La Carrière amoureuse/5

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La Renaissance du Livre (p. 21-25).



V


— Regarde Nicole !

Penchée à la portière, j’admire ce bleu matin de l’Estérel, la mer étendant son ruban foncé comme un tapis de velours indigo, la terre en brique cuite ; les plaines d’herbes roussies, pulvérisées par la morsure du soleil ; et la tache violette des ombres sur la lumière crue. Cette clarté rutilante me pique les yeux à force d’intensité. Le ciel flamboie.

Et dire que nous sommes en décembre !… Il est vrai que papa murmure :

— Le Midi s’est paré pour toi, ma belle voyageuse : nous arrivons par un temps exceptionnel !

Nous avons dépassé Antibes. Le train ralentit en approchant du Var ; les stridulations de la locomotive s’irritent, plus fréquentes, — tels les hennissements d’un cheval qui sent l’écurie : la bête de fer s’impatiente en sifflements aigus.

Enfin, papa se lève, me tend une brosse, tire son veston, range le nécessaire : nous entrons dans la gare. Laissant le troupeau des voyageurs courir aux malles, aux bagages, nous franchissons la sortie ; et j’aperçois une place ruisselante de lumière où des palmiers arécas, plantés devant la gare, balancent leur tête chevelue, comme pour confirmer les affiches du P.-L.-M. et annoncer aux gens qui arrivent : « Vous voyez, il y a des palmiers à Nice. »

Mon premier jour de Nice a passé, pour moi, avec la rapidité étourdissante de ces films cinématographiques qui, déroulés précipitamment, apparaissent aux regards en vues heurtées, mouvementées, dont on ne garde que l’impression déconcertante d’une agitation brouillée.

Aujourd’hui, calme, reposée, je me reprends un peu. Je n’entends plus, dans mes oreilles, le bourdonnement régulier des roues du train, le fracas sourd, quand on s’engouffre sous un tunnel ; et le nom des stations, crié d’un accent plus vibrant dès qu’on roule en pays méridional : Toulon, Fréjus, le Golfe-Juan…

— Je me trouve bien dans cet appartement meublé que papa a loué, boulevard Dubouchage, à l’angle de l’avenue de la Gare (car papa déteste, ainsi que moi, la vie d’hôtel : nous avons ce goût bien français d’être « chez nous », (même en voyage).

Papa m’a promenée aux environs : j’ai vu Villefranche, la Turbie, le cap Ferrat et le village de Cagnes, la Mortola… Mes yeux s’accoutument à la lumineuse beauté des sites.

À l’heure exquise du crépuscule, nous déambulons, papa et moi, sous les arcades de la place Masséna. Nous regardons les devantures des confiseurs, les boîtes de cédrats orangés, de poires vernies de sucre, de cerises déguisées, toutes ces bonnes choses écœurantes dont je me bourre avec une gourmandise de gamine.

Soudain un petit jeune homme sort en coup de vent de chez le pâtissier, et, stupéfait, s’arrête net devant papa :

— Comment, Fripette, vous ici !

Sous le globe électrique du magasin, je m’aperçois que le « petit jeune homme » marque une quarantaine d’années ; sa taille mince et sa figure glabre font illusion dans l’ombre. Papa me présente son ami Max Hubertin, romancier.

Papa le questionne à son tour :

— Eh bien ! et vous, qu’est-ce que vous devenez ? On ne vous voit plus. Vous avez donc quitté Paris pour Nice ?

— Avec joie, mon cher Fripette. J’ai lâché Paris, la vie chère, la bataille littéraire, le boulevard et les camarades, pour mener ici une existence moins tumultueuse… Je me suis casé à l’Écho de Nice… Oui, je fais du journalisme en province, désormais. Je gagne plus d’argent qu’avant et j’en dépense moins : excellent équilibre pour mon budget. Je vis l’hiver à Nice, l’été à Saint-Martin-Vésubie, dans la montagne. Je suis comme un rat dans son fromage. Mes fonctions consistent à taper sur le conseil municipal et le service de la voirie, ainsi qu’à soutenir notre député… Je suis assez aimé ; tous les compères me font un sort dans les couplets de chaque revue locale ; mes collègues citent souvent le nom de leur « sympathique confrère »… Bref, me voici devenu une figure « bien niçoise ».

— Vous êtes un sage.

— Je ne suis pas le seul. Savez-vous que notre ami Jean Claudières s’est terré définitivement ici depuis un an ? Il s’y était soigné d’une bronchite, l’autre hiver. Le climat l’a tenté ; il s’est installé dans une petite villa, au delà du port, boulevard du Lazaret. Il n’en bouge plus, et se rappelle seulement au souvenir de Paris par ses articles dithyrambiques, où il célèbre le charme de la Côte d’Azur… Les habitants de la ville, sur la foi de vagues potins, décrètent qu’il se passe des horreurs dans sa villa des Algues, et se scandalisent des croquis un peu risqués, et d’une ressemblance cynique, qu’il a tracés de certains de nos concitoyens… Pour s’en venger, ces bonnes âmes prétendent que la proximité de la place Garibaldi, de la rue Ségurane et du quai Lunel, quartier des artilleurs et des matelots du port…

Mais, constatant que je l’écoute attentivement, Max Hubertin s’interrompt, tousse avec affectation, et reprend :

— On fréquente peu Claudières : il a une mauvaise presse parmi les bourgeois bien pensants. Par exemple, les commerçants de la ville lui ont voué une reconnaissance méritée pour la publicité désintéressée qu’il leur fait en vantant la contrée et ses attraits divers… Seul, un salon lui ouvre les bras — si j’ose m’exprimer ainsi — c’est celui de Mme Schlinder, une jolie femme sur le retour, charmante d’ailleurs, mais qui possède le travers, la manie toute mondaine, de recevoir chez elle tous ceux qui portent un nom célèbre à quelque titre dans les lettres, les sciences, les arts, l’armée, le théâtre et dans l’univers.

Pourvu que ses invites soient connus, le reste lui est indifférent… Elle collectionne les gens comme d’autres les timbres-poste : il lui en faut de tous les pays et de toutes les espèces. Pour un peu, elle irait chercher dans les prisons les criminels notoires… Au fait il faudra que je vous présente.

— Merci du rapprochement.

— Pas la peine, je ne l’ai pas fait exprès ; vous vous amuserez chez Mme Schlinder. Elle habite boulevard de Cimiez : sa villa domine Nice. Vous y verrez un beau panorama, des femmes charmantes, des types curieux, tous les rastaquouères du littoral, et même quelques hommes d’esprit, à commencer par Claudières. N’est-ce pas tentant ?…

Elle, de son côté, sera enchantée d’accueillir un vaudevilliste de talent : je crois que cette sorte de bête curieuse manquait encore à sa ménagerie. Par exemple, je ne vous engage point à y conduire trop souvent mademoiselle votre fille : on y coudoie, comme vous pouvez le présumer, une foule un peu mélangée…

— Hum ! Mademoiselle ma fille est habituée à aller partout… C’est une indépendante. Il y a un M. Schlinder ?

— Mais comment donc ! C’est un homme cocasse et pas gênant. On ne le voit jamais : il passe son temps à élever des cochons d’Inde… une vraie passion ! Il ne s’intéresse qu’à ses cobayes, en achète le plus possible, et pleure d’attendrissement en songeant que ceux-là, du moins, échapperont à la vivisection.

— Je vois que vous êtes très lié avec Mme Schlinder.

— Pensez donc ! je suis journaliste : elle me couve comme une poule aux œufs d’or : c’est moi qui fais rendre compte de ses soirées par un de nos rédacteurs… qui lui apprends les arrivées de personnages d’importance, et racole, à l’occasion, des célébrités pour ses salons… Elle m’adore.

— Le lui rendez-vous ?

— Je n’ai pas dit : « elle m’aime ». Je ne suis point fat. Sur ce, mon cher, il faut que je file à l’Écho… M’accompagnez-vous jusqu’à l’avenue de la Gare ?… Et puis, c’est entendu, n’est-ce pas, cette visite à la villa des Mélèzes ? Mme Schlinder voudra absolument vous connaître…

Lorsque cet homme aimable et loquace nous quitte enfin à la porte de son journal, après nous avoir fait promettre d’assister au défilé du Carnaval sur la terrasse de l’Écho de Nice, parce que, des fenêtres de son bureau, on voit passer tous les chars (d’ici deux mois nous avons le temps d’en reparler), je déclare à papa :

— Il est très gentil, Max Hubertin… Il me plaît beaucoup…

— Oui, il est assez agréable… Si nous allions dîner à présent ?

Nous allons dîner avec l’appétit solide des gens qui n’ont pas de préoccupations.

Eh bien, non. Je mens à moi-même. Une préoccupation inepte m’obsède depuis cet après-midi.

La cause ? Insignifiante : une rencontre.

Je me demande même comment il se fait que j’aie gardé, si présent à la mémoire, cet incident.

Voici. C’était après le déjeuner. Je me trouvais seule sur la promenade des Anglais, tandis que papa paressait dans sa chambre. À la hauteur de la Posada (l’établissement de bains), je m’arrêtai, m’accoudant à la balustrade.

Je regardais, en bas, les petites vagues d’écume mousseuse lécher les cailloux à jet régulier. Au-dessous de moi, deux promeneurs, descendus sur la grève, causaient, assis au soleil, et remuaient des pierres du bout de leur canne. En général, on ne va pas à cet endroit, on reste sur la promenade. Je les considérais donc avec un peu d’étonnement. Je ne voyais pas leur visage : j’apercevais seulement un feutre mou de nuance verdâtre, couvrant des cheveux grisonnants, et un chapeau melon sur une tête brune.

Tout à coup, le « chapeau melon » se retourna vers moi, par hasard, et me lança un coup d’œil admiratif… Je distinguai un visage pâle, ombré d’une fine moustache noire. Après m’avoir contemplée, le chapeau melon, poussant du coude son compagnon, murmura :

— Regardez donc, mon cher : la jolie fille !

Ma figure provoque assez souvent une exclamation analogue. On me trouve jolie : je le sais depuis longtemps. Je suis de ces blondes qui plaisent parce qu’elles ont la vivacité sémillante des brunes, en plus doux. La phrase ne fut point pour me surprendre, et, dite à demi-voix, ne me gêna pas : je pouvais n’avoir rien entendu.

Mais le « feutre mou » leva le nez à son tour, par curiosité. Et j’éprouvai une drôle d’impression… Je ne vis de lui que ses yeux, des yeux verts et bleus, d’une pâleur, d’une transparence étranges, qui ressortaient dans le cerne bistré de la paupière lourde. Leur regard, las et rêveur, s’appuya un instant sur moi, puis se détourna. J’eus soudain la perception bizarre que ce regard m’avait touchée d’une façon concrète ; qu’il venait de se poser réellement sur moi : c’était la sensation sur ma joue d’un effleurement : le contact d’une chose ronde et froide…

Et, tout en me traitant de toquée, j’allais m’avouer que cette inexplicable illusion m’avait semblé très agréable, lorsque j’entendis le feutre mou dire à son ami, et de quelle voix dédaigneuse :

— Vous êtes toujours le même, mon cher Henri ! Qu’une femme passe : vous voilà hors de vous. Ah ! cœur de collégien !

Sur ces mots, ils s’éloignèrent dans la direction des escaliers, pour remonter sur la promenade. De temps en temps, celui qui s’appelait Henri se retournait de mon côté, d’un air de regret. Mais je me souciais bien de lui !…

C’était l’autre qui m’attirait, qui m’intéressait et que j’aurais voulu voir se retourner ainsi. Naturellement, puisque c’était celui qui n’avait pas pris garde à moi…

Je restais à la même place, après cet incident ; Je m’étais assise sur un banc — depuis combien de minutes ? — lorsque quelqu’un vint s’installer à côté de moi. D’un coup d’œil oblique, je reconnus mon voisin : son feutre vert-bronze jetant un trait d’ombre sur son front bas, ses yeux étranges aux lueurs glauques, l’un clignant plus que l’autre. Je détaillai son visage au nez court, au teint ambré, à la moustache épaisse, d’un châtain-brûlé où courent des fils blonds.

Je remarquai — heureuse de critiquer cet homme dédaigneux — qu’il portait des bagues à tous les doigts et une cravate trop voyante, en étoffe chinée. Énervée, je pensai : « Que vient-il faire là ? Pourquoi a-t-il quitté son ami ? »

Une irritation sourde m’envahissait. Je me rappelais le ton dont il avait dit :

— Vous êtes toujours le même, mon cher Henri ! Qu’une femme passe : vous voilà hors de vous. Ah ! cœur de collégien !

Je le regardais encore, évaluant son âge : quarante-trois, quarante-cinq ans ?… quand je m’aperçus qu’il m’observait également l’œil fixe et la bouche souriante, avec cet air particulier que prennent les hommes chaque fois qu’ils tendent leur filet à papillonnes vers une aventure… Ah ! ça… tiens, tiens, tiens…

Et, c’est bête… à ce moment, cela me reprit : mon amour-propre piqué, mon agacement, tout fuyait, s’évaporait, sous l’influence de ce regard singulier, aux lueurs changeantes… Je m’imaginais que l’homme me déplaisait avec ses cheveux plaqués au front et ses bagues d’aventurier… mais ses yeux m’attiraient malgré moi… Et puis, c’est très difficile à dire, ce que j’éprouvais : je sens que je m’embrouille. En tout cas, j’ai agi stupidement…

Fut-ce bien moi qui laissai tomber — à dessein — le petit sac que je tenais à la main : ruse maladroite qu’il comprit de suite ?… Et après, lorsqu’il l’eût ramassé, pourquoi, sans réfléchir, ai-je répondu aux paroles qu’il m’adressa ?… Conversation banale où nous échangeâmes des propos vagues, gardant une telle réserve qu’au bout d’une demi-heure de causerie, j’ignorais encore tout de lui et ne lui avais rien dit de moi…

Il avait des manières bizarres en me parlant : il regardait autour de lui, comme s’il eût cherché quelqu’un…

Enfin, comprenant mon inconséquence, je me levai brusquement, je le quittai et rentrai boulevard Dubouchage. Et depuis, c’est idiot, je ne pense qu’à cette rencontre sans savoir pourquoi… J’y songeais en sortant de nouveau accompagnée de papa ; en écoutant Max Hubertin, tout à l’heure… Voyons ! Nicole, libre Nicole, vas-tu te laisser dévoyer peu à peu par l’existence trop facile qui t’est faite ?… Les petites filles — quelque délurées qu’elles soient — ont-elles donc besoin d’un frein, d’une entrave, pour ne pas déraper ?… Ô papa !… Je me conduis en ce moment comme une écervelée ; voici la deuxième fois que je me laisse aborder par un inconnu, au dehors, ainsi que se comporterait une jeune coureuse…

La première fois, passe encore : il s’agissait d’une méprise ; j’ai confondu Paul Bernard avec son chauffeur… Mais, aujourd’hui, pas l’ombre d’une raison… Pis même : c’est moi qui ai suggéré, sciemment, l’entrée en matière…

Alors, quoi ? Serais-je assez folle pour m’éprendre d’un homme parce qu’il a les yeux pers ? Avoir un « béguin » soudain pour un inconnu équivoque, un rastaquouère probablement, un sale rasta aux doigts bagués, à la voix rauque…

— Nicole, est-ce le souvenir de Max Hubertin qui hante tes prunelles songeuses ? Je vais me méfier de lui, tu sais. Je t’ai adressé trois fois la parole, et tu n’as pas semblé m’entendre. Parbleu ! tu es en train de devenir amoureuse de l’élégant Max !

Je sursaute : en face de moi, mon père souriant, railleur, me fixe de ses beaux yeux clairs qui regardent sans voir…