La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 19

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Michel Lévy frères (p. 195-206).


XIX

UNE MUSE


Il y avait dans le salon de madame de D*** une jeune personne que Tancrède avait remarquée, d’abord parce qu’elle était fort jolie, ensuite parce que l’extrême simplicité de sa toilette faisait contraste avec le luxe élégant des femmes qui l’entouraient.

Cette jeune fille se nommait Clarisse Blandais ; elle avait dix-sept ans, elle avait quitté Limoges, sa patrie, et était venue à Paris pour être poëte, comme Petit-Jean était venu d’Amiens pour être suisse.

Sa mère, femme raisonnable et philosophe, s’était dit :

— Par le temps qui court, le métier de poëte est un fort bon métier pour les femmes : madame Valmore et madame Tastu ont une célébrité qui ne nuit point à leur bonheur ; elles trouvent dans leur talent de nobles jouissances et de pures consolations ; mademoiselle G***, qui faisait des vers comme ma fille, jouit dans le monde d’une position fort agréable. Mademoiselle Mercœur, qu’on plaignit beaucoup, recevait du gouvernement une pension de quinze cents francs, qui suffirait à ma fille et à moi… Je ne vois pas pourquoi Clarisse, qui est incontestablement poëte, ne trouverait pas les mêmes avantages : elle n’a point de fortune, je la marierai difficilement ; tachons de lui faire un sort par son talent.

Et la sage mère avait fait ses paquets, avait dit adieu aux rivages de la Vienne, avait retenu trois places dans le coupé de la diligence, et les messageries de Limoges avaient amené, dans la capitale, une muse de plus.

La soixantième, je crois.

Madame Blandais ne connaissait personne à Paris, et parfois elle se sentait effrayée de la hardiesse de son voyage, surtout lorsque ses compagnons de voiture lui faisaient d’indiscrètes questions ; elle s’en tirait par des mensonges. Comment avouer qu’elle allait dans ce chaos pour se faire connaître, et chercher des admirateurs dans ce tourbillon d’inconnus où elle ne comptait pas un ami ? Madame Blandais, pour tout introducteur dans ce monde nouveau, n’avait qu’une seule lettre de recommandation que le député de son arrondissement lui avait donnée pour un de ses collègues ; mais ce collègue était… M. de Lamartine ! C’était beaucoup. M. de Lamartine avait accueilli la jeune fille comme une espérance, elle lui avait confié quelques vers qu’il avait vantés ; enfin madame de D***, ancienne amie du grand poëte, s’était chargée de faire connaître, dans le monde littéraire, la Corinne du Limousin.

Clarisse était encore toute tremblante de l’attendrissement que lui avaient causé les vers de son protecteur, lorsque la maîtresse de la maison s’approcha d’elle et vint lui dire qu’on désirait l’entendre.

— Après lui ! dit Clarisse avec une douce indignation.

— Vous me l’avez promis ce matin, reprit madame de D***, ne vous faites pas prier.

Clarisse prit la main que lui tendait madame de D***, et alla s’asseoir à la place qu’elle lui désignait.

Clarisse devint d’abord très-rouge, parce que tout le monde la regardait ; et puis elle devint très-pâle, parce qu’elle était émue, car ce qu’elle éprouvait était plutôt de l’émotion que de la timidité. La timidité déguise toujours une espèce de misère ; une timidité invincible naît d’un défaut ; on ne se cache jamais sincèrement que lorsqu’on n’a pas intérêt à être vu. Madame de Lavallière aurait peut-être été madame de Montespan si elle n’avait pas été boiteuse. L’orgueil de la beauté est dans la nature : le cheval se pose dès qu’il sent qu’on l’admire ; l’éléphant lui-même n’est pas indifférent au succès, et je ne vois pas pourquoi nous ne conviendrions pas franchement de ce petit sentiment de vanité que nous avons de commun avec l’éléphant.

Clarisse tremblait, mais elle était brave ; elle n’avait pas d’assurance, mais elle avait du courage, et puis la conscience de ce qu’elle valait, peut-être.

Elle commença :


Pourquoi troubler mes jours dans leur plus belle année…


— Attends donc, ma fille, dit une voix sortant d’un chapeau de province, couleur tourterelle, pavoisé de nœuds de rubans rouges et verts ; dis donc le sujet, ces dames ne comprendront pas.

— La mère n’a pas une haute idée de notre intelligence, dit une jeune femme.

Madame Blandais continua :

— Voici le sujet : Il y avait, aux environs de Limoges, un homme très-respectable qui venait nous voir souvent à Chanteloube. Il était cousin du président, et il avait épousé en premières noces la nièce d’un procureur général ; lui-même enfin était directeur des contributions.

Hilarité mystérieuse.

— Ma fille lui plut, il me la fit demander en mariage par le sous-préfet, lui-même ; je fis part de cette proposition à ma fille ; mais cette union disproportionnée l’effraya (le prétendant avait soixante-quatre ans). La petite me demanda trois jours pour réfléchir, et au lieu de réfléchir, mademoiselle fit les vers qu’elle va avoir l’honneur de vous dire.

— Cette femme parle fort bien en public, dit l’un de nos grands orateurs.

— Je n’ai pas écouté, dit un autre ; quel est le sujet ?

— Une jeune fille qui refuse en mariage un directeur des contributions.

— C’est très-poétique. Et pourquoi ? Ce refus est-il motivé ?

— Nous allons le savoir. Quelques défauts, quelques vices, quelques infirmités peut-être ?

— Ah ! l’horreur ! s’écrièrent plusieurs femmes en riant.

— Elle est fort jolie, la petite, dit un jeune homme ; elle a des yeux charmants.

— Chut ! écoutez.

— Elle est ravissante ! pensait Tancrède.

La jeune fille, qui avait souri gracieusement pendant le discours de sa mère, reprit alors d’une voix très-douce :


Pourquoi troubler mes jours dans leur plus belle année,
Ma mère, en m’imposant un douloureux lien :
Union de hasard, d’avance profanée
Où le cœur n’est pour rien ?

La fortune, à votre âge, est un bonheur peut-être ;
Mais au mien, ses faveurs sont des biens superflus :
Dans nos jeux innocents ses dons feraient-ils naître
Un sourire de plus ?

Voulez-vous donc cacher ma blonde chevelure
Sous des plis de velours, sous des bijoux pesants ?
Ma mère, vous voyez, cette blanche parure
Suffit à mes quinze ans.

Je ne vais pas au bal pour être regardée ;
Des fêtes de l’orgueil mon cœur n’est point jaloux.
Je mettrais en pleurant une robe brodée,
Présent d’un vieil époux.


La raison, dites-vous, veut que l’on me marie ;
Mais, si jeune, faut-il m’immoler à sa loi ?
Dieu me dit d’espérer… Ah ! pour l’âme qui prie,
La raison, c’est la foi !

Pourquoi me repousser de votre aile avant l’heure ?
Mon front comme autrefois est timide et serein.
Je suis heureuse ici, ma mère ; quand je pleure,
Ce n’est pas de chagrin.

Loin d’un monde agité mes jours bénis s’écoulent ;
Sur un sort qui me plait d’où vous vient tant d’effroi ?
Vous dites qu’on se bat, que les trônes s’écroulent :
Je ne le sais pas, moi.

La douleur pour mon âme est encore un mystère ;
Mes lèvres du banquet n’ont goûté que le miel :
Je ne vois que les fleurs et les fruits sur la terre,
Que l’azur dans le ciel.

J’ai placé ma demeure au-dessus de l’orage ;
J’entends le vent gémir, mais je ne le sens pas.
Je n’ai que la fraîcheur du torrent qui ravage
Les plaines d’ici-bas.

La rose des glaciers, qu’un noir rocher protège,
Ainsi fleurit sans crainte à l’abri des autans,
Et dans ces champs maudits, dans ces déserts de neige,
Trouve seule un printemps.

Ainsi, dans ces vallons de misère profonde,
Dans ces champs d’égoïsme où rien ne peut germer,
Dans ce pays d’ingrats, dans ce désert du monde,
Je fleuris pour aimer.


Je ne sais quel instinct me fait chérir la vie,
Quel parfum d’avenir me présage un beau sort,
Me dit : Tu connaîtras la gloire sans envie,
Et l’amour sans remords.

Oui, je crois au bonheur, à ma brillante étoile ;
Un ange protecteur me guide par la main,
Et j’irai jusqu’à Dieu sans déchirer mon voile
Aux ronces du chemin.

Comme on croit au printemps que l’hiver nous envoie,
Comme au sein de la nuit même on attend le jour,
Triste… je sens venir une indicible joie…
Seule… je vis d’amour !

Celui qui doit m’aimer, celui que j’aime existe ;
Invisible pour vous, il enchante mes yeux,
Il m’apparaît charmant, à ma vie il assiste
Comme un esprit des cieux !

Et je rougis de crainte à sa seule pensée,
Et, comme en sa présence on me voit tressaillir,
Comme s’il était là, dans ma joie insensée,
J’ai peur de me trahir.

Ce rêve de mon cœur n’est pas une chimère ;
Il viendra… Loin de lui n’entraînez point mes pas,
Gardez-moi près de vous… Oh ! laisse-moi, ma mère,
L’attendre dans tes bras !


Ces vers causèrent tant de plaisir, qu’on en oublia la préface, qui d’abord avait fait rire. Clarisse était charmante en les disant ; son regard s’inspirait, toute sa personne s’embellissait. Cette harmonie de la beauté, de la jeunesse et de la poésie était un ensemble séduisant. Et puis, il y avait une conviction de bonheur dans toute son âme qui détournait la critique. La malveillance se sentait impuissante contre ce jeune cœur, si riche d’espérance, si bien armé en joie pour l’avenir.

Clarisse obtint le plus brillant succès. Elle sut plaire enfin.

Savez-vous à qui elle ressemblait ? Connaissez-vous mademoiselle Antonia Lambert, cette jeune personne dont la voix est si belle, qui chante avec inspiration, comme on voudrait dire les vers ? — Eh bien ! c’est elle qui peut seule donner l’idée de Clarisse. Comme elle, Clarisse était grande et svelte ; elle avait les mêmes yeux bleus, les mêmes cheveux blonds, le même doux sourire, le même gracieux maintien, et dans les manières ce mélange de confiance et de modestie que donne l’union d’une extrême jeunesse et d’un grand talent.

Si tout le monde était ravi, que ne dut pas éprouver Tancrède, à qui ces vers semblaient s’adresser ?


Celui qui doit m’aimer, celui que j’aime existe ;
Invisible pour vous, il enchante mes yeux !…


Il y avait toute une destinée dans ce hasard.

Il passa le reste de la soirée à observer Clarisse, et cette observation était dangereuse. On ne pouvait la connaître sans l’aimer. Clarisse avait beaucoup d’esprit, de finesse et de naïveté ; on s’étonnait de sa simplicité.

— Elle n’est point pédante, disait-on.

Et pourquoi l’aurait-elle été ?

La pédanterie suppose un travail pénible ; elle sert à faire remarquer un talent qui a coûté ; un pédant est un homme qui a pâli sur une idée qui n’était même pas la sienne ; il veut qu’on lui sache gré de la peine qu’il s’est donnée. Le savant se souvient toujours de la science, mais le poëte ne s’aperçoit pas de la poésie ; il ne cherche pas ses idées, elles viennent d’elles-mêmes le trouver, et il les exprime pour se soulager. On fait des vers comme on aime, sans le savoir, sans le vouloir. Le poëte rime ses rêves pour épancher son âme, sans prétentions, sans demander qu’on l’admire, comme l’homme qui aime fait un aveu pour exprimer ce qu’il éprouve, et jamais il n’est venu à l’idée de celui-ci de dire : J’ai très-bien dit je t’aime, aujourd’hui ; je devais être bien séduisant !

Oui, le véritable poëte est simple comme la vérité, il ne peut avoir de pédanterie ; le pédantisme vit de prétentions, et les prétentions sont incompatibles avec un talent involontaire. D’ailleurs les poëtes sont les grands seigneurs de l’intelligence ; pourquoi veut-on qu’ils aient, comme les pédants, des manières de parvenus ?