La Carrière amoureuse/10

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La Renaissance du Livre (p. 46-52).



X


Allons ! Le dénouement immine. Jean, qui s’était montré patient jusqu’ici, raffinant l’aventure au piment de l’attente, prenant plaisir, suivant son habitude, à rester sur son désir, tel un enfant — assez subtil pour savourer mieux sa gourmandise — jouirait deux fois de son goûter en le dégustant d’abord du regard — Jean commence à s’agacer, pris à son propre piège.

Maintenant, il insiste impérieusement pour que j’aille chez lui, énervé des contretemps qui l’interrompent à chaque instant, au cours de nos entrevues journalières. Tantôt, sur quelque route de Vence ou de Caucade, c’est un chevrier qui débouche d’un chemin creux, avec ses bêtes cabriolantes et son chien au poil hirsute. Tantôt, c’est une mendiante italienne dont le mouchoir jaune et vert noué sur la tête, la face tannée, nous apparaissent dans la solitude d’un champ de roses d’Eze ou de Beaulieu ; et c’est aussi Pinotto, introduisant sans permission Hubertin ou Mme Schlinder dans le petit salon du boulevard Dubouchage.

Jean sait bien que sans ces importuns qui m’assistent involontairement, je perdrais tout à fait la tête…

Le sort est jeté. Je vais chez lui, aujourd’hui. Je prends par le plus long, pour me donner le temps de réfléchir. À quoi bon ! Je connais bien les pensées qui trottent désespérément dans ma tête, tandis que je dépasse la place Masséna, et le quai du Midi. Papa s’enfonce peu à peu en courant après son argent : au jeu, on gagne quelquefois, mais on ne se rattrape jamais ; nous allons traverser une nouvelle crise financière ; les droits d’auteur de l’Aubaine fondent avec rapidité : enfin, c’est une série d’embêtements à brève échéance. Alors, tant pis ! Bouche-toi les oreilles, Nicole, ferme les yeux et cours à la joie de l’heure présente : va aimer Jean, va oublier l’avenir dans ses bras. Hélas ! je puis empêcher mes yeux de voir et mes oreilles d’entendre, mais je ne peux pas empêcher mon cerveau de penser.

Voici le Rauba-Capeü, le quai Lunel, la place Cassini… Sapristi : Max Hubertin ! Oui, c’est bien lui, devant le tramway du Port. Il donne le bras à une jolie blondine fardée, pas beaucoup plus âgée que moi. Au fait, je le reconnais : c’est Chiquette, la petite actrice du casino ; je me souviens qu’on m’a parlé de leur liaison.

Max m’a vue. D’ailleurs, le journaliste paraît aussi ennuyé que moi de cette rencontre ; Hubertin est un homme chaste : tel l’éléphant, il dissimule ses amours. Détournant la tête, pour éviter de saluer, il pousse sa maîtresse dans le tramway, il ne songe guère à savoir quelles sont les raisons qui m’amènent dans ce quartier — tout déconfit d’être surpris en bonne fortune. Tandis que la voiture publique les conduit du côté de la place Garibaldi, je dégringole le quai des Deux-Emmanuel.

Le boulevard de l’Impératrice-de-Russie et enfin le boulevard du Lazaret, s’étendant au delà du Port, comme une promenade des Anglais en miniature, avec sa jetée et ses jolies villas essaimées. Je ralentis le pas, suivant le trottoir à petites enjambées timides… Est-ce bête d’être impressionnable ! Mes membres deviennent mous et mes doigts tremblottent, parce que je viens de lire en lettres blanches sur une plaque bleue : « Villa des Algues. » Je regarde à travers la grille : une allée sablée que parent deux bordures d’œillets pourpres et soufre, et de gros œillets violacés, aux pétales chiffonnés. Une pelouse d’herbes folles, jonchée de chardons et d’orties. Et, couverte d’un manteau de glycines, la villa fleurie s’adosse à une sorte de colline plantée de palmiers touffus, de genévriers poussiéreux, de cactus et d’araucarias. Sur la terrasse, un rocking-chair vide se balance encore… il y a bien peu de temps qu’on l’a quitté. Poltronne, je m’écarte à cette idée. Mais, les fenêtres closes me rassurent par l’immobilité de leurs rideaux beiges.

Je m’accorde cinq minutes de grâce (comme avant de sonner chez le dentiste) : j’irai jusqu’au bout de l’avenue, près de la Réserve, et puis je reviendrai… Je dépasse la villa, soulagée. Et, tout à coup, je m’arrête, en apercevant la superbe villa Valetta, la somptueuse demeure épiscopale, à demi cachée par les arbres de son jardin magnifique. Une flore exotique entasse là ses merveilles. Ce sont des poiriers du Japon ; des allées de palmiers de Chine, trapus et massifs ; d’étranges plantes grasses qui se tordent en anneaux, comme un enchevêtrement de serpents verts ; et de grands cyprès noirs, de longues tiges d’aloès, de hauts palmiers à cire, des dattiers, dont la cime s’élance vers le ciel. Songeuse, je contemple ces verdures profondes…

— Peureuse !

Je me retourne : Jean est là. Il a mis sa main sur mon épaule et me regarde fixement, l’œil narquois. Il n’a pas de chapeau ; ses cheveux grisonnants, aux mèches mordorées, s’allument d’un reflet roux, sous le soleil. Il porte un veston d’intérieur en velours sombre. Je comprends : il m’a aperçue de sa villa et il est descendu tel quel pour me suivre. Il dit :

— Je me doutais de cela. Je vous guettais derrière mes fenêtres et j’eusse été bien étonné de vous voir entrer… Je suis sorti derrière vous : j’avais parié avec moi-même que vous fuiriez : j’ai perdu, puisque vous êtes venue ici, sans rebrousser chemin…

— Eh bien ? Je m’en suis allée à gauche au lieu de retourner à droite : n’est-ce pas la même chose ?

— Non, chère amie : de ce côté, la route se termine en impasse : vous ne pouviez plus m’échapper. Venez, jeune prisonnière.

Il m’emmène doucement. Quand j’étais seule devant sa villa, je frissonnais d’appréhension à l’idée de le voir paraître, et maintenant qu’il est là, me voici redevenue l’aventureuse au gai sourire de persiflage : comment expliquer cette chose ?

On se comprend encore moins soi-même qu’on ne comprend les autres.

Jean me fait entrer dans le jardin, traverser le vestibule ; il ouvre la porte du salon, très sombre, éclairé seulement par le filet de lumière qui coule des volets mi-clos.

Ma gaieté tombe. Je suis chez lui… chez lui : c’est un fait nouveau, un geste de moi plus important que signifient ces deux mots brefs. Machinalement, je m’assieds dans un fauteuil ; je pose mon sac sur la table ; et, gênée, ne sachant quelle contenance prendre sous les yeux de Jean, je frotte énergiquement les ongles de ma main droite contre la paume de ma main gauche et vice versa. Cette opération, si elle fait briller les ongles, n’exerce pas la même action sur l’esprit de conversation. Un long silence semble ralentir l’heure. J’éprouve ce lourd malaise : l’impossibilité de trouver quelque chose à dire, durant ces minutes pesantes où chaque tic-tac de la pendule augmente mon embarras et paralyse mes mouvements.

Jean debout devant moi, reste également silencieux. Il paraît hésitant. Ma déplorable manie de vouloir découvrir ce qui se passe au fond d’un regard, derrière le rempart d’un front pensif, me fait deviner ses réflexions : par quelle parole commencer ? doit-il songer, pour n’avoir point l’air d’un jobard ou d’un brutal ? Le fait, pour une jeune fille, de venir seule chez un homme, est une acceptation tacite… La réserve, en tel cas, ne serait-elle point ridicule ? Mais jusqu’où pousser l’audace… Le femme sait si bien, avec une déconcertante impudence, se courroucer du geste d’attaque que son attitude même provoqua… Or, le voilà embarrassé pour la première fois, cet homme dont le métier est de faire des phrases, embarrassé parce qu’il me juge trop… ou pas assez… Et qu’il redoute autant d’agir avec délicatesse qu’avec grossièreté.

Mon mutisme obstiné l’irrite. Maintenant que nous sommes seuls, face à face, que nul ne viendra se jeter entre nous, une étrange contrainte nous tient éloignés, comme oublieux de nos baisers d’hier, ainsi que deux inconnus.

Jean se décide enfin, par une phrase bizarre. Il s’écrie, avec la mauvaise humeur d’un homme qui aurait fait plusieurs questions sans recevoir de réponse :

— Mais parlez donc !… Dites quelque chose !

Je le regarde, stupéfaite. Il ajoute :

— Oui. J’ai l’air de retourner les rôles, n’est-ce pas ? Je devrais prendre l’initiative de l’entretien en ma qualité d’homme — et d’hôte. Cependant j’estime plus logique de vous laisser l’offensive : vous, vous êtes fixée sur mes intentions, tandis que moi, je ne sais pas ce que vous voulez… Vous êtes mieux partagée que moi pour trouver ce qu’il faut dire.

S’interrompant, il éclate de rire et remarque :

— Hein ! comme la banalité des phrases toutes faites est un mal nécessaire. Dès qu’on exprime sa pensée telle qu’on la pense, sans l’habiller de lieux communs, on paraît incohérent.

Que son rire soit béni : me voici délivrée du silence ; je souris à mon tour, détendue. Jean vient s’asseoir sur un pouf, à mes pieds ; ses mains entourant mes hanches, sa tête à hauteur de la mienne. Sa figure a repris cette expression de douceur, si fugace, qui l’égaye parfois. Il me regarde de très près ; et j’aperçois mon visage reflété au fond de ses pupilles, comme dans l’éloignement de deux miroirs sombres. Il poursuit :

— Oui : que voulez-vous, en somme ? Je l’ignore. Vous êtes là et je suis heureux d’avoir obtenu cela, cette défaite à demi avouée par votre visite. C’est pourquoi je ne veux pas, d’un mot, d’un geste maladroit, rompre le charme. Ma situation est difficile : vous n’êtes pas comme les autres… Vous seriez semblable à celles qui sont déjà venues ici que je vous offrirais une tasse de thé ; et nous échangerions des idées sur la température cinq minutes avant de procéder à des actes plus décisifs… Vous riez et vous rougissez ? Contentez-vous de rire. Je suis embarrassé comme un écuyer habitué aux chevaux de manège devant une jeune bête sauvage qui n’a jamais senti la cravache.

— Bref, ça vous gêne d’être en présence d’une jeune fille ?

— Vous n’êtes pas une jeune fille, Nicole, pas tout à fait… Il y a autant de différence entre une vraie jeune fille et vous qu’entre vous et les femmes que j’ai connues… Vous êtes un mélange. Vous me faites penser à ces poisons où il entre tant de composés qu’ils défient l’analyse du plus habile chimiste.

— Merci pour poison : je souhaite de vous intoxiquer. Pourquoi ne suis-je pas une jeune fille, à votre avis ?

— Voyons, Nicole ! Oubliez-vous nos entrevues passées ? Vos abandons n’étaient plus ceux d’une jeune fille s’ils décelaient encore une maladresse virginale…

— Ah ! par exemple, pouvez-vous m’expliquer cette distinction subtile ?

— Rien de plus simple. C’est l’histoire de la poule et du canard. Le canard couvé par une poule est aussi inexpérimenté que les poussins : n’importe ! le jour où il se trouve devant une mare, rien qu’à la façon dont il s’élance, on sent qu’il savait nager, d’instinct, avant même d’avoir vu l’eau… Peut-on le confondre désormais avec ces poussins dont il se croyait le frère ? Le premier baiser de votre bouche ignorante m’a révélé l’amoureuse que vous deviendrez. Allons ! avouez-le, vous aviez beau être la vierge intacte, surprise et pure, vous ne ressentiez pas la velléité grotesque d’opposer la résistance des scrupules appris, des principes paternels (comme l’eût fait une jeune fille) à la force de votre instinct… Vous êtes une impulsive. Voilà pourquoi j’hésitais à l’instant. Une femme, on la sollicite sans ménagement ; une jeune fille, on l’apprivoise de fadeur. Mais vous… si spontanée et si complexe en même temps… Je ne suis jamais sûr de vous, ma chérie : je vous tiens là, dans mes bras, tout abandonnée, je crois vous posséder… mais votre pensée se dérobe, m’échappe et m’inquiète. J’ai peur, Nicole, de vous heurter d’une parole malhabile à cette minute… J’ignore ce qu’il me faut dire pour que vous cédiez ; et je ne veux pas vous devoir à l’égarement irraisonné de votre faiblesse… Je veux obtenir le consentement précis de votre volonté lucide… Pour vous avoir, je n’aurais qu’à vous prendre dans mes bras, à vous étourdir de caresses : le beau triomphe ! Vous ne feriez qu’obéir à un entraînement… Oh ! Nicole, je vous aimerais bien mieux si vous aviez le courage de vous décider toute seule, de répondre un oui conscient et ferme, sachant ce que vous accordez, froidement, sans le secours d’une griserie fugitive…

« Vous donner ainsi : ce serait vous donner deux fois.

Je regarde Jean, profondément. Une perception étrange affine mes facultés : les moindres détails de nos relations se représentent à mon esprit ; et je comprends les choses avec une acuité subite, au-dessus de mon âge, qui me fait mal parce qu’elle me prouve l’inutilité d’un effort : l’état d’un rêve où l’on se voit tomber d’une hauteur vertigineuse sans pouvoir se retenir, tout en se rendant compte du danger.

Et je lui dit, presque hostile, la gorge étranglée d’une boule de sanglots :

— Vous me demandez tout de moi ; vous exigez que ce soit de plein gré ; sans me laisser l’excuse d’une défaillance. Et que m’offrez-vous en échange ? Rien. Vous ne m’aimez pas, Jean. Je le sais bien. M’avez-vous jamais caressée d’un mot de tendresse ?… Vous avez voulu me connaître parce que l’un de vos amis me trouvait jolie ; ensuite vous vous êtes amusé de moi, vous vous êtes diverti à tenter une expérience. Quand vous m’embrassez, vous regardez tout de suite au fond de mes yeux, pour savoir ce que j’éprouve : vous cherchez plus à m’émouvoir moralement que physiquement…

— Dites que je suis un peloteur d’âmes.

— Ah ! ne vous moquez pas !… Pendant que vous vous plaisiez à ce jeu cruel, moi je me mettais à vous aimer, tout en vous sentant égoïste et indifférent ; je ne pouvais pas résister, je me laissais aller, abandonnant mes fiertés, mes affections et mes joies ; je semais mon bonheur passé pour courir plus vite au rêve ; et je viens de me réveiller, les mains vides… Rien ne m’intéresse plus, ne me raccroche à quelque espoir, hors vous… Et moi, je comprends que je ne suis pas plus pour vous que le premier jour…

Des larmes silencieuses brûlent mes paupières et coulent lentement sur mes joues. Je suis molle et veule, courbée humblement, trop endolorie pour sentir une piqûre d’orgueil.

Jean m’attire à lui et répond à voix basse :

— Petite bête ! Vous vous croyez sincère et vous vous trompez vous-même. Est-ce que vous m’aimez !… C’est moi que vous feriez souffrir si j’étais assez sot pour me laisser prendre à ce piège involontaire… Je ne veux pas m’attacher à vous. Songez donc, Nicole, que je suis votre aîné de trente ans, presque… Une génération nous sépare. Que puis-je être dans votre vie, sinon un passant ?… Votre jeunesse se lassera vite de la vieillesse qui commence pour moi et vous serez la première à rire un jour des propos que vous tenez naïvement…

— Alors, pourquoi être venu me chercher ? De quel droit avez-vous troublé ma vie ?

Je me redresse, forte de mon indignation :

— C’est terrible ce que vous osez me dire, Jean. Vous avouez que vous ne songez qu’à un plaisir passager. Et pour en jouir pleinement, vous u’hésitez pas à piétiner la quiétude de toute une existence… Vous voulez le don de mon cœnr de mon être, sans restriction ; cela, simplement pour raffiner une aventure sans lendemain… Je crois que, par moment, vous êtes un peu fou…

— À quoi bon ces reproches ? Je ne vous force pas. Je ne vous promets rien. Je ne vous abuse point de paroles déloyales. Je vous demande un chose : vous êtes libre de refuser.

— Libre !… Quand je ne sais, malgré vos franchises cyniques, vos duretés, votre indifférence, si je pourrai jamais m’arracher de vous… Et c’est lorsque je pense cela que vous prétendez : « Votre jeunesse se lassera vite ! » Vous avez fait votre possible pour m’amener là ; puis, après, nous affectez de ne pas croire à votre réussite. D’ailleurs, où voulez-vous me conduire ?… Ne m’avez-vous pas attirée ici, simplement afin que je m’avoue vaincue — sans autre intention, par dilettantisme… Comme un Don Juan raffiné, comme un Priola ?… J’étais bien bête de ne point m’en douter… Si vous aviez souhaité, réellement, aller jusqu’au bout, est-ce qu’un scrupule ne vous eût glacé au dernier moment ?… Cette peur respectueuse de tous les hommes — dont j’ai entendu parler, que j’ai sentie chez Paul Bernard — cette crainte qui les fait reculer à la pensée de la virginité d’une femme qu’ils désirent, vous ne l’avez jamais exprimée, vous…

— Je ne la ressens pas à votre égard. Avec certaines, cette responsabilité disparaît. Je ne vous vois guère fiancée, épouse, mère de famille… Vous êtes vouée à d’autres destins, Nicole : ça se lit dans vos yeux, ça s’entend dans votre voix… Alors… Votre premier baiser me sera précieux, mais non point sacré : il faut bien commencer

Il a osé proférer ces mots tranquillement, avec un sourire assuré, en dardant sur moi l’ironie de son regard félin. Mes joues s’empourprent d’une rougeur cuisante, comme si je venais de recevoir un soufflet… Hélas ! j’éprouve la passivité de bête, l’acre volupté des femmes qui demandent à être battues… Et, sans révolte, j’écoute, domptée par mon humilité honteuse, cet homme qui a l’art de vous gifler avec des paroles cinglantes…

Il s’est rapproché. Il me souffle, tout près des lèvres :

— Ce que je vous offre, Nicole ?… Une liaison sans risque, ignorée du monde, dans la sécurité que vous jure ma prudence… Une union, furtive ou durable, suivant notre caprice… basée sur une sincérité réciproque. Je ne serai pas pour vous un obstacle, mais une aide… Je rêve de vous enseigner ma science, mon scepticisme de vous délivrer de vos suprêmes illusions, de vos derniers scrupules… Je veux vous façonner, ainsi qu’on fourbit une fine épée de combat ; faire de vous quelque chose de redoutable sous un masque séduisant ; et vous lancer sur la foule, comme le chasseur lance son faucon, pour le plaisir de vous voir griffer du bec et des ongles, en pensant : « C’est moi qui ai déchaîné cette force. » À quel avenir iriez-vous, livrée à vos seuls moyens ? Votre père est un enfant charmant qui regarde la vie avec des yeux de myope : demain est trop loin de lui pour qu’il puisse le voir, et le prévoir. Et vous n’avez que lui : c’est votre guide !… Votre entourage : de vagues connaissances, amis douteux ou indifférents ; on fait à peine attention à vous, ou l’on vous guette comme une proie… Mais rencontrez-vous jamais un regard de sympathie ?

Il s’irrite devant mon silence. Il crie :

— Bah ! je perds mon temps. Si je vous avais reçue telle qu’une femme quelconque avec des protestations amoureuses, des élans calculés, une comédie sentimentale, vous seriez tombée dans mes bras. Mais, j’ai voulu vous rendre hommage en dédaignant de jouer un rôle ; je me suis montré tel que je suis. J’ai échoué : vous n’êtes pas aussi différente des autres que je l’avais cru. Vous allez partir blessée, désabusée, et vous vous consolerez dans les bras d’un petit jeune homme qui vous récitera des vers, en se demandant, in petto, si vous le ferez poser longtemps…

Il s’est levé. Il semble attendre mon départ. Oh ! Jean, quelle est votre arrière-pensée ?… Si cette scène était une épreuve ?… Un jeu pervers de son esprit tourmenté ?…

Une autre idée me hante tout à coup : peut-être qu’il doute, quand même, de mon intégrité physique, dérouté par mes allures, mes audaces ; il feint de me croire, mais il songe : « Qui sait ?… quoiqu’elle soit bien jeune… »

Mon Dieu ! si c’était cela… s’il ne voulait pas me témoigner son amour avant d’avoir la certitude que je ne lui ai pas menti ; que seul, il me tiendra dans ses bras, soumise et pâmée…

Je ne puis m’en aller sur ce doute : je donnerais tout au monde pour être fixée, je puis bien donner…

Je quitte ma chaise. Je me dirige vers une fenêtre et je tire les rideaux, j’écarte les volets pour laisser entrer la lumière. Je reviens à la glace, où j’aperçois mes yeux plus grands, tout cernés, dans une figure pâlie. J’ôte mon chapeau et je pose les épingles sur le coin de la cheminée comme à la maison…

Jean m’a suivie des yeux, abasourdi. Il questionne :

— Que faites-vous ?

— Vous le voyez : je reste.

— Ah !… Nicole !

Son étreinte brusque et la bouffée de joie qui épanouit son visage me font tout oublier. Tant pis pour le bonheur gâché que je vais émietter… Je sens que cet homme me tient, que j’aime de lui les moindres choses et les dons rares, sans distinction ; j’aime l’odeur légère de sa moustache et le regard étrange de ses yeux enchâssés sous les paupières lourdes ; je frémis d’admiration quand il me parle comme lui seul sait parler ; et le soir, dans ma chambre, je me grise en relisant ses œuvres ; le matin, j’ouvre mon journal avec fébrilité lorsque c’est son « jour » de chronique. Il me possède irrémédiablement : ne pensons plus aux mauvaises paroles qu’il m’a dites.

Il me conduit, enlacée à lui, dans sa chambre. En passant par son bureau, il me désigne, à l’angle de la pièce, un chiffonnier sur lequel un vase de cristal au long col supporte la rose floraison d’une branche d’amandier. Il dit :

— C’est là que je place vos lettres, dans le tiroir de gauche. Je me plais à les relire avant de travailler.

Sa chambre bien qu’assez obscure, me semble inondée de clarté. Il devine mon désir et détache les rideaux d’étoffe. Nous voici dans la pénombre. Je me raidis pour rester immobile — avec une folle envie de me sauver.

— Que je vous aime, ma Nicole, pour m’avoir ménagé cette surprise de rester !

Peu à peu, ses mains caressantes dégrafent mes vêtements, avec un tact insinuant : c’est un frôlement discret, sans heurt, sans maladresse… Il me semble que je suis changée en un bloc de neige, comme le héros pyrénéen, tant je me sens glacée, figée par une terreur grandissante. Il appuie ses lèvres à mes épaules découvertes, murmurant des mots confus, et les mouvements de sa bouche, en les articulant, chatouillent ma peau à petits coups rapides. Il me porte sur le lit, demi-nue. Je pèse dans ses bras comme une masse inerte, je ne peux plus remuer, paralysée d’effroi… et pourtant, je veux être à lui ; j’ai promis.

Tout à coup, d’un élan désespéré, je romps le charme, je me dresse et crie d’une voix rauque qui n’est plus la mienne :

— Non ! Non ! Je ne veux pas… Laissez-moi…

Et je lutte, je résiste, les mains griffantes, les genoux serrés, tous les muscles tordus, les nerfs crispés… Mes bras se tendent pour repousser, pour battre, au hasard… Ce n’est plus Jean qui me tient dans ses bras, c’est un mâle, une brute quelconque, et c’est mon moi physique qui se tord et se rétracte en ce moment pour échapper ; c’est ma chair hérissée, ma chair de vierge, ma chair pure… puisque l’autre « moi » voulait bien, était décidé à céder… Jean m’a lâchée, sentant ma révolte :

— Nicole, calmez-vous. Je vous laisse, ma petite enfant. Croyez-vous que je veuille vous faire violence ?… Je vous comprends, je comprends.

Je saute à terre ; je cours à la glace, mais je me détourne vite, honteuse : c’est une jeune bacchante échevelée et nue qui a l’air de venir à ma rencontre, les membres encore frémissants et les seins émus. Jean supplie.

— Oh ! Restez… Restez ainsi une minute !

Mais j’enfile rapidement chemise, jupon, corsage, je mets mon chapeau à la diable, sans me recoiffer, et je veux m’en aller… Jean me fait observer :

— Ajustez-vous un peu mieux. Venez vous arranger les cheveux dans le cabinet de toilette… Que dirait votre père, s’il vous voyait revenir dans cet état ?

— Bah ! Je rentre avant lui. Et puis, je n’aurais qu’à lui raconter que je me suis promenée à Mont-Boron et accrochée à des ronces…

— Il n’en croirait pas un mot, et il nous accuserait d’un forfait qui ne fut point perpétré…

— Non, Jean. Laissez-moi partir maintenant, sans me retarder : j’ai honte devant vous.

Ma voix sombrée, mes gestes tremblants lui prouvent que je suis à bout d’émotions. Il m’obéit.

Il m’accompagne jusqu’à la porte du jardin. Il est sept heures. La nuit merveilleuse de la Riviera s’étend autour de nous comme un voile opaque et bleu. Des petites lumières s’allument et scintillent du côté du port.

Jean me dit :

— Je ne sors pas avec vous, cela vaut mieux. Vous ne souhaitez pas que je vous ramène, n’est-ce pas ?… Vous n’êtes pas peureuse… Vous trouverez une station de voitures, à droite… place Saluzzo.

Il reprend sur un autre ton :

— Quand reviendrez-vous, ma chérie ?… Dites-… Bientôt ?

— Bientôt.

— Vous n’êtes pas fâchée ? Vous ne m’en voulez pas ?

Je lui tends mes lèvres. Nos bouches s’unissent dans un de ces baisers que j’aime, ces baisers qui enfièvrent mon sang et me font frissonner toute.

Une ombre profilée sur la route nous sépare brusquement. On nous a vus. Qui ?… Bah ! quelque matelot, quelque rôdeur du quai Lunel. Je me sauve quand même prestement, en cachant mon visage…

J’enfile des petites ruelles sombres, des rues inconnues et sales. Je cherche à rejoindre la place Cassini.

Un pas court derrière moi. Je me retourne : c’est Jean ; je reconnais sa silhouette puissante, ses larges épaules… Il a voulu venir avec moi. J’attends. Quand il est tout près, j’approche à mon tour ; il passe sous la lueur d’un réverbère… Ah !… Paul !… Paul Bernard, dont la haute taille et les fortes épaules m’ont trompée, de loin. Je jette un cri :

— C’est vous ! Vous qui étiez là-bas, tout à l’heure, embusqué pour m’espionner ! Pourquoi ne payez-vous pas une agence ? Ça vous donnerait moins de mal !

J’ai pris une voix mauvaise. Il s’excuse presque :

— Nicole ! Je vous jure ; ce n’est pas de ma faute. Cette fois, c’est hasard : un ami rencontré ce matin m’a invité à dîner, à la Réserve… Je suis arrivé trop tôt. Je me promenais le long du Lazaret en attendant l’heure… Et je vous ai vue, sortant de chez cet homme… dans ses bras…

Il s’interrompt, il m’examine, me voit débraillée, ébouriffée, la chemisette encore baillante…

Alors, il dit seulement, avec une tristesse inexprimable :

— Oh ! Nicole… Oh ! Nicole…

Je m’enfuis, la gorge serrée, la migraine lancinant mes tempes, et j’entends ces mots bourdonner obstinément à mes oreilles, comme une obsession :

— Oh ! Nicole… Oh ! Nicole…