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La Célestine/L’auteur à un de ses amis

La bibliothèque libre.
La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. 1-5).


LA CÉLESTINE
TRAGI-COMÉDIE DE CALIXTE ET MÉLIBÉE,
CONTENANT, OUTRE UN STYLE AGRÉABLE ET FACILE,
UNE GRANDE QUANTITÉ DE SENTENCES PHILOSOPHIQUES
ET DE CONSEILS FORT NÉCESSAIRES AUX JEUNES GENS.
AYANT POUR BUT DE LEUR FAIRE CONNAÎTRE
TOUT CE QU’IL Y A DE RUSE ET DE FAUSSETÉ
CHEZ LES SERVITEURS ET LES ENTREMETTEUSES1.


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L’AUTEUR À UN DE SES AMIS.


L’Homme qui fait un long voyage a coutume de rechercher quelle chose peut être le plus nécessaire au pays qu’il a quitté, afin d’être utile par ce moyen à ceux de ses compatriotes dont il a reçu quelque service. Les nombreuses bontés que vous avez eues pour moi me faisaient une obligation de semblable étude, et maintes fois retiré dans ma chambre, la tête appuyée sur ma main, laissant aller mes pensées à l’aventure et mes réflexions au hasard, il me venait à l’esprit que l’œuvre présente serait utile non-seulement à notre commune patrie et à la multitude de galants et de jeunes amoureux qu’elle renferme, mais encore à vous-même, dont je me souviens d’avoir vu la jeunesse cruellement tourmentée par l’amour et privée d’armes défensives pour le combattre. Ces armes, je les découvris au milieu de ces pages2, non fabriquées dans les immenses ateliers de Milan, mais créées par les nobles esprits de quelques Castillans d’un haut mérite. Je remarquai leur beauté, leur souplesse, leur trempe forte et brillante, leur travail, leur style élégant, qu’on n’avait jamais vu ni entendu dans notre langue castillane.

Je lus trois ou quatre fois cet écrit, et plus je le lisais, plus j’avais besoin de le lire, chaque fois il me plaisait davantage et j’y remarquais de nouvelles sentences. Je vis que non-seulement cet ouvrage était agréable dans son sujet principal ou fiction tout à la fois, mais encore que de quelques-unes de ses parties ressortaient de délectables sources de philosophie et de mots agréables, des avis et des conseils contre les serviteurs faux et méchants, contre les prétendues sorcières. Je remarquai qu’il ne portait pas de signature d’auteur. Et, en effet, les uns l’attribuent à Juan de Mena, les autres à Rodrigo Cota ; mais quel que soit celui qui l’a écrit, sa subtile imagination, la grande quantité de sentences heureuses et profondes qu’il a semées dans son travail, le rendent digne d’un éternel souvenir. C’était un grand philosophe ! Et cependant, dans la crainte des détracteurs et des méchants, plutôt capables de critiquer que d’imiter, il voulut cacher son nom. Ne me blâmez pas si je n’ai pas signé le mien après avoir achevé ce qu’il avait commencé, mais je suis juriste, et quoique ce soit œuvre sérieuse, elle est étrangère à ma faculté. Ceux à qui je me suis confié pourront dire que je ne l’ai pas faite pour me distraire de mes occupations principales (qui m’intéressent beaucoup, comme c’est la vérité), mais plutôt que ce travail nouveau m’a forcé malgré moi à négliger l’étude des Droits. Si je n’atteins pas le but que je me suis proposé, ce sera la punition de mon audace. Qu’on veuille bien se souvenir que j’ai employé à cet ouvrage, non-seulement quinze jours de vacances que mes collègues étaient allés passer chez eux, mais plus de temps encore et d’un temps moins agréable. C’est pour me justifier des reproches que vous pourriez m’adresser, ainsi que tous ceux qui me liront, que j’ai écrit les vers qui suivent. Et afin que vous sachiez où commencent mes mauvais bavardages, souvenez-vous que tout ce qui est de l’ancien auteur a été réuni sans division dans un seul acte, ou scène, jusqu’au second acte qui commence par ces mots : « J’ai donné, etc. » Vale.






L’AUTEUR


Demande indulgence pour les fautes de l’œuvre presente, argumente
contre lui-même et expose ses motifs.


(Acrostiche.)


Le silence cache et protège
Et absence d’esprit et inhabileté du langage ;
Bavardage, défaut contraire, porte grand préjudice
À qui parle beaucoup sans beaucoup réfléchir.
Comme fait la fourmi qui dédaigne la terre,
Honteuse de son existence prévoyante et paisible,
Et fière de ses ailes nouvelles qui causeront sa mort,
Légère, elle s’élance sans savoir où aller.

Ivre de liberté, elle parcourt les airs,
Et bientôt devient la proie des oiseaux,
Repentante, mais trop tard. Ainsi ses ailes
Furent le fatal instrument de sa perte.
Et de même à ma plume adviendra pareil sort.
Rebelles aux bons conseils, fières de battre l’air,
Nées de ce matin seulement, mes ailes trop délicates
À ma ruine me vont conduire.

Notre fourmi ne songeait qu’au plaisir :
D’acquérir honneur et gloire je me suis fait une fête,
D’une même illusion il nous advient même malheur.
Elle a trouvé le trépas, et moi, je recevrai sans doute
Reproches, sermons et blâme. Si j’eusse gardé le silence,
On me les eût épargnés. Je persiste, je pressens déjà
Jalousie, attaques sans nombre, et je me ferme la retraite
À chaque pas que je fais en avant.

Si vous voulez savoir les motifs qui m’animent,
À quelles passions je déclare la guerre,
Connaître enfin mon but, et le dieu qui m’inspire,
Haut et puissant Phébus, ou Diane, ou Cupidon,
Étudiez longuement le sujet de ce livre ;
Veuillez, si l’aimez mieux, n’en lire que l’argument.
Amans, vous trouverez au milieu d’un joyeux récit
Les conseils les plus étendus pour vous garder des dangers.

Ainsi l’on doit, avec un malade difficile,
Cacher le remède sous un aliment agréable,
Opposer l’adresse et la ruse à l’aversion,
Ménager, flatter le goût et guérir en trompant.

Excitant de même manière la curiosité du lecteur,
De ma plume s’échappe des récits joyeux et lascifs.
Ils entourent et déguisent le but de mon travail ;
En amusant l’esprit, ils guérissent le cœur.

De craintes entouré, poussé par un ardent désir,
Et voulant terminer une œuvre savamment commencée,
Criminellement j’ai tenté d’appliquer une fausse dorure
À ce travail d’or fin, et d’enfouir sous des chardons
Les roses qui le décorent.
Il me faut maintenant demander grâce aux sages
Si j’ai mal réussi, et réclamer des simples respect,
Tolérance surtout, pour une œuvre qu’ils ne peuvent juger.

Étant à Salamanque, j’ai trouvé cet écrit
Et fus tenté d’y mettre fin ;
Trois raisons m’y poussèrent, j’étais en vacances,
Ma vanité m’engageait à imiter un homme d’esprit,
Enfin depuis longtemps j’étais peiné de voir
Les hommes de tous les âges victimes des peines de l’amour.
Il me sembla qu’ils trouveraient dans cette œuvre achevée
Bons conseils contre les entremetteuses et les valets.

Étudiant avec soin l’écrit que j’avais découvert
Et qui est profond et spirituel autant que bref,
Émerveillé, j’y découvris au moins deux mille sentences
Toutes doublées de grâce, d’esprit et de gaîté.
Non, Dédale, adroit par excellence, n’eût pu faire jamais
Aucun travail plus remarquable et mieux fini
Qu’eût été l’œuvre de Cota ou de Mena, si l’un d’eux,
Unique et inimitable écrivain, eût pu l’achever.

Il n’exista jamais dans la langue romaine
Tant d’esprit ni un style aussi riche et aussi beau ;
Dans tous mes souvenirs et dans ceux de personne
Aucune œuvre n’est digne de celle-là,
Ni grecque, ni toscane, ni même castillane.
Ses sentences vaudront à l’auteur une éternelle renommée ;
Louanges lui soient données par Jésus Christ,
Et qu’il l’accueille dans sa gloire au nom de sa passion.

Bons et crédules amants, prenez ce livre pour exemple ;
Opposez aux dangers les armes qu’il vous indique ;
Unissez vos efforts pour ne pas succomber ;
Rendez hommage à Dieu en visitant son temple ;
Gardez-vous de céder aux exemples pernicieux
De ceux que les séductions de l’amour ont entraînés,
Elles sont votre perte, et vous poussent vers la tombe.
Mon cœur se déchire quand il songe à tout cela !


Ô dames et matrones, jeunes gens et maris,
Ne perdez jamais de vue cette triste aventure !
Tenez sous vos yeux le souvenir de cette fin désastreuse ;
À d’autres pensées qu’à l’amour consacrez vos loisirs ;
Livrez à ceux qu’il aveugle le secret de sa tyrannie ;
Vivez avec prudence, avec sagesse et chasteté
Afin d’être toujours heureux. Et que le dieu Cupidon
Ne vous prenne jamais pour but de ses flèches dorées.



1, page 1. — Ce titre précède les éditions de Séville (1502) et de Madrid (1822) ; j’ai trouvé le suivant en tête de plusieurs autres, notamment de celles d’Anvers (1595-1599-1601) :

« Composée pour servir de leçon aux amoureux extravagants qui, vaincus par une passion désordonnée, donnent à leurs maîtresses le nom de la Divinité.

« Et aussi pour les avertir de se méfier des entremetteuses et des serviteurs faux et méchants. »

2, page 1. — L’auteur veut parler du premier acte de la Célestine, écrit, selon lui, par un auteur inconnu.