La Carrière amoureuse/2

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La Renaissance du Livre (p. 7-12).



CHAPITRE II


La démarche souple et le pas élastique, je remonte les grands boulevards éclairés par un pâle soleil d’automne qu’une poétesse d’avant-garde pourrait comparer à un chrysanthème malade.

Je vais chez Eva Renaud, ma marraine. Depuis le départ de mon institutrice, papa me laisse sortir seule — c’est plus commode pour lui, toujours absorbé par son théâtre, ses éditeurs et les imprésarii… Il méprise l’escorte d’une femme de chambre chaperon plus ou moins douteux, souvent complaisant.

Je mets à exécution l’idée d’aller consulter ma marraine sur mon avenir, mon mariage éventuel et problématique à la fois. Je n’ai pas confié mon projet à papa : je ne sais ce qu’il en penserait… Dame ! il faut bien que je me souvienne que la belle Eva Renaud fut favorite d’un duc britannique sous la présidence de M. Grévy ; maîtresse d’un souverain magyar sous M. Carnot ; et depuis, accueillante aux milliardaires américains, favorable aux banquiers allemands, aux princes russes, napolitains et autres, sembla personnifier le Plaisir français aux regards des étrangers !

Si son âge oblige aujourd’hui notre Vénus nationale à se ranger… des aventures, elle n’est point pour cela de ces anciennes diablesses qui se font ermites — ou dames patronnesses : elle a gardé son esprit léger de franche Gauloise… Et c’est elle que je m’avise d’interviewer au sujet de mon hyménée… Tout de même, l’opinion d’Eva Renaud sur le mariage, ça ne doit pas être une chose banale !

Avant, Eva nous faisait visite régulièrement au jour de l’An ; mais, depuis deux ans, retirée du théâtre, cloîtrant ses rides, elle abrite ses cinquante-cinq ans dans une sage retraite, par une suprême coquetterie, et se contente de nous écrire. Elle habitait jadis rue Laffitte, à deux pas de la cohue boulevardière, dont elle aimait le bruit et le mouvement. Son public passait sous ses fenêtres et sa vanité se plaisait à songer que ces mains de gens pressés — mains qui serrent hâtivement d’autres pattes influentes ; mains crispées sur le portefeuille du boursier ou la serviette de l’homme d’affaires ; mains qui échangent l’or et les billets bleus, signent au bas des traités importants, paraphent la lettre du solliciteur, poussent les portes des banques, dans l’éternelle chasse à l’argent — étaient ces mêmes mains qui, le soir, battaient frénétiquement en son honneur, et secouaient leurs fatigues multiples de la journée pour applaudir son talent…

Je sais qu’elle ne demeure plus là, mais j’ignore sa nouvelle adresse et, ne voulant interroger papa, je vais rue Laffite, espérant que l’on me renseignera.

Le concierge de l’ancienne maison d’Eva répond à ma question :

— Mâme Renaud ? Elle a loué un pavillon dans le dix-septième… Villa des Ternes. Paraît qu’elle loge dans un atelier aménagé à son idée.

Flûte !… Ce n’est pas précisément à côté ! Je ne connais que vaguement le quartier des Ternes ; c’est pour moi l’une de ces régions éloignées que je place aussi bien vers les parages de Montrouge qu’aux abords de Levallois-Perret.

Après quelques secondes de réflexion, je saute dans un fiacre.

Villa des Ternes, me voici devant une allée qui serpente à travers des jardinets et longe les hauts vitrages des ateliers. J’erre au hasard dans la petite avenue. Le concierge m’a fournit des indications imprécises : « Un atelier, a-t-il dit. Oui, mais lequel ? »

Enfin, avisant une construction recouverte d’un châssis vitré, je me risque et je toque à la porte après avoir cherché vainement la sonnette.

— Entrez ! hurle une voix puissante.

Je pousse la porte et me trouve dans l’obscurité. En tâtant autour d’elles, mes mains rencontrent les plis mous d’une étoffe peluchée. Je comprends qu’une portière me sépare de l’atelier et je demande, élevant le ton :

— S’il vous plaît, pourriez-vous me dire…

— Tiens ! c’est une dame ; interrompt la voix de stentor. Et elle ajoute : Si vous êtes bégueule, n’entrez pas.

Intriguée, amusée, j’écarte prudemment les plis de la tenture, juste de quoi glisser le tiers d’un œil et le bout de mon nez (comme au théâtre l’avertisseur regarde par le trou du rideau) et j’aperçois… un atelier de peintre pour de bon : pas de cadres, pas de meubles exotiques, pas de tapis somptueux, mais des toiles partout, sur des chevalets de bois blanc ; par terre, un grand panneau rangé contre le mur.

Au milieu de la pièce, un gros homme en blouse écrase des couleurs sur une palette carrée ; et enfin, dans un éclairage propice, voici la table à modèle où se dresse une petite femme aux yeux bruns, à la tignasse fauve, nue comme un ver, étirant son corps parfait, ses formes pures auréolées de lumière… Zizi. Elle a la peau diaphane et resplendissante des rousses. Sa chair devient rose aux coudes, au pli des hanches et aux talons ; tout le reste est d’une transparence neigeuse. Les bras noués derrière la nuque, elle semble porter le poids de ses seins épanouis.

Vrai ! le spectacle en valait la peine : j’admire cette beauté sans voile. Mon Dieu ! pourquoi trouve-t-on quelque indécence à la nudité d’une jolie créature ? Mon être sauvage et primitif n’est choqué que par la laideur.

Invisible derrière la tenture, je m’excuse auprès du peintre :

— Pardonnez-moi, monsieur, je vois que je me suis trompée : je me croyais chez Mme Renaud.

Il tourne de mon côté un visage jovial où frisotte une barbe grise et réplique :

— Mme Renaud ? C’est sans doute ma voisine… Une vieille dame qui a la figure mauve et les cheveux jaunes ?

Je me retire en riant sous cape ; et, dehors, je frappe à la porte de la maison suivante. Cette fois, je ne me suis pas trompée, et je reconnais l’antique femme de chambre de ma marraine, qui me prie d’attendre un instant et va prévenir madame. Je regarde autour de moi : l’effet est vraiment curieux. Ce vaste atelier n’a pas de fenêtre : le jour tombe d’une toiture vitrée ; des cloisons placées après coup divisent la grande pièce en plusieurs compartiments. La portion dans laquelle je me trouve doit représenter le salon. Au mur, un Helleu, faisant pendant au portrait d’Eva lorsqu’elle avait vingt ans. Et, tandis que j’apprécie, avec une véritable jouissance d’art, l’ovale allongé du visage qui, incliné sur la poitrine, se fond, se perd, dans un flot de mousseline blanche, et la douceur souriante des yeux gris, le brouillard des cheveux cendrés, l’original du portrait fait son entrée et s’exclame :

— En voilà une surprise ! C’est gentil, Nicole, de ne pas oublier la vieille recluse !

Je regarde ma marraine : évidemment, ce n’est plus la belle Eva du temps passé. Cette ancienne blonde redore ses cheveux d’un henné violent ; et c’est vrai que sa poudre de riz, d’un blanc de céruse, prend un ton violâtre sur le rose factice de ses joues… Mais qu’elle est séduisante encore, lorsqu’elle sourit, découvrant la blancheur de ses dents émaillées, et que ses traits sont restés fins !… Elle a toujours ses longs cils châtains, son regard clair, son petit nez grec aux ailes vibrantes. Comme c’est triste, la vieillesse d’une jolie femme ! Ces bribes de beauté qui subsistent, soulignant la débâcle du reste…

Eva Renaud questionne :

— Comment te portes-tu, ma petite filleule ? Tu es rose comme un fondant à la framboise. On a envie de te croquer.

Aussitôt je me débarrasse de mes ennuis en les confiant à l’aimable femme, avec l’empressement qu’on met à jeter un manteau pesant sur un fauteuil opportun. Je me dépêche d’expliquer ma situation, de confier mes idées, mes appréhensions pour l’avenir, et je conclus :

— Papa estime qu’il faut me marier…

— Te marier ! s’écrie Eva stupéfaite, te marier à dix-huit ans. Eh bien ! il a plutôt des inventions baroques, ton père… Il peut te laisser jouir un peu de ta jeunesse !… Ainsi, tu veux te mettre en ménage, Nicole ?

— Oh ! moi, ça m’est égal. Papa a combiné cette petite affaire pour me divertir… Il a pensé qu’un époux m’amuserait… Dans le temps, quand je m’embêtais, il m’apportait un polichinelle… Il a toujours imaginé le même genre de distraction, vous voyez.

— Bon ! tu me rassures.

— Je vous rassure ?

— Ah ! je ne te conseille pas de commettre la bêtise conjugale de sitôt, ma petite !

— Pourquoi ?

— Bah !… Je ne voudrais pas te désabuser, gâcher à coups de crayon noir le bleu de tes illusions…

— Ah ! bien, si c’est ça qui vous arrête… Papa m’a sauvegardée par une méthode homéopathique : je peux tout entendre l’ayant écouté tout dire.

— Étrange façon de protéger l’esprit de sa fille ! Et raison de plus pour suivre mes avis… Vois-tu, une oie blanche peut, à la rigueur, se marier très jeune : ce qui lui laisse une chance de bonheur, c’est qu’elle ignore tout. Mais, quand une fille est avertie comme toi, ma Nicole, il vaut mieux qu’elle attende — et c’est plus prudent — le temps où pousseront ses griffes…

— Pour quelle raison ?

Eva sourit :

— À ton âge, fillette, on a la poitrine dure et le cœur tendre : c’est dangereux pour le cœur, Si tu épousais aujourd’hui un homme qui apparaîtrait à tes yeux trop perspicaces, avec tous ses défauts, et même ses tares… cela n’empêcherait pas ta jeunesse de s’en éprendre, entraînée par l’ardeur désirs juvéniles, la sève, le sang vigoureux de tes dix-huit ans… Et c’est terrible, ma chérie, de savoir juger de sang-froid celui auquel on offre son amour ; ça gâte toutes les joies d’aimer avec clairvoyance… Vierge moderne, tu n’as plus le précieux aveuglement des vierges ignorantes de l’autre siècle. Que le symbole de Cupidon avançant les yeux bandés contient un enseignement ! Le jour où il a cherché à retirer son bandeau d’aveugle, l’Amour s’est mis le doigt dans l’œil…

« Ainsi, patiente : les années t’apprendront peu à peu l’égoïsme douillet des âme désenchantées, qui consiste à s’aimer beaucoup plus soi-même que le compagnon choisi par vos sens. Ce jour-là, tu pourras te marier : ce n’est plus toi qui souffriras.

— Ce sera peut-être mon mari ?

— Qu’importe ! Les hommes valent-ils la peine qu’on s’inquiète de leur bonheur ?

Les yeux d’Eva jettent une lueur mauvaise : le ressouvenir des heures de champagne assombrit ses prunelles bleues. Elle reprend :

— J’ai pu les apprécier à leur juste valeur durant ma vie de jolie femme… On juge bien mieux du théâtre quand on est dans la coulisse : l’adultère, c’est la coulisse du mariage. Les hommes sont tous les mêmes, va !… Avec la dot de leurs femmes, ils entretiennent leurs maîtresses. Car, retiens ceci, Nicole : il y a deux sortes de femmes : celles qui payent, et celles qu’on paye.

— Et les jeunes filles qui n’ont pas de dot ?

— Celles-là (à peu d’exceptions), ce sont celles qu’on n’épouse pas ou qu’on épouse mal…

Je la regarde profondément ; elle dit tout haut ce que je pensais tout bas. J’interroge, malicieuse :

— Dois-je conclure que vous allez me donner un conseil ?… Un conseil périlleux.

Eva réplique, d’une voix songeuse :

— Au fait, puisque tu te préoccupes de ton avenir et que tu désires entrer dans une carrière, pourquoi ne ferais-tu pas du théâtre ?

— Parce que je ne serais qu’une théâtreuse, marraine. Je n’ai aucune disposition, je le sais : je ne pourrais devenir qu’une piteuse cabotine à la voix artificielle, aux gestes convenus… Merci !

— C’est malheureux. C’eût été, comment dirai-je ?… un moyen intermédiaire.

— Ce moyen-là, je ne le prendrai pas… Si jamais je devais me lancer dans la carrière amoureuse, ce serait ouvertement, sans chercher le prétexte d’une profession fictive, sans me cacher — risquons le jeu de mots — derrière le manteau d’Arlequin ! C’est mon idée comme ça. D’ailleurs, nous n’en sommes point là. Qui sait ce que me réserve la vie ?

— C’est vrai, ma petite fille… Chacun a sa destinée… L’existence est un fleuve, comme dit l’autre : nous devons nous laisser aller au fil de l’eau et non lutter contre le courant, car ce ne sont pas nos coups de gaffe qui servent à conduire notre barque… Aussi, agis selon ton instinct et ne prête pas l’oreille aux mauvais propos de ta sotte marraine… Après tout, tu rencontreras peut-être un brave garçon qui t’aimera sans arrière-pensée… Moi, je suis une vieille femme femme usée, fanée… Je ne crois plus à rien ; mon esprit s’est aigri… Je suis venue me terrer dans ce quartier perdu comme un hibou qui craint la lumière. Laissez la vieille dame à ses pensées tristes, petite jeunesse blonde et rose, allez rayonner ailleurs…

Sa figure s’est attendrie ; ses yeux expriment le regret de la science humaine et la mélancolie des vies finissantes… Moi, je suis toute désemparée par ces contradictions de son esprit capricieux ; je vais rentrer plus désorientée qu’en venant…

Je regarde de ma montre : diable ! six heures un quart. Il est temps de partir. Eva me demande à la porte :

— Et Fripette, comment va-t-il ? Toujours aussi fou, ce grand gosse ?

— Papa va bien, marraine. Très pris par ses dernières répétitions… À propos, vous viendrez à la générale de l’Aubaine ?

— Mon pauvre petit ! Ça me semblera dur d’exhiber ma déchéance aux Folies, le théâtre de mes succès d’antan !

— Voyons, marraine ! Nous vous enverrons une baignoire bien sombre, bien discrète : on vous devinera… Sans compter que vous êtes encore rudement bien…

— Aux lumières ! fait Eva, avec un sourire railleur.

J’insiste ; j’obtiens une promesse vague ; puis, comme il est tard, je brusque l’entretien, les au revoir, les bonjours qu’en prenant congé on se charge mutuellement de souhaiter à de tierces personnes.

Dans la rue, je m’oriente, un peu dépaysée.

Le soir tombe, embrumant cette longue avenue des Ternes, atrocement déserte. Où diable aller pour trouver une voiture ?… Ça ? ce sont les fortifications. Je vais les suivre jusqu’à la porte Maillot. Avenue de la Grande-Armée, il doit y a une station d’autos.

J’avance, le long des tertres d’herbe rare. Ces monticules des fortifs, avec leurs poils espacés de gazon piteux, semblent des crâne de vieux messieurs qui commencent à se déplumer. Ce que papa serait inquiet s’il me savait en cet endroit, toute seule, à six heures passées du soir, puisqu’il paraît que les apaches hantent ces talus poussiéreux. Moi, je ne pense pas à avoir peur. Oh ! je ne m’en vante point : ce n’est qu’un courage négatif d’ignorer la crainte.

Tout à coup derrière moi, j’entends le ronron d’une automobile. Quelle chance : si c’était un taxi libre !

Je m’arrête, attendant qu’il arrive à ma hauteur, et je fais signe :

— Hep !… Hep !…

Stop. Le chauffeur se penche. Je m’approche. Zut ! c’est une voiture particulière… Elle est même d’un chic ! Bleu foncé, avec un tas de petites glaces biseautées.

Ma foi, tant pis ! Je me risque :

— Cent sous pour me descendre dans Paris ?

— Montez, fait le chauffeur, là, à côté de moi.

Je saute. L’auto démarre :

— Où dois-je vous conduire, mademoiselle ?

Étonnée que cet homme ait consenti aussi vite à faire un « lapin », je le considère avant de répondre. C’est un garçon de trente-cinq ans environ, fort et bien découplé, l’air joyeux et le teint fleuri. Il a des yeux bleus, très vifs, et son visage est barré d’une grande moustache rousse. Tout à coup, un éclair scintille à son col. Je me rapproche, intriguée ; je vois, entre les fourrures écartées, le veston, la cravate, et je constate avec stupeur que mon mécanicien porte à son épingle de cravate un diamant surmonté d’une grosse perle noire — joyau peu discret, mais superbe — et qui vaut bien la bagatelle de cent louis… Je peux me vanter d’avoir commis une bévue ! Ce n’est pas le chauffeur de l’auto, c’en est le « monsieur » ! Je tente de m’excuser.

— Mon Dieu ! monsieur, que je regrette mon erreur !… Je ne pouvais pas savoir… Dans cette obscurité et avec ces peaux d’ours qui se ressemblent toutes, comment faire la différence ?

— Je ne m’en formalise pas, mademoiselle, je vous l’assure. Ça m’est parfaitement égal d’être pris pour mon chauffeur : d’ailleurs il est beaucoup plus distingué que moi.

Parbleu ! Lui, ça l’amuse. Il doit se moquer de moi. Je dis, prenant un air plein de dignité :

— Maintenant, voulez-vous arrêter, je vous prie, pour que je puisse descendre…

— Ah ! non, par exemple : vous êtes trop jolie. Comment pouvez-vous penser que je vais laisser aller seule, à la nuit tombante, et dans ces parages, une frimousse comme la vôtre ? Je vous dois aide et protection, en galant chevalier. Et puis, je ne tiens pas à me priver de votre compagnie si rapidement…

— Mais, monsieur, je ne veux pas…

— Si vous continuez à résister, j’augmente la vitesse, je fais du quatre-vingts à l’heure… Dans Paris, à ce train-là, au bout de cent pas, nous aurons sûrement écrasé quelque chose, homme ou bête. Décidez-vous.

Me décider ! ce serait difficile, à présent : je viens d’être prise d’un accès de fou rire, de ce rire nerveux qu’on ne peut interrompre. La drôlerie, l’inattendu de la situation et même l’émotion… Il n’en faut pas plus.

Mon compagnon s’épanouit, l’air satisfait… C’est clair, il doit me prendre pour ce que je ne suis pas. Qui sait s’il ne se figure par-dessus le marché, que j’ai combiné la rencontre, que c’est mon « genre » d’attendre les automobilistes dans les quartiers déserts. À cette idée, je suis tellement furieuse que j’en reprends mon sérieux, du coup.

Pendant ce temps, mon inconnu a continué son chemin. Nous arrivons à l’Étoile. De nouveau, il demande :

— Voyons, mademoiselle, ne vous obstinez pas : où voulez-vous que je vous mène ?

Ma foi, puisque la bêtise est faite… autant me laisser reconduire : il est tard. Je réplique :

— Prenez l’avenue Friedland et le boulevard Haussmann… Vous me déposerez devant l’église Saint-Augustin.

— Ah ! ah ! mademoiselle ne veut pas donner son adresse ?

— Pensez-vous, mon cher monsieur !

— Après tout, mademoiselle est peut-être une cloche égarée qui regagne sa paroisse… Quoiqu’elle n’ait rien de canonique.

— Évidemment : mon étourderie vous autorise à me juger mal.

— Par principe, je ne juge jamais une jolie femme que sur sa mine ; c’est vous dire que je vous trouve pleine de qualités…

— On ne peut mieux unir le madrigal à l’impertinence…

— Impertinent !… Hélas ! je ne puis l’être qu’en paroles : si je lâchais le volant, ça risquerait de nous faire déraper…

— Vous êtes mal élevé.

— Moi ! j’ai beaucoup d’éducation, au contraire. Si j’en manquais, ne vous aurais-je pas demandé déjà ce que vous faisiez du côté des fortifs, la nuit venue, et chez qui vous allez rentrer, à Saint-Augustin ?

— Je venais de rendre visite à une amie qui habite villa des Ternes, et je vais rentrer chez papa.

— En voilà une blague !

— Non, mais, dites donc, vous n’êtes pas mon père…

— Certes : si j’étais votre père, je ne laisserais pas ma fille courir les rues à sept heures du soir. Voilà pourquoi je ne crois pas un mot de votre petite histoire.

— Nous étiez plus poli tout à l’heure en prétendant qu’un galant homme doit aide et protection…

— Bah ! vous savez bien que lorsqu’un monsieur se dit galant homme, c’est qu’il a l’intention de se conduire en homme galant.

— Je m’en aperçois.

Il ralentit le mouvement en approchant de la rue d’Astorg.

— Hélas ! nous y voici à Saint-Augtstin… Malheureusement, on arrive toujours trop vite en auto… même parmi les embarras de Paris. Et voyez ma guigne, nous n’avons pas rencontré un seul chantier sur notre route !… Mademoiselle, à mon regret, je vous rends votre liberté.

Je descends de la voiture, mais je reste immobile devant l’église. Alors, il interroge :

— Eh bien ? vous ne rentrez pas ?

— Tiens ! pour que vous me suiviez ? Ce serait un peu naïf. J’attends que vous soyez parti…

— Ce n’est pas gentil. Vous auriez donné cent sous à mon chauffeur comme prix de sa course ; vous pouvez bien me payer en me laissant savoir qui vous êtes et où je peux vous retrouver.

— Jamais de la vie ! D’ailleurs, moi non plus je ne vous connais pas.

— Je m’appelle Paul Bernard et j’habite 3 bis, rue Spontini… Je suis assez confiant pour que vous y apportiez un peu de réciprocité ?…

— Eh bien !… je me nomme : Aventure fugace. Mon domicile : N° 0, passage de l’Oubli. Je vous préviens que c’est un quartier peu pratique pour les autos…

— Moqueuse ! Si, au moins, vous me promettiez de venir me voir… Oh ! pas rue Spontini… mais, j’ai un petit appartement rue Murillo, beaucoup plus commode, plus près de votre quartier…

Je comprends : la rue Spontini, c’est le domicile conjugal, apparemment. Je commence à trouver que le monsieur devient crampon, et afin de m’en débarrasser, je feins d’accepter :

— C’est promis : j’irai vous faire visite… la semaine prochaine… jeudi. Mais, allez-vous-en.

— Entendu. À bientôt, alors ?… Je compte vous revoir. Mes hommages, mademoiselle.

Comment, il s’en va ?… C’est étonnant, je m’en suis délivrée plus facilement que je ne l’aurais cru. Il n’a pourtant pas l’air candide, le monsieur il sait qu’il pourra m’attendre s’il a du temps à perdre.

Je regarde aux alentours : sûre qu’il n’est plus là, j’enfile vivement la rue La Boëtie et je monte quatre à quatre l’escalier de notre maison. Dans l’entrée, je tombe dans les bras de papa. Il m’embrasse :

— D’où viens-tu comme ça, Nicole ?

— De la porte Maillot. Pour ne pas me mettre en retard, je suis revenue dans l’auto d’un monsieur très chic qui m’a offert de me raccompagner.

— Cette gamine ! A-t-elle de l’imagination !… J’ai envie de te prendre pour collaboratrice : tu me fourniras des scénarios…

Naturellement, il suffit que je lui dise la vérité pour qu’il n’en croie rien… Et peut-être — si j’avais menti — y eût-il ajouté foi… Les hommes sont drôles, tout de même ! Les filles comme moi, qui n’ont pas eu de maman, peuvent faire leur profit des dispositions paternelles : et ce que nos pères nous servent — à titre d’essai — pour savoir mener nos maris, plus tard !…