La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 16

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Michel Lévy frères (p. 157-166).


XVI

GRÂCE ! GRÂCE POUR TOI-MÊME !…
ET GRÂCE POUR MOI !


— Quoi, Monsieur, vous ici ?… à cette heure ?… Mais c’est affreux !…

— Malvina !

— C’est infâme !

— Est-ce à moi que vous devez parler ainsi, Malvina ? Je croyais que vous m’aimiez ?…

— Oui, je croyais… mais… mais comment êtes-vous ici ? Qui vous a fait entrer ?… Si Joséphine était capable…

— Ne l’accusez pas ; ce n’est pas elle.

— Je la chasserai !

— De grâce, calmez-vous ; personne ne m’a vu venir.

— Une heure du matin !… Venir chez une femme qui ne vous a jamais donné le droit d’agir ainsi ! chez une femme qui vous aimait… qui aurait sacrifié sa vie pour vous, qui avait confiance en vous. Ah ! c’est horrible !

— Rassurez-vous, madame ; je vous aime, vous êtes libre auprès de moi. Je ne voulais que votre amour ; mon seul tort est d’y avoir cru.

— Qui vous a fait entrer ici ? Expliquez-moi ce mystère. François vous est-il vendu ?

— Je n’ai séduit aucun de vos domestiques, madame, et si ma présence vous irrite à ce point, je puis m’éloigner sans qu’aux yeux de personne vous soyez compromise.

— Je ne vous comprends pas, c’est à devenir folle ! Dites, par où êtes-vous venu ?

— Par la fenêtre, répondit Tancrède audacieusement.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, il pouvait se tuer…

Et Tancrède improvisa ce mensonge :

— J’étais chez un jeune peintre de mes amis, qui demeure près de vous. Les fenêtres de son atelier donnent sur votre cour. Je l’ai quitté ce soir, à l’heure ordinaire ; mais au lieu de sortir par la porte, je suis monté sur la terrasse, de là sur les toits… et j’ai pu pénétrer dans cette maison par la fenêtre du grenier qu’on a laissée ouverte.

Ce récit était absurde, et par cela même il fit bon effet. L’extravagant est le probable, en amour.

Malvina fut si épouvantée du danger que Tancrède avait couru pour elle, qu’elle lui pardonna sa témérité.

— Mon Dieu, dit-elle, quelle folie ! cette maison est si haute !…

Tancrède, voyant le cœur de la femme reparaître, éprouva quelque honte d’avoir par un mensonge usurpé cette pitié ; il perdit de son audace.

— Puisque mon imprudence vous offense, dit-il, je vais vous quitter ; mais avant de me renvoyer si cruellement… Malvina, pardonnez-moi.

— Vous ne pouvez partir ; redescendre de cette terrasse serait plus difficile que d’y monter. Il faut attendre.

— Attendre qu’il fasse jour, pour qu’on me voie ?

— Non, il faut vous cacher.

— Où me cacher ?…

Elle réfléchit un moment, puis elle reprit :

— Dans la lingerie… oui, personne n’y viendra. Vous y resterez jusqu’au matin, et puis quand tout le monde sera levé dans la maison, à l’heure enfin où vous pourriez vous montrer convenablement, vous partirez…

— Non, j’aime mieux vous quitter ; je me repens déjà d’être venu, dit-il avec tristesse.

— Que vous êtes méchant !

Il voulut s’éloigner.

Elle frémit.

— Attendez un moment encore, dit-elle, peut-être y a-t-il un autre moyen…

— Si c’est pour m’épargner un danger que vous me retenez, madame, rassurez-vous, je n’ai rien à craindre.

— Vous ne pouvez repartir par cette terrasse, je ne le veux pas.

— Ah ! c’est juste, reprit-il avec amertume, si l’on trouvait un homme tombé d’une fenêtre de votre maison, cela pourrait vous compromettre.

Elle fut si blessée de cette idée, qu’elle n’y répondit point.

Elle était agitée, elle tremblait ; enfin, elle prit un parti.

— Restez, monsieur, dit-elle froidement. Puis elle s’approcha de la cheminée, ranima le feu, alluma d’autres bougies, ferma les rideaux de son lit, et, s’étant enveloppée d’un grand châle, vint s’asseoir dans un fauteuil, en faisant signe à son hôte importun de prendre une chaise en face d’elle.

Tancrède s’établit alors comme une visite, elle comme une voyageuse résignée à passer la nuit dans le salon d’une auberge dont toutes les chambres sont occupées.

Tancrède la regardait en silence ; tant de calme et de fermeté le révoltait.

— Elle ne m’aimait point, pensait-il, je m’étais trompé.

Cette pensée le faisait souffrir ; il voulut s’en venger. Il affecta une grande indifférence, et joua le rôle d’un homme subitement guéri de son amour ; il sentait sa situation ridicule. Malvina avait sur lui trop d’avantages par sa froideur et sa dignité ; il voulut la déconcerter en détruisant ce prestige, en ôtant à cette scène toute la solennité que le maintien grave de madame Thélissier lui donnait.

Alors il prit la parole, comme s’il causait dans un salon, et dit d’un air parfaitement sérieux :

— Vous savez, madame, que M. Guizot a offert sa démission ?

Malvina, qui ne s’attendait nullement à M. Guizot, à cette heure, ne put s’empêcher de sourire.

— Il est un peu tard pour parler politique, dit-elle.

— Oh ! je n’y tiens pas…

Il se tut encore quelques instants ; puis il reprit avec le même aplomb :

— Scribe se met, dit-on, sur les rangs, pour être de l’Académie ; on croit qu’il sera nommé.

Elle sourit encore malgré elle.

— Quelle manie de conversation avez-vous donc ? dit-elle.

— Quoi ! vous voulez que je reste sans mot dire, sans dormir, sans aimer, depuis deux heures du matin jusqu’à deux heures de la journée ? car il ne sera pas convenable que je m’en aille avant l’heure où j’aurais pu venir.

— Et bien ! causez, dites ce qu’il vous plaira.

Il resta que’ques moments à chercher, après quoi il continua :

— Vous avez là de jolis flambeaux, madame, mais je remarque sur ces étagères plusieurs choses du même genre, ces vases, ces flacons ; vous aimez donc beaucoup les Chinois, madame ?

Ce mot de Chinois est en possession de faire rire depuis des siècles, on ne sait pourquoi ; mais prononcé d’une manière si pédante, à cette heure et dans la situation romanesque où se trouvait Malvina, ce mot était irrésistible, elle ne put l’entendre sans rire. Tancrède, la voyant moins sévère, ajouta :

— Vous n’avez jamais réfléchi, madame, à cette préférence qui vous entraîne, à votre insu, vers le Chinois ?

— Non, monsieur, répondit-elle, il fallait qu’un homme vînt à cette heure, chez moi, malgré moi…

Elle ne put achever, et se mit à rire franchement.

— Ah ! vous vous moquez de moi, dit-il avec grâce, et vous avez raison.

Mais en disant cela, il se rapprocha d’elle et voulut lui prendre la main ; elle la retira vivement.

— Non, laissez-moi, dit-elle, je vous en veux ; je ris, parce que cette situation est ridicule, et que vous me dites des folies ; mais sérieusement votre conduite me fâche, et je regrette la confiance que j’avais en vous.

Pauvre femme ! ces paroles étaient une grande faute, car elles ramenaient la conversation et toutes les pensées vers l’amour. Quand on est fâché contre un homme qu’on aime, c’est une très-grande faiblesse que de lui parler de ses torts ; c’est risquer qu’il se justifie ; et c’était une grande imprudence pour une si jeune femme que de s’exposer à écouter les excuses d’un si beau jeune homme, à deux heures et demie du matin. Un pardon accordé à cette heure est bien vite un crime pour tous deux.

Hélas ! il se justifia — par la seule excuse qui explique de semblables imprudences, par trop d’amour ; et c’est une bien bonne excuse près d’une femme ! Il demanda pardon si humblement, qu’on n’osa plus lui en vouloir. Il était si malheureux d’avoir déplu, qu’il fallut bien le consoler.

Que vous dirai-je ? à peine quelques minutes s’écoulèrent — et un changement notable s’était opéré dans le dialogue de ces gens naguère si irrités l’un contre l’autre. La conversation était devenue plus en harmonie avec l’heure, le lieu et la situation des personnages ; on n’avait plus besoin, pour la soutenir, de parler ministère, académie, et il ne fut plus question une seule fois de l’élection de M. Scribe et de la démission de M. Guizot.