La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 11

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Michel Lévy frères (p. 106-123).


XI

UN BEAU HASARD


Sur ces entrefaites, Tancrède reçut une lettre de sa mère — qui d’abord lui demandait pardon de l’avoir fait si beau — et qui ensuite le recommandait, en dernière espérance, à M. ***, ministre de ***, auprès duquel elle avait un protecteur tout-puissant.

Tancrède alla se faire protéger chez le protecteur, qui le protégea, et qui ne fit en cela rien d’extraordinaire, car il avait un bureau de bienveillance établi chez lui, certains jours à de certaines heures : il protégeait régulièrement une douzaine d’intrigants tous les jeudis dans la matinée.

Tancrède, ainsi recommandé, s’en alla chez le ministre, dont il avait reçu une lettre d’audience. M. le ministre, qui avait été taquiné, tourmenté, épluché la veille par un député de l’opposition — cela s’appelle, je crois, interpellé — M. le ministre était de fort mauvaise humeur ; d’ailleurs, il fallait qu’il parût indigné dans sa réponse à la Chambre, et il se maintenait en courroux pour se préparer à un discours violent ; il traitait son éloquence comme un cheval de course qu’on entraîne avant le combat. M. le ministre bousculait tout le monde — terme de bureaux — il bouscula Tancrède, il ne l’écouta point, lui répondit mal ; enfin, il abusa de sa position pour le blesser sans qu’il eût le droit de se plaindre.

Tancrède se révolta.

— Ah ! monsieur le ministre, pensa-t-il, vous me traitez ainsi parce que je suis un jeune homme inconnu dont vous n’avez rien à craindre ; ah ! vous m’écrasez de votre puissance, parce que vous me croyez sans crédit. Eh bien, moi aussi, j’ai une puissance ; et puisque vous abusez de la vôtre, j’userai de la mienne, et nous verrons.

Tancrède traversa les salons, descendit l’escalier du ministre sans avoir encore de projets arrêtés.

Il rejoignit à la porte de l’hôtel le cabriolet qui l’avait amené, prit la canne qu’il avait laissée dans son manteau, congédia le cocher de cabriolet, et, bravant le suisse implacable, rentra invisible dans la vaste cour de l’hôtel.

Il se promena quelque temps invisible fort en colère.

Comme il marchait, la voiture de M. le ministre vint s’arrêter devant le perron. Un valet de pied bizarre, vêtu d’une livrée non-seulement de fantaisie, mais je dirais même fantastique, vint ouvrir la portière.

M. le ministre descendait lentement l’escalier, suivi d’un autre personnage qui lui parlait avec chaleur, et le domestique tenait toujours la portière de la voiture, dont le marchepied était baissé.

Tancrède, comme un écolier, s’approche ; puis une idée folle s’empare de lui.

Voyant ce carrosse béant depuis un quart d’heure, il veut s’y asseoir et s’y reposer. Soudain il s’élance invisible sur le marchepied, et va se placer au fond de la voiture.

Le mouvement qu’il imprime à la voiture fait avancer les chevaux, le cocher les retient facilement ; mais le bruit a réveillé M. le ministre de sa conversation. Il se rappelle qu’il est en retard, il se hâte et grimpe dans sa voiture. Tancrède veut sortir et se lève aussitôt ; mais le ministre, qui vient de s’asseoir, se penche en dehors de la portière, il ferme l’entrée de toute sa capacité. Tancrède espère encore s’échapper, mais M. le ministre étend ses jambes officiellement, donne ses ordres ; la portière de la voiture se referme, et voilà les chevaux partis.

M. le ministre s’établit dans son carrosse, il s’étale, il se carre et prend autant de place qu’il en peut prendre. Tancrède, au contraire, se presse, se blottit, se cache comme s’il n’était pas invisible. Il se sent indiscret, et il n’en veut plus tant au ministre. Les torts que nous nous trouvons avoir envers une personne qui nous a offensé calment tout à coup nos ressentiments, surtout lorsqu’ils sont involontaires, que nous ne les avons pas choisis. Un caractère noble n’imagine qu’une noble vengeance ; il ne rêve que des cruautés dignes de lui. Les torts de hasard, les mauvais procédés de circonstances qu’il a envers son ennemi lui semblent au-dessous de sa haine, il en est honteux. Dans la loyauté de sa raison, il reconnaît que son ennemi n’a pas agi si mal que lui, et comme il est désenchanté de sa propre haine, il pardonne par humilité. Tancrède se reprochait sa conduite ; le ministre avait simplement manqué d’égards en l’accueillant légèrement ; mais lui manquait de délicatesse en le suivant à son insu comme un espion.

Tancrède se livrait à ces réflexions, lorsque tout à coup le ministre s’écria : — Messieurs…

Tancrède ne put s’empêcher de sourire, il se pinçait les lèvres, il faisait des grimaces pour garder son sérieux, sans penser qu’on ne pouvait le voir ; mais on a de la peine à s’accoutumer à être invisible.

— Messieurs, continua le ministre, le ministère n’est pas embarrassé de répondre aux attaques de ses ennemis…

Ici l’orateur s’arrêta ; puis il reprit :

— Nous sommes en mesure, Messieurs, de prouver à nos adversaires…

L’orateur s’arrêta de nouveau… il reprit :

— Ce n’est pas la première fois, Messieurs, que l’opposition nous…

Il s’arrêta encore…

— Bon, dit-il, je trouverai tout cela là-bas.

M. le ministre avait raison, il ne retrouvait toutes ses idées qu’à la tribune, ce qui était fâcheux. Cela faisait dire qu’elles y restaient.

— Il paraît que nous allons à la Chambre, pensa Tancrède ; je n’y suis pas encore allé, tant mieux !

M. le ministre se remit à chuchoter entre ses dents.

— Le voilà maintenant qui se parle à lui-même, se dit Tancrède.

Mais le ministre élevant la voix…

— Sire… cela ne se peut pas. J’ai déjà eu l’honneur de le dire au roi, cela fera crier… on dira encore que…

En ce moment la voiture s’arrêta, non pas à la Chambre des Députés, comme le pensait Tancrède, mais aux Tuileries.

Le ministre descendit de voiture, Tancrède le suivit aussitôt. Par bonheur, le valet de pied était un lourdaud qui lui laissa le temps de descendre avant qu’il eût pensé à relever le marchepied.

Entraîné par le hasard et la curiosité, Tancrède s’attacha aux pas du ministre ; il n’avait jamais visité les Tuileries : tout cela l’amusait. Il franchit le grand escalier dont la magnificence l’éblouit, traverse la salle des Gardes, et pénètre, toujours à la suite de M. le ministre, dans un grave salon tendu en bleu, au milieu duquel est une grande table recouverte d’un tapis de velours bleu — chambre historique, autrefois le salon de l’Empereur, aujourd’hui le laboratoire diplomatique, qu’on appelle à Paris la boutique ministérielle, qu’on nomme en Europe le cabinet des Tuileries.

Plusieurs hommes étaient déjà réunis dans ce salon. Le ministre, que Tancrède escortait comme un recors invisible, était évidemment en retard ; chez lui c’était un système. Si l’exactitude est la politesse des rois, l’inexactitude est, au contraire, l’habileté des ministres, de ceux du moins qui sont influents. D’abord elle ajoute à leur importance ; ensuite un homme ingénieux, qui a les idées, ne risque rien de laisser les autres épuiser les mots, discuter longtemps, retourner, embrouiller les questions que lui seul sait pouvoir résoudre. C’est un avantage que d’arriver sain et frais d’esprit au milieu de gens fatigués, dégoûtés de leurs opinions par toutes les objections qu’elles ont essuyées ; c’est un beau rôle à jouer ; il semble toujours qu’on rallie les camps divers ; on est toujours l’épée qui fait pencher la balance. C’est très-adroit, mais pour cela il faut être homme d’importance ; car il est force gens que l’on n’attendrait pas, des malheureux que l’on n’attend jamais, que l’on n’a jamais attendus pour rien ; oh ! ceux-là, nous leur conseillons d’être exacts, d’arriver même un peu avant l’heure, s’ils veulent obtenir en leur vie une part de quoi que ce soit et être entrés pour quelque chose dans une décision quelconque.

Le ministre de Tancrède fut donc accueilli comme un homme qu’on attendait, et dont on attendait une idée.

Un personnage qui paraissait avoir une sorte de prépondérance sur les autres, vint à lui en lui tendant cordialement la main.

— Mais, pensa Tancrède, j’ai vu cette figure-là quelque part, cet homme ne m’est pas inconnu…

— Le roi sait-il ?… dit un des ministres.

— Que je suis fou ! pensa aussitôt Tancrède, c’est le roi ; comment n’ai-je pas deviné cela tout de suite ? je devais pourtant bien m’attendre à trouver le roi ici.

Le roi, peu d’instants après, s’assit devant la table, et les ministres prirent chacun leur place au conseil.

Tancrède était singulièrement embarrassé, combattu entre la curiosité d’écouter tout ce qu’on allait dire et la honte de commettre un espionnage indigne de lui.

Enfin, il capitula avec sa conscience.

— L’espionnage, se dit-il, consiste à répéter, et non pas à savoir.

Et il se disposa à écouter.

Par malheur, en se promenant dans l’hôtel du ministère, il avait eu froid. Ce froid avait réveillé un gros rhume qu’il combattait depuis huit jours et qui semblait l’avoir oublié un moment. C’était un de ces beaux rhumes qui font scandale au spectacle et à l’Académie, une de ces toux opiniâtres qu’on appelle quintes pendant toute la première jeunesse, mais qui, vers la fin de la vie, sont respectées sous le nom plus imposant de catarrhes.

Tancrède lutta d’abord avec la quinte ennemie, il étouffait et suffoquait ; bientôt le combat devint impossible, il toussa, il toussa hardiment, et se livra à toute la frénésie de son rhume.

Le roi était occupé à lire, il parcourait un travail qu’un des ministres venait de lui remettre ; il ne leva pas les yeux, mais il entendit cette toux effroyable et il ne douta pas qu’elle n’appartînt à un de ses ministres. Jugeant un homme de guerre, épuisé par de nombreuses campagnes, plus capable d’en être le propriétaire que les autres ministres plus jeunes que lui, il s’adressa au ministre de la guerre, et lui dit avec bonté :

— Vous êtes bien enrhumé, monsieur le maréchal ?

Le maréchal n’était point enrhumé ; mais, trop bien élevé pour contrarier son souverain et pour détourner une marque d’intérêt qui pouvait faire envie à d’autres, il répondit en s’inclinant respectueusement :

— Oui, sire, oh ! très-enrhumé ; l’autre jour à la revue…

Et il se mit à tousser avec enthousiasme.

Tancrède était sauvé.

Une flatterie avait rendu probable ce rhume fantastique, dont le roi aurait pu s’étonner.

Il toussa de concert avec le maréchal, qui bientôt finit par le surpasser. La toux de celui-ci, d’abord flatteuse, était devenue sincère.

Ce genre de ruse est facile à cet âge ; il s’en acquittait même si bien que Tancrède fut tenté de lui dire :

— Merci, brave homme, assez, on n’a plus besoin de vous.

En cet instant un huissier entra ; il remit au ministre des affaires étrangères un paquet qui contenait des dépêches.

— Un courrier de Londres, dit le roi.

Il rompit le cachet.

« Le ministère est changé. Lord *** a donné sa démission. »

Cette nouvelle fit sensation dans le conseil. On s’agita, on s’alarma. Le roi prit la parole ; la discussion s’engagea vivement et devint des plus intéressantes… si intéressante enfin, qu’il nous est défendu de la rapporter.

— Voilà qui va faire baisser les fonds, dit un des ministres bas à un de ses collègues pendant que les autres discouraient.

Ce fut ce que Tancrède comprit le mieux de toute la discussion.

— Si je profitais de cette circonstance ? pensait-il.

Alors il n’écouta plus rien de ce que l’on disait ; il se perdit dans ses combinaisons, médita vingt projets, rejeta les uns, pesa les autres, et finit par se décider à courir chez M. Nantua pour lui faire part de la nouvelle dont un hasard l’avait instruit.

Un huissier rentra sous je ne sais quel prétexte.

Dès que la porte fut ouverte, Tancrède s’échappa.

Il arriva bientôt chez M. Nantua. C’était précisément son jour d’audience, car le moindre millionnaire a ses jours de réceptions matinales.

M. Nantua, se rappelant la manière dont il avait trompé Tancrède dans ses espérances, le reçut d’abord avec embarras, mais Tancrède le mit bien vite à son aise.

— Monsieur, dit-il, je viens vous faire part d’une chose très-importante, et vous pouvez, de votre côté, me rendre un grand service. Une circonstance, que des raisons de délicatesse ne peuvent me permettre de vous expliquer, me rend, avant tout le monde, possesseur d’une nouvelle qui doit avoir la plus grande influence sur les fonds ; je suis venu vous en instruire en toute hâte, en ne demandant, pour prix de ma bonne volonté, qu’un modeste intérêt dans vos opérations.

— Mais, mon cher enfant, dit le banquier en souriant, je ne vous comprends pas, car enfin…

— Et voilà bien le malheur ! s’écria Tancrède ; ah ! monsieur, si je pouvais m’expliquer clairement, si je pouvais vous dire la vérité, comme vous verriez qu’il n’y a pas de doute, je vous tiendrais un autre langage, je vous dicterais de plus sévères conditions ; mais j’ai besoin, avant tout, de vous inspirer de la confiance ; et comme rien n’est plus extraordinaire que la situation où je me trouve, je ne suis préoccupé que d’une idée ; c’est de ne point passer à vos yeux pour un fou, et cependant il y a de quoi perdre la tête. Tenir entre ses mains sa fortune, et ne pouvoir la faire ! et cela parce qu’on est inconnu. Croyez, Monsieur, que si j’avais le moindre crédit, je ne viendrais pas vous tourmenter, j’aurais bien su faire mon affaire à moi tout seul, je vous en réponds.

— Vous oubliez, mon cher, reprit M. Nantua avec malice, que votre intention était de me rendre service.

Tancrède se mit à rire à son tour.

— Sans doute, je voudrais aussi vous rendre service, reprit-il, je voudrais surtout pouvoir vous parler franchement ; mais vous connaissez trop le monde pour ne pas comprendre qu’il est vingt circonstances, dans la vie aventureuse d’un jeune homme, qui peuvent le mettre en possession d’un secret, honnêtement, légalement même, sans qu’il puisse cependant expliquer comment il en a eu connaissance ; mais tenez, je m’engage, si je vous trompe… Oui, je signe à l’instant même une obligation de cinquante mille francs, avec laquelle vous pourrez me faire jeter en prison pendant une année, si la nouvelle que je vais vous apprendre n’est pas exacte.

— Eh bien, dit M. Nantua, j’ai confiance en vous ; mais ayez aussi confiance en moi : dites-moi votre nouvelle, et si je juge…

— Au fait, dit Tancrède, je vous la dirai toujours ; seul, je n’en puis rien faire, et j’aime autant que vous en profitiez.

— Eh bien ?

— Eh bien, le ministère anglais est changé, lord *** a donné sa démission.

Cette nouvelle produisit sur le banquier encore plus d’effet qu’elle n’en avait produit sur le conseil des ministres.

— Mais, êtes-vous bien sûr ?… dit-il.

— J’en suis aussi certain qu’il est possible de l’être, et je donnerais en ce moment tout l’argent que je voudrais gagner pour pouvoir vous inspirer ma conviction et vous raconter les étranges événements qui me l’ont donnée… Je le sais, vous dis-je, je le sais positivement.

— Comment le télégraphe n’a-t-il pas déjà ?… Ah ! le brouillard est tel depuis trois jours, que cela se comprend… Allons, mais vous me donnez votre parole d’honneur…

— Ma parole d’honneur, dit Tancrède avec l’accent de la loyauté.

— Eh bien, au revoir, mon associé ! revenez demain matin.

Tancrède s’éloigna fort agité.

En le voyant partir :

— C’est quelque histoire de femme, pensa M. Nantua ; ce beau garçon était sans doute caché dans quelque boudoir lorsque le ministre a lu ses dépêches. Il doit être discret, c’est cela.

La nouvelle était vraie, comme nous le savons. La baisse des fonds fut plus forte qu’on ne l’avait imaginé, et M. Nantua gagna une somme plus considérable qu’il ne l’osait espérer.

Tancrède eut sa part dans ses bénéfices, et cette fortune imprévue suffit à son ambition du moment.

Tancrède s’était dit :

— Je ne puis vivre sans argent.

Et il s’était mis en peine de trouver de l’argent.

Maintenant il se dit :

— Je ne puis vivre sans amour.

Et il se mit en peine de trouver de l’amour. C’était plus facile, dira-t-on ; je ne le crois pas, moi. Les pauvres de cœur sont les plus nombreux à Paris ; et comme il n’y a pas d’hospice pour ceux-là, on risque de les rencontrer partout, et ce sont ceux qui vous attaquent et vous dévalisent.