La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 10
X
MERVEILLE
Eh bien, oui, cela était ainsi ; cette affreuse canne était semblable à l’anneau de Gigès, au rameau d’or de Robert le Diable : elle rendait invisible.
Cela ne se peut pas, dira-t-on.
Et n’a-t-on pas dit cela de toute chose ?
Toute invention n’a-t-elle pas été niée à sa naissance ? tout problème fraîchement résolu n’est-il pas mensonge jusqu’au jour où il passe à l’état de vulgarité ?
L’industrie, de nos jours, enfante des merveilles, fait des miracles ! Relisez, je vous prie, les Mille et une Nuits, et vous verrez que les chimères les plus flatteuses, les prodiges jadis inventés pour séduire l’imagination, sont réalisés, popularisés de nos jours, sans que même on conçoive l’idée qu’ils aient été rêvés comme impossibles. Ainsi, par exemple, dans l’histoire du prince Ahmed et de la fée Paribanou, il est dit que :
Le prince Houssain, frère du prince Ahmed, possédait un tapis sur lequel il suffisait de s’asseoir pour être transporté, presque dans le même moment, où l’on souhaitait aller, sans que l’on fût arrêté par aucun obstacle, et qu’il avait payé ce tapis quarante bourses.
On fit dans le temps beaucoup de bruit de cette merveille. Eh bien, aujourd’hui, nous avons mieux que cela, oui, mieux : les chemins de fer ! — Ils sont cent fois préférables à ce tapis, par eux d’abord on va plus vite, on va plusieurs, et assurément à bien meilleur marché.
Il est dit encore :
Que le prince Ali, frère puîné du prince Houssain, avait acheté trente bourses un petit tuyau d’ivoire avec lequel il voyait tout ce qui se passait chez les gens les plus éloignés.
Eh bien ! ce tuyau dont on faisait grand étalage n’était autre chose qu’une lunette d’approche, merveille à laquelle nous faisons, nous autres, fort peu d’attention ; et pourtant quoi de plus admirable que d’être là, tranquillement assis à sa fenêtre, et de voir tout là-bas, là-bas, des vaisseaux qui arrivent, des hommes qui se battent, et d’assister ainsi à toutes sortes de dangers qui ne peuvent nous atteindre ? mais qui donc a jamais pensé à admirer une lunette d’approche ?
Enfin, on raconte :
Que le prince Ali, frère du prince Houssain, avait, de son côté, fait emplette, dans le bezeistein de Samarcande, d’une pomme artificielle qu’il paya trente-cinq bourses. Cette pomme avait la vertu de guérir toute espèce de maladies, et cela par le moyen du monde le plus facile, puisque c’était simplement en la faisant flairer à la personne.
Eh bien, je vous le demande, l’homœopathie n’en fait-elle pas bien d’autres ?
Au lieu d’une pomme, c’est un petit flacon ; vous le respirez, et vous voilà guéri.
Vous allez mourir… un peu de poudre sur la langue, et vous voilà sauvé… Avouons qu’il n’y a rien de plus vulgaire que les prodiges.
Dans les Mille et une Nuits, il est bien encore question d’un petit pavillon économique, qui, déployé d’une certaine manière, abritait une armée de deux cent mille hommes. Je ne sache pas qu’on ait imaginé encore rien de semblable ; peut-être n’en a-t-on pas besoin. Bonaparte, lui, logeait chaque soir en idée ses soldats dans les villes qu’il comptait prendre dans la journée : nous, nous les logeons chez nous pour l’instant ; mais si nous faisions la guerre, je gage que nous remplacerions avec avantage le parasol de la fée Paribanou, et que, ce qui fut la merveille d’un conte arabe, ne sera pour nous qu’un procédé économique fort ingénieux.
Tout cela vous explique comment un rival de Verdier, dont nous ne vous donnerons pas l’adresse, par des raisons qui nous sont particulières, a trouvé le moyen de faire une canne merveilleuse, qui a la propriété de rendre invisible celui qui la porte. Invisible, invisible seulement ; non pas insensible, non pas impalpable : j’en conviens, l’invention n’est pas encore perfectionnée. Il faut même, pour que la canne ait toute sa puissance, qu’on la tienne de la main gauche. Dans la main droite, elle n’a aucune vertu ; on vous voit, on la voit, elle est fort laide, et voilà tout. Mais sitôt que votre main gauche s’en empare, vous disparaissez aux yeux des humains ; on vous cherche… vainement… vous êtes là et vous n’êtes plus là… c’est admirable…
Dans un an, tout le monde aura de ces cannes-là : cela deviendra commun et inutile ; car, si tout le monde est invisible, à quoi servira-t-il de l’être soi-même ? à quoi bon se cacher pour observer des êtres qu’on ne verra pas. Cela serait une nuit universelle, sans intérêt. Heureusement, le procédé est jusqu’à présent inconnu. M. de Balzac est le seul qui en ait usé, peut-être même abusé ; car, nous le disons à regret, peut-être a-t-il manqué de délicatesse en dévoilant ainsi dans ses ouvrages les secrets qu’il avait surpris à l’aide de son invisibilité. N’importe, voilà maintenant son talent expliqué ; nous savons comment il a fait pour lire dans l’âme de ses héros : de la Femme de trente ans, d’Eugénie Grandet, de Louis Lambert, de Madame Jules, de Madame de Beauséant, du Père Goriot, et dans tant d’autres âmes dont il a raconté les souffrances avec une vérité si palpitante.
On se disait : « Comment se fait-il que M. de Balzac, qui n’est point avare, connaisse si bien tous les sentiments, toutes les tortures, les jouissances de l’avare ? Comment M. de Balzac, qui n’a jamais été couturière, sait-il si bien toutes les pensées, les petites ambitions, les chimères intimes d’une jeune ouvrière de la rue Mouffetard ? Comment peut-il si fidèlement représenter ses héros, non-seulement dans leurs rapports avec les autres, mais dans les détails les plus intimes de la solitude ? Qu’il sache les sentiments, soit : l’art peut les rêver et rencontrer juste ; mais qu’il connaisse si parfaitement les habitudes, les routines, et jusqu’aux plus secrètes minuties d’un caractère, les manies d’un vice, les nuances imperceptibles d’une passion, les familiarités du génie… cela est surprenant. La vie privée, voilà ce qu’il dépeint avec tant de puissance ; et comment est-il parvenu à tout dire, à tout savoir, à tout montrer à l’œil étonné du lecteur ? » C’est au moyen de cette canne monstrueuse.
M. de Balzac, comme les princes populaires qui se déguisent pour visiter la cabane du pauvre et les palais du riche qu’ils veulent éprouver, M. de Balzac se cache pour observer ; il regarde, il regarde des gens qui se croient seuls, qui pensent comme jamais on ne les a vus penser ; il observe des génies qu’il surprend au saut du lit, des sentiments en robe de chambre, des vanités en bonnet de nuit, des passions en pantoufles, des fureurs en casquettes, des désespoirs en camisoles, et puis il vous met tout cela dans un livre !… et le livre court la France ; on le traduit en Allemagne, on le contrefait en Belgique, et M. de Balzac passe pour un homme de génie ! Ô charlatanisme ! c’est la canne qu’il faut admirer, et non l’homme qui la possède ; il n’a tout au plus qu’un mérite :
La manière de s’en servir :
Or, il arriva cela. Tancrède alla voir M. de Balzac, et lui conta comment il avait découvert la vertu singulière de sa canne.
— J’étais si préoccupé, lui dit-il, du besoin d’être invisible, qu’il n’est pas étonnant que j’aie deviné une merveille que je rêvais.
— Vous ? s’écria M. de Balzac. Il me semble que vous avez moins intérêt qu’un autre à n’être pas vu.
Tancrède alors raconta naïvement tous les échecs que sa trop grande beauté lui avait valus depuis son séjour à Paris.
M. de Balzac l’écouta avec curiosité. Cette situation nouvelle lui plut à observer ; il chercha à se lier plus intimement avec un jeune homme qu’il trouvait distingué, spirituel, et qui d’ailleurs possédait son secret : grâce à sa canne, M. de Balzac sait bien vite à quoi s’en tenir sur le caractère de ses amis. Tancrède, de son côté, ne négligea rien pour capter la confiance de l’illustre écrivain. Il se rapprocha de lui, loua un appartement dans son voisinage, et enfin trouva le moyen de lui rendre un de ces services qui fondent une amitié pour la vie.
Nous ne dirons point quel fut ce service — dont le sexe mérite des égards — les personnes qu’il pourrait compromettre nous sauront gré de cette discrétion.
Il suffit de savoir que Tancrède fit preuve en cette occasion de tant de délicatesse, de présence d’esprit, de réserve, que M. de Balzac consentit à lui prêter, pendant quelques jours, sa canne précieuse, sans crainte qu’il voulût jamais abuser de la puissance qu’elle lui donnait.
Tancrède était ravi, transporté, au comble de sa joie, il possédait enfin ce qu’il avait tant désiré ; mais il lui arriva ce qui arrive quelquefois aux gens qui voient soudain leurs vœux les plus extraordinaires accomplis ; ils se trouvent déroutés, ce bonheur inattendu les dérange ; ils n’y comptaient pas, ils s’amusaient à rêver une chose, parce qu’ils la croyaient impossible ; et puis, lorsqu’ils l’obtiennent ils ne savent plus qu’en faire. Ô humanité !
Tancrède était toujours charmé de pouvoir être invisible à volonté, mais il se demandait à quoi cette puissance lui servirait ?
— Comment, par exemple, se disait-il, à moins d’aller dévaliser les maisons, ce don me mènera-t-il à faire fortune ?
Une circonstance vint heureusement répondre à cette question.