La Caricature en Angleterre/01

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LA
CARICATURE EN ANGLETERRE

I
GILLRAY ET ROWLANDSON


I

Il y a de longues années, j’étudiais la marche de la société anglaise, l’évolution des idées et des mœurs à travers les œuvres de la littérature. La pensée m’était venue, dès le principe, de demander aussi des lumières sur ce sujet, et comme une contre-épreuve de mes premières observations, à l’histoire de l’art national. Je trouvai là, en effet, une riche source d’informations. De nos jours, l’art anglais, grâce aux préraphaélites et à Ruskin, a perdu son caractère insulaire et indigène. Au lieu d’exprimer les qualités et les défauts de la race, il s’applique à traduire des idées générales ou des sentimens humains : christianisme, démocratie, exotisme. Il a noyé ainsi son individualité dans les grands courans qui emportent l’humanité contemporaine.

Mais, en remontant dans le passé, je retrouvais cette individualité qui s’accusait de plus en plus distincte. Chez tous les artistes du XVIIIe siècle, sauf, peut-être, une seule exception, après l’inévitable pèlerinage de Rome et de Florence, après de longues méditations devant les toiles de Michel-Ange, de Raphaël et du Titien, je voyais l’insularité, l’« Anglaiserie », si je puis dire, reprenant possession de leurs facultés à l’heure où ils remettaient le pied sur le pavé de Londres. Ils faisaient les plus consciencieux et les plus inutiles efforts pour aimer les Romains et les Florentins ; mais c’est seulement avec les Flamands qu’ils réussissaient, du premier coup, à se mettre en communion et en commerce. Sentiment de la nature, instinct moral, tendance familiale, admiration de la beauté, mais d’une certaine beauté, sympathie envers les races animales qui servent l’homme et partagent sa vie : voilà ce que me révéla l’école anglaise, de 1760 à 1820. C’est ainsi que Reynolds, Gainsborough, Lawrence, Romney, West, Landseer, commentèrent pour moi Scott et sa conception de l’histoire, les romans de miss Burney et de miss Edgeworth, Wordsworth et les Lakistes, Crabbe et ses poèmes réalistes. Mais personne ne m’en a jamais appris autant sur la psychologie de ses compatriotes que Hogarth. Après Shakspeare, il est peut-être le meilleur exposant de l’âme anglaise. Outre les causes d’inspiration déjà découvertes, je remarquais en lui l’observation railleuse du détail et le goût des contrastes, longuement et patiemment soulignés, avec un esprit d’analyse qui a été rarement surpassé.

Je continuais à remonter vers la source. Peu à peu, une vérité m’apparaissait : c’est que, chez nos voisins, l’art comique, c’est-à-dire la caricature, entendue au sens le plus large du mot, la comédie dessinée, est, des deux moitiés de l’art, la plus importante, de beaucoup, et la plus significative, celle qui s’identifiait le mieux avec les besoins et les tendances, avec les facultés comme avec les infirmités intellectuelles de la race ; celle qui donnait le mieux satisfaction à son humeur ironique et indépendante, à son penchant pour la propagande morale et pour la satire politique, il me parut clair que, chez les Anglais, l’art sérieux avait toujours été un produit exotique, un fruit de serre chaude, cultivé à grands frais, sur un humus artificiellement préparé, pour aboutir à un éternel avortement, tandis que l’art comique était vraiment né du sol et avait poussé au grand vent du dehors.

L’éclosion spontanée de cet art me devint encore plus évidente lorsque j’arrivai à ces artistes anonymes qui ont couvert de leurs maladroites, mais si expressives ébauches, les pages des missels et les murs des cathédrales.

J’habitais alors un coin de l’Angleterre où les Romains et les Saxons ont laissé d’intéressans vestiges. J’ai souvent visité, à cette époque, la vieille église de Minster. Elle se dressait il y a mille ans au bord d’un bras de mer qui séparait l’île de Thanet de la terre ferme. En face, la citadelle romaine de Richborough ; à droite, vers Reculvers, les ruines d’une villa royale qui date des plus anciens jours de la conquête saxonne ; à gauche, vers Pegwell Bay, le lieu où débarqua Augustin et où il planta la première croix. Le bras de mer s’est retiré, de siècle en siècle, ne laissant à sa place qu’une petite rivière, bourbeuse et lente, aux détours capricieux et aux rives mélancoliques. Mais l’église est toujours là. J’y ai passé de longues heures à écouter une vieille sacristine qui était un puits d’érudition. Le dos des stalles de chœur, dans l’église de Minster, avec une foule d’autres sculptures comiques du même genre, les enluminures du fameux Psautier de la reine Marie et de divers missels contemporains, conservés au British Muséum et à la Bibliothèque Harléienne, m’ont fait comprendre que le symbolisme, auxiliaire indispensable à l’intelligence des peuples enfans, est, de plus, intimement lié à quelques-uns de ces sentimens élémentaires de l’âme anglaise que j’énumérais tout à l’heure : sympathie pour les races animales et communion avec la nature vivante.

Une autre observation qui s’imposa fut celle-ci : le dualisme religieux qui possédait si fortement l’esprit des Anglais du moyen âge et qui s’est affirmé, avec tant d’énergie, parmi les puritains du XVIIe siècle, devait avoir son expression et son retentissement dans un art épris des violens contrastes. Comme il y avait un Bien et un Mal, existant par eux-mêmes, il y avait aussi pour les Anglais du moyen âge un double idéal de beauté et de laideur. Or, la Beauté ; est malaisée à traduire, plus difficile à inventer. C’est pourquoi les imagiers d’alors ont créé dans le laid et poursuivi avec tant de persévérance un idéal d’horreur dont Satan était le prototype, mais à l’expression duquel tout ce qui était vilain et déplaisant dans la nature pouvait fournir un élément.

Ces artistes satiriques, qui faisaient de l’église un vrai musée de caricatures contre les vices de la prélature romaine et du clergé régulier, furent les précurseurs de la Réforme, de compagnie avec les écrivains et les poètes, avec un Walter Mapes, un Odo de Cirington, un Nigellus Wircker et un Langlande. Mais la Réforme était trop passionnée et trop ignorante pour reconnaître les siens. Elle tint l’art pour suspect comme chose papiste ; elle jeta au feu et passa à la chaux, avec le reste, des satires graphiques dont elle eût fait ses délices si elle les avait comprises. De sorte que l’art comique, en Angleterre, s’éclipsa pendant plus d’un siècle. C’est la liberté politique qui le ramena au jour et le remit à la mode. Les élèves de Romain de Hooghe, qui était lui-même un imitateur de notre Callot, furent d’abord les seuls à pratiquer cet art perdu ; et il lui fallut un certain temps pour obtenir ses lettres de naturalisation. La fameuse bataille électorale de 1709 entre les whigs hanovriens et les tories jacobites, et le grand krack financier qui se produisit quelques années plus tard, firent la fortune de la caricature. On l’appelait hieroglyphics, et ce mot suffit à indiquer le caractère de ces œuvres primitives. Ce n’était rien de plus qu’un rébus, plus ou moins compliqué, dont la hardiesse se cachait sous une énigme. Vers 1750, le mot hieroghyphics disparut et celui de caricature, auquel, le premier, Addison avait donné sa forme anglaise, entra triomphalement dans le Dictionnaire de Johnson.

C’est en 1720 que fut publié le premier dessin de Hogarth, et le dernier date de 1764. Incontestablement Hogarth a été un caricaturiste. Il est à remarquer que, dans ses plus grands efforts pour atteindre au tragique, il reste toujours caricaturiste par l’intention comme par l’exécution. Son talent élargit le genre où il se déploie, mais n’en sort jamais complètement. Dans les pages pathétiques de ces drames au burin ou au pinceau dont il est l’inventeur, on retrouve toujours l’exagération voulue, le contraste violent, la recherche systématique de la laideur amusante, qui sont les marques distinctives du caricaturiste. Cette réserve faite, il faut reconnaître en lui un maître du réalisme, le seul grand réaliste anglais jusqu’à ce jour. C’est par là qu’il a agi non seulement sur les artistes, ses contemporains et ses successeurs, mais sur les destinées générales du génie anglais, et c’est dans cette pensée que j’ai osé prononcer son nom dans la même phrase à côté de celui de Shakspeare. S’il y a un courant dont Shakspeare est la source abondante et profonde, il en est un autre qui descend de Hogarth. Certes, pour la beauté de ses rives, la majesté de ses eaux, la magnificence des cieux qu’il reflète, le courant shakspearien l’emporte sans comparaison sur son humble rival. Mais lequel des deux ira le plus loin ? Lequel doit tarir le premier ? Nul de nous n’en sait rien.

J’ai essayé ici même, il y a plus de quinze ans[1], de caractériser la physionomie et l’œuvre de Hogarth. Puis, détourné par d’autres études, je me suis arrêté, en quelque sorte, au seuil de mon sujet, car l’âge d’or de la caricature coïncide avec les guerres de la Révolution et de l’Empire, et c’est à ce moment qu’elle devient un organe indispensable de la vie nationale, — aussi indispensable que la presse ou le théâtre à Paris en 1901, — en même temps qu’un document de premier ordre pour l’histoire de la société et des mœurs. Des événemens récens m’ont ramené vers ce passé.

J’ai donc greffé mes réflexions nouvelles sur mes impressions d’autrefois. Le témoignage des yeux, que je n’ai plus, a été contrôlé par la pensée, qui me reste. De cette façon, je puis convier le lecteur à une excursion dans un pays où tout sera formes concrètes, couleurs éclatantes, où les foules humaines de jadis reprendront vie, où les idées elles-mêmes s’habilleront de chair pour parler aux yeux et défileront au galop comme dans les visions mouvantes du cinématographe.


II

Hogarth laissait derrière lui une double tradition, la satire de la société et la caricature politique proprement dite. Il avait créé la première, lui avait donné sa forme analytique et dramatique, son caractère franchement réaliste. Quant à la seconde, il l’avait héritée de ses devanciers et la léguait à ses successeurs à peu près telle qu’il l’avait trouvée, c’est-à-dire avec cette forme allégorique et symbolique qui est nécessaire à la sécurité comme à l’inspiration des artistes. Dans la satire sociale, il ne devait être ni surpassé, ni égalé : dans la caricature politique, il avait été médiocre. Là aussi, pourtant, il avait imprimé sa marque en introduisant dans le mesquin rébus d’autrefois un élément d’observation et de vérité. Lui mort, il y eut quelques années d’interrègne. Puis parurent deux hommes qui semblèrent se partager les deux grandes provinces artistiques qui avaient formé l’empire de Hogarth. Ils s’appelaient Thomas Rowlandson et James Gillray.

Certes on peut affirmer qu’ils ont beaucoup contribué à la vogue prodigieuse de la caricature pendant les dernières années du XVIIIe siècle et les premières du XIXe. Mais il est plus vrai encore de dire que cette vogue les a suscités, leur a mis le crayon ou le burin à la main. Ce ne sont pas, disons-le tout de suite, de ces hauts génies qui suivent imperturbablement leur vocation à travers les épreuves, la misère, l’impopularité, l’oubli. Comme on va le voir, ils ont fait des caricatures parce qu’on leur demandait sans relâche des caricatures, parce que c’était la mode, parce que c’était la rage.

Les boutiques des marchands d’estampes, de 1770 à 1800, se multiplient et prennent de l’importance. On en voit dans toutes les parties de la ville ; chacune a sa spécialité et sa clientèle propre. Telle maison produit presque exclusivement des caricatures politiques ; telle autre s’adonne à la satire des mœurs ; une troisième exploite le sentiment antipapiste, alors ardemment ravivé ; une quatrième vit sur la haine de l’étranger, toujours vivace et facilement satisfaite ; enfin une cinquième cultive les sujets graveleux, qui ont, en tous pays, beaucoup d’amateurs vers la fin du XVIIIe siècle.

La caricature d’alors ne ressemblait pas à la nôtre. C’était un objet d’art et, par conséquent, un objet de luxe. Plusieurs artistes étaient nécessaires pour la mettre en état de paraître devant le public. Le dessin ou le tableau original était dû quelquefois à une double initiative : l’un des deux collaborateurs fournissait le sujet, l’autre disposait les élémens de la composition. Puis le graveur faisait son lent et minutieux travail, tantôt scrupuleux reproducteur de la pensée d’autrui, tantôt imprimant à l’œuvre sa propre originalité, corrigeant les fautes, rectifiant les contours, donnant de la finesse ou de la fermeté à une vague, mais suggestive ébauche. Les épreuves, peu nombreuses, étaient coloriées légèrement par des mains habiles. Elles se vendaient de quinze à trente shillings, atteignaient parfois cinq et même dix livres. Certaines épreuves de Rowlandson ont été payées cinquante guinées. Les plus riches pouvaient donc seuls prétendre à en orner leurs salons et à en faire jouir leurs amis. Mais, en même temps que la caricature était le régal de l’amateur aristocratique, elle obtenait, à la vitrine du marchand qui l’éditait, un succès populaire immédiat. La foule s’amassait devant la boutique ; on riait, les commentaires allaient leur train. Les gens disaient : « Avez-vous vu le nouveau dessin chez Humphry ? » comme ils diraient aujourd’hui : « Avez-vous lu le Times de ce matin ? » et, le rire tranchant alors bien des questions, je ne sais si le caricaturiste de ce temps-là n’avait pas plus d’influence sur les événement que le journaliste de notre époque. Si la propagande par l’image a encore chez nous tant d’action, que ne pouvait-elle pas sur des hommes pour qui raisonner était un ennui et une fatigue ?

Un éditeur entreprenant, nommé S. W. Fores, s’avisa d’un système qui, sans rien ôter de sa valeur à l’estampe comique, la mettait à la portée des bourses moyennes. Ceux qui n’étaient pas assez riches pour acheter les caricatures, et qui ne voulaient pas se déranger pour aller les admirer avec la foule à la vitrine du marchand, purent louer pour un soir une collection de dessins et s’en amuser tout à leur aise. Dès lors, rien ne manquait au succès de la caricature : il embrassait, du haut en bas, toutes les classes de la société. C’est qu’elle répondait à des besoins que nous ne connaissons plus ou que nous satisfaisons d’autre manière. Pendant vingt ans, un monde étourdi et frivole y chercha ses héros et ses bêtes noires, la chronique de ses scandales, petits et gros, le reflet de ses fugitives émotions, la confession, moitié contrite, moitié cynique, de ses péchés, présentée de telle sorte qu’elle dut exciter souvent ceux qui la recueillaient à en commettre de nouveaux. Pendant vingt autres années, la nation fut engagée dans un duel à mort contre l’ennemi héréditaire. La caricature fut l’expression favorite de ces fanfaronnades et de ces rancunes que traîne après elle une grande guerre. Ainsi elle fut identifiée avec l’âme nationale, non pas, assurément, avec ce que cette âme contient de plus pur et de meilleur, mais avec ce qu’il y a en elle de plus vigoureux et de plus vivant.

Cette vogue de la caricature paraît avoir enrichi quelques marchands : je ne vois pas qu’elle ait fait la fortune d’aucun artiste. D’abord, les artistes de ce temps n’avaient point l’esprit prudent et commercial de William Hogarth. Ils ignoraient cet art moderne de capitaliser leurs bénéfices. D’ailleurs, ces bénéfices, il fallait les partager avec le graveur, l’aquatintiste et le marchand. Quelques-uns, il est vrai, gravaient leurs propres œuvres et les coloriaient en famille. Il en est, — Rowlandson fut du nombre, — qui se faisaient leurs propres éditeurs. Mais une telle universalité impliquait des aptitudes très diverses, réclamait beaucoup de temps, de labeur et de risques. L’artiste indolent trouvait plus simple de se mettre aux gages d’un marchand d’estampes qui le nourrissait tant bien que mal, et de gaspiller, au jour le jour, son argent comme il dépensait ses facultés. Lorsqu’il faisait mine de se révolter, les marchands avaient un moyen infaillible de le ramener à l’obéissance. Ils le menaçaient du caricaturiste amateur. C’est là, en effet, un trait curieux et qui prouve l’incroyable attraction exercée par la caricature sur toutes les fractions de la société anglaise. Les hommes et les femmes du monde se piquaient de manier le crayon, sinon le burin ; ils faisaient aux professionnels une dangereuse concurrence. Un avis, collé à la vitrine de S. W. Fores en mai 1787, informait les amateurs que leurs compositions seraient gravées gratis. Ce « gratis » n’est-il pas une trouvaille ? Il donnait les apparences d’une prime de faveur à ce qui était, en réalité, une rouerie commerciale, qui avait pour but d’exploiter à la fois la vanité des uns et le dénûment des autres. Oh n’est pas surpris d’apprendre, après cela, qu’un de ces marchands se vantait, un peu plus tard, d’avoir eu la plupart des œuvres qu’il avait éditées, gravées « pour le prix du cuivre. »

La spéculation aurait complètement échoué, si ces amateurs, — quelques-uns, du moins, — n’avaient possédé de réels talens. Pour ne pas encombrer ces pages d’une inutile nomenclature, je ne citerai qu’un nom, celui de Henry Bunbury, parce qu’il domine et résume toute une classe et toute une génération. Il était né en 1750. Fils d’un baronnet, sa naissance et sa fortune lui permettaient de frayer avec les plus grands et avec les plus riches. S’il est considéré comme un oracle dans le petit cercle de libertins qui entourent le prince de Galles, il tient aussi bien sa place aux fameux soupers de Reynolds, auprès de Burke et de Johnson, de Gibbon et de Fanny Burney. Le président de l’Académie le presse d’envoyer ses œuvres aux expositions annuelles. Il n’a guère plus de vingt ans lorsqu’il se fait connaître par des caricatures sur les macaronis qui, vers 1772, représentent le dernier cri en matière de chic. Les modes, les chevaux, tout ce qui tient à la vie oisive et élégante, voilà son domaine. Chez lui, l’intention est spirituelle et juste, l’exécution facile, un peu lâchée. Qu’importe ! Le graveur arrangera cela, comme nos correcteurs d’imprimerie peuvent mettre l’orthographe et la ponctuation dans les œuvres littéraires de certains de nos mondains et de nos mondaines.

Si les amateurs sont une légion, les professionnels forment une armée, et une armée qui s’augmente et se renouvelle sans cesse jusqu’aux environs de 1815. Ce sont, d’abord, les ennemis et les élèves que Hogarth a laissés derrière lui ; Paul Sandby, — un peintre que la haine a fait caricaturiste, — est à la tête des premiers, et Collett peut servir de type aux seconds. Quand on regarde les dessins de Collett et qu’on les compare à ceux du maître, il est impossible de ne pas se rappeler un mot burlesque et profond de notre excentrique contemporain, le peintre Whistler : « Quand on marche derrière un homme, on ne voit que son dos. » C’est précisément de cette manière que Collett emboîte le pas derrière l’auteur du Rake’s Progress. Il n’a jamais vu que le dos de Hogarth ; peut-être même n’a-t-il vu que son ombre sur la terre où il avait passé. A la génération suivante, l’influence de Hogarth va décroissant. On étudie encore et on applique les procédés du maître, mais on ne regarde plus la vie avec les mêmes yeux. L’intention comique s’accentue ; l’intention morale s’atténue et finit par disparaître. L’histoire du Vice, dont Hogarth avait fait un drame, va redevenir ce qu’elle était pour nos aïeux : une farce. Parmi cette pléiade de caricaturistes, cinq ou six noms reviendront fréquemment dans les pages qui suivent : Sayers, dont Pitt fit l’auxiliaire de sa victorieuse politique, et qui nous a laissé une inappréciable galerie de portraits ; Woodward, un amphibie de la plume et du crayon, qui met autant d’esprit dans ses dessins que de pittoresque dans ses légendes et qui est surtout intarissable quand il s’agit de décrire les mœurs du peuple et de la petite bourgeoisie ; Isaac Cruikshank, qui, pendant vingt ans, a fait campagne contre les Français par la caricature, mais dont le plus grand mérite est d’avoir été le père et le maître de Robert et de George Cruikshank ; enfin, Gillray et Rowlandson, qui incarnent, l’un la satire politique, l’autre la satire sociale : deux figures originales devant lesquelles il faut s’arrêter.

Thomas Rowlandson était né en 1756. A l’école du docteur Barrow, dans Soho Square, il se rencontra avec le fils de Burke, ce Richard que l’admiration paternelle rendit si ridicule et qui n’échappa que par une mort précoce à la destinée lamentable des génies avortés. Rowlandson évita l’enfant prodige pour se fier avec Bannister, plus tard comédien célèbre, et avec Angélo, qui devint un habile maître d’escrime, rival et ami du fameux Saint-Georges. En quittant l’école de Soho Square, il suivit les cours de l’Académie royale, alors récemment fondée. Là, ses dons naissans attirèrent l’attention de ses maîtres, en même temps que ses gamineries légendaires faisaient le désespoir du vieux Moser. A peine le vénérable conservateur avait-il placé le modèle vivant en position qu’on voyait tressaillir la pauvre fille. C’est Rowlandson qui la bombardait à l’aide d’une sarbacane. On voulait l’expulser pour cette plaisanterie, mais comment garder rancune à ce brillant et joyeux adolescent qui recevait les mercuriales en riant et éludait la punition d’une mauvaise farce par une farce nouvelle ?

Son père était un gentleman ruiné, mais il lui restait des parens riches, entre autres une tante française, qui adorait les artistes et les mauvais sujets. Sur son invitation, Rowlandson alla faire plusieurs séjours dans ce Paris que Hogarth appelait de la boue dorée (begilt and befouled). Thomas Rowlandson y trouva le foyer des arts et le centre des plaisirs. Il eut beau être ingrat envers ce Paris qui l’avait formé, la trace des études qu’il y avait faites ne s’effaça jamais. C’est là qu’il semble avoir pris quelques-unes de ses qualités et plusieurs de ses défauts : la patiente et infatigable imitation de la nature, la recherche du détail vrai, le sentiment de l’élégance féminine et le goût du « grivois, » du « graveleux, » c’est-à-dire de certaines intentions malicieusement libertines, très appréciées des contemporains de Fragonard et auxquelles la candeur des héroïnes de Greuze ajouta une saveur de plus.

De retour à Londres, Rowlandson eut à choisir sa voie. La situation était à peu près la même qu’à l’époque des débuts de Hogarth. Plus que jamais le grand art consistait à représenter des dieux grecs, des héros romains ou des personnages de l’Ancien Testament. Pour se préparer à un tel honneur, il fallait d’abord passer quatre ou cinq ans en Italie. Au retour, une sorte d’auréole entourait ce Hadji, ce pèlerin de l’art, qui avait vu les « Loges » et le Jugement dernier, scruté de tout près les toiles radieuses du Titien et de Léonard de Vinci, dérobé à ces maîtres quelque chose de leur lumière et de leur inspiration. Après avoir passé par cette initiation, on pouvait faire deux choses : ou mourir de faim orgueilleusement dans un grenier, comme Barry, ou, — si l’on avait de la souplesse et de la tenue, comme West, — ramasser dans une antichambre royale des titres et des commandes officielles. La vanité individuelle, d’autre part, offrait toujours, comme au temps de Hogarth, une mine d’or aux portraitistes. Mais que de dégoûts dans une telle carrière ! Reynolds, il est vrai, composait ses portraits comme des tableaux et, après avoir reproduit trois mille visages, conservait encore son enthousiasme pour les beautés et la puissance d’expression données à une face humaine. Mais pour un Reynolds combien de Romneys ! Rowlandson tâta de ce métier. Pendant sept ou huit ans, il exposa des portraits, des sujets sérieux. En 1784, il perdit patience, sortit de la grande route battue qui conduisait à l’Académie, s’attacha définitivement à une forme de l’art qui, en lui promettant des gains faciles, donnait libre carrière à sa verve et à sa gaîté. Il composa non des caricatures, mais des tableaux de mœurs, et, si l’on veut se faire une idée de son système artistique, il suffit de regarder ses premiers dessins, par exemple ses Jardins de Vavxhall, que l’on considère comme son chef-d’œuvre ; c’est, tout au moins, son œuvre la plus complète, la plus achevée, celle où il a le mieux déployé à la fois toutes ses facultés. Pour cadre un lieu réel, très exactement reproduit, et, dans ce décor, une foule anonyme au travers de laquelle il jette des figures historiques comme des grains de raisin dans un pudding. Ce sont des portraits, mais des portraits incorporés à un tableau ; et c’est dans cette subordination des détails à l’impression totale qu’est le talent, j’irai presque jusqu’à dire le génie de Rowlandson. Si vous perdiez la clef qui vous donne le nom des personnages, le document diminuerait de valeur, l’œuvre d’art demeurerait entière ; elle garderait, — chose plus curieuse, — toute sa signification morale.

Dans tout cela, aucun excès. La nature est maniée librement, jamais parodiée ni déformée. Rowlandson est un observateur. Idées, figures, formes, attitudes, mouvemens, sa mémoire lui fournit tout ce qu’il veut ; elle ouvre à l’artiste un crédit illimité. De là son aisance incomparable à ordonner des groupes, à manœuvrer des foules. Et voilà pourquoi il ne semble jamais arrêté par une difficulté technique à vaincre ou à tourner.

Deux anecdotes caractéristiques, rapportées par son ami Angelo, nous le montrent toujours prêt à prendre des notes sur la vie et rechargeant sa mémoire artistique, remplissant, à mesure qu’il le vide, son arsenal de faits et de documens. Une nuit, regagnant son logis, il est arrêté et détroussé par un voleur. Dès le lendemain, bien accompagné, il se met à la recherche de son homme à travers les bouges de Seven Dials et de Drury Lane. Il ne trouve pas le voleur qu’il cherche, mais, intéressé par tout ce qu’il voit, il a vite oublié le motif de cette descente aux enfers. Il tire son carnet et esquisse quatre figures de buveurs assis à une table voisine de la sienne. Ces quatre hommes représentent, dans cette « cour des miracles » anglaise de la fin du XVIIIe siècle, la hiérarchie du vol, les quatre ordres qui constituent le monde de la pègre : le highwayman, ou brigand de grand chemin, qui attaque les diligences et les cavaliers ; le footpad, ou voleur de petit chemin, qui attaque, à pied, le passant isolé ; le house-breaker, qui s’introduit avec effraction dans les maisons habitées ; enfin, le pickpocket, le volereau qui exploite les foules de Londres et glisse une main adroite sous la basque de l’habit ou dans les profondeurs du gousset pour en extraire un mouchoir, une montre ou une tabatière.

Rowlandson visite Portsmouth, accompagné de son ami Angelo. On leur permet d’entrer dans l’hôpital où sont traités, — assez mal, je le crains, — nos pauvres prisonniers blessés. Un d’eux, qui, avant d’être défiguré par une horrible blessure, a été un bel homme et un brave soldat, est en train de rendre l’âme. Le spectacle est navrant et l’odeur de mort est terrible. Le maître d’armes, prêt à défaillir, s’éloigne. Rowlandson demeure au pied du lit. La curiosité de l’artiste supprime en lui la pitié et le dégoût. Il n’a qu’une pensée : fixer cette agonie qui s’offre à lui. En quatre coups de crayon, il la tient. Le cadre misérable de la scène, les amis en pleurs, le prêtre penché vers le lit, la face moribonde qui essaye de se coller au crucifix : tout est rendu avec une tragique et naïve simplicité, et je crois que les artistes me comprendront si j’ose écrire : avec une horrible bonhomie.

Voilà comment il emmagasine des impressions qui serviront de matériaux à son œuvre future et comment il retrempe sans cesse son inspiration dans la vivante réalité qui l’entoure. Son observation n’est jamais profonde, mais elle couvre, en surface, un champ presque indéfini, et les moyens dont elle dispose pour s’exprimer ne sont pas moins variés. Ne croyez pas que son expérience soit circonscrite au monde de l’élégance, de la galanterie et du plaisir où il se plaît de préférence ; s’il voit le soleil se lever dans les rues de Londres, évidemment c’est parce qu’il a oublié de se coucher ; mais, lorsqu’il me montre le soleil se levant, à la campagne, sur un rendez-vous de chasseurs, c’est, au contraire, parce qu’il a su s’arracher de son lit à cette heure matinale. Il possède les paysans, les soldats, les marins comme les flâneurs de Bond Street et les grecs des tripots du West End. Il les aborde comme ils se présentent, de face, de dos, de profil, courant, criant, riant, buvant, faisant l’amour. Il se fait un jeu des raccourcis scabreux et des perspectives embarrassantes dont Hogarth se serait prudemment abstenu. Les arbres, les édifices, la campagne, la mer, les navires : rien ne l’étonne, rien ne prend au dépourvu son universalité artistique. « Il n’y a rien de si beau que les marines de Rowlandson ! » disait le vieux George Cruikshank à M. Grego. Pour moi, je ne me lasse pas d’admirer ses chevaux et ses femmes. Nul ne sait, comme lui, arrêter une chaise de poste à la porte d’une auberge de village ou lancer à fond de train sur une pente quatre chevaux ardens, avec la maestria d’un cocher anglais de grand style ; nul, enfin, ne fait mieux voler, dans un nuage de poussière, les héros du turf sur la piste gazon née de Newmarket. Mais son crayon a aussi de mystérieuses sympathies pour l’humble travailleur des champs, aux formes massives, à l’allure lente et résignée, pour le pauvre cheval de labour ou de charrette dont le cou las se penche vers la terre et qui plie les jambes de devant comme s’il allait s’agenouiller pour demander grâce. Dans cette innombrable variété d’attitudes, pas un muscle qui ne soit à sa place et qui n’agisse au bon moment ; pas un mouvement qui n’exprime une intention. En sorte que je me demande si ce n’est pas Rowlandson qui a révélé le cheval, — je dis l’âme et le corps du cheval, — à ces animaliers dont le succès fut si vif à la génération suivante et parmi lesquels Edwin Landseer fut le plus grand.

La même génération devait porter très loin le culte de la beauté féminine. Nos grand’mères, il y a quatre-vingts ans, cherchaient dans les keepsakes anglais un idéal de grâce et d’élégance qui, finalement, s’évanouit dans une fade perfection, dans l’invraisemblable délicatesse des lignes et des contours. Rowlandson avait été aussi un précurseur de ce mouvement. Au début de sa carrière, et jusque vers 1800, les formes pures, suaves et fraîches naissent d’elles-mêmes sous son crayon ou sous son burin, car le graveur, chez lui, possède toutes les qualités du dessinateur, et le enivre ne lui oppose pas plus de résistance que le papier ou la toile. Quelques-unes de ses compositions, pleines de femmes et d’enfans, produisent l’impression exhilarante d’un bouquet de roses ou d’une corbeille de fruits. Joie de vivre, innocente vanité, douce malice ou candeur un peu niaise : ces jolis visages n’expriment rien de plus. On y lit les sensations de l’épidémie, et non les sentimens profonds. Ce qui gâte un peu tout cela, c’est l’éternelle préoccupation libertine, c’est cette « polissonnerie » du XVIIIe siècle qui, en admirant et en adorant la femme, ne cesse de lui manquer de respect. Qu’elle soit endormie ou évanouie, surprise au lit par des voleurs, emportée à travers un incendie, ou qu’elle se sauve devant une pluie soudaine en retroussant ses jupes, qu’elle soit paralysée par la peur ou par le mal de mer jusqu’à perdre le souci et le gouvernement d’elle-même, l’artiste profite de tout, même des terreurs suprêmes d’un naufrage, pour se ménager quelque petit spectacle furtif dont il veut partager avec nous l’amusement. Combien ce cynisme, toujours en éveil, est loin du réalisme, parfois brutal, de Hogarth, qui aborde de front les sujets scabreux, mais n’introduit jamais insidieusement la gravelure où elle n’a que faire !…

Bien différent de son prédécesseur et de son maître, Rowlandson sera un peintre de mœurs, et non un moraliste. Il traitera les mêmes sujets, mais dans un esprit opposé. Là où Hogarth fronce les sourcils, Rowlandson hausse les épaules, sourit et passe. C’est pourquoi l’un arrive très vite au drame, l’autre se cantonne dans le domaine de la comédie, sinon dans celui de la farce. Je ne connais qu’une page vraiment et exclusivement tragique parmi ces dix mille dessins que Rowlandson a jetés à tous les vents du siècle. C’est une gravure intitulée Distress. Quelques malheureux, sur un frêle canot, sont abandonnés au milieu de l’Océan. Ni voile, ni terre en vue. Ils n’ont échappé à une catastrophe que pour subir la plus horrible des morts. Sur leurs faces hébétées ou convulsées, la faim, le désespoir, la folie, à différens degrés, ont gravé leur marque. Point de « petite femme, » de corsage qui baille ou de jupon qui se retrousse : rien qui distraie l’attention ou qui diminue l’horreur. Cela est aussi terrible que cela est simple et grand.

Donc Rowlandson eût pu être, lui aussi, s’il l’eût voulu, un maître du drame graphique. Mais il ne le voulut pas. Son tempérament décida de son talent et il préféra laisser en friche quelques-unes de ses facultés pour rester avec ceux qui « se hâtent de rire de tout. » Sa morale est exactement celle de nos anciens comiques : dégoût du vice quand il est vieux, laid, sordide ; universelle indulgence pour tout ce qui est jeune, gracieux, aimant et gai. C’est une morale qui prend parti pour les servantes contre les maîtresses, pour les fils contre les pères, pour les débiteurs contre les créanciers, pour tous les révoltés contre toutes les lois. A quoi un jeune homme de bonne famille peut-il employer son temps, sinon à boire, à courir les filles, à faire des dettes ? Et à quoi sert un père, sinon à payer ces mêmes dettes ? Voici deux générations en présence l’une de l’autre dans un dessin de Rowlandson. Le père, un vieux squire au tricorne posé de travers, appuie résolument le menton sur le pommeau de sa canne et se détourne d’un air obstiné, mais goguenard. Le fils, un étudiant d’Oxford ou de Cambridge en robe et en toque, plaide, le bras étendu, souriant, patelin, insidieux. Et je me figure entendre ce dialogue : « Pas un sou, coquin, entends-tu ? — Père, elle était si gentille, cette petite !… Il faut que je te raconte… — Raconte, mais tu n’auras pas un farthing. — Et quelles bonnes farces nous avons faites ! Comme nous avons fait enrager les proctors !… Voyons, tu en faisais de bien pires, quand tu avais bu tes trois bouteilles de porto à souper. — Trois bouteilles, impertinent ? Jamais moins de six. — C’est admirable ! Ah ! quels gaillards vous étiez dans ce temps-là !… Alors, tu paieras ce juif ?… — Oui, mauvais drôle, je paie encore cette fois, mais n’y reviens plus ! Que je sois damné si, à la prochaine occasion, je ne te laisse bel et bien fourrer à la Fleet par tes créanciers ! »

C’est d’après ces principes, semble-t-il, que Rowlandson gouvernait sa propre vie ou, plutôt, la laissait dériver partout où la poussaient son humeur et sa fantaisie. La main ouverte, joyeux compagnon, excellent camarade, aussi fidèle en amitié que capricieux en amour, décidé à ignorer tous les autres devoirs de la vie ou à s’en moquer, il est le type accompli de l’artiste, tel qu’on le comprenait autrefois, c’est-à-dire la vivante antithèse du bourgeois, un enfant qui a les sens et l’imagination d’un homme adulte. Nous avons un portrait de lui qu’il introduisit dans un tableau exposé en 1787 à l’Académie royale. C’est une scène de jeu, dans un tripot, où de naïfs provinciaux sont dévalisés par des grecs. L’artiste s’est attribué sans vergogne le rôle d’un des escrocs. Nez fort et recourbé », menton nettement découpé, l’arc des sourcils finement et hardiment dessiné, la prunelle claire, le regard direct, aigu, pénétrant, une masse de cheveux blonds et bouclés, rejetés en arrière et formant à la figure une auréole qui se détache sur le feutre noir du chapeau ; enfin, — si l’on veut une impression d’ensemble, — l’air un peu fou, l’air d’un passionné, d’un dévorant. Tel est Rowlandson à trente ans. On devine en lui tous les appétits qui coûtent cher, y compris la générosité. Un grand seigneur de notre vieille comédie dit à son valet avant de sortir : « Lafleur, as-tu mis de l’or dans mes poches ? » En effet, il faut de l’or, pour soutenir ce rôle de l’homme de plaisir et de l’homme à la mode. Ce fut la tante française dont il a déjà été question qui se chargea de remplir les poches de Rowlandson. Elle lui légua sept à huit mille livres sterling (environ deux cent mille francs), qu’il perdit au jeu en très peu d’années. Mais que lui importait ? Il crut, sans doute, qu’il pourrait indéfiniment battre monnaie avec ses facultés d’artiste, que les idées afflueraient toujours à son cerveau, que le sang courrait toujours aussi rapide et aussi chaud dans ses veines, que toutes les sympathies, comme toutes les chances, continueraient à se précipiter vers lui. Douze ans après le premier portrait, nous en avons un second dans le Voyage d’un peintre au pays de Galles. C’est la même silhouette qui s’offre à droite, c’est le même effet de cheveux clairs qui s’enlèvent sur le feutre à la Van Dyck, mais ces cheveux sont moins fournis ; le regard se voile ; le fin et fier profil s’empâte dans les bajoues naissantes et dans le double menton qui commence. C’est la décadence physique qui s’annonce ; la décadence artistique marche de pair. Elle durera plus d’un quart de siècle. Rowlandson ouvre une boutique, comme Hogarth, et s’aperçoit qu’il ne suffit pas d’être un grand artiste pour être un bon marchand. Son invention est à bout. Comme elle n’a jamais connu que l’extérieur des êtres et des choses, elle a maintenant fini de faire le tour de cette société qu’elle a fouillée dans tous les coins, dont elle a reproduit et parodié toutes les attitudes, tous les gestes, tous les tics. A présent, Rowlandson grave les dessins de Woodward, de Henry Bunbury, de John Nixon. Il ramasse les idées d’autrui, et, s’il obtient encore des succès, c’est avec l’aide d’une pensée plus jeune ou plus originale. Quand il est livré à ses seules ressources, tout ce qu’il sait faire de mieux est de chroniquer, le crayon à la main, les petits scandales du jour, de donner une forme concrète à quelque plaisanterie de collège ou de table d’hôte. Le peu de philosophie qu’il ait jamais possédée l’abandonne ; il ne sait plus découvrir le caractère sous la grimace, ni extraire un type d’une foule humaine. Il sent son impuissance, et c’est alors qu’il renonce à la satire sociale pour revenir à la caricature politique. Là, il est assuré d’une collaboration qui garantit le succès, même aux plus médiocres efforts. L’amour-propre national, alors monté à un paroxysme de rage, justifie toutes les violences, approuve toutes les injustices et couvre toutes les pauvretés. Et, quand cette ressource, enfin, lui manque, le vieux caricaturiste se réfugie, avec la caricature elle-même, dans l’illustration des livres en attendant celle des journaux. Mais, quoi qu’il fasse, sa grâce et son élégance l’ont trahi. Son faire est devenu lourd, négligé, presque grossier. On dirait que ses modèles, les jolies filles de 1785, ont vieilli avec lui et, comme lui, se dégradent, s’épaississent, noient leurs contours dans un informe embonpoint. Rowlandson a cessé d’être exact et vrai, probablement parce qu’il ne prend plus de notes et ne pare plus aux dépenses de son imagination. Dès lors, chaque coup de crayon l’appauvrit, chaque effort nouveau l’éloigne de la nature. Enfin, voici un troisième et dernier portrait. C’est en 1826. Le vieil artiste est venu rendre visite à son ami Smith, le conservateur des estampes au British Museum et, pendant qu’il tient en main une gravure, l’honnête Smith esquisse l’image du visiteur. Caricature involontaire, que Rowlandson, mieux que tout autre, devait pardonner. A quoi bon la décrire ? Ce n’est pas une ruine, c’est une chose en démolition, un monceau de débris, un éboulement. Un an plus tard, il ne restait plus rien de celui qui avait été Rowlandson, rien qu’un nom sur une tombe et un souvenir dans la pensée de quelques vieillards.


III

L’autre grand caricaturiste de cette génération, le rival de Rowlandson, entré dans le monde un an après lui, l’avait depuis longtemps précédé dans la mort. Avec James Gillray, nous descendons d’un échelon dans la société, mais nous remontons d’un degré dans l’art ; car, si le talent de Rowlandson est dans la mémoire des formes et des mouvemens, dans l’évocation des types observés, dans l’heureux et facile agencement des détails, Gillray est un inventeur, il crée la vie comme Jacques Callot.

C’était le fils d’un pauvre jeune soldat, qui, après avoir perdu un bras à la bataille de Fontenoy, avait été admis à l’hôpital de Chelsea. En sortant de là, il s’était marié, et était devenu fossoyeur du cimetière des frères Moraves. Le petit James eut pour première école les rues de Londres. La seconde fut la boutique d’un graveur. De là, sa fantaisie l’entraîne à suivre en province une troupe de comédiens. Etrange coïncidence entre sa destinée et celle de ses deux prototypes : apprenti graveur, comme Hogarth ; ami et compagnon d’acteurs ambulans, comme Callot. Au retour de ces vagabondages, il entrait à l’Académie royale, où il apprit les élémens de son métier d’artiste. Mais il n’hésita pas entre plusieurs voies, comme Rowlandson, car sa vocation de caricaturiste s’était déjà révélée. A douze ans, en 1769, il avait publié son premier dessin satirique. A partir de 1777 ou 1778, ses caricatures parurent de temps à autre aux vitrines des marchands d’estampes. Après 1782, sa production devint presque aussi régulière que celle du journaliste moderne.

Dans cette campagne, où le caricaturiste combat sans trêve, deux périls étaient à craindre. La fréquence de l’attaque, avec les mêmes armes, contre les mêmes hommes et les mêmes abus, l’exposait à tomber dans la monotonie. D’autre part, il fallait éviter l’amende, la prison, le pilori. Si large que fût la liberté laissée à la satire, si tolérantes que fussent les lois, cette liberté et cette tolérance avaient des limites. C’est à ce double danger que para l’imagination de Gillray. Toujours féconde en ressources, en surprises, en métamorphoses, en miraculeuses évasions, elle le rendit insaisissable comme le Protée antique. Il s’emparait d’une vague allusion, d’une lointaine analogie, d’une simple métaphore, et en faisait une réalité, brouillant à plaisir les dates, les nations, les espèces, les règnes de la nature, le monde imaginaire et le monde vrai, transportant dans quelque coin obscur de la mythologie le dernier scandale de la Chambre des communes ou faisant jaillir d’une page de Millon quelque grosse infamie à l’adresse du roi George et de la reine Charlotte. Le roi, on le verra, bientôt, prêtait à la satire et par ses ridicules personnels et par l’imprudente violence de ses passions politiques. Le caricaturiste le poursuivit avec un acharnement tout particulier. Quant aux deux partis qui se partageaient la Chambre des communes, il les dauba tour à tour et sans pitié. Était-ce l’impartialité du philosophe ? C’était plutôt l’indifférence du mercenaire, mais son humeur était, je crois, d’accord avec son intérêt. Gillray est du peuple ; il appartient à cette grande masse qui se console de n’avoir point de droits politiques en se moquant des politiciens. Pourtant, après avoir ri, elle a des heures de colère, et il faut compter avec elle. C’est Pope qui a inventé John Bull dans une de ses satires, mais c’est Gillray qui lui a donné une physionomie, un costume, des passions, un langage[2], et, s’il a si bien connu, si bien interprété l’âme de John Bull, cela tient, sans doute, à ce qu’il avait un peu de cette âme-là en lui.

Regardez son portrait. Il n’a rien de l’effronterie superbe de Rowlandson. Un petit compagnon, aux traits à la fois vulgaires et fins. Sans ce large front inventif, on dirait un sacristain ou un maître d’école de village. Mais, à mesure qu’on l’observe, une malice sournoise se révèle, la figure s’éclaire on ne sait comment d’un rire intérieur, contenu, mais puissant. Ce n’est pas un exotique, celui-là. Tout est anglais en lui, même et surtout les vices ; et le vice d’alors, c’est l’ivrognerie sans remède et sans frein.

Anglais et homme du peuple, sa morale, pour être rude et grossière, me semble un peu meilleure que celle de Rowlandson. Il nous a représenté un jeune officier qui se précipite vers une maison mal famée où l’appellent, de leurs sourires, trois ou quatre folles créatures, et qui, en même temps, jette quelque menue monnaie à des mendians qui l’obsèdent de leurs supplications. Au-dessous du dessin, Gillray a écrit : « La charité fait pardonner bien des fautes. » Évidemment, c’est une ironie ; Gillray n’en croit pas un mot. Rowlandson eut admis comme une chose toute simple que l’aumône faite à la paresse rachète les prodigalités de la débauche. Quand Gillray est indécent, il est brutal, mais non grivois ; il montre des nudités et ne les suggère pas. Une de ses premières caricatures a pour sujet la toilette intime d’une élégante pauvre. Elle est coiffée à la dernière mode, mais pour le reste, elle est peu avancée, puisqu’elle lave devant nous le vêtement indispensable qu’elle doit endosser avant tous les autres. Les contemporains ne se choquèrent pas ; ils ne virent là qu’une intention ridicule. Quelquefois même il y a de l’honnêteté sous la grossièreté de Gillray. Lorsqu’il montra la princesse de Galles découvrant la maîtresse de son mari, l’ignoble Jersey, dans le lit conjugal, c’était sa manière à lui, pauvre homme ! de défendre la morale outragée.

En bon Anglais, il haïssait les étrangers, et, s’il eût perdu cette haine, envenimée d’ignorance et enflammée d’injustice, il perdait le meilleur de son talent. Une fois seulement, en 1792, il sortit de son île. De compagnie avec un autre artiste, Loutherbourg, il alla visiter chez eux les Flamands, qui sont, en fait d’art, ses devanciers et ses maîtres. Tout en étudiant les magots de Teniers, il faisait connaissance avec les chefs de la coalition européenne, Brunswick, Cobourg, Clerfayt, qui devaient reparaître souvent dans ses dessins. Pendant que Loutherbourg dessinait des monumens, des villes, des paysages, Gillray collectionnait des types humains. Ils revinrent, et leur œuvre commune fut soumise au roi. George prit un air connaisseur, hocha la tête de façon approbative aux dessins de Loutherbourg, puis replaça dédaigneusement dans le carton les esquisses de Gillray, en disant : « Je n’entends rien aux caricatures ! » La rancune de l’artiste blessé s’exprima dans un dessin, presque féroce, où il le menaçait du sort de Charles Ier. On y voit le roi penché, le lorgnon à la main, vers un portrait de Cromwell. Et la légende consiste en cette phrase vengeresse : « Entendra-t-il, du moins, cela ? » La satire se fit encore plus acérée ; pourtant on laissa en paix le satiriste. Mais celui qui avait traité le roi comme un pitre de bas étage, déshabillé la reine devant son peuple et déchaîné le gros rire des portefaix sur leurs misères physiques les plus secrètes se vit tout à coup menacé par la justice pour avoir vaguement parodié une scène des saintes Écritures. Gillray attendait, un peu inquiet, les débats du procès qui allait s’engager, lorsqu’on vint lui offrir, de la part de Pitt, le retrait des poursuites et une pension, s’il voulait passer au service du ministère avec armes et bagage, c’est-à-dire avec son crayon et son burin. Le marché fut conclu. Voilà donc Gillray déshonoré ! Mon Dieu, non. Il n’était pas assez haut placé dans le monde pour posséder cet objet de luxe, cet ornement aristocratique qu’on nommait l’honneur. Il vendait aux cliens les produits de son cerveau : rien de plus, rien de moins. D’ailleurs, il a cette chance qu’à ce moment même, grâce à la guerre étrangère qui confond les partis dans une même fureur patriotique, il n’y a plus de whigs ni de tories, mais des Anglais, acharnés à combattre cette infernale Révolution française qui est l’avènement de Satan sur la terre. Qui songerait à incriminer la conversion de Gillray, alors que toute l’Angleterre se convertit avec lui ?

Gillray, qui, au début, a travaillé pour différens éditeurs, s’est peu à peu inféodé à la maison Humphry, d’abord située dans Bond Street, puis transportée dans Holborn, et enfin installée dans Saint James. C’est la boutique des Humphry, — un des centres de la vie londonienne à cette époque, — qui devient le home du caricaturiste. Chaque jour une foule bariolée, — l’uniformité du costume noir n’existait encore que pour les légistes, — s’attroupait devant la vitrine et s’esclaffait. En allant du club à la Chambre ou du Palais à la Bourse, les gens connus se mêlaient à cette foule, s’égayaient à leur propre charge, entraient dans le magasin pour l’acheter et causaient un moment avec miss Humphry ou avec sa servante Betty, qui riait toujours : vivante réclame pour cette boutique où l’on vendait de la gaîté. Cependant l’artiste, caché derrière un rideau, à l’entresol, observait ses victimes et rafraîchissait sa mémoire en jetant çà et là un profil, un geste, une attitude sur son carnet.

Le soir est venu, la boutique est close ; le flot des flâneurs est tari dans Saint-James et la voix du watchman nasille mélancoliquement les heures. Si l’artiste n’est pas engagé dans un de ses vagabondages nocturnes, un whist à quatre sous la fiche réunit, avec James Gillray, un marchand de tableaux du voisinage, miss Humphry et Betty, qui rit de plus en plus, surtout quand elle gagne. C’était comme une ombre de la vie de famille. Et pourquoi ne pas la changer en une réalité ? Il ne tenait qu’à l’artiste de transformer en un lien régulier cette liaison sur laquelle pesait plus d’un soupçon. On dit qu’un jour Gillray et miss Humphry sortirent ensemble pour aller se marier à la paroisse de Saint-James. En route, l’artiste s’arrêta soudain.

— Miss Humphry ?

— Mr. Gillray ?

— Miss Humphry, nous étions si tranquilles comme cela ! Nous allons faire une sottise. Si nous retournions ?

— Comme vous voudrez, Mr. Gillray !

Ils rentrèrent et prirent ensemble une tasse de thé. Avec le temps les voisins s’habituèrent à appeler miss Humphry « Madame. » C’est tout ce qu’elle eut du mariage. Je me trompe : elle en réclama les charges les plus douloureuses, lorsque le crayon tomba des mains paralysées de l’artiste, atteint du délirium tremens, et qu’elle s’obstina à le garder dans sa maison. Pendant ses accès de folie furieuse, il fallait souvent plusieurs personnes pour le contenir. Cela dura quatre ans. Le 1er juin 1815, cette joyeuse boutique vit une scène terrible. C’était l’heure solennelle où les armées de la coalition se rassemblaient à la hâte pour combattre le géant ressuscité. Le pouls du peuple anglais battait la fièvre et la foule se pressait, cherchant dans les dessins d’un débutant, le jeune George Cruiksbank, ce qu’elle avait cherché et trouvé si longtemps dans les dessins de Gillray : un avant-goût de vengeance, un aliment à ses colères patriotiques. Tout à coup la porte du fond s’ouvrit brusquement et livra passage à une sorte de fantôme humain, presque nu, la barbe longue, les cheveux en désordre, l’œil farouche, râlant et ricanant. C’était Gillray. On le reconduisit dans sa chambre, où il expira. Quelques jours plus tard, on le déposait dans le cimetière de Saint James, devant son héritier Cruikshank, Landseer, l’artiste, et Gifford, le critique. Deux ou trois anciens compagnons du mort baissaient la tête en songeant à ce triste dénouement de leurs fêtes nocturnes et se préparaient à noyer ce remords, là où il était né, au cabaret. Deux femmes en deuil complétaient l’humble cortège : miss Humphry, la veuve qui n’avait jamais été mariée, et Betty, qui riait toujours, à travers ses larmes.


AUGUSTIN FILON.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1885.
  2. Le type physique que Gillray a donné à John Bull et qui lui est resté était alors très répandu parmi les Anglais de classe moyenne, gros mangeurs et grands buveurs, qui n’avaient pas encore appris à contre-balancer ou à utiliser cet excès de nourriture par les sports en plein air.