouvelle dramatique, écrite en excellente prose castillane, avec une fable régulière, variée à l’aide de situations vraisemblables et intéressantes, animée par l’expression des caractères et des sentiments, par une fidèle peinture des mœurs nationales, par un dialogue abondant en expressions comiques, fut l’objet des études de tous ceux qui, dans le seizième siècle, écrivirent pour le théâtre…… C’est l’œuvre la plus classique peut-être qu’ait produite la littérature espagnole. »

C’était le premier tableau des mœurs de l’époque, le premier écrit où, quittant les hautes régions de la poésie et de l’imagination, l’écrivain espagnol se prenait à faire une peinture d’actualités, et c’est encore, sous ce rapport, un monument curieux.

Demi-drame et demi-roman, nouvelle dramatique, comme l’appelle Moratin, véritable modèle de diction dans ce genre, conte plein de verve et d’observation, la Célestine est une suite de leçons morales à l’usage de la jeunesse, un recueil d’admirables sentences entremêlées de détails assez peu moraux, un cadre dans lequel sont exposés avec un merveilleux esprit les périls de l’amour, les funestes conséquences de la passion, les intrigues des entremetteuses, les perfidies des valets ; enfin un cours expérimental dans lequel se déroulent les traverses, les plaisirs, les joies, les douleurs d’un jeune seigneur espagnol, qui se ruine par amour et se fait aider dans cette œuvre facile par tout ce qui l’environne.


La Célestine fut achevée vers l’année 1492 et pendant le célèbre siége de Grenade[8]. C’était longtemps avant cette époque, selon un grand nombre de biographes, que le premier acte, sans nom d’auteur, manuscrit, suivant la grande majorité des écrivains qui en ont parlé, imprimé s’il faut en croire une opinion qui paraît hasardée et qui me semble n’être fondée que sur la tradition[9], courait la société castillane et émerveillait chacun, autant par l’abondance et la profondeur de ses maximes philosophiques, que par une pureté, une élégance de style qu’aucun ouvrage espagnol n’avait encore su réunir.

Quelques savants attribuèrent cette première partie à Juan de Mena, poëte cordouan qui vivait sous le règne du roi don Juan II, et que ses contemporains ont surnommé l’Ennius castillan ; mais cette opinion, au moins hasardée, ne rencontra qu’un petit nombre de partisans : elle ne s’appuyait sur aucune preuve ; on ne connaissait de Juan de Mena que des œuvres en vers[10], et ni leur style, ni leur genre ne s’accordent avec le style et le genre du premier acte de la Célestine.

Ces premières suppositions ne furent, du reste, que vaguement établies ; elles n’avaient point de fondements assez solides pour se maintenir ; les recherches des biographes se portèrent vers une époque moins reculée et s’arrêtèrent sur Rodrigo Cota, surnommé el Tio (l’oncle), poëte tolédain, auteur d’un charmant dialogue entre l’Amour et un vieillard, et d’un dialogue pastoral entre Mingo Revulgo et Gil Arribato. Cette dernière œuvre, en effet, satire piquante des mœurs de l’époque, se rapprochait beaucoup, par le genre, de la première partie de la Célestine. Le savant Nicolas Antonio, don Antonio de Guevara, évêque de Mondoñedo, don Thomas Tamayo de Vargas, se rangèrent à cette opinion ; mais aucun d’entre eux ne sut expliquer comment une œuvre si heureusement commencée avait pu rester interrompue.

Cependant un continuateur survint. Séduit par les brillantes qualités de cet écrit, par le mérite nouveau du style, par cet heureux ensemble de « délectables sources de philosophie », il résolut d’achever ce qu’un autre avait commencé. « C’était, dit-il dans sa Lettre à un ami, une entreprise fort différente de ses études habituelles, fort étrangère à sa profession ; il était juriste, ses fonctions étaient incompatibles avec un travail de cette nature ; néanmoins il y consacra quinze jours de vacances judiciaires et plus de temps encore. »

La première édition, ceci me paraît désormais avéré, fut publiée en 1499, à Burgos, par Fadrique Aleman, l’un des premiers, peut-être même le premier par qui l’imprimerie fut introduite en Espagne. Imprimée en caractères très-nets, sur un papier dont la teinte est peu altérée, elle est terminée par un fleuron gravé, formant écusson et portant les initiales gothiques F. A., la devise Nihil sine causa et le mot Basilea (Bâle), lieu d’origine de l’imprimeur. Fadrique Aleman était un savant ; son nom se trouve cité dans une lettre adressée à la reine Isabelle la Catholique par Diego de Valera, qui, l’un des admirateurs de l’art nouveau, y donne de grands éloges au talent et au caractère de l’habile escribano de molde.

C’est dans la curieuse collection de M. de Soleinne que j’ai eu le bonheur de découvrir ce précieux exemplaire, que je ne connaissais pas lorsque j’ai publié cette traduction pour la première fois, en 1841. Et voici comment je crois pouvoir établir que l’édition à laquelle il appartient a été la première dans la nombreuse série des impressions de notre drame célèbre : elle n’est encore qu’une partie incomplète de l’œuvre ; on n’y compte que seize actes et il s’en trouve vingt et un dans les éditions ultérieures. Le prologue explique cette différence.

Dès que l’ouvrage imprimé eût paru, les curieux se le disputèrent, il courut de main en main, comme, un siècle plus tard, il arriva aux deux parties du Don Quichotte, celle de Cervantes et celle d’Avellaneda : « Il fut, dit l’auteur dans le prologue de la troisième édition, un instrument de discorde entre ses lecteurs. Je cherchai à savoir ce qu’attaquaient le plus les critiques et les juges, et je trouvai qu’on voulait que les scènes entre les amants fussent un peu plus prolongées. Cette exigence me tourmenta beaucoup, je m’y rendis, quoique contre ma volonté ; je condamnai de nouveau ma plume à un travail si étrange et si contraire à mes devoirs ; je dérobai quelques-uns des instants consacrés à mes études principales et même à mes plaisirs. »

C’est alors que fut imprimée tout aussitôt à Salamanque, en 1500, par les soins de Martino Polono, une édition que je considère comme la deuxième et qui contient cinq actes nouveaux parmi lesquels ce portrait improvisé avec verve, tracé avec esprit, cette création d’un type remarquable, resté comme un modèle pour l’art dramatique espagnol, celui de Centurion, le spadassin.

Ces scènes ajoutées commencent au milieu du quatorzième acte, à la suite de la deuxième entrevue des amants, après la défaite de Mélibée, aux mots : « Nous as-tu entendus » ; elles forment le quinzième, le seizième, le dix-septième, le dix-huitième ; et se terminent aux mots : « Tenez-vous bien, seigneur, » vers la fin du dix-neuvième.

Quant au personnage nouveau de Centurion, les amis de l’auteur en constatèrent certainement tout aussitôt l’originalité et le mérite, car dans le titre de cette édition de 1500, où l’indication tragi-comedia remplace celle de comedia, nous lisons ces mots qui signalent à l’attention du lecteur cet heureux « ajouté » : nuevamente anadido el tractado de Centurio (édition augmentée du rôle de Centurion).

Ce fut donc en 1499, que la Célestine fut imprimée pour la première fois, en seize actes seulement[11]. La deuxième édition, complétée en vingt et un actes, parut en 1500, à Salamanque, et l’édition de 1501, imprimée à Séville, par Stanislas Polono, contient le prologue qui nous aide à expliquer ce progrès du livre. À la fin de cette édition se trouvent également des strophes du correcteur de l’impression, Alonso de Proaza, qui signale au lecteur le moyen de connaître le nom de l’auteur en réunissant les premières lettres des quatre-vingt-huit vers de l’avant-propos qui accompagne le prologue[12].

Pendant les premières années, le continuateur de la Célestine conserva l’anonyme et resta aussi inconnu que l’auteur du premier acte. Dans la lettre à un de ses amis, l’auteur disait, en effet, que ce genre, ce style, ce sujet, étaient entièrement différents de ses occupations habituelles. Il laissait voir que ses fonctions le forçaient à tenir son nom caché, par cela même qu’elles étaient incompatibles avec un travail de cette nature[13], et ce ne fut que lorsque l’immense succès de son œuvre eut calmé ses scrupules, qu’il permit de livrer à ses lecteurs le secret qu’il avait gardé.

Et alors on trouva qu’il avait trop bien imité le style de la première partie, qu’il s’était trop bien identifié avec le genre de son devancier, pour ne pas être l’auteur de tout l’ouvrage[14]. Il y a en effet dans les vingt actes, aussi bien que dans le premier, une similitude absolue de style et de manière, une harmonie de pensées qui ne laissent pas entrevoir la plus faible différence, et ensuite une multitude de ces expressions familières, de ces tournures qui constituent la personnalité de l’écrivain. Un tel accord, déjà si difficile entre deux hommes qui se connaissent, est réellement impossible entre deux écrivains étrangers l’un à l’autre.

Au milieu de ces opinons si différentes et si opposées, de ces échafaudages de suppositions conçues sur des doutes plutôt que sur des faits, l’examen assidu de l’œuvre avec laquelle j’ai si longtemps vécu, une longue étude de son esprit, m’autorisent à croire que le premier acte n’est pas de beaucoup antérieur à la continuation et qu’il ne peut avoir été écrit par Juan de Mena ou par quelque autre de ses contemporains de la première moitié du quinzième siècle[15]. Sans aucun doute, si le continuateur de la Célestine est parvenu à imiter le style du premier acte de manière à rendre toute différence insensible, la haute réputation de l’œuvre comme monument littéraire, comme modèle de la langue-romance espagnole, ne permet pas de croire que Rojas ait cherché à se former un style rétrograde et à écrire, en 1491, comme on écrivait cinquante ans auparavant. Il est bien évident que, quoique riche et formée dès le commencement du siècle, la langue, au temps de Mena, ne l’était pas au point où la Célestine l’a placée.

Le style de cette œuvre ne peut donc appartenir à l’époque de don Juan II, et il faut en chercher l’auteur dans des temps plus modernes. Il nous resterait Rodrigo Cota, le seul écrivain de la seconde moitié du quinzième siècle sur lequel se soient arrêtés les doutes des savants qui ont parlé de la Célestine. Mais quelles sont les autres œuvres de Cota qui puissent aider à fonder cette assertion ? A-t-on conservé de lui, a-t-il écrit autre chose que le Dialogue entre l’Amour et un vieillard et les Coplas de Mingo Revulgo ? Le style de ces deux œuvres poétiques a-t-il quelque analogie, quelque air de famille avec le style du premier acte de la Célestine ? Assurément non ; aucune comparaison n’est possible entre un écrit en prose et une œuvre en vers. Cota n’a rien laissé en prose ; les biographes gardent le silence sur sa vie et ses écrits ; on le croit auteur de ce premier acte, mais on ne peut l’affirmer. C’est ce que dit Moratin dans son Catalogue historique : « Cela n’est pas suffisamment prouvé. »

Je pense au contraire que Fernando de Rojas, auteur des vingt derniers actes de la Célestine, le fut aussi du premier. Mais où serait le motif du secret qu’il a gardé ? Pourquoi, dès qu’il se reconnaît continuateur d’une œuvre, ne dirait-il pas aussi bien qu’il l’a entièrement conçue ? Pourquoi, dès qu’il avoue vingt actes, n’avouerait-il pas aussi bien l’œuvre elle-même ? La réponse à ces questions me semble facile.

Rojas a déclaré que ses devoirs, ses occupations étaient entièrement opposés à un travail comme la Célestine ; il avait trouvé dans ces motifs une raison suffisante du silence qu’il avait gardé pendant dix ans[16]. Il pouvait être excusable comme continuateur ; il n’avait pas à avouer l’idée première ; il recueillait une œuvre abandonnée, un écrit dont tous admiraient la profondeur, le talent, l’utilité même[17]. Ainsi il abritait derrière un titre de collaborateur, de continuateur, certains remords que l’Église eût pu faire naître chez l’écrivain qui ménageait peu les prêtres et qui parfois peignait les mœurs populaires avec un peu trop de crudité. Mais il n’appartenait pas aussi bien à un bachelier ès lois, à un juriste, à un homme de robe, presque ecclésiastique, de concevoir la première idée d’une œuvre aussi libre, aussi indécente dans ses détails, malgré la moralité du but, malgré la philosophie du fond.

Donc Rojas, ayant formé le plan de la Célestine, lança le premier acte seul de son œuvre et ne l’avoua pas. Il voulut sonder le terrain, captiver l’attention, solliciter l’intérêt, faire regretter qu’œuvre si bien entreprise restât inachevée, et ce but une fois atteint, il reprit la plume, ajouta d’abord quinze actes, puis cinq autres, au premier, et les abandonna au sort de leur aîné. Puis lorsque le succès de l’œuvre vint excuser et justifier la hardiesse de la conception ; lorsque l’admiration de tous proclama indulgence pour les détails en faveur du fond, en faveur du but, en faveur de l’intérêt et de l’esprit de l’ouvrage ; lorsque unanimement on rendit grâces au continuateur, Rojas se nomma, mais seulement continuateur.

C’était agir en homme adroit, et je ne pense pas que l’écrivain qui a tracé le quatrième acte de la Célestine eût pu agir différemment.

Cette opinion pourra paraître hardie à tous ceux qui veulent qu’en affaires bibliographiques on se borne à parler d’après des faits, sans s’égarer dans les domaines de l’imagination ; mais je me sens fort de l’opinion d’hommes instruits, de savants écrivains espagnols qui ont longtemps étudié la Célestine, qui ont analysé cette œuvre remarquable et comparé le style des deux parties. Appuyé sur ces probabilités en faveur de l’opinion que j’émets, je n’hésite pas à inscrire en tête de ce livre le nom de Rojas, comme celui de l’unique auteur.

Il est fort pénible, du reste, qu’aucun biographe ne se soit occupé de Fernando de Rojas avec détail, et que pas un savant, pas même Nicolas Antonio, qui a parlé dans sa Bibliothèque espagnole de bon nombre d’écrivains obscurs, ne nous ait transmis quelques renseignements sur la vie et les travaux du continuateur de la Célestine. Il est difficile de croire qu’un génie aussi remarquable se soit arrêté là.

En admettant la donnée que je viens de poser, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’il y avait en effet chez Rojas une immense adresse, et que la curiosité publique ne pouvait être plus vivement stimulée qu’elle ne le fut lorsque parut le premier acte de la Célestine. Dès les premières pages l’intérêt se trouve heureusement partagé entre les divers personnages de la scène, et c’est déjà un chef-d’œuvre que d’avoir pu, avec un sujet aussi peu moral, avec une honteuse intrigue, exciter l’intérêt, remuer un siècle, se faire lire par tous les peuples et, mieux encore, par toutes les femmes. Aujourd’hui même, la Célestine, retouchée selon les principes de l’art dramatique, dégagée de ces longueurs, de ces interminables descriptions qui portent le cachet du genre espagnol, serait une œuvre digne de la scène et exciterait certainement l’intérêt.

Le personnage principal est un caractère tracé de main de maître et auquel il n’y aurait rien à ajouter, malgré ses quatre siècles. Célestine est une de ces vieilles femmes qui de filles de joie sont devenues entremetteuses ; qui, ne pouvant plus faire l’amour pour leur compte, le font et le professent pour le compte des autres. Elle tient maison ouverte, académie d’amour, où viennent s’ébattre les jeunes filles ses élèves et les valets de bonne maison ; où moines et évêques, cavaliers et vilains, clercs et laïques entretiennent des pensionnaires et payent tribut à la complaisance et aux bons soins de la vilotière. — Quelque peu sorcière, cousine et intime amie du diable, Célestine commet en secret nombre de méfaits que ne pardonne pas la justice, et de temps à autre elle renouvelle connaissance avec la berne et le pilori pour quelques petits péchés de magie. Fine et rusée commère, adroite et hypocrite autant qu’entremetteuse le fut jamais, il n’est pas une honnête maison où elle n’ait accès, il n’est pas un jeune seigneur dont elle ne soit la confidente et la messagère, pas une jeune fille dont elle ne soit le démon tentateur. Elle fréquente aussi hardiment les parvis des églises, les cloîtres des couvents que les ruelles obscures de la ville, les alcôves des riches seigneurs et les cimetières voisins, dans lesquels, à l’heure de minuit, elle essaye des maléfices et tient conseil avec les esprits malfaisants.

Le taudis où elle demeure est un laboratoire qui ne le cède en rien à tous ceux qui ont été créés depuis elle et dont pas un de nos romans modernes ne se refuse la description. Là elle compose des philtres pour faire aimer, des baumes, des onguents pour la toilette, des eaux pour donner aux cheveux cette teinte dorée si estimée en Espagne, et ces magiques figures de cire si souvent employées dans les sortiléges de la Voisin et de la Brinviliers, et que la bonne vieille réclamerait sans doute l’honneur d’avoir inventées, si elle revenait en ce monde[18].

Sous un climat ardent comme celui de l’Espagne, pendant une époque de transition où les mœurs renonçaient au genre chevaleresque pour devenir dissolues, la maison de l’entremetteuse ne pouvait désemplir. Sa clientèle était immense, et un matin un riche et beau seigneur, Calixte, devenu subitement amoureux d’une jeune fille de noble famille, sa voisine, fit appeler la sorcière et lui promit des monceaux d’or si elle venait à bout de satisfaire ses impatients désirs et d’amener dans ses bras la belle Mélibée. De telles entreprises sont des jeux pour une femme comme Célestine. Stimulée par les offres brillantes de Calixte, poussée par les continuelles sollicitations de Sempronio, le valet favori du jeune seigneur, elle s’élance tête baissée au-devant des dangers et des obstacles, et s’introduit dans la maison qu’habite la jeune fille, à l’aide d’un de ces moyens spécieux dont elle ne se fait faute. Ses maléfices et le diable aidant, elle se trouve seule avec elle, et là se déroule une scène admirable où elle met en jeu toutes ses ressources, toutes ses ruses, toute son adresse pour préparer la jeune fille à l’infâme séduction qu’elle a mission d’entreprendre, pour se faire patiemment écouter d’elle, pour supporter, combattre et apaiser les fureurs de sa vertueuse colère, pour porter dans ses sens et dans son cœur le feu qui brûle le cœur de Calixte, pour l’amener enfin à consentir à une entrevue.

La séduction une fois entreprise marche grand train ; les entrevues se succèdent, l’honneur de Mélibée s’est flétri sous les amoureuses étreintes de son amant ; et pendant ce temps, au logis de la vieille, valets et ribaudes fêtent la victoire du maître, font l’amour à leur manière et passent la nuit au milieu des orgies et des hideuses leçons de la courtisane émérite. — Puis arrive le moment de recevoir la récompense promise. Calixte, heureux et amoureux, solde généreusement le ministère de Célestine ; les deux valets du jeune cavalier réclament de la vieille leur part dans les bénéfices de l’affaire ; elle refuse, on se querelle, on s’échauffe, les deux valets la tuent, tout le quartier s’émeut, les alguazils accourent, arrêtent les meurtriers tout souillés du sang de leur victime, et en grande hâte la justice informe et les pend.

Dans cette œuvre de séduction à laquelle un fol amour l’a entraîné, Calixte voit sa fortune perdue, sa maison déshonorée, une femme tuée et des ribaudes criant vengeance. Celles-ci, qui comptent au nombre de leurs amants les deux valets pendus par autorité de justice, jurent de mettre le trouble à leur tour dans les heureux amours de Calixte et de Mélibée ; un spadassin à leurs gages, un bravache dont le caractère original est resté le modèle de tous les héros de cape et d’épée dont fourmillent les comédies espagnoles, un tueur de profession soudoyé par l’une d’elles comme les courtisanes soudoient leurs soutiens, promet de s’associer à leur vengeance. Il fait attaquer les valets de Calixte, qui font le guet pendant que leur maître tient amoureuse conversation avec sa belle. Calixte accourt pour prêter main-forte à ses gens, il escalade un mur, tombe et se brise la tête.

Mélibée veut rejoindre son amant, mourir comme lui précipitée ; elle monte au sommet d’une tour, fait venir son père, lui raconte avec une sublime éloquence l’histoire de sa séduction, celle de son déshonneur, la mort de son amant, puis elle s’élance et tombe morte à ses pieds.

Telle est la Célestine ; mais après cette courte analyse, il nous faut signaler cette richesse dans les détails, ces scènes pleines d’esprit, de finesse, d’observation, qui sont encore aujourd’hui des modèles pour les littérateurs ; ce piquant portrait de Célestine fait par Parmeno, le page de Calixte ; cette description plaisante de l’officine de la sorcière ; ce dialogue sublime de lâcheté entre deux des valets de Calixte, pendant un rendez-vous de leur maître ; cette scène où la vieille met en œuvre tout ce qu’elle a d’adresse et de diplomatie pour séduire Mélibée ; tous ces caractères si bien variés, si vrais, d’effrontées courtisanes, de valets insolents et menteurs ; ce spadassin fanfaron ; cette jeune fille si pure, si naïve, si innocente, même après sa faute ; ce jeune seigneur noble, généreux, enthousiaste comme un vrai Castillan ; enfin cette abondance de fines reparties, de sentences profondes, de proverbes, qui me porte à avancer que Cervantes s’est inspiré de la Célestine en maint passage de son œuvre célèbre, et que Sancho Panza est quelque arrière-petit-fils de l’adroite courtisane. « Il est difficile, a dit un de nos écrivains[19], de mettre plus de vérité dans les portraits, plus d’esprit dans la satire, d’être plus fin et plus coloré, de mieux dissimuler par l’habileté du travail la laideur et le vice de la vieille et les redites éternelles d’un amour poussé jusqu’à la folie. Il fallait une rare fécondité d’esprit pour obtenir des résultats semblables. Malgré la monstruosité apparente de la forme et du fond, c’est un chef-d’œuvre. »


Faut-il maintenant accepter d’une manière absolue ce jugement de l’éminent critique : « La monstruosité de la forme et du fond ? » Rojas voulut faire de la Célestine une œuvre morale, il le déclare dans son prologue, dans sa lettre à un ami, dans quelques vers qui tiennent lieu d’épilogue au drame ; il l’écrivit pour « faire connaître aux jeunes gens tout ce qu’il y a de ruse et de fausseté chez les valets et les entremetteuses ; » il la conçut « pour la multitude de galants et jeunes amoureux que renferme l’Espagne et dont la jeunesse est en butte aux tourments de l’amour, faute d’armes défensives pour les combattre. » Mais il pensa que « de même qu’il est nécessaire de tromper le goût du malade auquel on présente quelque amère pilule, de même il lui fallait aussi déguiser sa plume, l’entourer de récits tantôt joyeux, tantôt lascifs, détourner l’attention de ses malades et les soigner, les instruire en les amusant. » Aussi des admirateurs enthousiastes de la Célestine la prônèrent-ils comme le meilleur ouvrage de morale, la plus saine leçon qui eût encore été donnée à l’Europe pour détourner les jeunes gens du dérèglement et du vice. D’autres déclarèrent qu’il était plus contraire aux bonnes mœurs de présenter au grand jour les détails de la dépravation, même en les punissant, que de les laisser ignorer[20]. L’Église fut consultée, et sa décision ne fut point uniforme. La Célestine fut défendue en Espagne et approuvée en Italie[21], et ce que je vais dire des nombreuses éditions de ce livre démontrera facilement combien la proscription de l’Église fut peu efficace.

L’extrême galanterie qui régnait dans la société espagnole au quinzième siècle, cet élan immense vers l’amour, devenu, comme le dit Rojas, la maladie commune, n’étaient point de la dépravation, du dévergondage, comme les passions blasées et décrépites des nations modernes. Ces expressions techniques et positives qu’on rencontre dans la Célestine, dans le Don Quichotte, dans Rabelais, dans Shakspeare, et que Molière ne s’est pas fait faute d’employer, appartenaient au langage familier, et les jeunes filles les mieux élevées du siècle de Rojas et de celui de Cervantès prononçaient sans honte et sans mauvaises pensées tous ces mots dont rougit la pruderie de notre époque. On ne peut donc affirmer, malgré l’extrême liberté de tableaux et d’expressions qu’on remarque dans la Célestine, que ce soit une œuvre infâme, comme l’a prétendu un écrivain moderne[22]. Je n’irai pas jusqu’à avancer, comme preuve de la moralité du livre de Rojas, que la majeure partie des exemplaires que possèdent nos bibliothèques publiques a appartenu à des prêtres, à des évêques, voire même à la Société de Jésus : cela ne prouverait rien[23] ; mais je ferai remarquer que don Pedro-Manuel de Urrea, auteur d’une imitation de la Célestine en vers castillans, la dédia à sa mère, la comtesse de Aranda ; que l’une des traductions italiennes, celle de 1535[24], a été faite par un familier du pape Jules II, nommé Alfonso Hordoñez, d’origine espagnole, à la prière de l’illustrissime dame Feltria de Campo-Fregoso, à laquelle elle est dédiée[25] ; enfin que le bon et naïf sire Jacques de Lavardin, seigneur du Plessis-Bourrot, en Touraine, adressa la traduction qu’il fit, en 1578, de la Célestine, clair miroüer et vertueuse doctrine pour se bien gouverner, à très-nobles et vertueux gentilshommes Jean de Lavardin, révérend abbé de l’Etoile, et Antoine de Lavardin, seigneur de Rênay et Boessoy, ses frère et neveu.

« Le fruit que produit ce livre, leur dit-il, pour vieillir ne perd jamais saison, ni ne pouvoit en temps plus convenable être servi ; comme ainsi soit qu’en ce royaume aujourd’hui plus que jamais quasi toute la jeunesse, si gaillarde et follâtre, fait merveille de se jeter sus l’amour, et le professe à l’ouvert en telle dévotion, comme s’il n’estoit religion approuvée que celle-là, ni autre déité au ciel que Cupidon et son impudique mère. Quelqu’un desquels possible, lisant cette tragi-comédie et retenant les chastes et honnêtes admonestations, sans s’arrêter aux lascifs et dissolus propos, et de tout faisant son profit à l’imitation de la laborieuse abeille, qui d’un million de fleurettes différentes va recueillant son doux miel et sa cire, se repentira de la furieuse poursuite de ses passions insensées ; ou du moins le fera-t-il par le piteux exemple de la douloureuse et triste fin de deux infortunés amans. Pour le profit doncques de tous, décharge de ma conscience et satisfaction de mon devoir, et avec plus large usure vous faire savourer la bonté et douceur de ce fruit étranger et né en pays lointain, je me suis mis à le rendre notre domestique et familier françois, le repurgeant en plusieurs endroits scandaleux qui pouvoient offenser les religieuses oreilles, et y ajoutant du mien en plusieurs endroits qui me sembloient manqués : sans lui altérer son goût naïf, en tant que j’ai pu m’y conformer, et le vous adresse, vous priant humblement lui donner une heure le jour, de celles que vous employez à la récréation de votre esprit, au sortir de vos occupations plus hautes et sérieuses, à cette fin que sous l’examen de votre droite censure et meilleur jugement, il obtienne l’octroi et entérinement de ses lettres de naturalité dedans ce royaume, parmi tant de cerveaux bigarrés. Et alors selon le mérite de ce labeur dont je vous étrenne, vous en fassiez part où en verrez le besoin. »


Du petit nombre des ouvrages destinés à remuer tout un siècle, la Célestine eut non-seulement en Espagne, mais dans toute l’Europe, cette immense célébrité qu’obtint cent ans après le Don Quichotte, qui, on peut le dire, hérita de sa popularité. Ses nombreuses éditions se succédèrent rapidement, malgré les rigoureuses poursuites de l’Inquisition, et au commencement du seizième siècle, elles se répandirent sur tous les points de l’Espagne, en Italie, en France et dans les Pays-Bas[26].

Quatre traductions françaises parurent en 1524, 1527, 1529 et 1542 à Lyon et à Paris[27]. Plus tard, en 1578, vinrent en même temps deux éditions in-16 et in-12 de la traduction de Jacques de Lavardin. Deux traductions italiennes et une traduction allemande parurent dans le même siècle[28] ; James Mabbe la traduisit en anglais en 1631[29], et, au dix-septième, Labayen et Charles Osmond publièrent, l’un à Pampelune (1633), l’autre à Rouen (1634), deux nouvelles traductions françaises avec texte espagnol en regard. Enfin, tel est le sort des sujets heureux, les continuateurs et les imitateurs ne manquèrent pas à la Célestine.

Le noble chevalier Féliciano de Silva, auteur de la chronique de don Florisel de Miquea, dont Cervantès plaisante si joyeusement le style entortillé, dans le premier chapitre de Don Quichotte[30], publia un drame intitulé Seconde Comédie de la Célestine ou Célestine ressuscitée[31], qui fait suite à quelques éditions de l’œuvre première[32] ; Gaspar Gomez, de Tolède, écrivit une troisième partie[33] ; une quatrième partie, sous le titre de Tragi-comedia de Lysandro y Roselia, parut à Madrid en 1542. D. Pedro-Manuel de Urrea, qui traduisit l’Orlando furioso de l’Arioste, transforma le premier acte en une églogue à deux voix, intitulée Egloga de la tragi-comedia de Calixto y Melibea. Juan Sedeño, traducteur de la Jérusalem délivrée, la mit en vers castillans ; un Portugais, Francisco-Rodriguez Lobo, cachant son nom sous le pseudonyme de Juan Espera en Dios, chercha à la copier dans une comédie intitulée Eufrosine. Puis, dans le nombre des imitateurs qui se sont approchés du modèle sans pouvoir l’égaler, et dont les noms ne sont pas indifférents pour quiconque étudie l’origine et les progrès du théâtre espagnol, parurent Selvago, auteur d’une comédie en prose intitulée Selvagia ; Juan-Rodriguez Florian, auteur de la Florinea ; Luis Hurtado, de Tolède, qui publia en 1547 une Tragedia Policiana, copie à peu près servile et sans verve ; Pedro Hurtado de la Vera, auteur de la Doleria, ó el Sueño del Mundo (1572) ; d’autres plus modernes, tels que Juan de Herrera, auteur de l’Ingénieuse Hélène, fille de Célestine, et Andrès Parra, qui écrivit l’École de Célestine. La plupart de ces continuations ne se distinguent guère que par une honteuse immoralité.

La plus remarquable assurément, ce fut, non plus une copie, mais une émule de la Célestine, la Lena, que Velazquez de Velazco publia à la fin du xvie siècle, alors que Lope de Vega s’emparait, comme dit Cervantès, de la monarchie comique. On pourrait établir que l’évolution de la Célestine dura un siècle et qu’elle fut close d’une manière remarquable par cette comédie de Velazco, fort digne des nombreux chefs-d’œuvre de son temps. On peut ainsi juger des progrès que, dans un même ordre d’idées, l’art dramatique espagnol fit dans cette durée d’un siècle, et aussi de ce que devinrent, pendant ce temps, les mœurs que Rojas avait prétendu corriger et le type original qu’il avait tracé d’après nature. À cette distance, ces deux comédies enferment tout un cours d’histoire morale.

J’ai encore à citer le savant docteur Gaspard Barthius, admirateur passionné de la langue espagnole qui, l’un des derniers, publia à Francfort, en 1624, une traduction latine annotée de la Célestine, à laquelle il donna le titre grec de Pornoboscodidascalos[34], par allusion à sa traduction des Ragionamenti de l’Aretin, qu’il avait intitulée Pornodidascalos. « C’est un livre divin, écrit-il à la suite du titre que je viens de transcrire, une œuvre sous forme de drame, remplie d’une telle quantité de sentences importantes, d’exemples, de conseils applicables à toutes les circonstances de la vie, qu’aucune autre langue ne possède rien de semblable. La langue espagnole est, il est vrai, si grave et si sonore, le style de l’auteur si élégant et si correct, sa diction si pure et si harmonieuse, que, de l’avis des Espagnols eux-mêmes, un bien petit nombre d’écrits pourraient égaler la Célestine en grâce, en élégance et en pureté.[35] »


J’ai maintenant quelques mots à dire à propos de la traduction. Attaquer de front une œuvre aussi célèbre que la Célestine, un monument littéraire aussi respecté, secouer d’une main profane la poussière qui depuis quatre siècles s’est accumulée sur ce vieux monument, c’était une entreprise hardie, et j’ai plus d’une fois reculé devant l’exécution. Mais, comme le sire de Lavardin, j’y rencontrais « de si délectables fontaines de philosophie », que j’ai chaque fois repris courage, que j’ai lutté avec ténacité contre des difficultés sans nombre, ne sachant encore si je suis parvenu à conduire à bonne fin cette œuvre presque impossible.

J’avais deux grandes choses à respecter dans la Célestine, d’abord le monument littéraire, puis la naïveté du style, ces sentences, ces nombreux proverbes dont il fallait imiter le rhythme, le laconisme, qu’il fallait rendre littéralement sans chercher le moins possible les équivalents dans notre langue. À cela j’ai mis tous mes efforts. Je n’ai pas cru devoir aux conventions de notre siècle de voiler une seule des expressions franches et nettes dont j’ai parlé plus haut. S’il est certains mots exclus de notre langage depuis Molière, on ne les a pas effacés de ses écrits, on les prononce avec lui, et ce serait œuvre sacrilège que se torturer l’esprit pour les éviter.

« Je suis, m’écrivit Charles Nodier, lorsque parut la première édition de ce livre, je suis de ceux qui n’ont pas répugné aux hardiesses un peu cyniques d’une version consciencieusement littérale ; un traducteur manquerait essentiellement aux devoirs d’exactitude et de fidélité qu’un ministère exigeant lui impose, en atténuant, sous les nuances fardées d’une phraséologie prude ou coquette, les couleurs crues, hardies et souvent grossières de son texte. Les scrupules d’un langage timidement épuré sont, aux licences ingénues du moyen âge, ce qu’est le badigeonnage aux vieux édifices. »

Je n’ai donc pas tenté, comme l’a fait le sire de Lavardin, « de repurger les endroits scandaleux qui pouvaient offenser les religieuses oreilles ». Je n’ai nullement songé non plus à « mettre du mien dans les endroits qui me semblaient manqués ». Le traducteur n’est ni correcteur ni interprète, il est copiste et reproducteur ; il doit, lorsqu’il s’agit d’un livre de la valeur de la Célestine, en respecter même les fautes et s’estimer heureux quand il parvient à en conserver les beautés.

A. Germond de Lavigne,
De l’Académie espagnole.



  1. La première édition de cette traduction de la Célestine a été publiée, en 1841, par l’éditeur Charles Gosselin. Voici ce qu’a bien voulu en dire, deux ans après, M. Charles Magnin, de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (Journal des Savants, avril 1843) :
    « Nous venons bien tard pour apprécier cette traduction, dont le succès n’a pas attendu nos éloges ; mais il est toujours temps de parler de la Célestine, livre classique, et qui, peut-être, a contribué plus qu’aucun autre à fixer la prose espagnole.
    « Nous connaissons peu d’ouvrages qui aient joui, auprès des contemporains, d’une vogue plus générale et plus populaire, peu qui aient ensuite excité, entre les érudits et les critiques, autant de controverses et de débat… »
  2. Guerra de don Carnal y de doña Quaresma.
  3. Las Bodas de don Melon de la Huerta con la hija de don Endrino y de doña Rama, « les Noces de don Melon du Verger avec la fille de don Prunier de Damas et de dame Branche, » petit ouvrage burlesquement dramatique, en cinq autos, écrit en vers hexamètres et pentamètres (1345).
  4. Dialogo entre el Amor y un Viejo. Dialogo pastoril entre Mingo Revulgo y Gil Arribato.
  5. Chronicas.
  6. Eglogas.
  7. Discours historique sur les origines du théâtre espagnol.
  8. Cette date non contestable résulte d’une allusion à ce grand fait de guerre dans le troisième acte : « Qu’on te dise :
    La rivière est gelée, la foudre est tombée, Grenade est prise, le roi vient aujourd’hui… Y aura-t-il là de quoi te surprendre ? »
  9. Il est peu probable qu’une œuvre inachevée ait été livrée à l’impression, et ce n’a pu être, en admettant cette opinion, que très-peu d’années avant 1492, puisque le premier ouvrage sorti des presses, en Espagne, est l’édition catalane du Tiran le blanc, de Juan Martorell (Valence, 1480, in-folio). Moratin, dans son Discours historique, dit positivement :
    « Quelque temps auparavant courait manuscrite, parmi les curieux, toute la partie qui compose le premier acte. »
  10. Juan de Mena mourut en 1456. On a conservé de lui un poëme intitulé el Laberinto, ô las Trescientas Coplas, et deux élégies : Muerte del Conde de Niebla et Muerte de Lorenzo Davalos.
  11. Il est utile de rappeler ici que l’art de l’imprimerie ne s’introduisit en Espagne que vers 1480, quarante ans après l’invention. En 1485, des « officines » étaient établies à Burgos et à Séville ; en 1486, à Tolède ; en 1492, à Salamanque. La scène de notre tragi-comédie est à Tolède, et il est à remarquer qu’aucune édition ne fut faite en cette ville. Des commentateurs disent que l’auteur habita d’abord Burgos, puis Salamanque, ce qui explique l’origine des deux premières éditions.
    M. de Soleinne n’osait pas croire que l’édition qu’il possédait fût la première, et il pensait que ce pouvait être une réimpression clandestine. Je crois en avoir bien nettement précisé le véritable mérite. Quant à la clandestinité, je ne m’explique pas le doute de M. de Soleinne, et le nom aussi bien que la griffe du célèbre imprimeur Fadrique Aleman me semblent repousser péremptoirement ce soupçon.
    Je ne sais en quelles mains, depuis la dispersion de la belle collection dramatique de M. de Soleinne, se trouve aujourd’hui ce livre précieux.
  12. Cet acrostiche forme les mots suivants : EL BACHJLER FERNANDO DE ROIAS ACABO LA COMEDIA DE CALYSTO Y MELYVEA E FVE NASCYDO EN LA PVEVLA DE MONTALVAN. L’un des traducteurs italiens, Alfonso Hordoñez (1505), a scrupuleusement conservé ce jeu d’esprit, en reproduisant en vers italiens les onze strophes de l’original. Je n’ai pu me dispenser de faire de même. On trouvera, à la suite de la lettre de l’auteur à un de ses amis, l’acrostiche reproduit en un même nombre de lignes, sinon de vers, dans les termes suivants : LE BACHELIER FERNAND DE ROJAS ACHEVA LA COMÉDIE DE CALISTE ET MÉLIBÉE, ET NAQUIT DANS LE BOURG DE MONTALVAN.
  13. « Ne me blâmez pas si en mettant fin à cette œuvre je n’y ai pas apposé mon nom ; mais je suis juriste, et quoique ce soit œuvre discrète, elle est étrangère à ma faculté ; quiconque me connaît pourra dire que je ne l’ai pas faite pour me distraire de mes études principales (qui m’intéressent beaucoup, comme c’est la vérité), mais, plutôt, que pour m’occuper de ce nouveau travail, il m’a fallu négliger l’étude des droits. »
  14. De cette opinion est Lorenzo Palmireno, auteur d’un livre intitulé Hypothiposes clarorum virorum, et cité par Nicolas Antonio.
  15. Nicolas Antonio fait remarquer en effet que le style de Mena aussi bien que le style de son siècle sont fort différents de celui de la Célestine.
  16. Ce motif, il l’attribue lui-même à son devancier supposé : « Et cependant, dans la crainte des détracteurs et des mauvaises langues, qui savent mieux blâmer qu’imiter, il voulut cacher son nom. » Cette phrase, qui se trouve dans la préface de Rojas, ne peut-elle être prise comme une allusion directe à la position qu’il s’est faite ?
  17. Moratin, et après lui don Léon Amarita, auteur de l’édition moderne de 1822, ont écrit que Rojas ne consacra à ce travail que quinze jours de vacances, qui, ajoute Moratin, ne pouvaient être mieux employés.
    Il importe de relever l’erreur à laquelle ces deux écrivains se sont laissé entraîner ; quelques jours de plus n’ôteront rien au mérite de Rojas ; j’ai cité plus haut sa lettre à un ami :
    « Qu’on sache que non-seulement j’ai passé à cela quinze jours de vacances, mais plus de temps encore, et d’un temps moins agréable. »
  18. La Célestine est aujourd’hui du nombre de ces mythes populaires qu’éternise la tradition, et en Espagne, dans le langage familier, les polvos de la madre Celestina sont aussi célèbres que la merveilleuse poudre de perlimpinpin de nos escamoteurs. Il y a une pièce à spectacle de don Eugenio Hartzembusch, imitation des Pilules du Diable, qui porte ce titre : los Polvos de la madre Celestina.
  19. M. Philarète Chasles. (Journal des Débats, 3 octobre et 12 novembre 1839.)
  20. Cervantès, dans l’un des sonnets burlesques qui précèdent le Don Quichotte, dit que la Célestine serait un livre divin s’il voilait un peu plus l’humanité.
    ………Celesti —
    Libro en mi opinion divi —
    Si encubriera mas lo huma —
    c’est-à-dire s’il mettait moins à découvert des scènes dont la peinture trop vive et trop nue peut offenser les mœurs.
    Alejo Vanega, se plaignant des maux que causait une semblable lecture, voulait qu’on écrivît Scelestina plutôt que Celestina. (Tractado de ortographia, part. ii, cap. 3.)
  21. Sismondi, Littérature du Midi.
  22. M. Lottin de Laval dit, dans un roman intitulé les Galanteries du maréchal de Bassompierre : « Tragi-comédie imprimée en France sous François Ier une chose infâme, digne de l’Aretin, qui pourtant faisait les délices de la cour, tant les mœurs étaient dissolues. » Cette note de M. Lottin de Laval me porte à croire qu’il n’a pas lu la Célestine.
  23. Exemplaire de la bibliothèque Mazarine (Anvers, 1539). — A dom Emforis Onesipo.
    Même bibliothèque (Anvers, 1599). — Dominicus Barnabas Turgot, episcopus Sagiensis, 1717.
    Bibliothèque Richelieu, exemplaire de l’édition de Séville, 1401. — Société de Jésus.
  24. Stampata per Pietro Nicolini da Sabio, m d xxxv.
  25. Alla illustrissima madonna : madonna Gentile Feltria de Campo-Fregoso, madonna sua observantissima…
    Per Alfonso Hordognez, familiare della santita di nostro signore Julio papa secundo. Ad instantia della illustrissima madonna Gentile Feltria di Campo-Fregoso.
  26. Moratin a donné une liste de vingt-huit éditions publiées en espagnol pendant le xvie siècle et la première moitié du xviie. Les recherches de M. Charles Magnin et les miennes portent cette liste à quarante-six éditions :
    1499, Burgos, in-4. — 1500, Salamanque. — 1501, Séville, par Stanislas Polono, in-4. — 1502, Séville. in-4. — 1502, Salamanque, in-4. — 1514, Valence, in-4 (gothique oblong). — 1514, Milan, par Tanotti da Cartrone. — 1515, Venise. — 1523, Séville. — 1525, Séville. — 1525, Venise. — 1526, Tolède, in-4. — 1529, Valence, par Juan Viñao. — 1531, Venise, in-8 gothique. — 1534, Venise, in-8 gothique, par Estefano Sabio. — 1534, Séville. — 1535, Venise. — 1536, Séville, in-8 gothique. — 1538, Tolède, in-4 gothique, par Juan de Ayala. — 1538. Gênes. — 1539, Seville. — 1539, Anvers, petit in-8 gothique (voir un exemplaire hérissé de notes à la bibliothèque Mazarine). — 1540, Medina del Campo, petit in-8 gothique ; le titre porte Carolus V imperator. — 1545, Saragosse, in-8. — 1545, Anvers, in-12. — 1553, Venise, Gabriel Giolito, corrigée par Alonso de Ulloa (impresa en guisa hasta aqui nunca vista). — 1556, Venise. — 1558, Salamanque, par Juan Sunta. — 1563, Alcala, in-12, par Francisco de Cormelias. — 1566, Barcelone. — 1569, Alcala, in-12, par Francisco de Robles. — 1569, Salamanque, par Martin Mares. — 1570, Salamanque, par Mathias Gast. — 1571, Cuenca, par Juan de Canova. — 1573, Tolède, in-12 oblong. — 1575, Valence. — 1591, Alcala, par Fernando Ramirez. — 1595, 1599, 1601, Anvers, officina Plantiniana. — 1601, Madrid, Andrès Sanchez. — 1607, Saragosse, in-12. — 1619, Madrid, in-12. — 1632, Madrid, in-12. — 1633, Pampelune, texte et traduction française en regard, par Charles Labayen. — 1633, Rouen, et 1634, Rouen, sur deux colonnes, texte et traduction française en regard, par Charles Osmond. — Enfin une édition moderne donnée à Madrid, en 1822, par Leon Amarita, avec une bonne préface, des notes et des variantes.
  27. Paris, 1527, traduction de l’italien en français, par Galliot du Pré, in-8. Lyon, 1529, par Claude Nourry.
  28. Augsbourg, 1520, in-4o.
  29. Londres, in-folio, sous le titre : The spanish bawd represented in Celestina.
  30. « La raison de la déraison qu’à ma raison vous faites affaiblit tellement ma raison qu’avec raison je me plains de votre beauté. »
  31. Venise, 1536.
  32. Anvers, 1534, in-8, et 1599, in-12.
  33. Tolède, 1539.
  34. Pornoboscodidascalus latinus : de lenonum, lenarum, conciliatricum, servitiorum dolis, veneficiis, machinis plus quam diabolicis, de miseriis juvenum incautorum, qui florem ætatis amoribus inconcessis addicunt, de miserabili singulorum periculo et omnium interitu.
  35. L’auteur du Dialogo de las lenguas, savant critique qui vivait sous le règne de Charles-Quint, a dit aussi de la Celestine que la langue espagnole ne possédait aucun livre d’un style plus naturel, plus pur et plus élégant.