La Carrière amoureuse/11

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La Renaissance du Livre (p. 52-53).



XI


Jean est venu me voir chaque après-midi depuis cinq jours — depuis ma visite chez lui. Il s’est comporté à la perfection, servi par l’astuce, la pénétration intelligente qui lui tiennent lieu de cœur ; je sais bien qu’il agit avec politique, non avec tendresse : mais je m’y laisse prendre quand même, parce que son jeu me donne l’illusion de l’amour, et que je m’en contente, faute de mieux.

Le plus épris, le plus délicat des amoureux n’eût pu se révéler aussi affectueux, aussi reconnaissant, dans cette circonstance. Il fut tour à tour amical et fraternel, plein de tact, de réserve généreuse ; il s’efforça d’effacer de ma mémoire la scène qui se passa à la villa des Algues ; de dissiper la rougeur, la confusion qui me firent un visage chagrin, malheureux, d’enfant grondé, quand je le revis, au lendemain. Il me donna la joie des causeries charmantes du camarade, où, sans me rappeler son désir, atténuant l’éclat de ses yeux, il fit briller, rien que pour moi, toutes les facettes de son esprit.

Il a compris la révolte de ma chair vainquant l’acquiescement de ma volonté. Il attend.

Lorsque mon cerveau, tout imprègné de Jean, détourne de temps en temps sa pensée vers d’autres sujets, je m’étonne de l’attitude de Paul Bernard. Pendant ces cinq jours, Paul s’est retrouvé deux fois en présence de Jean, chez Mme Schlinder. Et Paul, qui, sur de simples présomptions, se montra si agressif le soir du Carnaval, sur la terrasse de l’Écho, Paul, dont je craignais — qui sait ? — quelque violence aujourd’hui, agit à rebours de ce que je redoutais. Maintenant qu’il m’a vue étreinte par Jean, au seuil de sa porte ; maintenant qu’il peut s’imaginer la certitude de ma faute d’après une preuve apparente, il recule, il s’efface devant Claudières. Il le poursuit d’un regard farouche et haineux de fauve dompté — mais il dit rien. Il serre les poings par moment, semble maîtriser une fureur intérieure, mais cette lutte n’est perceptible que pour moi et pour Jean qui s’amuse follement — comme il s’amuse chaque fois qu’il voit souffrir. Jean me dit :

— C’est indiscutable : il a le « béguin » sérieux, ce pauvre Bernard.

Et ça lui plaît qu’un autre m’aime mieux que lui ne veux m’aimer. Quand Paul s’assombrit en me regardant, Jean me caresse d’un œil aguiché. Ces deux hommes — étrangers en somme — s’occupent plus de ma vie, en ce moment, que celui dont ce devrait être le rôle. Oh ! Papa, fol et léger compagnon, que le refuge de tes bras me semblerait bon, aujourd’hui ! Hélas ! si tu étais, pour moi, un père, papa trop facile ! À certaines minutes, toute désemparée, j’ai été me jeter contre lui, comme je faisais, étant petite, quand me bonne m’avait menacée de Croquemitaine… Une parole, une interrogation inquiète eussent provoqué mon aveu… J’avais levé les yeux vers son visage aimable d’homme bien portant, j’allais confier mon secret, avouer ma folie…

Mais papa, qui n’avait point remarqué mon émotion, m’a dit rêveusement :

— J’ai peut-être tort d’aller contre la série… Je ferais mieux de jouer les numéros qui sortent le plus fréquemment… Mais j’oublie que tu n’entends rien à cela, toi.

Et voilà. Cet insouciant, dorénavant, se double d’un joueur.