La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 18

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Michel Lévy frères (p. 179-195).
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XVIII

UNE SOIRÉE POÉTIQUE


Un soir qu’il ne pleuvait pas, Tancrède errait dans les rues de Paris, ne sachant à quel théâtre se vouer.

Au Vaudeville, on donnait :

LA CROIX D’OR.

Aux Variétés, on jouait :

LA CROIX D’OR.

Au théâtre du Palais-Royal, on représentait :

LA CROIX D’OR.

Toujours la croix d’or ! Laquelle choisir ? L’embarras était grand.

Si chacun de ces théâtres avait donné une pièce différente, Tancrède aurait pu se décider ; mais le même sujet partout ! il aurait fallu être un vieux coureur de spectacles pour savoir au juste celui qu’on devait préférer.

Tancrède cheminant sur le boulevard, aperçut, au coin de la rue Taitbout, une espèce de file de voitures.

Est-ce qu’il y a un théâtre par là ? se dit-il, et machinalement il dirigea ses pas du côté que suivait la file.

Les voitures avaient toutes des armes peintes sur leurs panneaux ; les chevaux étaient mélancoliques, les cochers misérables ; mais, en revanche, les valets de pied étaient bien tenus et sentaient la bonne maison.

De temps en temps des femmes vieilles ou jeunes montraient un turban, un bonnet, et c’était plaisir que de voir leur mauvaise humeur.

Tout à coup la glace d’une des voitures s’abaisse, un jeune homme passe sa tête blonde :

— Qu’est-ce donc ? dit-il, pourquoi n’avançons-nous pas ?

— Monsieur, c’est la file.

— Comment, nous sommes à la file ? ah ! c’est charmant, s’écria-t-il ; madame de D*** qui m’écrit : « Venez, nous serons entre nous ; je n’ai invité personne, c’est une petite soirée sans façon. » Et puis, voilà qu’elle a rassemblé tout Paris !

— Elle ne pouvait faire autrement, dit une autre voix qui sortait du fond de la même voiture : tout le monde voulait entendre les vers de Lamartine, et madame de D*** se serait brouillée avec tous ses amis.

— Ah ! pensa Tancrède, il paraît que ces messieurs vont à une soirée littéraire. Eh ! mais, moi aussi, je serais curieux d’entendre des vers de Lamartine. Pourquoi ne me donnerais-je pas aussi ce plaisir-là ? La canne me doit une réparation — et Tancrède fit passer la canne dans sa main gauche.

La voiture des deux jeunes gens s’arrêta devant la porte d’un joli petit hôtel de la rue Saint-Georges, et les deux superbes dandys entrèrent dans l’antichambre, sans se douter qu’ils étaient trois.

Ils quittèrent leurs manteaux ; Tancrède, étourdiment, allait faire comme eux ; mais heureusement il se rappela que ce soin était inutile ; il garda sa grosse redingote de voyage, et remit sur sa tête son chapeau, que, par une routine de politesse, il avait ôté en entrant.

Les deux battants de la porte du salon s’ouvrirent, et Tancrède passa bien vite le premier pendant qu’on annonçait les nouveaux venus, occupés à rétablir un aimable désordre dans les boucles de leurs cheveux.

Tancrède commençait à s’accoutumer à être invisible : cependant ce jour-là, pour lui-même, il se sentait gêné de se trouver ainsi mal vêtu, avec des bottes crottées, une redingote du matin, dans un salon fleuri, doré, parfumé et paré des femmes les plus élégantes de Paris. Une grande crainte s’empara de lui :

— Si par mégarde, pensa-t-il, j’allais prendre ma canne de la main droite, si l’on allait me voir, que deviendrais-je ?

Il en frémit ; il éprouva tant de honte qu’il se hâta de passer dans un autre salon, moins riche, moins éclairé que le précédent, et qui était plus en harmonie avec son costume et ses pensées. Tancrède était timide et embarrassé de lui, comme si on l’avait pu voir.

Il ne fut pas encore à son aise dans ce second salon ; il y avait trop de monde, il se réfugia dans un troisième beaucoup plus petit, où il n’y avait personne, et alla s’établir devant une table couverte de livres, de journaux, d’albums, pour se donner une contenance. — Comment trouvez-vous cela ? un homme invisible qui sent le besoin de se donner une contenance ? Cela prouve que le monde agit toujours sur nous, alors même que nous sommes le plus indépendants de lui. — Cela nous prouve aussi que chacun de nos avantages est une science, et qu’il faut encore de l’étude pour en tirer parti. Un sourd-muet guéri ne sait point parler, il faut qu’il apprenne à prononcer les mots pendant des années. Un homme enrichi ne sait pas dépenser ; de même, un homme invisible a besoin d’expérience et d’étude pour comprendre qu’on ne le voit pas, et tourner à son profit cet incalculable avantage, sinon, ce ne sera pour lui qu’un embarras de plus.

Tancrède s’amusa donc à regarder les albums, sans songer que ce n’était pas pour cela qu’il était venu en fraude dans ce salon. Tous les grands noms de la peinture légère rayonnaient parmi ces dessins. Il y avait des fleurs de Redouté, des chevaux de Carle Vernet, des Bédouins d’Horace, de charmantes aquarelles de Cicéri, ces petits paysages qui ont tant d’espace, qui font voir si loin et rêver si longtemps… de ravissantes Espagnoles de Géniole, des caricatures de Grandville et d’Henri Monnier, de beaux brigands de Schnetz, tous chefs-d’œuvre au petit-pied.

En jouant avec les divers papiers qui étaient sur la table, Tancrède aperçut une lettre entr’ouverte dont la signature le fit tressaillir :

Chateaubriand !

Cette lettre, par laquelle M. de Chateaubriand s’excusait de ne pouvoir venir à cette soirée, avait été certainement oubliée là exprès, et laissée sur la table avec intention. La maîtresse de la maison comptait évidemment sur les indiscrets.

Tancrède réalisa ses vues et lut avec curiosité la lettre suivante :


« Je n’ai jamais été si tenté de ma vie. Conjurer d’une manière si aimable une vieille bête comme moi ! j’ai besoin de mes quarante ans de vertu pour résister à cette double attaque de votre beauté et de votre esprit ; encore Dieu sait comme je m’en tire ! Hélas ! je ne sors point, je ne sors plus, je ne vis plus. Si je dure jusqu’à l’hiver prochain, je compte déposer mes trois cheveux gris sur l’autel des Parques, afin qu’elles ne se donnent pas la peine de les couper, et je prendrai mon rang parmi les plus anciennes perruques de votre connaissance. Que votre jeunesse ait pitié de mes catarrhes, rhumes, rhumatismes, gouttes et autres. En me privant du bonheur de vous voir et de vous entendre, je suis plus malheureux que coupable.

» Chateaubriand. »


Cette gaieté, cette coquetterie, cette prétention à la vieillesse dans un homme encore si jeune, cette plaisanterie encore poétique dite par un génie si imposant, avaient quelque chose d’original qui charma Tancrède. Quoi de plus séduisant que la grâce unie à la force ? Connaissez-vous rien de plus joli qu’un soldat jouant avec un enfant ?

Tancrède trouva ce billet si gracieux qu’il s’amusa à le copier au crayon.

C’était une infidélité, c’était un crime ; mais à quoi bon être invisible si ce n’est pour être indiscret.

Comme M. Dorimont était occupé à l’exécution de son crime, plusieurs personnes entrèrent dans le salon.

— À qui ce chapeau ? dit une jeune fille rieuse.

Tancrède retourna la tête vivement, et il aperçut alors son chapeau sur une chaise à côté de lui. Il voulut le reprendre, mais l’attention était fixée sur ce malheureux chapeau. Il n’osa le faire disparaître en le remettant sur sa tête, car le chapeau était invisible lorsque Tancrède le portait ; mais, loin de lui, le chapeau cessait de participer au merveilleux ; chacun alors pouvait l’admirer.

— À qui le chapeau ! cria un jeune étranger.

— À personne, il n’y a personne ici.

— C’est l’accordeur de piano qui l’aura laissé ici ce matin, dit quelqu’un en riant.

— C’est le chapeau du coiffeur de madame de D*** ; cachez-le donc, monsieur de Bonnard.

Et soudain un élégant coup de pied fit tomber le chapeau sous la table.

— Il est sauvé ! pensa Tancrède.

Une rumeur se fit entendre dans le salon.

— Voilà M. de Lamartine ! s’écria quelqu’un.

— Non, reprit une autre personne ; Lamartine est allé ce soir chez son président. M. de *** l’a vu chez Dupin ; il viendra tout à l’heure.

— Qu’est-ce qui arrive ?

— C’est la duchesse de ***.

— La belle duchesse de *** ? Je ne la connais pas. Allons la voir.

Chacun retourna dans le grand salon.

— Puisque Lamartine n’est pas arrivé, pensa Tancrède, je puis encore rester ici.

Et il se remit au pillage.

Un second billet se trouvait sur la table : Il était signé… — Béranger — lequel ? Il y a plusieurs Béranger.

Le mot prison, qui se trouvait dans les premières lignes de la lettre, ne laissait plus de doute. On voyait clairement que ce n’était pas le pair de France ni le conseiller à la cour de cassation qui l’avaient écrite.

Ce billet était aussi un billet d’excuses.


« Hélas ! non, madame, ce n’est pas de la coquetterie que vous faites avec moi, c’est de la bonté ; vous m’avez fait autrefois passer de douces consolations à travers les barreaux de ma prison ou de mon cachot, comme nous disons, nous autres poëtes. Aujourd’hui, vous prenez pitié d’un pauvre reclus volontaire, et vous voulez le rattacher à ce monde qui doit vous paraître si plein de bonheur, car il vous est reconnaissant. Malheureusement, madame, le reclus est souffrant, et son médecin lui défend le monde et ses émotions.

» Daignez agréer mes excuses, et me plaindre un peu de la privation qui m’est imposée. »


Il y avait dans ce billet un ton de mélancolie qui fit rêver Tancrède. Il sourit d’un rapprochement dont il eut l’idée.

— C’est un singulier hasard, pensa-t-il, qui me fait trouver une lettre si gaie du poëte d’Atala, et un billet si gracieusement triste du chantre de Lisette.

Et puis il réfléchit, et, se rappelant la fameuse brochure de M. de Chateaubriand, publiée en 1831, et la belle chanson de Béranger : Dis-moi, soldat, dis-moi t’en souviens-tu ? il se répondit que les génies bien organisés savent réunir les deux genres : la profondeur dans le sentiment et la légèreté dans l’esprit.

Tout en réfléchissant ainsi, il copiait la lettre de Béranger. Il terminait à peine cette copie, une grande agitation se manifesta dans les salons de madame de D***.

M. de Lamartine, arrivé depuis longtemps, avait consenti à dire quelques vers.

Tancrède se précipita dans le salon pour l’entendre.

Tancrède n’avait jamais vu M. de Lamartine ; il le reconnut entre tous : c’est ainsi qu’il l’avait rêvé.

M. de Lamartine lut cet admirable chant de Jocelyn, ou plutôt la scène de la confession de l’évêque dans la prison de Grenoble ; car tout ce chant est une scène de drame et serait d’un effet superbe au théâtre. La voix de M. de Lamartine est pure et sonore ; il dit les vers d’une manière très-simple, mais avec inspiration et dignité, avec cette émotion profonde et voilée, d’autant plus puissante qu’elle est combattue, cette émotion contrainte si communicative qui semble se réfugier dans l’auditoire, parce que le poëte la repousse.

Chacun était ravi, transporté ; Tancrède, enivré d’admiration, avait oublié où il était, qui il était, et la canne de M. de Balzac, et toutes les merveilles imaginables ; la nécessité d’être invisible était bien loin de sa pensée. Il criait avec tout le monde :

— C’est sublime, c’est la plus belle poésie qui ait jamais existé, c’est une inspiration divine !

Et toute sorte de choses fort justes que nous sommes loin de contester ; mais, en disant tout cela, il levait les bras, il gesticulait, il applaudissait, et la canne devenait ce qu’elle voulait.

Enfin, quand M. de Lamartine arriva à ces mots :


Un changement divin se fit dans tout mon être,
Quand je me relevai de terre j’étais prêtre !…


Tancrède s’étant avancé pour mieux voir le poëte, que chacun allait remercier, s’aperçut que plusieurs personnes l’observaient lui-même, et frémit.

Une femme d’un age respectable demandait son nom d’un air scandalisé ; le pauvre jeune étourdi se hâta de redevenir invisible, mais il fut longtemps avant de se remettre de son trouble.

Avoir été vu si mal vêtu dans un monde si élégant, être resté dans un salon toute une soirée en redingote du matin, avec son chapeau sur la tête, ô honte ! c’était un homme déshonoré.

L’admiration rend indiscret, on se croit des droits sur ce qu’on apprécie. Après ces beaux vers, on en désira d’autres, on tourmenta longtemps M. de Lamartine.

— Vous avez fait de nouveaux vers ? demanda quelqu’un.

— Oui, adressés à moi, dit un jeune poëte avec fierté.

— Oh ! dites-les, s’écria-t-on.

— J’ai peur de ne pas me les rappeler…

— Commencez toujours, vous les chercherez.

M. de Lamartine, qui était d’une complaisance extraordinaire ce soir-là, dit les vers suivants qu’il avait faits la veille :


À M. LÉON BRUYS D’OUILLY


Enfants de la même colline,
Abreuvés au même ruisseau,
Comme deux nids sur l’aubépine,
Près du mien Dieu mit ton berceau.

De nos toits voisins, les fumées
Se fondaient dans le même ciel ;
Et de tes herbes parfumées
Mes abeilles volaient le miel.

Souvent je vis ta douce mère,
De mes prés foulant le chemin,
Te mener, comme un jeune frère,
À moi, tout petit, par la main.

Et te soulevant vers ma lyre,
Sur ses bras qui tremblaient un peu,
Dans mes vers t’enseigner à lire :
Enfant qui joue avec le feu !

Et je pensais, par aventure,
En contemplant cet or mouvant
De ta soyeuse chevelure,
Où ses baisers pleuvaient souvent :

« Charmant visage, enfance heureuse !
» Sans prévoyance et sans oubli,
» Que jamais la gloire ne creuse,
» Sur ce front blanc, le moindre pli.


» Que jamais son flambeau n’allume
» D’un feu sombre ces yeux si beaux,
» Ainsi qu’une torche qui fume
» Et se réfléchit dans les eaux !

» Que jamais ses serres de proie
» N’éclaircissent avant le temps
» Ces cheveux où ma main se noie,
» Feuillage épais de tes printemps !

» Que jamais cette main qui vibre,
» Dans ma poitrine à tout moment,
» N’arrache à ton cœur une fibre,
» Comme une corde à l’instrument !

» Si quelque voix chante en son âme,
» Que son écho mélodieux
» Soit dans l’oreille d’une femme,
» Et sa gloire dans deux beaux yeux !… »

Je partis : j’errai des années ;
Quand je revins au vert vallon,
Chercher nos jeunesses fanées,
Je ne trouvai plus que ton nom.

Le feu qui m’avait fait poëte,
Jaloux de tes jours de repos,
S’était abattu sur ta tête
Comme un aiglon sur deux troupeaux.

L’astre naissant de ta carrière
Sur ton front venait ondoyer,
Dardant des reflets de lumière
Qui te présageaient son foyer.


Plein d’ivresse et d’inquiétude,
En écoutant grandir ta voix,
Je repense à ta solitude,
À ton enfance au fond des bois.

Pleure ton fils, ô ma vallée !
Il saura ce que vaut trop tard
Une heure à ton ombre écoulée,
Un rêve qu’on berce à l’écart.

Le vol de la brise éphémère,
Au bruit de l’onde un pur sommeil,
Et ces voix de sœur et de mère,
Qui nous appelaient au réveil !…