La Carrière amoureuse/7

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La Renaissance du Livre (p. 31-36).



VII


Max Hubertin est venu nous relancer aujourd’hui : il a parlé de papa à cette fameuse Mme Schlinder, qui l’a chargé de nous amener, et cet après-midi, à son five o’clock, villa des Mélèzes.

Père, légèrement grognon (sa perte d’hier l’a mis de mauvaise humeur), n’ose se dérober aux sollicitations flatteuses de l’enveloppant rédacteur mondain de l’Écho de Nice, et j’appuie la requête du journaliste pour une raison particulière.

Max Hubertin n’a-t-il pas dit que Jean Claudières était reçu chez Mme  Schlinder ?… Peut-être vais-je l’y rencontrer.

Dire que c’était Claudières, le héros de mon aventure niçoise, l’homme que je prenais pour un rasta, sans me défendre cependant d’être attirée vers lui ; l’écrivain remarquable dont — avec ma stupide suffisance de gamine — j’appréciais tranquillement l’œuvre en sa présence : « Vous ne l’aimez pas, Jean Claudières ?… Moi, je lui trouve un grand talent. »

Parbleu ! je comprends, maintenant, le sens de ses phrases à double entente : il était persuadé que je n’ignorais nullement sa personnalité… Il ne sait pas que j’ai vécu longtemps à l’écart de la vie parisienne ; et il s’en était allé habiter Nice lorsque papa commença à me sortir un peu. Je n’avais jamais vu Jean Claudières avant notre rencontre… Mais les gens connus s’imaginent que tout le monde les connaît.

Que je me suis sentie interloquée, hier, lorsque Paul Bernard me l’a nommé, très naturel, comme on signale à notre curiosité quelqu’un de notoire qui passe !… Paul ne s’est douté de rien. Sans soupçonner mon trouble, il m’a conté ses anciennes relations avec Claudières, il y a une dizaine d’années, alors que jeune millionnaire viveur, il coudoyait le chroniqueur dans les milieux fêtards où l’un cherchait son plaisir et l’autre des sujets d’articles…

Une dizaine d’années !… À cette époque Claudières approchait de la quarantaine, moins un lustre : et moi, je n’avais pas neuf ans !… Je me sens jalouse en pensant à toute cette période de son passé que le temps m’a volée ! Est-ce bête de devenir amoureuse !… — Eh bien, oui, avouons-le — amoureuse d’un homme presque aussi âgé que papa, et que je connais depuis trois jours !… Trois jours ? Oh ! non. Il me semble l’avoir découvert bien avant, puisque je me suis grisée de la lecture décevante de ses œuvres, et que j’ai pu me laisser prendre, depuis longtemps, à ce leurre, m’abuser de ce mirage, où nous croyons deviner l’homme, dans l’écrivain, en le jugeant à travers ses livres !

Au moment où nous nous disposons à descendre avec Hubertin, paraît Paul Bernard. Comme papa ne rêve plus aux intermittences du trente-et-quarante, il daigne interroger Paul sur son arrivée, le présente à Hubertin, et propose :

— Venez donc avec nous : nous allons rendre visite à Mme Schlinder.

— Mais… je n’ai pas l’honneur de connaître cette dame, observe Bernard.

— Moi non plus : ça ne fait rien, répond papa : c’est Max qui nous introduit.

Moi, je trouve que « ça fait quelque chose » et, d’un regard chargé de rancune ; je suis les gestes affables de Max Hubertin, s’empressant auprès du gros millionnaire dont la publicité — pastilles Bernard, réglisse mauve — couvre la sixième page de son journal. Dame ! ça m’ennuie que Paul nous accompagne : sa surveillance se fera plus attentive que celle de papa, et si Claudières est là, que de complications !… Je médite, renfrognée dans un mutisme rageur.

Nous voici devant la grille majestueuse de la villa des Mélèzes. Hubertin n’a rien exagéré : ici, tout semble concorder pour la joie des yeux. Au fond de l’allée centrale, plantée de raphias touffus, apparaît la villa : sa terrasse italienne étage, au-dessus du parc, la végétation imprévue d’un jardin suspendu, dont les lauriers roses et les grenadiers projettent leurs verdures sombres sous un ciel de gouache, plaqué de nuages crayeux sur azur lilas.

Nous montons. À l’entrée, un petit domestique (qui a l’air terriblement gêné dans une livrée neuve) annonce les trois noms d’un accent marseillais, heureux de se gargariser avec les r qu’il y fait rouler.

J’aperçois un salon vert, en camaïeu : depuis le chrome éclatant des tentures jusqu’au bronze éteint des tapis, tous les verts s’y rassemblent sans trop se combattre, par une savante dégradation. Près d’une fenêtre, hélas ! une estrade abritant divers instrumentistes grinçants, m’avertit que la matinée musicale sévit en ces lieux. Au moins, faites que ce ne soit pas un concert d’amateurs, Seigneur !… Il y a beaucoup de monde, des deux sexes. Tant mieux : les « jours » où l’on ne rencontre que des femmes sont assommants : les papotages, toujours les mêmes, y défilent avec la monotonie d’une figure de cotillon ; et les gens qui n’ont pas l’habitude de parler pour ne rien dire les écoutent de l’air obtus d’un Polynésien qui assisterait à une conférence en espéranto.

La maîtresse du logis s’avance vers nous, belle personne grasse et blanche, au seuil de la quarantaine fleurie des jolies femmes ; elle a un beau visage régulier, d’une pâleur uniformément ambrée, telle une figure de cire ; des cheveux d’un noir d’encre, luisants et satinés d’un reflet de brillantine, et des yeux superbes, aux prunelles vertes, étoilées d’or, à la sclérotique bleuâtre. Je comprends maintenant pourquoi son salon est vert, et sa robe pailletée d’émeraude : elle assortit le cadre à la couleur de ses yeux de néréide.

Mme Schlinder, son sourire de mondaine aux lèvres, nous dit d’un air engageant — comme on fait l’article d’un magasin bien achalandé : — vous savez, mon salon est très couru ; j’espère que vous viendrez me voir souvent. Je reçois énormément.

« Vous verrez, monsieur Fripette, vous vous trouverez en bonne compagnie : j’ai pour le moment Giuseppe Ferrari, le dramaturge florentin… l’auteur de Lorella, et le poète hongrois Zuccarago qui nous récite ses pièces slaves…

Et avec ça, madame ? Va-t-elle choisir un sac rose ou bleu pour envelopper la marchandise ?… Elle reprend :

— Aimez-vous la musique, mademoiselle ?… Je donne aujourd’hui un festival Reyer… Notre mélomane éclairé, le comte Adalbert de Bellangarre, tient la partie de violoncelle.

C’est bien ce que je craignais : le soliste amateur menace nos oreilles. Mais un vieux monsieur aux yeux brillants et craintifs, au nez fureteur, au museau pointu, s’approche de nous. Mme Schlinder présente :

— Mon mari… Edouard : monsieur et mademoiselle Fripette, des amis parisiens de Max Hubertin.

Je regarde Edouard Schlinder, et mon imagination fantaisiste découvre aussitôt une ressemblance étonnante entre sa tête de rongeur peureux et celle des animaux qu’il affectionne. Je glisse, malicieuse, avec un air de fillette bien sage :

— Il paraît, monsieur, que vous élevez de délicieux petits cobayes ?… Que ces jolies petites bêtes sont intéressantes !…

Près de moi, Max Hubertin manque de pouffer ; père et Bernard esquissent un sourire. Mais M. Schlinder me lance un regard de sympathie ; son visage s’anime. Il réplique :

— N’est-ce pas qu’ils sont charmants ? Voulez-vous voir les miens ? avec l’accent d’une mère dont on admire les rejetons.

Mme Schlinder nous interrompt, désignant l’estrade : « Chut ! Chut !… On commence Salammbô ! »

Voyons : vais-je opter pour la séance de musique ou les cochons d’Inde ?… Tout de même, j’aime mieux les cochons d’Inde : à pas de loup, suivant M. Schlinder et suivie de Paul Bernard (papa flirte déjà avec Mme Schlinder), je sors du salon… du salon où je n’ai vu que des figures indifférentes en cherchant s’il était là.

Les petits rongeurs grouillent dans une cage, leurs corps prestes et fauves fuyant, bondissant les uns sur les autres, mus par une agitation fébrile… M. Schlinder les contemple tendrement, se récriant sur la douceur de leur pelage et l’éclat de leurs yeux de jais. Paul affecte de s’intéresser et m’observe à la dérobée, ses yeux gris un peu inquiets.

Moi, je regarde autour de nous. La maisonnette des cobayes est au bout du jardin, point culminant de l’habitation. Ici, la vue domine le paysage embrasé de crépuscule, les vallées verdoyantes, les coteaux s’étageant d’une dégringolade d’arbres élancés, aux rameaux effilés ; et les pinèdes odorantes, dressant leur troupeau serré de pins rigides. Le ciel s’enflamme dans une féerie de couleurs vives, zébrant l’horizon de carmin, d’indigo, de cuivre, de pourpre et d’or.

Des pas s’approchent de notre côté. Peut-être est-ce la musique de chambre qui inspire aux invités le goût du jardin ? Et j’ai l’étonnement de voir apparaître Lucien Chevalier, le romancier poncif, et Camille Léon, l’écrivain décadent, aux mœurs néo-grecques — deux figures entrevues à la générale de l’Aubaine, deux habitués du salon Schlinder (naturellement) durant leurs incursions en Riviera. Derrière eux, une haute taille à la démarche nonchalante me cause un battement de cœur, fugace et violent : j’ai pressenti Claudières avant de l’avoir regardé. À ma vue, il a un haussement de sourcils, une surprise brève, puis s’incline devant moi avec un sourire complice, baise ma main tendue.

Paul Bernard me lance un coup d’œil interrogateur, et son regard s’attache au mien, insistant, exigeant… Comme on peut dire de choses en un regard : celui-ci, tour à tour, questionne, reproche, s’irrite et s’inquiète, si expressif qu’il me semble entendre les paroles de cette scène muette, comme on devine les mots aux mouvements des lèvres.

Ah ça, m’aimerait-il vraiment cet homme puisqu’il paraît jaloux… ? En tous cas, il a tort de ne point dissimuler ; j’ai horreur de la jalousie : quel sentiment bête, mesquin, vulgaire et brutal… c’est moi qui ne serai jamais jalouse, par exemple !…

Et je m’amuse à troubler Bernard ; je me fais coquette, enjôleuse exprès, avec Claudières, pour agacer l’autre, à tel point que je m’aperçois, toute confuse, qu’en jouant ce jeu je me trompe moi-même et pense plus à Paul qu’à Jean…

Nous redescendons lentement vers la maison. Edouard Schlinder marche devant nous, entre Chevalier et Léon. Paul est resté en arrière : tout à coup, il me tire par la manche, m’arrête ; je n’ose me dégager, et je laisse Claudières nous dépasser discrètement, rejoindre l’autre groupe. Paul m’interroge, plus brusque que de coutume :

— Vous connaissez Claudières ; pourquoi m’avez-vous demandé son nom, le soir de mon arrivée, quand il nous a croisés, sur l’avenue ? Pourquoi faisiez-vous l’ignorante ?

— Par malice.

— Voilà une idée bizarre… j’avoue que je ne la comprends pas. Où avez-vous rencontré Claudières, précédemment ?

— À Paris. C’est un ami de papa.

J’ai menti avec cet aplomb imperturbable, cet air de véracité, qui font du mensonge féminin un chef-d’œuvre unique.

Paul ne doute pas une minute. Il reprend son questionnaire :

— Vous flirtez avec lui ?… Pas sérieusement, au moins ? Ce serait idiot, Nicole. Ce n’est pas un flirt pour vous.

— Pourquoi donc ça ?… D’abord, je vous ferai remarquer que vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde point. En admettant même que je m’éprenne de lui, vous devriez vous réjouir pour demeurer logique.

— Hein ?

— Dame ! N’avez-vous pas déclaré que, seule, la désillusion d’une première aventure pourrait m’amener à vous selon votre opinion ?… Ainsi, l’intérêt doit vous porter à me souhaiter, au plus tôt, un amoureux.

— Pas celui-là… Vous ne le connaissez pas. C’est un être malade et compliqué, indéchiffrable… Déplaisant, d’ailleurs. Incapable d’aimer. Qu’est-ce qui vous a séduite en lui ?… Son prestige d’homme connu ? Je vous jugeais moins « snobinette » !

— Pour cela, vous faites erreur… J’ai eu la preuve du contraire… je ne veux pas vous dire comment. Au surplus, rien ne vous assure que je sois séduite… Je cause cinq minutes avec un monsieur : d’un coup, vous me décrétez conquise. Me croyez-vous de salpêtre ?

— Il me suffit de voir vos yeux quand vous le regardez… Étrange Nicole… Claudières est vieux, pourtant.

— Non. Et puis, quand même… Si je l’aimais, c’est justement ce que j’aimerais en lui, cette patine du passé marquée sur un visage, et le souvenir de tant d’années que garde un regard profond… Je déteste les jeunes gens trop jolis, trop roses, trop frais… Les hommes sont comme le vin : c’est en vieillissant qu’ils commencent à prendre du goût.

— Nicole, vous ne raisonnez jamais avec l’esprit d’une fille de dix-huit ans. Vous avez, selon vos propos, trente ans ou douze ans. C’est la petite fille qui parle en ce moment.

— Je m’en moque : je raisonne comme je sens, j’exprime ma pensée, et ne me pique ni de sagesse, ni de discernement.

— Du moins, laissez-moi croire que vous êtes trop fière pour suivre votre penchant… sans être payée de retour.

— Sans être payée de retour ! Qu’en savez-vous ?

— Claudières est un blasé, doublé d’un curieux. Tout ce qui lui semble nouveau l’attire pour le lasser bientôt. Il ne recule devant rien pour satisfaire un désir inédit ou tenter une expérience ; puis, lorsqu’il en a assez il jette n’importe où ce qui l’a diverti une minute, sans plus se soucier de ce qu’il laisse derrière lui, avec le suprême détachement d’un sceptique égoïste que la vie n’a pas ménagé, il est vrai, à ses débuts. Votre jeunesse bizarre l’intrigue : défiez-vous.

— Vous le connaissez donc beaucoup ?

— On n’a pas besoin de voir souvent les gens pour les connaître, il suffit de les rencontrer à l’heure propice… La femme se livre à l’heure du berger, et l’homme à l’heure du Champagne… On connaît mieux un compagnon de fête qu’un ami de vingt ans. Je vous ai dit mes relations avec Claudières : nous nous sommes grisés dans les mêmes soupers. C’est un chercheur impitoyable, qui fouille partout, au hasard, sans se rebuter, dans tous les coins — avec une obstination de ramasseur de mégots — pour y découvrir son butin plus ou moins malpropre… Mais, comprenez-moi, sapristi !

— Vous me paraissez un peu trop partial, cher ami.

— Voici, devant nous, quelqu’un que vous pourrez écouter quand il parlera de son cher Claudières… C’est Camille Léon. Il n’a aucun intérêt à vous tromper, celui-là.

— Il en a un à tromper le monde. C’est de la publicité bien entendue. Quelle est la demi-mondaine qui ne se vante d’une liaison royale ? Et les turpitudes qu’on raconte sur un homme célèbre, ce sont les épines de sa gloire.

— Et quand cela serait faux ? Qu’importe !… Causons sérieusement : à quoi peut aboutir une aventure entre un homme de son âge et une jeune fille de dix-huit ans, voyons ?

C’est la seule objection à laquelle je ne sais que répondre. Et pour me venger, je riposte, agressive :

— Vous vous contredisez à chaque phrase… L’autre soir, en me désignant Jean Claudières, vous vous êtes écrié : « Voici l’homme qui serait votre type si vous le connaissiez. » Aujourd’hui, vous ne pouvez concevoir que je lui manifeste une sympathie toute superficielle. Il me faudrait lui témoigner une profonde aversion, pour vous faire plaisir !

Et je m’enfuis, afin de lui dérober ma rougeur souriante…

En rentrant, je constate que les musiciens, bien inspirés, ont quitté l’estrade, occupés à se restaurer de sandwiches et de petits fours. Un bruit de papotages et de cuillers égaye le salon d’un murmure joyeux. Un chaud parfum de poudre de riz se mêle subtilement aux senteurs douces des corbeilles de fleurs dont les pétales moites s’effeuillent, un à un…

Jean Claudières s’est approché de papa. Il lui parle en me regardant : c’est de moi qu’il s’agit, sûrement. Papa sourit tout à coup, et s’incline, l’air enchanté. Ma curiosité bouillonne et trépide… Mais Claudières s’éloigne. Il s’assied à côté de Mme Schlinder. Il est trop près d’elle, leurs genoux se touchent ; et puis, que peut-il lui dire, avec cette expression caressante dans les yeux ?… Ah ! folle, folle Nicole ! Je me moquais de la jalousie de Paul, il n’y a pas vingt minutes, je disais : « C’est moi qui ne serai jamais jalouse, par exemple ! » et me voici crispée d’une irritation sans égale, l’estomac rétracté, les nerfs agités de petites vibrations jusqu’au bout des doigts, l’œil orageux… Ma nature passionnée de jalouse (que je ne soupçonnais guère !) m’est révélée tout d’un coup. Et, saisie d’une angoisse affreuse, je songe que je souffrirai terriblement durant mon existence, si je continue à être aussi bête…

Maintenant Jean vient s’installer sur mon canapé. Il me dit de sa voix sourde, au timbre voilé :

— Je suis pleinement renseigné. Je sais à présent que vous vous appelez Nicole, et que vous vivez avec un père qui m’aide à comprendre ce qui restait inexplicable pour moi… J’ai connu Fripette jadis, et maintenant que je n’ignore plus votre parenté …

— Je perds tout intérêt à vos yeux.

— Mais comment donc !

— Je veux dire que je ne suis pas plus attrayante qu’une autre, que Mme Schlinder, par exemple, qui semble vous plaire…

— Ah ! bah, déjà ombrageuse ?

— Déjà, est un mot présomptueux ; vous vendez la peau de l’ours… Prématurés ou non, je ne veux pas avoir de défauts ridicules.

— Vous faites bien. En l’occurrence, ce ne serait même pas ridicule, mais inutile. Mme Schlinder, soyez tranquille, est une femme de tout repos…

— Elle est pourtant bien jolie !

À l’autre bout du salon, Paul Bernard, bloqué entre Mme Schlinder et Max Hubertin, ne cesse de nous examiner et doit maudire l’hospitalière hôtesse qui l’immobilise. Dame ! Paul, c’est l’invité d’importance, le gros millionnaire, devant qui toutes les notoriétés s’effacent. Le culte moderne du veau d’or lui apporte son offrande sous forme de pains au jambon, de thé trop chaud, de sourires féminins et de platitudes masculines.

Claudières, s’avisant tout à coup du manège, remarque en riant :

— M. Paul Bernard, cette ancienne connaissance à moi, qui ne me témoigna jamais d’animosité s’il ne me marqua point beaucoup de sympathie, ne serait pas fâché en ce moment qu’une soudaine attaque d’apoplexie m’emportât ou que la rupture d’un anévrisme vînt me surprendre, si j’en juge d’après ses yeux aux aguets et ses regards meurtriers… Bah ! Il paraît que vous lui plaisez : c’est très amusant.

— En revanche, vous n’avez pas l’air de lui agréer, vous !

— Ça ne m’étonne pas. Les hommes ne m’aiment guère, pour la plupart. Si l’on en croyait la réputation que me fait la médisance, le monde serait peuplé d’ingrats… Mais, je crois que monsieur votre père se dispose à prendre congé de cette chère hôtesse…

— Oui. Il doit avoir besoin d’aller à l’air : songez qu’il a eu le courage d’écouter le concert d’amateurs, lui !

— Voyons… Quand vous reverrai-je ? Maintenant que vous n’êtes plus une inconnue pour moi, il ne vous sied pas de faire la mystérieuse et de remettre au hasard le soin de ménager nos rencontres.

— Nous pouvons nous voir ouvertement : pourquoi combiner un rendez-vous ?… Vous n’avez qu’à me rendre visite.

— Comme il vous plaira.

La voiture nous ramène en ville, papa, Paul, Max et moi. Mon père raconte, tout guilleret :

— Tu ne sais pas ce que Claudières est venu me demander, tout à l’heure ? Je te le donne en mille !… Il m’a dit : « Pourriez-vous m’apprendre le nom de cette jeune personne blonde ?… » Et il te désignait du regard. Je lui ai répondu : « C’est ma fille, Nicole ». Alors, il s’est écrié : « Comment ! vous avez déjà une fille de cet âge !… » Il semblait fort surpris… C’est flatteur, n’est-ce pas ? Il est très gentil, Claudières… Je regrette de l’avoir peu fréquenté, à Paris… Au fait, tu ne le connaissais pas, toi, Nicole : ça m’explique qu’il ait ignoré notre parenté…

Oh ! gaffes paternelles, toujours déplorables !… Paul se retourne vers moi, stupéfait et mécontent : le voilà convaincu de ma duplicité. Fichtre ! Le questionnaire va repiquer, à notre prochain tête à tête.

Il commence à m’agacer, Paul Bernard ; quel droit s’arroge-t-il sur ma personne ?

Pour rompre le silence glacial qui a suivi la réflexion de papa, je m’adresse à Hubertin qui est placé en face de moi, et je questionne avec un intérêt joué :

— Dites, monsieur Hubertin, vous qui savez tout, quelles seront les couleurs de la redoute, au corso du Carnaval ?

Et le beau Max me renseigne d’un air important :

— Les couleurs ?… Capucine et cyclamen, mademoiselle. On sera autorisé à mélanger ces deux teintes dans le même costume. Ainsi, pourra-t-on faire des oppositions exquises…