La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 17

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Michel Lévy frères (p. 166-179).


XVII

JOIE INCONNUE


Il est pour les femmes un moment de délire, que l’être le plus aimé ignore, et qui serait le plus beau secret de sa vie, s’il pouvait le deviner.

C’est l’heure de solitude qui suit une présence adorée ; c’est l’instant où, rendue à elle-même par la suspension d’une félicité trop grande, l’âme s’épanouit et savoure avec enchantement une joie naguère trop puissante, presque pénible par son excès ; c’est l’instant où la pensée timide s’élance, s’abandonne, se livre, où la passion s’exprime, où l’extase retrouve la voix.

Alors la vie s’illumine, notre cœur s’enflamme de mille clartés, comme un temple pour un triomphe, il se pare de toutes ses gloires, il brille comme pour une fête : c’est un triomphe que d’être aimé, et dans les transports de sa reconnaissance, il élève vers l’objet de son culte un Te Deum d’actions de grâces, un hymne de bonheur et d’amour.

Rester seule avec cette enivrante pensée : Il m’aime !… Ce moment est peut-être le plus doux moment pour une femme, chez qui la passion la plus vive est toujours voilée d’un nuage de timidité. C’est alors qu’elle aime, alors qu’elle ose aimer ! Elle est seule, sans témoin, car celui qu’on chérit le plus est encore un témoin.

En sa présence, l’âme est longtemps gênée ; son aspect nous jette dans un si grand trouble, sa voix nous fait tressaillir, son regard nous éblouit, sa pensée nous absorbe ; une émotion si violente est presque un tourment. Nous sommes alors la proie de notre bonheur, nous ne songeons pas à le savourer.

Mais sitôt qu’un adieu passager nous délivre, notre âme magnétisée respire, elle s’exhale, elle retrouve sa volonté, elle se comprend, elle sait qu’elle aime ; elle ne subit plus son amour, elle l’accepte, pour ainsi dire. Alors elle ose rappeler le maître qui vient de la quitter, elle ose l’évoquer, elle le ramène par la pensée, elle le retient, elle lui parle, elle lui confie toute sa folie, elle lui raconte son bonheur ; comme il n’est plus là que par un rêve, elle n’a plus peur de lui, elle peut être franche, elle lui dit tout. Seule, elle a plus d’amour qu’en sa présence ; seule, elle est plus à lui que sur son cœur.

Et Malvina se croyait seule.

Quand il avait fallu se quitter, tremblante et d’un pas discret, elle avait conduit Tancrède dans une espèce d’antichambre où il devait passer le reste de la nuit.

Tancrède y était resté quelques instants. Mais — il y a toujours des hasards comiques dans les plus romanesque aventures, — il arriva qu’un chien, un malheureux chien, qui habitait une chambre voisine, sentit notre héros et s’alarma ; il se prit à aboyer sous prétexte qu’il était de bonne garde ; il aboya si fort, si obstinément, si fidèlement, que Tancrède comprit qu’il ne pouvait séjourner plus longtemps dans cet endroit, sans attirer l’attention de toute la maison ; car le don d’invisibilité ne protége pas contre la divination nasale du chien.

Tancrède revint sur ses pas. Madame Thélissier n’avait pas encore refermé les portes de l’appartement ; la bougie qu’elle portait s’était éteinte, et cela l’avait retardée. Tancrède voulut d’abord lui parler, lui expliquer son danger, mais il changea d’idée. Pourquoi l’inquiéter ? pensa-t-il ; et il rentra invisible dans la chambre de Malvina.

Et Malvina se croyait seule et il était là !

Comme elle était émue ! — à peine pouvait-elle se soutenir.

Elle s’appuya sur une table, puis elle passa sa main sur son front pour recueillir ses idées ; elle croyait rêver ; — mais quand elle eut jeté les yeux autour d’elle, qu’elle eut regardé la place où il était, encore parée de sa présence, elle comprit la vérité, elle comprit qu’elle aimait, qu’elle venait de donner sa vie par amour.

Alors elle pensa à lui, rien qu’à lui — elle ne pense pas à ses enfants qu’elle adore, à son mari qu’elle respecte et qu’elle a trahi, à sa mère qui fut toujours irréprochable et qui la maudirait… elle ne sait plus rien de sa vie passée ; elle a oublié sa naissance, son nom, sa jeunesse — son existence ne date que d’une heure ; elle ne pourrait pas dire qui elle est, elle a tout oublié, vous dis-je, et c’est son excuse.

Elle aime !… ce mot puissant remplit tout son cœur. Demain, elle se ressouviendra, demain elle retrouvera des remords et des larmes ; ce soir elle est aimée, et toute sa pensée est amour !

Hélas ! rien ne l’avait préparée à l’amour ; il l’a frappée comme la foudre, sans qu’elle pût songer à l’éviter. Une si violente passion dans un cœur si jeune est terrible ; Malvina est trop faible pour avoir l’idée de combattre, trop franche pour n’être pas heureuse ; mais cette joie est mortelle, elle l’enivre, elle l’égare ; pauvre femme ! dans sa joie elle fait pitié.

Oui, mais à lui elle doit plaire ; pour lui elle est séduisante, ainsi !

Quel délire ! quelle fièvre ! elle parle, il l’écoute.

— Que je l’aime ! dit-elle d’une voix étouffée, qu’il est charmant ! qu’il est beau ! oh ! mon Dieu ! comme je l’aime !

Elle est folle… mais il la trouve sublime dans sa démence, lui ! — Il la contemple, il l’adore.

Tout à coup il la voit sourire ; puis, gracieuse comme une enfant, rassembler dans ses mains ses longs et noirs cheveux ; elle les regarde, elle se rappelle comme il les a baisés ; et folle, elle les baise et les admire. Elle admire ses bras, ses belles et blanches mains ; elle se souvient de ce qu’il a dit en les caressant ; elle se répète ces paroles si tendres, ces voluptueuses flatteries qui l’enivraient ; elle se réjouit d’être belle, elle s’enorgueillit d’elle-même, elle s’aime comme un souvenir.

Une pensée la fait rougir, une autre l’attendrit, elle pleure ; puis la joie plus vive revient. Elle l’appelle, lui qu’elle aime, elle dit son nom avec ivresse, elle lui révèle toute sa passion ; et pâle, tremblante, vaincue par une émotion si nouvelle, elle tombe à genoux, épuisée, fondant en larmes et souriant d’amour.

Et lui est là… immobile… enivré ; il est là qui la regarde aimer !

Longtemps il a respecté son délire, pour mieux surprendre tant d’amour : mais bientôt cet amour l’entraîne ; Malvina est si belle à genoux ! Son courage l’abandonne ; il va s’élancer auprès d’elle, la soutenir dans ses bras, la serrer sur son cœur… — Adieu ses serments ! adieu le mystère de la canne merveilleuse ! — Monsieur de Balzac, vous serez trahi ; Malvina va savoir par quel prodige Tancrède l’a suivie, votre secret sera dévoilé… Monsieur de Balzac, tremblez donc !… — mais non, vous êtes l’auteur de la Physiologie du Mariage, et vous conserverez tous vos droits.

Comme Tancrède, emporté par sa tendresse, allait révéler sa présence, des pas traînants se firent entendre dans le corridor.

Malvina se lève… elle écoute ; la clef tourne dans la serrure ; la porte de sa chambre s’ouvre… M. Thélissier, vêtu d’une robe de chambre à ramages, coiffé d’un bonnet de soie noire et tenant une veilleuse à la main, entre dans l’appartement de sa femme.

Tancrède, quoique invisible, recule épouvanté. — Malvina frémit : mais ce n’est pas le remords qui l’agite ; le remords, c’est déjà la raison, c’est de la force ; un remords, c’est déjà une distraction dans l’amour, et l’amour dans son cœur est encore tout-puissant ; l’heure des remords n’est pas encore venue ; l’aspect de son époux ne lui en donne même pas. Ce n’est point de la honte qu’elle éprouve à sa vue, c’est de la haine. Elle n’a pas peur de sa colère, elle a horreur de sa tendresse, elle ne songe qu’à l’éviter. Elle s’indigne, toute son âme se révolte contre lui ; elle ne lui appartient plus, elle est libre, elle s’est affranchie par la trahison. — Ô misère ! ses devoirs ont changé de maître ; sa fidélité est à celui qu’elle aime ; l’homme qu’elle n’aime pas est son ennemi.

M. Thélissier était loin de deviner ce qui se passait dans l’âme de sa femme ; il la croyait incapable d’éprouver la moindre passion. Il avait épousé Malvina si jeune qu’il la traitait toujours comme une enfant. Les gens qui nous ont vus naître ne nous connaissent jamais ; ils ne veulent pas comprendre que l’on grandisse, ils nous regardent toujours avec leurs préventions ; et, dans leur étonnement stupide, ils appellent « étrange changement de caractère » les développements naturels que l’âge amène dans nos idées, dans nos défauts et dans nos sentiments. — On ne peut pas imaginer qu’une femme qu’on a vue jouer à la poupée à l’âge de six ans, puisse mourir d’un chagrin d’amour à vingt-cinq ans, et pourtant cela s’est vu.

M. Thélissier, d’ailleurs ne comprenait rien aux délicatesses, disons mieux, aux corruptions du cœur ; c’était ce qu’on appelle un bon mari, facile à vivre, généreux ; mais professant sur les femmes les idées les moins romanesques, regardant une épouse enfin comme une servante légitime, faite pour élever les enfants et tenir le ménage, mais indigne d’occuper sérieusement les pensées d’un galant homme ; ce qui ne l’empêchait pas toutefois de trouver Malvina fort jolie.

— Te voilà levée aussi, Mina ? dit-il en voyant sa femme près de la cheminée ; ce maudit chien t’a réveillée comme moi ?

— Je suis malade, reprit-elle d’une voix tremblante.

— Malade, mon enfant ! qu’as tu donc ? veux-tu que j’aille chercher Villermay ?

— J’ai une fièvre horrible, laissez-moi.

— Tu fais la méchante, ce soir.

En disant ces mots, M. Thélissier posait sa veilleuse sur une table et se préparait à aller fermer la porte qu’il avait laissée ouverte.

— Ne fermez pas cette porte, dit-elle, j’ai besoin d’air, j’étouffe.

Tancrède était au supplice, il voulut s’en aller ; mais une curiosité cruelle le retint.

— Je suis très-souffrante, dit Malvina avec impatience, voyant que son mari s’établissait dans sa chambre avec l’intention d’y rester. — J’ai besoin de me soigner, allez, laissez-moi !

— Personne ne te soignera mieux que moi, Minette ; mais tu n’as pas l’air malade du tout, tu es rose, et si…

— J’ai la tête en feu, je souffre horriblement.

— Il faut te recoucher ; relève tes cheveux et remets-toi au lit.

— Je ne veux pas, vous dis-je ; je me levais quand vous êtes venu.

— Mais, qu’as-tu donc ? je ne te reconnais plus : tu me dis « vous, » comme à un monsieur ! allons, ne fais pas la capricieuse, viens m’embrasser.

Malvina tressaillit ; un froid mortel courut dans ses veines.

— Tu me boudes, reprit M. Thélissier, eh bien, je ne suis pas fier, j’irai moi-même.

M. Thélissier, à ces mots, s’avança vers sa femme ; elle voulut s’éloigner, il la retint.

— Voyons, dit-il en passant sa main sur le front de Malvina, voyons si cette petite tête est bien brûlante ?

Et puis il lui donna, sur le front, un affreux baiser…

Ce baiser retentit au cœur de Tancrède comme un coup de fusil ; il s’élança vers la porte et s’enfuit.

Ô DÉSENCHANTEMENT !

Ce baiser avait réveillé Malvina de sa stupeur ; un si grand danger la rendit perfide, elle se radoucit tout à coup, et d’un ton presque gracieux : Je t’en prie, dit-elle, laisse-moi, va, je t’appellerai si je suis plus souffrante ; mais va, si je peux dormir, demain je serai mieux.

Le bon M. Thélissier céda aux instances de sa femme ; il avait un peu froid, et il ne fut pas fâché d’aller se recoucher.

Malvina, seule, pleura tout le reste de la nuit, la pauvre femme ! elle pleure encore… car l’ingrat Tancrède n’est jamais revenu.

Le coup qu’il avait reçu était si fort, qu’il avait tué son amour. Malvina lui apparaissait toujours dans les bras de son mari ; il ne pouvait se délivrer de cette image ; de tous ses souvenirs, celui-là seul était resté. Quelquefois il se disait :

— D’où vient donc ce dégoût ?… Je le savais bien, pourtant… oui, mais je ne l’avais pas vu. Ô maudite canne ! s’écriait-il dans sa fureur, est-ce là le bonheur que je devais attendre de toi ? c’était bien la peine de me faire invisible pour… Malheureux ! je l’aimais tant ! je l’aimerais encore sans ce don fatal. Quelle leçon !

Pourquoi s’étonnait-il ? c’est la vie. — Entrevoir ce qui charmait notre âme et nos yeux sous un jour défavorable, n’est-ce pas ce qu’on appelle

CONNAÎTRE ?

Découvrir qu’on avait tort d’aimer, de croire et d’espérer, n’est-ce pas ce qu’on appelle

SAVOIR ?

Et il y a des gens qui se donnent beaucoup de peine pour en arriver là ! Si l’on faisait une nouvelle mythologie, nous exigerions que l’Amour fût, non pas fils de la beauté, mais de l’ignorance… Et que dis-je ? c’est la morale des malheurs de Psyché, tant punie pour avoir voulu savoir qui elle aimait.

Tancrède prit dès ce jour une résolution terrible.

— Je n’aimerai plus que des veuves ou des jeunes filles, se dit-il, c’est la femme libre qu’il me faut.

Et comme un apôtre de M. de Saint-Simon, il se mit à la recherche de la femme libre.