La Carrière amoureuse/6

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La Renaissance du Livre (p. 25-31).

CHAPITRE VI


Chaque fois que je pense des choses raisonnables, c’est que je vais commettre une sottise : ça ne rate jamais.

Hier, je m’étais couchée, croyant prendre de sages résolutions, et aujourd’hui, laissant papa excursionner seul du côté de la Principauté — il semble avoir du goût pour Monte-Carlo depuis quelque temps ! — j’arpente la promenade des Anglais en sachant bien, hélas ! ce que j’y viens chercher… J’ai mis mon chapeau de mélusine ocre claire, dont la nuance rappelle celle de mes cheveux, et le grand manteau de laine blanche qui m’enveloppe comme une gandoura ; j’enfouis, par moment, mes lèvres chaudes dans la fraîcheur d’une botte de violettes. Je me sens des yeux inquiets, guetteurs, et j’éprouve une espèce de coquetterie anxieuse…

Viendra-t-il ?… Je l’ai quitté soudainement, sans qu’il m’eût parlé d’un rendez-vous… mais nos yeux, d’un accord tacite, s’étaient entendus… Et il a l’air de terriblement comprendre ce langage-là, mon inconnu d’hier.

Il y a plus de monde sur la promenade. Janvier s’approche, amenant chaque jour de nouveaux hivernants. L’Écho de Nice mentionne les arrivées nombreuses dans sa rubrique mondaine. Et ces hommes qui me croisent ou me dépassent, se retournent tous sur moi. Imbéciles ! Si je pouvais en gifler un… Ah ! ça, est-ce bien moi qui m’irrite parce qu’on me regarde, moi si coquette d’habitude ? Décidément, aujourd’hui, « je ne suis pas dans mon assiette ».

J’ai à peine dépassé la Posada qu’il est devant moi, saluant d’un coup de chapeau bref, qui découvre un instant sa tête châtain-fauve, aux tempes grisonnantes. Et tout de suite, il cause nonchalamment, sur un ton familier, comme si nous nous connaissions de longue date… ça n’est pas maladroit, mais la ruse est inutile. Il cherche à me mettre en confiance : à quoi bon ! ce n’est pas de lui que j’ai peur, c’est de moi. Cette folie incompréhensible m’effraye…

Je m’abandonne irrésistiblement à l’entraînement qui me pousse vers lui, ainsi qu’un nageur se laisse voguer au fil du courant traître… Saurai-je reprendre pied ?

Tout en marchant, je le détaille de côté, et, comme il s’en aperçoit, il baisse les yeux pour ne pas gêner mon regard, avec une rouerie coquette de femme. Que ses prunelles glauques me plaisent, stagnant, telles des gouttes d’eau trouble, sous les paupières bizarrement fendues ! J’aime son teint fatigué, le lacis imperceptible des petites rides, le cerne mauve et brun qui creuse l’arcade sourcilière, tous ces indices de maturité qu’accuse encore le soleil implacable et qui me charment parce que je suis très jeune, aussi bien que ma fraîcheur, ma verdeur de fruit nouveau, doivent le séduire parce qu’il est déjà âgé.

Mon regard insistant admire sa haute taille et ses épaules larges, son encolure puissante ; j’ai envie de toucher les coins mouvants de sa bouche, sous la moustache roussie, et de mordiller son menton volontaire coupé d’une fossette.

Moi, qui suis de taille au-dessus de la moyenne je parais petite à côté de lui.

Il y a, en cet homme, quelque chose d’équivoque et de malsain qui m’attire…

Nous arrivons au Pont-Magnan. Ici, finit la promenade chic, celle qu’on fréquente. Après, c’est la route qui conduit au champ de courses du Var ; on n’y voit pas une âme. À l’instant où je me dispose à faire demi-tour, comme tous les promeneurs, mon compagnon me saisit par le bras et dit :

— Mais non : continuons la promenade des Anglais prolongée…

— Merci… Elle semble bien déserte.

— Justement. On nous verra moins. Moi, ça m’est égal ; mais vous, vous pouvez craindre d’être rencontrée ?

— Oh ! Pas du tout.

— Vous êtes donc seule, à Nice ?

— Non. Seulement, aujourd’hui, c’est tout comme : papa passe la journée à Monte-Carlo.

— Oh, alors !

— Pourquoi dites-vous : oh ! alors ?…

— Parce que, présumant que monsieur votre père est joueur, je comprends que vous soyez tranquille : il ne doit guère songer à vous surveiller en ce moment.

— Papa ne me surveille jamais. Jusqu’ici, il a eu raison. Mais… voulez-vous que nous retournions ?… Je n’aime pas cette route déserte ; je préfère aller là où il y a du monde.

— Me feriez-vous l’honneur d’avoir peur de moi ?

— Pourquoi prenez-vous cet air ironique ? Et quand cela serait… La façon dont je suis entrée en relations avec vous peut me permettre de craindre…

— Quoi ?

— Mais, je ne sais pas, moi… Vos intentions, peut-être.

— Rassurez-vous : je n’en ai aucune.

— Bah ! Je souhaiterais vous croire… Alors, si c’est vrai, pourquoi m’avez-vous parlé ?

— Mademoiselle, je suis d’une franchise trop bourrue pour répondre à cette question sans vous froisser.

Franc ?… Il est franc ? On ne le dirait pas à voir ses yeux énigmatiques. Je riposte :

— On ne me froisse jamais quand on dit la vérité : c’est si rare. Ainsi, allez : pourquoi m’avez-vous parlé, hier ?

— C’était pour embêter mon ami.

— Hein ?

— Pas autre chose, je vous l’affirme. Je me trouvais hier en compagnie de mon ami Henry Pargeau, l’écrivain. Peut être avez-vous entendu citer ses romans ?

— Je les ai lus.

— Ah !… Vous lisez ?… Henry est un homme à bonnes fortunes, un garçon agaçant qui ne songe qu’aux femmes. Il vous a remarquée…

— Je m’en suis aperçue.

— Parbleu ! J’ai commencé par me moquer de lui, lui représenter qu’il était plus intéressant d’admirer les arabesques violâtres du Mont-Boron, se découpant sur le fond lumineux du ciel clair, que d’aller chercher une nouvelle intrigue auprès d’une petite blonde qui l’enverrait promener, à moins qu’elle ne guignât une amourette fructueuse… Nous en serions restés là. Mais Henry eut l’idée malencontreuse de prétendre que… (ma foi, comment dirai-je pour n’avoir pas l’air fat ?) …votre attention s’était portée plutôt sur ma modeste personne que sur la sienne… La pointe de jalousie dépitée qui perçait dans sa voix m’amusa…, m’inspira une plaisanterie. Je le quittai sous un prétexte et vins m’asseoir à vos côtés. Cela m’eût diverti d’être ainsi vu par Henry, lui soufflant une conquête. Et puis, je tenais à savoir si sa supposition était fondée, si, en effet, le cas échéant, vous m’eussiez donné la préférence…

Le misérable : on croirait qu’il devine mon caractère d’enfant gâtée par la nature. Combien ce mépris injurieux pique au jeu, touche avec sûreté mon âme accoutumée aux hommages, aux fadeurs, aux prières banales !…

Ah ! je n’ai plus envie de m’en aller aujourd’hui ; je frémis, les sourcils froncés, les mains nerveuses ; mais tout à coup, la flamme aiguë que je surprends dans ses yeux qui m’observent avec acuité — devenus vifs et perçants, ayant quitté leur expression de rêverie morne — m’inspire une réplique tendancieuse :

— Je dois conclure que si vous avez renouvelé l’entretien cet après-midi, c’est moins pour expérimenter la prédilection que je manifeste, paraît-il, à l’égard de votre personne — fort peu modeste, selon moi — que pour aller au-devant d’une nouvelle rencontre avec votre ami Fargeau…

— Sous ce rapport, vous vous trompez : Henry a repris, ce matin, le train de Paris.

— Alors, quel honneur ! Je suis confuse : monsieur a daigné se déranger pour moi seule aujourd’hui ?

— Laissez cet air de gouaillerie vexée, ou vous allez tomber dans la banalité : ce serait dommage. Vous venez de me plaire infiniment, il y a une minute : certes, vous êtes jolie, vous avez la grâce fine et ployante des cygnes, leur blancheur fuyante et souple, mais une femme sur cent possède votre séduction et votre joliesse blonde ;• et une femme sur cent, ça finit par faire beaucoup, dans tout l’univers… Il y a aussi d’autres beautés que celle des femmes pour caresser nos yeux : regardez le panorama prestigieux qui nous entoure, les dentelures pâles des montagnes, la masse sombre du château ; et là-bas au lointain, la pointe du cap Ferrat, se dessinant sur la mer, comme un fil de soie verte sur la nappe bleue de l’eau… Regardez aussi ce superbe lévrier qui passe devant nous : avec sa fourrure argentée et sa démarche onduleuse, son museau pointu, sa longueur frêle, n’est-il pas admirable à contempler dans sa splendeur animale ? N’est-ce pas que la beauté se rencontre partout pour qui sait la voir ? Tandis que je me demande s’il existe une femme capable d’écouter, comme vous l’avez fait, les choses blessantes que je vous ai dites, tout à l’heure. Voilà pourquoi vous m’avez plu. Une autre eût protesté, fût partie, piquée au vif dans son amour-propre (l’amour-propre, cette vanité de l’amour). Vous, vous êtes restée, courageusement. Vous avez tenu tête : le silence du mépris vous a semblé une piètre attitude. C’est très bien. C’est le fait d’une nature originale… si rare chez la femme. J’ai quarante-cinq ans, mademoiselle. Je ne me souviens pas d’avoir eu une maîtresse qui fût une créature intelligente, capable de penser toute seule… Je crois, voyez-vous, que Prométhée n’est qu’un imposteur : il a prétendu, comme cela, qu’il avait dérobé le feu sacré, par vantardise, pour faire parler de lui. En réalité, il n’a pas osé aller jusqu’au bout, et Pandore est toujours restée une belle statue sans âme. Que ça tombe mal, avec moi : je suis un cérébral, et mon désir ne se contente point des attraits physiques !… Les marina niçois de la vieille ville, du quartier du Malonat, cuisinent une spécialité exquise : la soupe au poisson. C’est une sorte de bouillabaisse liquide, de homard condimenté de safran. Croyez-vous que, sans la sauce, le poisson aurait le même goût ? Le vieux proverbe a du bon. Un beau corps de femme… qu’est-ce, cela ! sans le sel de l’esprit, le safran des vices rares et le poivre de la personnalité ?

— Supposez-vous que je doive être bien assaisonnée ?

Il rit :

— D’abord, vous possédez ce charme bref d’être encore un point d’interrogation. Vous avez moins de vingt ans, en tout cas, vous ne paraissez pas vingt ans…

— J’ai dix-huit ans et trois mois.

— Et vous semblez connaître bien des choses…

— Je sais tout !

— Bigre ! Tout : ça prouve que vous êtes sans doute moins avancée que je ne le croyais. J’ignore quelle est la condition sociale à laquelle vous appartenez, et ma curiosité y trouve son compte. Vous avez l’air d’une jeune fille, mais la liberté dont vous semblez jouir écarte cette hypothèse. On est rarement mariée à votre âge. Et pourtant, vous n’êtes sûrement pas — pardonnez-moi le mot — une grue : vous vous tenez, vous vous exprimez comme une personne très cultivée ; et les demi-mondaines instruites sont presque toutes d’anciennes institutrices : elles ne débutent pas si jeune ; à votre âge, elles sont encore à l’école normale…

— Je suis la fille de…

— Non ! Ne me dites rien : laissez-moi chercher. C’est si amusant !… Qui que vous soyez, je vous trouve intéressante, énigmatique à souhait. J’ai commencé la partie en songeant à mon ami Henri, et maintenant, c’est le jeu de l’adversaire qui m’intrigue. Vous êtes le partner rêvé, une femme pas comme tout le monde.

— Bref, un joujou perfectionné dont vous aimeriez crever le crâne, pour en déchiqueter l’âme et voir la petite mécanique.

— Ne vous croyez pas forcée de viser aux phrases littéraires parce que vous me parlez.

— Pourquoi me dites-vous ça ?

— Vous devez comprendre. Et puis, cessez aussi ce persiflage défiant. Nous sommes faits pour nous entendre : je ne vous ai pas déplu…

— Vous vous trompez : ça n’est pas vrai. Vous ne me plaisez pas…

Je proteste, agressive, hérissée contre ma sotte faiblesse, cherchant à éteindre mes regards trop parlants. Il répond, souriant :

— Alors, dans ce cas, je vous renvoie la balle. Tout à l’heure, vous m’avez dit : « Pourquoi m’avez-vous parlé ? » À mon tour, je vous demande (puisque je ne vous plais pas) : « Pourquoi m’avez-vous répondu ? »

— Parce que vous avez les yeux de Laura.

— Je ne saisis pas… Qui est Laura ? Une amie à vous ?

— Non. C’est un personnage de l’Inconnu, de Paul Hervieu.

— Ah ! Je sais… Mais, ceci nécessite un complément ?…

— Vous avez lu, n’est-ce pas… Dans le roman Laura a des yeux vrilleurs qui produisent un extraordinaire effet de toucher sur un être essentiellement nerveux, puisque c’est un fou. Il lui semble que ce regard magnétique a le pouvoir de se fixer à lui comme d’insaisissables épingles, d’exercer sur ses facultés une espèce d’attirance hypnotique…

— Mon regard vous a aimantée ?

Il rit, les paupières baissées, avec une expression pleine de finesse. Il semble s’amuser en dedans des choses qu’il ne dit pas. Il ne réclame plus d’explication complémentaire…

Nous sommes revenus sur nos pas ; nous voici maintenant devant la rue du Congrès : c’est à cet endroit de la promenade des Anglais que se réunissent toutes les élégances et les ridicules ; c’est le persil des snobs. Mon compagnon s’irrite à leur vue. Il déclare, cinglant et moqueur :

— On croirait que les gens ne recherchent à dessein la lumière brutale de ce ciel électrique que pour mieux souligner leurs tares et leur déchéance. Voyez ces quinquagénaires maquillées, serrées à la taille dans leurs robes de jeune fille, ces robes estivales de tulle ou de dentelle, sous l’étole de zibeline ; et ces vieux messieurs guêtrés, teints, fardés, qui arborent des chapeaux de paille. C’est piteux, sous ce beau soleil : ils ont l’air de cadavres ambulants qui viennent se chauffer…

Amusée, je riposte, faisant chorus :

— Cela évoque la définition de Jean Claudières, n’est-ce pas : Le soleil de Nice ? Un four crématoire

— Vous avez l’esprit d’à-propos.

Pourquoi rit-il comme s’il se moquait de moi ? Je n’ai rien dit de mal. Il me croit peut-être poseuse parce que je cite trop d’auteurs : après Paul Hervieu, Jean Claudières. Je questionne :

— Vous ne l’aimez pas, Jean Claudières ?… Moi, je lui trouve un grand talent. J’admire ses œuvres caustiques, satiriques et terribles, son ironie acérée et tranchante… En le lisant, il semble qu’on mord à même un fruit acide, et c’est délicieux…

— Ça ne vous fait pas grincer des dents ?

— Railleur !

— Je ne raille pas. Votre opinion ne me déplaît point. Et puis, Jean Claudières jugé par une gamine de dix-huit ans, ça n’est pas une chose banale !

— Pourquoi ?

— Parce qu’en général, à votre âge, on ne l’a pas lu…

— Moi, je connais tout ce qu’il a écrit, ses romans, ses vers, ses contes du Quotidien… Ah ! mon Dieu !

— Qu’est-ce qui vous prend ?

— Il est quatre heures… Et j’ai promis à papa de l’attendre à la gare au train de quatre heures quarante…

— Vous avez bien le temps. Voulez-vous que je vous y conduise en voiture ? Vous y serez dans dix minutes.

Il hèle un cocher qui erre sur l’avenue des Phocéens. Nous montons. Le Jardin public défile devant nous avec sa parure de plantes grasses et les troncs massifs de ses palmiers de Chine. La place Masséna, l’entrée de l’avenue de la Gare, ses allées de platanes… Tout à coup, je sens sa main qui se glisse derrière mon dos, vient crisper ses doigts au creux de l’aisselle, et m’attire à lui d’un geste enveloppant. Cette première caresse me trouble exquisement ; je n’ose plus bouger, alanguie. Puis, soudain, je me dégage avec brusquerie, et je dis, menteuse, rougissante, sous son regard surpris :

— Vos bagues me font mal. Pourquoi portez-vous des bijoux de rasta, puisque vous avez, sous d’autres rapports, des goûts d’artiste ?

— Je ne vis que parmi les rastas : c’est pour ne pas me faire remarquer… Laissez donc, chérie, vous voyez bien que j’ai glissé mes bagues dans mon gant…

Chérie !… Que les hommes sont maladroits en nous heurtant aussi vite de leurs privautés rapides ! J’avais accepté la caresse… mais le mot familier me choque ; et, cabrée, je résiste fermement. Il s’écrie, découragé :

— Vous êtes inexplicable… Êtes-vous perverse ? Coquette ?… Ingénue, quand même ? On n’en sait rien. Pourquoi restez-vous ainsi livrée à votre caprice ? Quel est ce père oublieux, ou hypothétique ? Maintenant, je veux le savoir : qui êtes-vous ?

— Je suis une fille qui n’a pas eu de maman, tout simplement. Ça veut dire beaucoup de choses, cette petite phrase-là.

La voiture monte l’avenue Thiers. Voici la gare. Je saute lestement, sans vouloir répondre à ses questions, ni lui promettre une autre entrevue… Nice est petit : nous nous retrouverons bien. Et je m’engouffre dans le hall de la gare avec un désir de lui échapper momentanément, de me reprendre : j’ai envie de pleurer et j’ai mal aux nerfs…

Sur les quais, je m’oriente, maladroite ; de quel côté arrive le train de Monte-Carlo ?… Décidément, je n’ai pas la bosse des points cardinaux : si j’éprouve, tels les peuples, quelque attraction vers l’ouest, c’est bien sans m’en douter…

Je questionne un homme d’équipe qui me répond dans un idiome savoureux qui fleure l’ail et la pomme d’amour : autant dire que je n’y comprends goutte. Et ça pourrait durer longtemps si une voix claire, — bien grasseyante, bien parigote, celle-là — ne criait derrière moi : « Bonjour, mon amie Nicole ! »

Je me retourne : Paul Bernard est là, avec son air d’éternelle belle humeur. Ma surprise me rappelle notre rencontre de la générale. Je lui dis en riant :

— Vous affectionnez ces sortes d’entrées de personnages de féerie sautant d’une trappe… Vous voilà donc à Nice, vous aussi ?

— Je suis arrivé ce matin. Je suis descendu au Princess-Hôtel, promenade des Anglais. Et je viens réclamer ce soir, en personne, une malle précieuse que la négligence des garçons d’hôtel a laissée en souffrance aux bagages. On n’est jamais bien servi que par soi-même. D’ailleurs, me voici récompensé, puisque je vous rencontre… À vrai dire, si j’ai quitté Paris, c’est un peu pour vous rejoindre…

— Et beaucoup pour quoi ?

— Et beaucoup pour en savourer le plaisir.

— Mazette ! Est-ce le changement de ciel qui vous porte au madrigal ?

— Est-ce également le ciel de la Riviera qui allume vos yeux ? Je ne vous ai jamais vu ce regard, Nicole. Vous êtes toute drôle, parole !… Tenez, vous rougissez, à présent.

— Je rougis parce que votre remarque est bête.

— Mauvaise excuse !… Viendrais-je troubler, par hasard, quelque rendez-vous galant ?… Quand une femme est seule dans une gare, elle attend plus probablement un amoureux qu’un train : croyez-en mon expérience.

— Parfaitement : les voyageurs pour Cythère en voiture !… Ce qui est malheureux, c’est que je n’attends que papa.

— Malheureux ?… Voilà un adjectif joliment qualificatif. Si je pouvais le prendre pour un encouragement…

— Allons donc, cher monsieur ! Ce ne serait pas votre rôle. Dans le théâtre de mon cœur, vous-même avez choisi l’emploi de confident.

— Justement : vous ne me faites jouer que des pannes ! Accordez-moi une création, chère petite directrice !

— Je vous décris les rêves que je cultive en mon jardin secret. Que vous faut-il de plus ?

— Je voudrais, dans ce jardin, ne pas rester tout le temps du côté cour.

— Vous vous émancipez, monsieur Paul Bernard. Où sont vos belles résolutions d’amitié ?

— Oh !… Et puis, zut ! J’aime mieux vous parler franchement. Mon amitié, au fond, c’est une espèce d’assurance à intérêts différés. Si je n’espérais pas toucher un jour des rentes d’amour, je n’aurais pas fait ce placement ingrat… Somme toute, je suis d’une race d’industriels. Croyez-vous que ça amuserait beaucoup un pauvre bougre — oh ! pardon ! — un pauvre diable de miséreux, si on le plaçait devant la boutique d’un changeur, en lui disant : « Regarde cet or, ces billets, tu as le droit de les convoiter, de les trouver à ton goût, de les aimer… Mais, défense d’y porter la main, c’est un autre qui en profitera… » Vous figurez-vous ce supplice de Tantale ?

— Peuh ! Tout le monde sait que l’or et les billets exposés chez un changeur sont faux…

— Hélas ! Vous, vous êtes « en vrai ». Nul artifice ne vient choquer le regard et atténuer le désir, dans ce visage uni, cette tête blonde, et ces yeux bleus aux longs cils… Nicole, sans badinage, sans blague, depuis quinze jours que vous êtes partie, je me suis aperçu que j’ai plus besoin de vous voir que je ne croyais… Je vous aime, quoi ! Voilà le grand mot lâché ; tant pis si ça me donne un air bête. Ce n’est pas un caprice, un désir passager, c’est… c’est ça, simplement. J’ai tenu à partir brusquement pour pouvoir vous le déclarer aujourd’hui.

— On peut dire que vous tombez à pic.

— Pourquoi ? Mon Dieu ! vous possédez le secret des phrases inquiétantes.

— Non ; mais je sais comprendre le sens des protestations exaltées. En somme, si je vous prenais au mot, si je vous disais — et j’en aurais le droit, puisque je suis jeune fille — : « Eh bien ! moi aussi je vous aime : divorcez ; épousez-moi », qui se trouverait horriblement embarrassé ?… Allez, vous n’êtes pas plus sincère aujourd’hui qu’hier, vous ne troubleriez pas votre vie pour moi, malgré vos belles paroles ; et ce que vous m’offrez, c’est — enjolivée de fleurs de rhétorique — la proposition que vous feriez à Lily de Barancy…

— Non, ma petite Nicole, vous vous trompez. Si vous m’aimiez, je serais peut-être assez fou ou assez brave pour démolir mon existence et en rebâtir une autre… On ne sait pas. Mais, vous ne m’aimez pas. Alors, savez-vous ce qui arriverait si je vous épousais dans ces conditions ?… Je serais cocu. Vous riez… parce que j’ai dit le mot juste, celui qui fait rire. Voilà pourquoi je ne vous promettrai pas de divorcer, le cas échéant : moi, je ne coupe jamais, je ne ne suis pas sûr de pouvoir recoudre.

« Et puis… Ne méprisez point les Lily de Barancy. Autant les filles vulgaires, celles qui se vendent, cupides et grossières, à la plus haute cote d’une Bourse de l’Amour, sont en effet viles et méprisables, autant la femme jetée par son destin, son milieu et sa beauté, dans la vie galante, force notre approbation, si elle sait découvrir un but plus élevé à sa profession ; si elle pare son esclavage d’élégance, ses exigences de charme, et son infériorité de grâce ; si elle se révèle intelligemment la rieuse marchande de plaisir, délicate et séduisante ; si elle raffine la bassesse du métier brutal et se montre orgueilleuse de sa beauté comme l’actrice de son talent. Sur mille courtisanes ordinaires, il y a une Ninon de Lenclos. Ne méprisons pas Ninon.

« J’ose affirmer ce sophisme, moi, l’homme régulier : je ne blâme aucun être quel qu’il soit, du moment qu’il exerce logiquement la fonction sociale à laquelle il est voué. Mais, je plains ceux qui se débattent dans une voie qui n’est pas la leur. Ça me fait pitié : c’est comme si je voyais un piteux avorton s’efforcer de soulever les poids de l’hercule.

— Ben ! en effet, le paradoxe ne vous fait pas peur : vous êtes un bourgeois qui n’est guère pompier !

— Chacun est né pour remplir un but différent. Vous cherchez le vôtre, Nicole.

— Parbleu, je vous entends bien. J’ai compris votre long discours, et la conclusion que vous n’osez dire, je l’ai pressentie dès le début : vous estimez que je ne suis point faite pour me marier, qu’il y a en moi l’étoffe… d’une Ninon. Vous n’auriez pas débité en vain toutes ces choses que vous ne pensez pas : vous plaidiez votre cause, mon cher avocat !

Nous marchons d’un bout à l’autre du quai, tout en causant. Le trajet immuable nous amène à chaque tour devant la marchande de journaux, et je regarde machinalement deux Anglaises maigres qui feuillettent les illustrés…

Tout à coup, il reprend, la voix changée :

— Je ne serai pas aimé le premier, je le prévois, et j’en suis presque satisfait… Vous êtes une bizarre petite créature peu naïve, compliquée — mais, quand même une jeune fille. Ce ne serait pas très propre à moi de chercher à vous faire franchir le Rubicon, sans autre raison que celles que je vous ai données… puisque vous ne les admettez pas encore.

« Seule, une grosse déception peut vous amener à moi… Je sens bien ce que vous désirez : une situation stable, un abri sûr, une épaule où poser votre tête avec confiance. Et, en même temps — ô petite femme contradictoire ! — le compagnon bon, probe et tranquille qu’il vous faudrait pour réaliser ce rêve, s’il se rencontrait sur votre route, ne vous inspirerait que du dédain… Malgré vous, le désir de l’aventure étrange, de l’adversaire un peu perfide, de la minute unique, vous hante. Comment accorder tout cela ? Votre imagination galope vers l’inconnu, l’imprévu, la douleur, et la désillusion. Ma chère Nicole, écoutez-moi : le jour où vous aurez appris à aimer, à vous dégoûter, à douter de tout, à vivre, enfin — et que vous en aurez assez, ce jour-là, venez auprès de votre ami Paul, contez-lui vos chagrins ou taisez-les si vous préférez le silence. Et votre ami saura, à ce moment inévitable, tisser la toile de songes où se perdra votre amertume. Vous n’aurez plus qu’à vous laisser bercer et à oublier.

— Dites donc, en attendant cette époque indéterminée, j’aurai le temps de vieillir ! Si je vous arrivais pleine de rides, hein ?

Je cherche à plaisanter, comme on chante dans l’obscurité : il m’a émue, ce bêta de Paul ! Il réplique :

— Oh ! Avec votre nature impulsive et passionnée, ça ne sera pas si long. Il suffira peut-être d’une autre rencontre d’automobile, dont l’automobiliste, cette fois, sera votre « type ».

— Ça ferait un beau fait-divers en manchette : Rencontre d’automobilistes, catastrophe, horribles détails !

Un sifflet de locomotive m’interrompt. Cette fois, c’est le train de papa.

Bientôt, père saute d’un compartiment, se dirige vers moi ; il n’a pas sa tête de tous les jours : il est maussade et congestionné. Serrant la main de Paul, sans même s’étonner de le voir là, il s’écrie tout de suite :

— J’ai eu une déveine acharnée ! La rouge a passé vingt coups sur vingt-cinq et je pontais sur la noire !

Mais, Bernard et moi, nous sommes des profanes, nous ne comprenons rien aux combinaisons du jeu.

Laissant papa ruminer sa défaite, nous le suivons en bavardant entre nous. Nous voici avenue de la Gare.

Tout à coup, Paul Bernard se penche vers moi, et murmure :

— Tenez, je suis sûr que si vous aviez le malheur de le connaître, il sera très probablement votre « type », celui-là !

Je lève les yeux. J’ai un sursaut involontaire : devant nous passe mon inconnu du matin, mon étrange inconnu aux yeux glauques. Je regarde Paul : sa perspicacité me déconcerte. M’aura-t-il rencontrée durant ma promenade imprudente ? Non : Bernard a l’air paisible, indifférent… Et je riposte hardiment :

— Vous savez donc quel est cet homme ? Comment s’appelle-t-il ?

— Jean Claudières.