Aller au contenu

La Célestine/Prologue de l’édition de 1501

La bibliothèque libre.
La Célestine, tragi-comédie de Calixte et Mélibée
Traduction par A. Germond de Lavigne.
Alphonse Lemerre (p. 5-9).


PROLOGUE
de la troisième édition (séville, 1501).


Héraclite le Sage, dans le chapitre intitulé Omnia secundum litem fiunt, dit que toutes les choses de ce monde ont été créées pour être sans cesse en opposition. C’est, selon moi, une sentence digne d’être éternellement proclamée. La parole du sage est un arbre immense, et le moindre de ses rameaux produit plus de fruits qu’il n’en faut pour nourrir l’esprit des personnes les plus intelligentes. Mon faible savoir me donne à peine le droit de ronger l’écorce des paroles de ces hommes célèbres entre tous, et le peu que j’en retirerai me conduira du moins au but que je me propose dans ce prologue.

La sentence que je viens de citer a été reproduite par Francisco Pétrarque, le grand orateur, le poëte lauréat, lorsqu’il dit : « Sine lite atque offensione nihil genuit natura parens : La nature, notre mère, n’a rien engendré sans querelle et sans opposition. » Il écrit plus loin : Sic est enim et sic propemodum universa testantur : rapido stellæ obviant firmamento ; contraria invicem elementa confligunt ; terræ tremunt ; maria fluctuant ; aer qualitur ; crepant flammæ ; bellum immortale venti gerunt ; tempora temporibus concertant ; secum singula, nobiscum omnia. Ce qui signifie : « Ce fait est vrai et tout en porte témoignage : les étoiles se rencontrent dans leur course rapide au milieu du firmament ; les éléments opposés se combattent ; les terres tremblent ; les mers se soulèvent ; l’air frémit ; les flammes pétillent ; les vents se font une guerre éternelle ; les temps s’opposent aux temps ; chaque chose lutte contre une autre, et toutes contre nous. » L’été nous accable par son excessive chaleur, l’hiver par le froid et les frimas ; ces événements, que nous regardons comme une révolution naturelle de la température, ces variations au milieu desquelles nous nous soutenons, avec lesquelles nous nous élevons, avec lesquelles nous vivons, s’ils deviennent plus fréquents ou plus animés que de coutume, qu’est-ce, sinon la guerre ? Et combien ne devons-nous pas craindre, quand la nature emploie pour nous combattre les tremblements de terre et les tourbillons, les naufrages, les incendies causés par le feu du ciel ou la main des hommes, les orages, les grondements du tonnerre, les coups terribles de la foudre, les courses des nuages, phénomènes si difficiles à expliquer que, pour en connaître la cause, il ne se fait pas moins de tumulte dans les écoles des philosophes qu’au milieu des flots de la mer !

Parmi les animaux, il ne manque aucun genre de querelles : les poissons, les oiseaux, les bêtes sauvages, les reptiles, tous se font la guerre ; chaque espèce en poursuit une autre. Le lion attaque le loup, le loup la chèvre, le chien le lièvre ; et si cela n’avait pas l’air d’une légende du coin du feu, je pousserais plus loin cette énumération. L’éléphant, cet animal si puissant et si fort, s’épouvante et fuit à la vue d’une misérable souris, il tremble rien qu’à l’entendre. Parmi les serpents, la nature a fait le basilic si venimeux et si redoutable, que son sifflement effraye tous les animaux ; son approche les met en fuite ; son regard les tue. Lorsque arrive pour la vipère la saison de l’amour, la femelle prend dans sa bouche la tête du mâle et la presse de telle force pendant les jouissances de la conception, qu’elle l’étouffe ; puis, au moment où les petits sont près de naître, l’un d’eux déchire le ventre de sa mère et tous les autres sortent par cette ouverture ; la mère meurt, et ses petits, pour ainsi dire vengeurs de leur père, la dévorent. Où peut-on rencontrer un plus terrible exemple d’opposition, de querelle ou de guerre, engendrer un être qui dévore les entrailles qui l’ont porté ?

Nous croyons qu’il ne doit pas y avoir moins de dissensions naturelles entre les poissons, car, chose certaine, la mer en contient autant de variétés que la terre et l’air nourrissent d’oiseaux et d’animaux, et plus encore peut-être. Aristote et Pline content des merveilles d’un petit poisson nommé echeneis, qu’ils disent être sans cesse en guerre avec tous les autres. Ils disent de lui entre autres choses que, s’il rencontre un navire ou une chaloupe, il l’arrête et la retient immobile, quelle que soit la rapidité de sa course ; Lucain mentionne ce fait lorsqu’il dit :

Non puppim retinens, Euro tendente rudentes
In mediis echeneis aquis.

« Là se rencontre le poisson echeneis, qui arrête les navires lorsque le vent Eurus gonfle les voiles au milieu de la mer. » Opposition naturelle digne d’admiration : un petit poisson est plus fort qu’un grand navire poussé par les vents !

Si nous considérons les oiseaux et leurs nombreuses querelles, nous pourrons encore affirmer que toutes choses ont été créées pour être opposées. Les uns vivent de rapine, comme les aigles et les éperviers ; les milans attaquent dans nos demeures les oiseaux domestiques et viennent effrontément les poursuivre jusque sous les ailes de leurs mères. On dit qu’il naît dans la mer des Indes un oiseau nommé rock, d’une grandeur dont rien n’approche, et qui enlève jusqu’aux nuages, avec son bec, non-seulement un homme et dix hommes, mais encore un navire chargé de tous ses agrès et de son équipage. Les malheureux navigateurs ainsi suspendus dans les airs sont précipités par les battements de ses ailes et meurent cruellement3.

Enfin, que dirons-nous des hommes, sujets à tant de maux, soumis à tant de persécutions ? Qui saurait citer leurs guerres, leurs inimitiés, leurs jalousies, leurs emportements, leur colère, leurs variétés de costumes, leur manie de renverser et d’élever des édifices, tant de tristes choses enfin auxquelles est soumise la malheureuse humanité ? Et puisque la querelle et l’opposition sont une vieille et éternelle habitude, pourquoi m’étonnerais-je si le présent ouvrage a été un instrument de discorde entre ses lecteurs, et si chacun a voulu donner sur lui son opinion selon sa fantaisie ? Les uns le trouvaient prolixe, les autres trop court, ceux-ci agréable, ceux-là diffus ; de telle sorte qu’il appartiendrait à Dieu seul de le corriger de manière à satisfaire tant d’opinions différentes. Il a été conçu, comme toutes les choses de ce monde, sous l’empire de cette noble maxime : « La vie des hommes elle-même, si nous l’examinons bien, est une bataille depuis le premier âge jusqu’à celui où les cheveux deviennent blancs. » Les enfants combattent avec leurs jouets, les jeunes gens avec leurs livres, les jeunes hommes avec leurs plaisirs, les vieillards avec mille espèces d’infirmités. Ce livre déclare la guerre à tous les âges. Le premier le déchirera et le brisera ; le second ne le comprendra pas ; le troisième, celui de la force et des premières passions, y trouvera vingt sujets de discorde. Les uns ne s’occupent pas du fond et ne s’attachent qu’à la forme, c’est-à-dire au sujet, sans faire plus de cas des particularités qu’il renferme que d’un conte pour amuser en chemin ; les autres ne remarquent que les plaisanteries et les dictons, les louent par-dessus tout le reste et ne s’occupent d’aucune manière de ce qui peut leur être le plus profitable. D’autres enfin, qui recherchent les plaisirs sensés, s’occupent peu de la fable, la parcourent sommairement, rient de ce qui est agréable, mais retiennent les sentences et les paroles philosophiques, afin de les appliquer aux temps et aux circonstances.

Aussi quand se réuniront, pour entendre cette comédie, dix personnes différentes de caractère, comme il arrive toujours, pourra-t-on nier qu’il n’y ait ample motif de division dans une chose qui s’explique de tant de manières ? Les imprimeurs eux-mêmes ont voulu y mettre leur cachet et placer des sommaires en tête de chaque acte, pour raconter en peu de mots ce qu’il contient, chose fort inutile, bien que les anciens auteurs l’aient faite. Quelques personnes se sont disputées sur le titre, disant qu’on ne devait pas appeler cet ouvrage comédie, puisqu’il finit si tristement, mais bien tragédie. Le premier auteur, qui l’avait commencé gaiement, voulut y mettre un titre conforme en l’appelant comédie, et moi, voyant tant de discussions et d’opinions diverses, je tranchai la querelle en appelant le tout tragi-comédie. Je cherchai ensuite à savoir ce qu’attaquaient le plus les critiques et les juges, et je trouvai qu’on voulait que les scènes entre les amans fussent un peu plus prolongées. Cette exigence me tourmenta beaucoup, je m’y rendis, quoique contre ma volonté ; je condamnai de nouveau ma plume à un travail si étrange et si contraire à mes devoirs ; je dérobai quelques-uns des instants consacrés à mes études principales et même à mes plaisirs ; et cependant les détracteurs ne manqueront pas à cette nouvelle édition.






3, page 8. — Cette fable, imaginée par les Orientaux et que nous n’avons connue que par la traduction de quelques-uns de leurs contes, était déjà populaire en Espagne à l’époque où parut la Celestine ; elle y avait été introduite, sans aucun doute, pendant la domination arabe.