La Canne de Monsieur de Balzac/Ch. 9
IX
GRANDE DÉCOUVERTE
Cependant le pauvre Tancrède était furieux, non pas des obstacles qu’il venait de trouver, car on peut dire qu’il avait profité de ces obstacles, mais des difficultés que cette aventure lui présageait.
Tancrède n’avait pas été longtemps à deviner à quelle catégorie de femmes et à quelle région d’esprits appartenait madame Montbert. C’était une de ces sylphides, parfaitement jolies et insignifiantes, qu’on aime tant que cela est commode et que l’on quitte à la première difficulté.
On vient à elles avec tant de confiance, que la moindre contrariété décourage ; on ne l’avait point prévue, on n’y était point préparé, elle déroute. Les pauvres femmes ! on ne leur en veut pas ; la contrariété ne vient jamais d’elles ; mais elles n’ont pas ce qu’il faut pour donner le génie de la surmonter.
Ce n’était donc pas à cause de madame Montbert que Tancrède était si affligé de la fatalité qui le poursuivait ; il ne l’aimait pas et ne pouvait la regretter ; mais une autre pensée, plus douce, plus profonde, plus chère, le préoccupait depuis quelque temps.
Cette charmante jeune femme qu’il avait retrouvée au bal chez madame Poirceau, cette séduisante Malvina, il l’avait revue souvent dans le monde ; il avait été reçu plus d’une fois chez elle, chez sa mère, et le souvenir de Malvina le charmait. Tancrède était en travail de lui plaire ; et, par une singulière coïncidence, son aventure avec madame Montbert le dérangeait dans ses projets de séduction auprès de madame Thélissier ; car enfin, s’il trouvait tant d’obstacles auprès de la première, qui paraissait avoir tant d’expérience pour les vaincre, combien n’en trouverait-il pas près de la seconde, jeune femme si candide, si bien élevée, si entourée, et qui devait avoir tant de ménagements à garder.
Ainsi, il arrive souvent qu’un événement sans importance nous rend malheureux, parce qu’il est un avertissement pour un autre qui nous intéresse davantage et qui semble lui être étranger. Nos amis ne comprennent rien à notre tristesse ; ils nous disent :
En vérité, c’est un enfantillage que de s’affliger ainsi pour rien…
Rien ! c’est quelquefois tout notre avenir.
Tancrède était révolté contre son destin. C’est trop fort, se disait-il, c’est à en devenir fou, c’est à n’y pas tenir. Les maris me voient, les portiers m’admirent, les femmes ont peur de moi. Je suis un paria, un lépreux, un maudit, on m’a ensorcelé ; mais qu’y faire ? à qui me plaindre ? Puis-je aller dire que rien ne me réussit, que partout on me repousse, parce que je suis trop beau ? En vérité, je voudrais être affreux ; oui, en vérité, ou… invisible. Oh ! que ce serait charmant d’être invisible ! de pénétrer partout sans être vu, d’aimer et de ne jamais compromettre celle qu’on aime, d’être près d’elle sans qu’on le sache, sans qu’elle sache elle-même… Oh ! quel bonheur !… c’est le don que je choisirais….
Et voilà cette grande colère qui s’évapore en rêverie.
Puis sa gaieté revient.
— Je veux aller à l’Opéra, dit Tancrède, exprès pour ne pas la regarder, cette stupide Virginie ; nous verrons si son mari le remarquera.
Tancrède arrive à l’Opéra.
— M. de Balzac n’est point ici ce soir, se dit-il ; tant pis, cet homme et sa canne m’intéressent.
Tancrède s’assied à l’orchestre ; il lève les yeux. M. de Balzac est en face de lui avec sa canne.
— Ah ! voilà M. de Balzac ! je ne l’ai pas vu entrer. C’est singulier.
Mademoiselle *** danse un pas avec M. ***. M. de Balzac se lève.
Tancrède, voyant bien que ces deux danseurs ne sont pas très-remarquables, se remet à regarder M. de Balzac.
M. de Balzac a disparu, et cependant personne n’est sorti de sa loge.
La porte n’a pas même été ouverte.
Mesdemoiselles Essler viennent danser ce joli pas fraternel si élégant, si gracieux.
Tancrède les admire d’abord, puis, préoccupé de la fuite de M. de Balzac, il regarde de nouveau du côté de sa loge.
Ô surprise ! M. de Balzac est assis à sa place… il est là avec sa canne, comme s’il y avait toujours été. Tancrède croit avoir le délire.
Mesdemoiselles Essler dansent, puis elles s’envolent, leur pas est fini.
Ô merveille ! M. de Balzac n’est plus là… s’est-il donc envolé avec elles ?
Tancrède est de plus en plus intrigué.
D’abord il s’agite, il s’émeut, tout son être frissonne comme à l’approche d’un grand événement ; ensuite il s’arme de résolution, il se pose en face de la loge où était naguère M. de Balzac, et là il reste immobile, en arrêt devant le mystère pour le forcer à se révéler. Il regarde, il épie, il observe, il fait passer toute la force de son âme en ses regards. Ah ! quand un homme s’acharne de la sorte à un secret, il faut bien qu’il finisse par le posséder.
— Où est en ce moment M. de Balzac ? il n’est point sorti de sa loge, il y est, je ne le vois pas. Qu’est-ce à dire ? personne n’est sorti de cette loge, la porte est, tout le temps, restée fermée, et pourtant un homme en a disparu !… S’il est parti, par où est-il sorti ? S’il est là, pourquoi ne le voit-on plus ? Il est donc invisible… Invisible !…
Ce mot replongea Tancrède dans ses rêveries.
Que je voudrais être invisible !… Ah ! si j’étais invisible !…
Gigès avait un anneau qui le rendait invisible… Robert le Diable a aussi un rameau qui le rend invisible. Ah ! si j’avais ce rameau !… Dans la fable, dans toutes les poésies, les anciens, les Arabes, ont imaginé des objets qui rendaient invisible…
Et Tancrède, en rêvant, regardait toujours. Au même instant, et subitement, M. de Balzac reparut — et la porte de la loge ne s’était point ouverte ! Il était certain que M. de Balzac n’avait pu quitter la loge.
Et M. de Balzac tenait en main sa grosse canne…
Tancrède le voit, et voit cette canne…
— Cette canne pense-t-il. Si cette canne était comme l’anneau de Gigès, comme le rameau de Robert le Diable ! Si cette canne avait le don de rendre invisible !… C’est cela… oui, c’est cela… s’écrie alors Tancrède, hors de lui.
Et il sort de la salle en répétant comme un fou :
— Je le sais, je le sais ; je le disais bien, qu’il y avait un mystère ; je le connais, je n’en doute plus…
Il arrive dans le foyer où M. de Balzac se promenait avec M. ***.
Tancrède l’accoste hardiment.
— Qu’importe ce qu’il va dire de moi ? il me prendra pour un original, et il m’observera comme tel : les gens d’esprit sont accoutumés aux choses bizarres, il me comprendra.
— Pardon, monsieur, dit Tancrède en s’efforçant de vaincre son embarras, son émotion, vous pouvez me rendre un important service.
— Moi, monsieur ? mais je n’ai pas l’honneur de vous connaître, répond M. de Balzac ; en quoi puis-je vous obliger ?
— En voulant bien me prêter votre canne pendant quelques minutes.
À ces mots, M. de Balzac se trouble.
— Ma canne, monsieur ? et pourquoi ?
— C’est un pari que j’ai fait avec quelques amis… Je vous la demande pour cinq minutes seulement… croyez que…
— Cela m’est impossible, monsieur, reprend M. de Balzac sèchement. Cela m’est impossible ; j’en suis fâché… Monsieur.
À ces mots, M. de Balzac s’éloigne ; et s’adressant à la personne à laquelle il donnait le bras :
— Que me veut ce fou ? dit-il, comprends-tu rien à cela ?
— Ce monsieur est bu, répond l’ami de M. de Balzac, en contrefaisant Arnal dans je ne sais plus quelle pièce.
M. de Balzac sourit, mais il est inquiet.
— Quelle idée peut avoir ce jeune homme ? pense-t-il.
Cependant l’intrépide Tancrède ne désespère pas encore de réussir ; il revient à la charge, et, s’approchant du célèbre écrivain, il dit tout bas d’un ton d’oracle :
— Ce refus est un aveu, monsieur ; j’ai votre secret ; mais croyez que je saurai le respecter.
M. Balzac paraît de plus en plus troublé.
— Rassurez-vous, monsieur, continua Tancrède, je n’abuserai point d’une découverte due au hasard… Je comprends parfaitement que vous ne puissiez consentir à vous séparer d’une canne si précieuse, surtout en faveur d’un inconnu ; je sais combien j’ai été indiscret de vous l’avoir demandée, et je vous prie de recevoir mes excuses.
— Sans doute, monsieur, répond alors M. de Balzac, évidemment fort agité, cette demande m’a paru singulière ; mais, si je savais le motif qui vous a fait me l’adresser, je pourrais…
— Je ne puis m’expliquer ici, devant tout le monde, si vous voulez m’accorder un moment…
— Demain, oui, demain, interrompit M. de Balzac, venez chez moi à midi, nous causerons de cela.
Tancrède s’inclina gracieusement et s’éloigna.
— Connais-tu ce jeune homme ? dit aussitôt M. de Balzac à son ami.
— Non, je ne sais pas son nom ; mais je le vois souvent à l’Opéra, aux Italiens ; c’est quelque agréable de province.
— Il est beau, mais je le crois fou ; qu’est-ce qu’il me veut ?
— Rien, reprend l’ami ; c’est un prétexte pour voir de plus près un grand homme. Il est bien aise de pouvoir dire en retournant dans sa petite ville : « J’ai vu Balzac, j’ai vu Lamartine, j’ai vu Berryer. » Je te le dis, c’est quelque niais de province qui t’admire.
— Merci, reprit en riant M. de Balzac.
Et il s’éloigna, non sans inquiétude, car la pénétration d’un jeune inconnu le tourmentait.