La Carrière amoureuse/3

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La Renaissance du Livre (p. 12-17).


III


La « générale » de l’Aubaine. Accoudée au rebord de la baignoire où papa m’a installée, toute seule, je regarde curieusement la salle. C’est la première fois que j’assiste à une répétition générale.

Jusqu’ici, papa, malgré mes colères révoltées, me forçait à me coucher tôt ; ne me sortait qu’en matinée. (Il se montra toujours soucieux de ma santé physique, s’il négligea mon éducation morale.) Et le hasard voulut qu’aucune de ses comédies n’eût sa répétition générale l’après-midi. Je songe incidemment que si papa avait manifesté, à tout propos, l’énergie dont il fit preuve pour m’envoyer dormir le soir à dix heures sonnantes, il se fût révélé tuteur remarquable, et je serais sans doute une Nicole bien différente…, mais c’est un père à volonté intermittente.

Papa, avant de me quitter — ce soir, il erre au hasard dans les couloirs et dans les coulisses, trépidant et nerveux : chaque nouvelle pièce réveille en lui une âme de débutant — papa, pour amuser ma curiosité novice, m’a nommé les visages notoires, voire célèbres, qui ornent la salle. J’ai reconnu quelques-uns de nos amis, essaimés à l’orchestre, au balcon. J’observe ce public des générales ; ces gens occupés à se rejoindre, à se saluer, à se rapprocher, à former des petits clans dans l’orchestre ou à bavarder d’une loge à l’autre.

Je ne suis point connue, moi, dans ce milieu de connaissances. Je ne vais jamais au théâtre et papa reçoit peu : il fréquente plutôt ses confrères au dehors. On me dévisage, on me lorgne avec insistance : on a vu Fripette me parler, il y a quelques instants, et l’on se demande qui je suis : je présume que mon papa coquet n’a pas dû se vanter souvent d’avoir une fille de mon âge… C’est très amusant d’intriguer la salle. Je prends une attitude avantageuse et je regarde à mon tour.

Dans l’avant-scène du rez-de-chaussée, voici — quelle horreur ! — la grosse femme d’un actionnaire des Folies-Joyeuses, étalant complaisamment un poitrail de chairs blettes, énorme boule de graisse molle et gélatineuse : elle a l’aspect d’un de ces châteaux de saindoux que montent les charcutiers à la veille de Noël. Dire que tout Paris a la joie de la contempler, spectatrice immuable, implacable, à chaque générale !

Ces gens sont bien vieux, hommes et femmes ! Paupières fripées, regards ternis, teints fatigués, carcasses usées que corrigent à peine le corset moral du maintien étudié, le replâtrage des fards, la teinture des cheveux !…

En songeant qu’ils portent, pour la plupart, un « nom » — leur renom — je découvre un sens terrible au cliché connu qui compare la gloire à un hochet : car, on peut le compléter en disant que ce hochet leur vient lorsqu’ils n’ont plus de dents !…

Le second acte va finir, bientôt.

Papa se glisse dans ma baignoire et chuchote, ému :

— Allons ! il me semble que ça marche. N’est-ce pas, fillette ?

— Je te crois ! La salle n’est qu’un éclat de rire.

— Oui. C’est un aussi bon public qu’aux Couturières. Mais quelle gentille petite toilette tu t’es fabriquée, ce soir… Je la remarque seulement. Tu parais seize ans. On dirait que tu as cherché à te rajeunir ?

— En effet… C’est pour ne pas te vieillir, père d’une trop grande fille.

— Tu as des idées charmantes, Nicole.

Veut-il plaisanter en disant cela ? Je n’oserais l’affirmer… il est si coquet !

Sur la scène, Yvonne Bertiti lance ses dernières répliques du deux. Papa reprend :

— Je file. Il faut que je me prépare à recevoir les félicitations des raseurs…

— Emmène-moi, papa ! Ça m’amusera tant. Songe que c’est la première fois…

— Tu le veux ? Eh bien, viens !

Je saute de joie. Nous sortons. Il me fait passer par la petite porte qui communique avec les coulisses et nous voici dans les couloirs qui vont de la scène au foyer des artistes. Il fait noir. J’entends craquer, sous mes souliers, la poussière du plancher poudreux. Au fond du théâtre, des machinistes dressent une ferme, préparant le décor du trois. Un pompier s’hypnotise, les yeux sur les acteurs, derrière un portant. Du brouhaha ; un crépitement lointain de bravos, et Yvonne, après deux rappels, passe près de nous sans nous voir, regagnant précipitamment sa loge, suivie de son habilleuse, qui a jeté une écharpe de soie sur les épaules nues de la belle comédienne.

Peu après, nous entrons à notre tour dans la loge d’Yvonne. Maintenant, c’est un défilé de gens en grande toilette, luisants, fleuris, pomponnés, qui entourent papa, le félicitent, envahissants et tapageurs.

Cet empressement de mains tendues, cette cohue élégante… On se croirait à la Madeleine, un jour de grand mariage. Je m’étonne de ne point entendre l’orgue, ni la Marche nuptiale… Papa, au milieu du bruit, lutte courageusement contre la migraine proche et accueille d’un sourire aimable les amis, les confrères, les actrices en quête d’un rôle « pour la prochaine fois », les envieux venus là afin de lui distiller quelque rosserie déguisée, et le flot de ces inconnus au visage connu, qui s’accrochent à la remorque de tous les succès : aujourd’hui à la Sorbonne encensant le professeur Chose, demain à la salle des fêtes d’un journal quelconque, exprimant leur admiration au conférencier Machin.

Çà et là, des types étonnants émergent de la foule. Lise Talbyt, hommasse avec ses épaules d’officier prussien, roulée dans une extraordinaire robe à ramages, a l’air d’un vieux monsieur en pyjama. Le beau Maxence, par opposition, promène au-dessus d’un buste corseté une tête de petite vieille maquillée, de dame équivoque coiffée d’un chapeau d’homme. Tous deux évoquent les travestis cocasses d’un Morton ou d’un Frégoli…

Papa, au hasard, quand il se trouve y penser, me présente quelques-uns de ses admirateurs du moment. Devant un grand monsieur sans âge (on dit des gens qu’ils sont « sans âge » lorsqu’ils commencent à en avoir trop), au teint brouillé, aux yeux verdâtres, qui, selon l’expression de Pierre Veber, porte la moustache « en escroc », père m’annonce : « Lucien Chevalier » et ajoute sommairement, en me désignant : « C’est Nicole. »

Lucien Chevalier ?… Ah ! oui, le romancier. Un pondeur de feuilletons pseudo-littéraires tristes à faire vomir feu Ponson du Terrail. Il s’incline, me baise la main ; avec, au fond des yeux, une hésitation, une perplexité, que j’interprète ainsi : « Nicole ? Qui est-ce, Nicole ? Une parente, une amie de Fripette ?… Quel ton prendre pour ne pas gaffer ? » Dans le doute, il salue et passe.

Un garçon aux cheveux longs, emphatique et verbeux, vient congratuler papa, puis me dévisage vaguement de ses yeux myopes. Cette figure blême, au faciès de morphinomane, ce regard bleu pâle, atone et flottant ?… Je reconnais Camille Léon, en me rappelant immédiatement des petits échos de feuilles scandaleuses. Ce Léon est un homme de lettres sans talent qui s’efforce de s’imposer, grâce à une publicité douteuse, en affichant sa liaison équivoque avec le grand écrivain Claudières, l’énigmatique et misogyne Jean Claudières. Est-il vrai, le potin conté, entre tant d’autres, dans les colonnes du Raffut et de l’Indécent ?

Papa, pour s’en débarrasser, l’interroge, rosse et bon enfant :

— Et votre ami, ce cher Claudières, comment va-t-il ?

— Jean ? Il est un peu souffrant. Il se repose ; il voyage dans le Midi.

Un groupe d’amis les séparent, comblant père d’éloges affectueux. Et, tout à coup, une voix murmure à mon oreille :

— Vous voyez bien, mademoiselle, qu’on finit toujours par se retrouver.

Je me retourne brusquement : une figure colorée, éclairée d’une paire d’yeux rieurs, barrée d’une grande moustache rousse, à la gauloise… C’est le monsieur de l’auto, mon chauffeur de l’autre jour — ou plutôt de l’autre soir !

Je reste interdite. Que fait-il ici ? Le voici qui parle à papa, maintenant, qui lui serre la main… Ils se connaissent donc ? Père renouvelle son insuffisante formule de présentation :

— Paul Bernard… Nicole.

Mais l’autre ne s’en étonne guère ; habilement, il manœuvre de façon à m’isoler dans un coin, à côté d’une fenêtre, et me regarde en souriant prêt à recommencer le marivaudage. Reprenant mon aplomb, je le préviens et déclare la première, acerbe et coquette :

— Heureux pour vous, cher monsieur, que le hasard nous ait ménagé cette rencontre imprévue… car, ce n’est pas votre zèle à me rechercher qui eût pu vous servir en la circonstance… Pour quelqu’un curieux de me connaître, avouez que vous avez abandonné bien facilement l’aventure…

Amusé, il réplique, non sans raison :

— Comme c’est féminin, ça : vous me reprochez maintenant d’avoir fait ce que vous me demandiez. Je me suis engagé à ne pas vous suivre, sur votre promesse de visite… Suis-je un homme d’honneur ?… J’ai tenu parole.

— Oh !… par indifférence… ou par naïveté.

— Parbleu ! Je m’y attendais. Soyons roublards : la femme nous accuse de déloyauté, d’indignité, de muflerie, de canaillerie… et j’en passe. Montrons-nous honnêtes et confiants : elle nous traite de jobard. Aussi ai-je pris un moyen terme : je vous ai obéi parce que j’étais sûr de vous retrouver en me servant de mes propres ressources.

— Ah ! bah ! Je suis curieuse de savoir comment.

Mais papa s’approche de nous. Me signalant les invités qui s’éloignent, il annonce :

— Si tu veux voir le commencement du dernier acte, il est temps de rentrer dans la salle. Je te reconduis et je reviens ; j’ai quelques raccords à noter, dans le bureau…

Comme il paraît énervé et préoccupé, mon « chauffeur » en profite astucieusement pour lui proposer :

— Voulez-vous, mon cher, que j’accompagne mademoiselle, à votre place ?

— Oui, oui, avec plaisir ! acquiesce papa, fébrile et distrait.

À cet instant, le souci d’urgents béquets lui fait oublier mon existence. Mais je suis trop intriguée pour me contenter de cela. Je m’arrange de manière à rester un peu en arrière ; et, tout bas, je demande des explications à papa :

— Qui est donc ce Paul Bernard ? Tu ne m’en avais jamais parlé ?

— Comment ! Son nom ne te dit rien ? Mais, voyons, c’est le fils d’Isidore Bernard, l’inventeur de la réglisse mauve ! Tu sais bien : «  Si vous êtes grippé, prenez des pastilles Bernard. Évitez les contrefaçons. »

« Isidore Bernard a laissé à son fils une fortune colossale… »

— Qu’est-ce qu’il fait, son fils ?

— La noce, jusqu’ici. Pour un oisif, il est cependant très intelligent et très cultivé. À trente ans, il a épousé une femme aussi riche que lui : la fille laide d’un banquier viennois. Ils vivent en bonne mésintelligence : si leurs fortunes s’accordent, c’est le principal.

Me voici lestée d’utiles tuyaux. Je rejoins Paul Bernard, qui m’attendait discrètement à la porte du foyer. Nous traversons les couloirs déserts ; on trébuche, on se retient à l’appui branlant d’un mur incertain, encombré d’objets branlants. M. Bernard affecte de me soutenir : c’est très amusant. Voici la toile de fond ; je regarde : j’aperçois, en scène, Yvonne et Prévalle qui commencent l’acte ; et le trou noir de la salle, derrière la buée lumineuse de la rampe…

Enfin, nous rentrons dans la salle, nous nous glissons silencieusement à nos places. Là, nous reprenons la conversation à voix basses : moi, je connais ce dernier acte ; il y a beau jour que j’ai lu le manuscrit (c’est l’impression produite sur le public qui m’intéressera, à la fin), et mon compagnon se soucie plus de moi que de la pièce.

Je lui demande, revenant à mon point de départ :

— À présent, dites-moi ce que vous aviez imaginé pour me retrouver ?

— C’est très simple. Dans l’auto, vous m’aviez expliqué : « Je viens de rendre visite à une amie qui habite villa des Ternes. » Quand après cela, vous vous êtes avisée de faire la mystérieuse, j’ai pensé : « Va toujours, ma petite : je te repincerai !… »

— Vous pourriez-être plus poli, n’est-ce pas !

— Oh ! pardon.

Nous avons élevé la voix. De la baignoire voisine, un « Pchitt ! » terrible du critique aux yeux doux nous avertit de cette incorrection. Et Paul Bernard poursuit, dans un chuchotement imperceptible :

— Moi que vous accusiez d’indifférence à votre égard, je fus pris d’un tel désir de vous revoir, que j’eus la patience d’aller me poster, trois jours de suite, devant le numéro 96 de l’avenue des Ternes, pour guetter votre sortie, au cas où vous seriez venue chez votre amie. Vous faites-vous une idée de mon état d’esprit (moi qui suis accoutumé à me divertir), tandis que je me morfondais, sur le siège de mon auto, à surveiller les allées et venues des passants, en perdant inutilement ma journée ? Sans compter qu’on commençait à me regarder d’un drôle d’air… Les bonnes gens du quartier s’imaginaient peut-être que j’étais un gentleman-cambrioleur préparant un mauvais coup…

— Justement : ça devait vous procurer des sensations neuves.

— C’est ainsi que vous me plaignez !… À la fin, agacé, je décidai d’entreprendre une enquête discrète dans la villa… En m’adressant successivement à la concierge, au valet de chambre d’un peintre impressionniste, à un frotteur, au palefrenier d’une écuyère de cirque et à un accordeur de pianos, rencontrés durant mes recherches…

— Vous avez fait ça ?… Non, c’est roulant !

Il continue, imperturbable :

— … Je finis par savoir que la jolie blonde dont je leur donnais le signalement avait été aperçue entrant chez une ancienne actrice, nommée Eva Renaud.

— C’est exact.

— Malheureusement, lorsque je voulus interviewer la vieille bonne de ladite Eva Renaud, cette vénérable domestique se révéla incorruptible et refusa énergiquement de me renseigner. Ce fut alors, seulement, que je me décourageai…

— Eva Renaud est plus que mon amie : c’est ma marraine. Elle est ici, ce soir. Elle se dissimule un peu dans l’ombre de sa baignoire : pauvre femme ! Elle craint de paraître vieille… Tenez, la voyez-vous : juste en face de nous, pas loin de l’avant-scène où s’étale cette grosse dame qui a l’air d’un château de saindoux…

— Ah ! celle-là, par exemple, elle est exquise ! Ah ! ah ! ah !

Mon compagnon se tord, saisi d’un rire inextinguible qu’il s’efforce vainement à étouffer dans son mouchoir. Il en étrangle, des larmes plein les yeux. Qu’est-ce qui lui prend ? Je questionne :

— Vous êtes malade ?… Ai-je dit une énormité ?

— C’est la dame… la dame qui a l’air d’un château de saindoux…

— Oui. Eh bien ?

— C’est Rachel.

— Qui, Rachel ?

— Ma femme.

— Oh !

Je reste stupéfaite et rougis légèrement ; mais, aussitôt, j’attaque, pour rompre un silence gênant :

— Ça vous est égal d’être vu par votre femme dans la baignoire d’une personne qu’elle ne connaît pas, elle… et à qui vous faites visiblement la cour ?

— D’abord, ma femme et moi, nous nous laissons réciproquement une liberté absolue. Ensuite, je vous ferai observer que la salle est dans l’obscurité : si l’avant-scène de Rachel est éclairée par la rampe, notre baignoire à nous reste sombre. D’ailleurs, ma femme est myope comme une taupe et elle a oublié sa lorgnette : elle ne peut pas me voir à cette distance.

— Vous n’étiez donc pas avec elle, à l’autre acte ?

— Si, seulement il était difficile de m’apercevoir : ses formes me cachaient.

— Vous savez, je ne l’ai pas faite exprès, la gaffe. J’ignorais son nom, à la dame : je croyais que c’était la femme d’un gros actionnaire du théâtre…

— Effectivement… c’est moi, le gros actionnaire.

Je le regarde attentivement. Vrai ! Il marque mieux que sa femme, ce grand gaillard de trente-cinq ans, joyeux, robuste, avec un air de finesse malicieuse au fond des yeux bleu-gris. Il porte bien son frac, dessinant les épaules larges, son plastron tombe droit. Il n’a point trop l’aspect d’un marchand de réglisse…

Maintenant, il me débite les fadaises inévitables :

— Vous doutez-vous que je suis en train de m’éprendre de vous, et très sérieusement ? Dites-moi, est-ce que je ne vous plais pas un tout petit peu, seulement ? Que pensez-vous de moi ?

— Je pense que vous êtes un monsieur utile à rencontrer, le soir, quand on se trouve loin de son quartier, qu’il ne passe pas de voiture et qu’on est en retard.

— Moqueuse !… Si vous vouliez, pourtant… Je pourrais représenter pour vous un avenir plus brillant que le présent dont vous vous contentez. Voyons, entre nous… Il y a long-temps que vous êtes avec Fripette ?

— Moi ?… Mais depuis ma naissance !

— Ah ! par exemple, ça, c’est fabuleux !… Alors… alors, à quel âge êtes-vous devenue… sa petite amie ?

Je hausse les sourcils, interdite. Puis, tout à coup, je comprends et j’éclate de rire :

— Ah ! ah ! ah !… Maintenant, voilà que vous me prenez pour la bonne amie de papa !

— C’est votre père ?… Nom de…

Ai-je bien entendu le juron qu’il mâche avec sa moustache, dans une grimace de mauvaise humeur ?

Prenant la chose du bon côté, je remarque en sourdine :

— Bévue pour bévue, je crois que la vôtre est plus réussie. Si je me suis moquée de Mme Paul Bernard, pour qui preniez-vous donc Nicole Fripette ?… Hein ! nous sommes quittes, j’imagine.

Il riposte, un peu penaud :

— Pardon… J’avais cru que toutes vos histoires, c’était des blagues. Et ce soir, quand je vous ai revue, près de Fripette, dans cette loge d’actrice, coudoyée par ces grues et ces individus de mœurs douteuses… Pouvais-je penser que votre père vous eût amenée en cet endroit qui n’est pas votre place ?… Je suis très bourgeois, sans qu’il y paraisse. Deux fois je vous ai rencontrée dans des circonstances qui me permettaient de faire des suppositions hasardeuses sur votre condition sociale… Tout à l’heure, Fripette n’eut pas un mot qui pût me révéler que vous étiez sa fille. J’ai su simplement que vous vous nommiez Nicole et que vous vous trouviez dans une réunion assez mélangée : ne parliez-vous pas à Chevalier, ce forban des lettres ; à Camille Léon, cet écrivain dont le style est tellement obscur que ses phrases semblent inverties telles ses mœurs ?… Avouez que je pouvais m’y méprendre… Alors c’est donc vrai, vous vivez avec votre père, vous êtes une jeune fille pour de bon ?

— Je suis une jeune fille pour de bon, quoique je n’en aie pas l’air.

— Écoutez… Excusez-moi. Vous avez dû me prendre pour un mufle.

— Nous nous sommes pris l’un et l’autre pour ce que nous n’étions pas.

— Voilà une réponse ambiguë. Je l’accueille dans le sens aimable et je vous remercie. Maintenant, je n’ai pas besoin de vous demander le secret ? Vous ne direz pas mon erreur à M. votre père ?

— Je me tairai, puisque vous y semblez tenir. Mais, ce qu’il rirait s’il apprenait qu’il m’a compromise !

— Croyez-vous ?

— J’en suis sûre. Il n’est pas bégueule, papa. Et puis, il trouverait que c’est une situation neuve, une scène à faire ; et, dès qu’il s’agit de théâtre, il perd les velléités de jugement dont il pourrait faire preuve… quelquefois.

— Malgré la méprise que je regrette, puis-je espérer devenir un ami très respectueux pour vous, mademoiselle ?

— Ne dites pas ça par politesse. Vous pensez probablement que c’est une aventure manquée… Votre phrase est une formule de sortie. De l’amitié, du respect entre nous ?… Que ressent un monsieur à qui l’on sert le pot-au-feu quand il avait demandé du potage bisque ? Il a l’appétit coupé. Je ne veux pas être un pot-au-feu. Quittons-nous avant que mon souvenir vous devienne désagréable.

— Vous êtes trop sceptique, mademoiselle, et peut-être trop spirituelle.

Un bruit de battoir nous interrompt : la pièce est terminée. C’est un succès : on applaudit franchement, spontanément. J’ai un petit remords de m’être laissée distraire…

Papa, dans le couloir, en venant me chercher, tombe sur le critique qu’abritait la baignoire de gauche. Et celui-ci déclare à père, de sa voix perfide :

— Compliments, mon cher. Heureusement que la majeure partie du public n’a pas fait comme ma voisine : j’étais à côté d’une petite perruche blonde qui a jacassé tout le temps au lieu d’écouter la pièce…

Papa pouffe, et moi je songe que, décidément, j’étais destinée, ce soir, à n’être pas prise pour sa fille !