La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 8

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 81-86).


VIII

FATALITÉ


— Le bel homme ! ah ! le bel homme ! dit la femme de chambre de madame Montbert, après avoir fait entrer Tancrède dans le salon ; le beau garçon ! à la bonne heure, celui-là !

— Qu’est-ce que vous avez donc, Adèle ? Y a-t-il du monde chez ma fille ? dit la mère de madame Montbert.

— Oui, madame ; et je disais que jamais de ma vie je n’avais vu un plus bel homme.

Madame Pavart entra chez sa fille ; elle n’y resta qu’un instant, et ne voulut même pas s’y asseoir. S’étant informée des projets de madame Montbert pour la soirée, elle sortit ; mais en fermant la porte :

— Prends garde, ma fille, prends garde, dit-elle.

Il y avait tout un passé dans ce peu de mots.

Cela voulait dire : « Tu ne seras pas toujours si heureuse ; celui-là sera plus difficile à cacher. »

Tancrède voulut reprendre sa conversation. Les progrès qu’il avait faits jusqu’alors dans le cœur de madame Montbert avaient été sensibles : on ne juge pas plus vite qu’elle n’avait aimé.

Mais les paroles prudentes de la mère avaient refroidi la pauvre jeune femme ; elle avait pressenti tout le danger. De grands embarras lui étaient apparus, des difficultés sans nombre, un bonheur plein de ronces et d’épines. Elle eut peur un instant.

Tancrède s’aperçut de ce refroidissement ; il redoubla de grâce et d’amabilité.

Cette séduction triompha d’une crainte passagère, et madame Montbert alla même jusqu’à engager M. Dorimont à revenir la voir bientôt.

Tancrède s’éloigna très-satisfait de cette première visite.

Sous la porte cochère, il aperçut un homme qui le regardait attentivement. Cet homme semblait être là pour l’attendre.

Pourtant il n’y avait rien d’étonnant à ce que cet homme fût là. C’était le portier, que la femme de chambre avait prévenu, et qui voulait voir si les éloges de mademoiselle Adèle était mérités.

Tancrède se trouva donc en face de lui, et le portier l’admira.

Une semaine encore se passa en rencontres, en promenades, en langage muet, en regards, et l’amour grandissait chaque jour dans le cœur éprouvé de Virginie ; et collationnant tous ses souvenirs, elle sentait qu’elle n’avait jamais aimé de la sorte. Tancrède pouvait se dire, dans toute la puissance de ce mot, qu’il était préféré à tous ; et cela était très-flatteur, je vous assure !

Tancrède jugea qu’il avait langui un temps convenable, et qu’il pouvait hasarder une seconde visite à sa dame. Il retourna donc chez elle. Le portier, en le voyant, dit :

— Tiens, v’là encore le beau jeune homme ! il paraît qu’il vient souvent.

Voyez un peu le malheur ! Tancrède n’était venu que deux fois chez madame Montbert, et cela comptait pour dix, tant on l’avait remarqué !

Madame Montbert était seule. Elle s’émut à l’aspect de M. Dorimont, et Tancrède la trouva encore plus jolie. Ils causèrent un moment. Ils allaient s’entendre… quand M. Montbert rentra.

M. Montbert fronça le sourcil en reconnaissant Tancrède. Cet accueil glacé était peu encourageant, Tancrède fit un profond salut et se retira.

Dès qu’il fut sorti :

— Que veut ce bellâtre ? dit M. Montbert à sa femme ; il vous suit partout comme une ombre : aux spectacles, aux Tuileries ; quand nous sortons, je ne rencontre que lui !

Madame Montbert ne répondit rien.

— Mon mari qui l’avait remarqué ! pensa-t-elle.

Tancrède était mécontent. Cependant, comme M. Montbert n’était jamais chez sa femme, il ne se découragea point, et peu de jours après, il retourna la voir.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en le voyant ; quelle imprudence ! Vous ne pouvez plus revenir ici, mon mari a tout découvert !

— Déjà ? pensa Tancrède. Mais il n’y a rien.

— Il m’est impossible de vous recevoir ouvertement, continua madame Montbert.

Ces mots, qui étaient pleins de naïveté et d’avenir, rassurèrent M. Dorimont.

— Mon mari, continua-t-elle, vous a remarqué à l’Opéra ; l’autre soir, au Gymnase. Il a des soupçons ; je ne le reconnais plus, en vérité ? C’est désolant ! ajouta-t-elle avec tendresse ; jamais cela ne m’était arrivé. Jusqu’à présent j’avais été si tranquille ! J’ai du malheur ! car c’est la seule fois que j’aime, et justement…

Ces mots, qui étaient pleins de niaiserie et de passé, refroidirent M. Dorimont.

— Et moi aussi, j’ai du malheur, madame, reprit-il avec une extrême politesse, puisque le sort veut que j’échoue où tout le monde réussit.

Tancrède prononça cet adieu d’un ton si parfaitement respectueux, que madame Montbert n’en sentit pas toute l’insolence ; elle prit cela pour un regret déchirant, et leva ses beaux yeux au ciel, en signe de sympathie. Ce ne fut que plus tard, par la suite — M. Dorimont ne demandant point à revenir — évitant de la regarder au spectacle et paraissant avoir renoncé à toute conclusion — qu’elle reconnut qu’il s’était moqué d’elle.

Elle s’en consola facilement. Il était bien beau, c’est dommage ! mais c’eût été trop difficile, pensa-t-elle — et elle l’oublia. Or, vous savez ce que ces âmes-là appellent oublier !