La Case de l’oncle Tom/Ch XVII

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Traduction par Louise Swanton Belloc.
Charpentier (p. 217-241).

CHAPITRE XVII

La maîtresse de Tom et ses opinions.


« Aujourd’hui, Marie, votre âge d’or commence, dit Saint-Clair ; notre cousine, alerte et entendue comme une vraie fille de la Nouvelle-Angleterre, va décharger vos épaules du lourd fardeau des soins domestiques, vous donner le temps de vous reposer, et de redevenir belle et jeune tout à loisir. Et plus vite se fera la cérémonie de la remise des clefs, mieux cela vaudra.

Ceci se passait pendant le déjeuner, peu de jours après l’arrivée de miss Ophélia.

— Elle est la bien venue, répondit Marie, laissant avec nonchalance tomber sa tête sur sa main : elle s’apercevra bien vite à l’épreuve que les véritables esclaves, ici, ce sont les maîtresses.

— Certainement, elle découvrira cela, et un monde d’autres vérités salutaires, dans le même genre ; sans nul doute.

— On parle d’avoir des esclaves ! comme si c’était pour notre bien-être ! Si nous consultions notre bonheur et notre repos, nous leur donnerions à tous la volée d’un seul coup. »

Évangeline fixa sur la figure de sa mère ses grands yeux sérieux, avec une ardente expression d’anxiété, et dit simplement : « Pourquoi les gardez-vous alors, maman ?

— À coup sûr, je n’en sais rien, si ce n’est comme pénitence ; ils sont la croix de ma vie, l’unique et véritable cause de tous mes maux. Ce sont les plus mauvais esclaves dont personne ait jamais été affligé.

— Allons, cela n’est pas, vous le savez, Marie ; vous avez des vapeurs ce matin. Tenez, Mamie n’est-elle pas la meilleure des créatures ? que deviendriez-vous sans elle ?

— Mamie est la meilleure que j’aie rencontrée, et cependant Mamie elle-même devient égoïste, atrocement égoïste ; c’est le défaut de la race.

— L’égoïsme est un atroce défaut, en effet, dit gravement Saint-Clair.

— Voilà Mamie, n’est-ce pas égoïste à elle de dormir si profondément, quand elle sait que presqu’à toute heure de la nuit j’ai besoin de petites attentions ? Elle est si difficile à réveiller pendant mes plus grandes souffrances ! Je suis plus malade ce matin, grâce aux efforts que j’ai faits pour l’appeler.

— N’est-elle pas restée debout plusieurs nuits de suite, près de vous ces temps-ci, maman ? demanda Éva.

— Qu’en savez-vous ? répondit aigrement Marie ; elle s’est plaint, je suppose ?

— Elle ne s’est pas plaint ; elle m’a seulement parlé de tant de mauvaises nuits que vous aviez eues.

— Pourquoi ne prendriez-vous pas Jane ou Rosa une nuit ou deux, pour la laisser reposer ? interrompit Saint-Clair.

— Vous êtes fou, Saint-Clair, de me faire une pareille proposition ! Nerveuse comme je le suis, le moindre souffle me trouble, et une main maladroite me rendrait frénétique. Si Mamie avait pour moi l’attachement qu’elle devrait avoir, elle s’éveillerait au moindre bruit ; — c’est son devoir. J’ai entendu parler de gens qui possédaient des serviteurs dévoués ; tel n’a jamais été mon lot, » soupira Marie.

Miss Ophélia avait écouté cette conversation d’un air grave et observateur ; à ce moment elle serra fortement les lèvres, comme une personne décidée à reconnaître son terrain avant de se risquer.

« Mamie a bien une sorte de bonté, continua Marie ; elle est douce, respectueuse, mais égoïste au fond. Le souvenir de son mari la troublera et l’agitera toujours. À l’époque de mon mariage et de ma venue ici, j’ai été obligée, vous le savez, de l’emmener avec moi ; mon père ne pouvait se passer du mari ; c’est un forgeron, et partant il lui était très-nécessaire. Je pensais, et je le dis alors, que Mamie et lui feraient bien de se rendre réciproquement leur liberté, car il était plus que probable qu’ils ne se reverraient jamais. Aujourd’hui je regrette de n’avoir pas insisté davantage, et donné à Mamie un autre mari ; mais je fus faible, sotte, et je cédai. J’avertis Mamie qu’elle ne pouvait s’attendre à le revoir plus d’une ou deux fois dans sa vie, que je ne retournerais pas à l’habitation de mon père, l’air ne m’en étant pas favorable ; je lui conseillai donc de changer d’époux, mais elle ne voulut pas, absolument pas. Il y a des points sur lesquels Mamie est d’un entêtement qui passe toute croyance !

— A-t-elle des enfants ? demanda miss Ophélia.

— Oui, elle en a deux.

— Il doit lui être pénible d’en être séparée.

— Je ne pouvais les emmener, certes. Ce sont de dégoûtantes petites créatures ! Il n’y avait pas à y songer ; d’ailleurs ils lui prenaient beaucoup trop de temps. Mais je soupçonne que Mamie m’en a toujours gardé une sorte de rancune. Elle n’a pas voulu se remarier ; et, quoiqu’elle sache à quel point elle m’est nécessaire, et combien je suis faible de santé, je crois qu’elle irait rejoindre dès demain son mari, si elle le pouvait : je n’en fais pas doute, en vérité. Les meilleurs d’entre eux sont devenus si égoïstes aujourd’hui !

— C’est un désolant sujet de méditation, » dit Saint-Clair d’un ton sec.

Miss Ophélia lui jeta un coup d’œil, et vit sur son visage une légère rougeur de honte, et l’expression de dédain et d’ironie qui comprimait ses lèvres.

« J’ai toujours traité Mamie en enfant gâtée, reprit Marie. Je voudrais qu’une de vos servantes du Nord pût voir ses armoires, et tout ce qu’elles renferment ; des robes de soie, de mousseline, jusqu’à de la vraie batiste. J’ai quelquefois travaillé des après-midi entières à lui arranger ses coiffes et ses habits, afin qu’elle fût prête pour une fête. Quant à être grondée, elle ne sait ce que c’est : elle n’a été fouettée qu’une fois ou deux dans toute sa vie ; le matin, elle prend son thé ou son café noir, avec du sucre blanc. C’est absurde ! je le sais ; mais Saint-Clair aime la prodigalité pour lui, et autour de lui, et laisse faire à ses domestiques comme ils l’entendent. Nos gens sont gâtés, c’est un fait, et la faute en est à nous s’ils agissent comme des égoïstes et des enfants pillards ; mais j’ai tant et si souvent prêché Saint-Clair là-dessus que j’en suis fatiguée.

— Et moi aussi, » répondit Saint-Clair en prenant le journal.

Éva, la belle Éva était restée debout à écouter sa mère, avec cette expression de profonde et mystique ardeur qui lui était particulière. Elle s’approcha doucement d’elle, et lui passa ses bras autour du cou.

« Eh bien ! Éva, qu’y a-t-il encore ? dit Marie.

— Maman, pourrais-je vous veiller une nuit, une seule ? Je ne vous impatienterai pas, et je ne dormirai pas, j’en suis sûre ; souvent dans mon lit je ne dors pas, — je pense.

— Folie, folie ! dit Marie. Vous êtes une enfant si étrange !

— Me le permettrez-vous, maman ? reprit-elle avec timidité ; je crois que Mamie n’est pas bien ; elle m’a dit dernièrement que la tête lui faisait grand mal.

— Oh ! c’est une des perpétuelles complaintes de Mamie ; Mamie est comme eux tous, — faisant grand bruit d’un bobo au doigt ou à la tête ; jamais je n’encouragerai cela, jamais ! J’ai à ce sujet des principes arrêtés, » dit-elle en se tournant du côté de miss Ophélia ; « vous en reconnaîtrez la nécessité. Si vous laissez les domestiques se lamenter à chaque léger ennui, ou à chaque petit malaise, vous serez bientôt assourdie. Je ne me plains jamais, moi ; — personne ne se doute de ce que j’endure : je sens que c’est un devoir de le supporter en silence, et je le fais. »

À cette péroraison, les yeux ronds de miss Ophélia exprimèrent un ébahissement, qui parut si comique à Saint-Clair, qu’il éclata de rire.

« Saint-Clair rit toujours quand je fais la plus petite allusion à mes maux, » dit Marie de la voix d’un martyr expirant. « Dieu veuille qu’il ne s’en souvienne pas un jour avec amertume ! » Et Marie porta son mouchoir à ses yeux.

Il y eut un silence embarrassant. À la fin Saint-Clair se leva, regarda sa montre, dit qu’il avait un rendez-vous, et sortit.

Éva se glissa derrière lui, miss Ophélia et Marie restèrent seules à table.

« C’est bien de Saint-Clair ! dit celle-ci, en retirant son mouchoir avec dépit, dès que le criminel fut hors d’atteinte ; jamais il ne pourra, jamais il ne voudra comprendre ce que je souffre, et cela depuis des années ! Si j’étais une de ces femmes douillettes, faisant grand bruit de leurs maux, ce serait excusable. Une femme qui se plaint fatigue naturellement les hommes. Mais j’ai tout gardé pour moi, et souffert en silence ; si bien que Saint-Clair a fini par croire que je pouvais tout supporter. »

Miss Ophélia ne savait pas au juste quelle réponse on attendait d’elle.

Tandis qu’elle y songeait, Marie sécha peu à peu ses larmes, et remit en ordre sa toilette, avec la coquetterie d’une colombe qui lisse son plumage après une ondée. Elle entama une harangue toute féminine sur les armoires, la lingerie, le garde-meuble, etc., départements que, d’un commun accord, miss Ophélia allait prendre sous sa direction ; — et elle entassa, à la fois, tant de recommandations et de renseignements, qu’une tête moins bien ordonnée, et moins systématique que celle de miss Ophélia, en eût été complètement déroutée et ahurie.

« À présent, je crois vous avoir tout dit. À ma prochaine indisposition, vous serez en état de me remplacer, sans même me consulter. — Encore un mot sur Éva : — elle a grand besoin d’être surveillée.

— Elle me parait une excellente enfant, dit miss Ophélia ; je n’en ai jamais rencontré de meilleure.

— Éva est très-étrange ; il y a des choses sur lesquelles elle est si originale ! elle ne me ressemble en rien. » Et Marie soupira, comme si elle eût pensé que ce fût là un grand sujet de tristesse.

Miss Ophélia se dit en son for intérieur : « J’espère bien qu’elle ne vous ressemble pas » ; mais elle eut la prudence de garder cette réflexion pour elle.

« Éva s’est toujours plu au milieu des esclaves. Pour certains enfants, cela n’a pas d’inconvénient. Moi, je jouais toujours avec les négrillons de mon père, et cela ne me fit jamais aucun mal. Mais Éva traite d’égal à égal avec toutes les créatures qui l’approchent. C’est une étrange manie de cette enfant. Je n’ai jamais pu l’en corriger ; et je serais assez portée à croire que Saint-Clair l’y encourage. Il est de fait que Saint-Clair, sous son toit, est indulgent pour tous, excepté pour sa femme. »

Miss Ophélia garda derechef le plus profond silence.

« Ce n’est pas la voie qu’on doit suivre avec les esclaves ; il faut les mettre à leur place, et les y maintenir. Cela me fut toujours naturel, même tout enfant. À elle seule Éva gâterait une habitation entière. Comment fera t-elle quand il lui faudra mener sa maison ; je n’en sais rien. On doit être bon avec ses gens ; — je l’ai toujours été, mais on doit aussi leur apprendre leur place. Éva jamais ne le fait ; il n’y a pas dans la tête de cette enfant la première idée de ce qu’est un esclave. Vous l’avez entendue tout à l’heure offrir de me veiller pour laisser dormir Mamie. Eh bien ! c’est un échantillon de ce qu’elle ferait constamment, si on la laissait à elle-même !

— Mais, s’écria impétueusement miss Ophélia, vous admettez, je pense, que vos esclaves sont des créatures humaines, et doivent avoir besoin de repos quand ils sont épuisés de fatigue ?

— Certainement, c’est justice. Je suis très-attentive à ce qu’ils aient ce qui leur faut, pourvu que cela n’aille pas jusqu’à l’abus ; vous comprenez. Mamie peut, à une heure ou l’autre, rattraper son sommeil ; cela ne fait pas difficulté. D’ailleurs, c’est la masse la plus endormie que j’aie jamais vue ! Debout, assise, causant ou marchant, elle dort partout, envers et contre tous. Il n’y a pas à craindre que Mamie ne dorme pas assez ! Mais traiter les esclaves comme des fleurs exotiques ou des vases de Chine, c’est aussi par trop ridicule ! » Marie s’arrêta pour se plonger dans les molles profondeurs d’un énorme coussin, et attirer à elle un élégant flacon de cristal taillé.

« Vous le voyez, continua-t-elle, d’une voix languissante et douce, comme pourrait l’être le dernier souffle d’un jasmin d’Arabie, ou toute autre chose aussi éthérée ; vous le voyez, cousine Ophélia, je parle rarement de moi. Ce n’est ni dans mes goûts, ni dans mes habitudes ; à dire vrai, je n’en ai pas la force. Mais il y a des points sur lesquels je diffère de Saint-Clair. Saint-Clair ne m’a jamais comprise, ne m’a jamais appréciée, et c’est même là, je crois, la source de tous mes maux. Il se propose le bien, je veux le croire ; mais les hommes sont égoïstes par constitution, et sans égards pour leurs femmes. Du moins, c’est mon impression. »

Miss Ophélia n’avait pas reçu en partage un petit lot du génie prudent de la Nouvelle-Angleterre ; elle avait, en outre, une horreur particulière des dissensions de famille ; elle fut donc alarmée de cette espèce d’appel : aussi, donnant à son visage l’expression d’une sévère neutralité, elle tira de sa poche un tricot long d’une aune, qu’elle gardait comme un spécifique contre ce que le docteur Watts assurait être une des plus efficaces embûches de Satan, c’est-à-dire l’oisiveté des mains.

Elle se mit à tricoter rapidement, serrant les lèvres d’une façon énergique, qui disait mieux que les mots : « Vous ne me ferez pas parler : ce sont vos affaires, non les miennes ; je n’ai rien à y voir. » Elle n’avait pas l’air plus sympathique, que ne l’aurait eu à sa place un lion de pierre ; mais Marie s’en souciait peu. Elle avait à qui parler, elle en sentait le besoin, cela lui suffisait ; et pour se remonter respirant son flacon, elle poursuivit :

« J’apportais, en épousant Saint-Clair, ma dot et mes esclaves, et la loi m’autorisait à les conduire à ma guise. Saint-Clair, lui aussi, avait sa fortune et ses gens, et j’eusse été charmée qu’il les menât à sa façon, s’il n’était intervenu dans mes affaires. Il a quelques idées saugrenues, extravagantes, sur certains chapitres, entre autres sur le traitement des esclaves. Il les fait presque passer avant moi, et même avant lui ; il leur laisse faire toutes sortes de dégâts sans jamais lever le doigt. Parfois, pourtant, Saint-Clair est effrayant. — Il m’effraie, dans certains cas, moi-même, doux comme il le parait d’ordinaire ! Il a mis les choses sur un pied tel, que, quoiqu’il arrive, il ne doit pas dans sa maison y avoir un seul coup donné, excepté par lui ou par moi ; et sa volonté sur ce point est si absolue que je n’ose la contrecarrer. Vous pouvez deviner où cela mène ! Saint-Clair ne les battrait pas, quand ils le fouleraient aux pieds ! et moi… jugez si on peut, sans cruauté, m’infliger une pareille fatigue ! Vous le savez, les esclaves ne sont que de grands enfants.

— Je n’en sais rien, et remercie Dieu de l’ignorer, répondit brièvement miss Ophélia.

— Vous l’apprendrez, et à vos dépens, si vous restez ici. Vous ne vous doutez pas de ce qu’est ce troupeau de méchantes, paresseuses, ingrates créatures ! » Ce sujet, quand elle l’abordait, semblait toujours merveilleusement surexciter Marie ; ses yeux s’étaient ouverts, sa langueur s’était envolée, lorsqu’elle reprit, avec plus de véhémence :

« Vous n’imaginez pas, vous ne pouvez imaginer les épreuves qu’ils suscitent tous les jours, à toutes heures, en tout et pour tout, à leur maîtresse. Je ne m’en plains pas à Saint-Clair ; il a là-dessus les principes les plus étranges. Ne prétend-il pas que, les ayant faits ce qu’ils sont, nous devons les supporter ! Que leurs défauts viennent des nôtres, et qu’il serait cruel de les leur donner, et de les en châtier. Il dit qu’à leur place nous en ferions tout autant, comme s’ils pouvaient nous être comparés !

— Croyez-vous que Dieu les ait tirés du même limon ? demanda laconiquement miss Ophélia.

— Non, vraiment, non, je ne le crois pas ! Belle fable, en vérité ! c’est une race inférieure !

— Leur accordez-vous des âmes immortelles ? s’écria miss Ophélia, dont l’indignation grandissait.

— Oui, répondit-elle en baillant, c’est avéré ; personne ne le conteste. Mais les égaler à nous, en quoi que ce soit, les comparer à nous, c’est impossible ! Eh bien ! Saint-Clair m’a parlé de la séparation de Mamie d’avec son mari, comme il m’eut parlé de ma séparation d’avec mon mari, à moi ! Il n’y a aucun parallèle à établir. Mamie ne peut sentir ce que j’aurais senti. Ce sont choses si différentes, n’est-il pas vrai ? Et cependant Saint-Clair assure ne pas le comprendre. Comme si, par exemple, Mamie pouvait aimer ses sales petits diablotins noirs comme j’aime Éva ! Croiriez-vous que Saint-Clair essaya une fois, sérieusement, de me persuader qu’il était de mon devoir, malgré ma faible santé et ce que je souffre, de renvoyer Mamie à ses enfants et à son mari, et de prendre quelque autre à sa place ? C’était par trop rude à supporter, même pour moi ! Je ne laisse pas souvent voir ce que j’éprouve ; je me suis fait une loi de tout souffrir en silence ; c’est le dur partage de la femme, et je l’accepte. Mais cette fois j’éclatai ; et depuis il n’y a jamais fait la plus petite allusion. Je n’en vois pas moins, par ses regards et quelques mots de temps en temps, qu’il pense toujours de même ; et c’est impatientant, c’est agaçant ! »

Miss Ophélia parut craindre de rompre le silence ; mais, dans le mouvement rapide et saccadé de ses aiguilles, il y avait des volumes, si Marie eût été capable de les comprendre.

« Vous êtes maintenant, poursuivit-elle, au courant de ce que vous avez à diriger. Une maison sans règle, où les serviteurs ont et font ce qui leur plaît, à l’exception de ce que, malgré ma pauvre santé, j’ai pu sauvegarder d’autorité. Je prends mon nerf de bœuf, et leur en applique parfois quelques coups ; mais c’est un exercice beaucoup trop fatigant pour moi. Si Saint-Clair voulait seulement faire comme les autres !

— Et que font-ils ?

— Ils les envoient à la Calebousse, ou ailleurs, pour qu’on les fouette. C’est l’unique moyen. Si je n’étais pas une pauvre femme souffreteuse, je crois que je les conduirais avec deux fois l’énergie de Saint-Clair.

— Comment parvient-il donc à en être obéi ? vous dites qu’il ne les frappe jamais.

— Les hommes, vous le savez, ont un plus grand air de commandement que nous ; cela leur est plus facile. Puis, si vous avez jamais observé les yeux de Saint-Clair avec attention (c’est très-singulier), vous aurez vu que, quand il parle d’un ton ferme, ses yeux étincellent. J’en suis parfois presque interdite, et les esclaves savent alors qu’ils doivent plier. Je ne puis en obtenir autant, avec une tempête et des cris, que Saint-Clair avec un éclair de ses yeux, quand il est monté. Ils se taisent devant Saint-Clair, et de là vient son indifférence pour ce que j’endure, moi ! Vous verrez, quand il vous faudra les faire marcher, qu’on n’en peut rien obtenir sans sévérité. Ils sont si mauvais, si trompeurs, si paresseux !

— Toujours le vieux refrain ! interrompit Saint-Clair entrant nonchalamment. Et quel beau modèle ont à copier ces méchantes créatures, surtout pour la paresse ! Voyez, cousine, ajouta-t-il, en se jetant tout de son long sur le sofa opposé à celui de Marie, voyez, cousine, si leur paresse n’est pas tout à fait impardonnable, lorsque nous leur donnons, Marie et moi, un si brillant exemple !

— Allons ! Saint-Clair, vous êtes par trop maussade ?

— Moi aussi ? je croyais tout à fait bien parler, d’une façon remarquable pour moi ! Je fortifie toujours vos observations, Marie.

— Vous savez bien que vous faites tout le contraire !

— C’est qu’alors je me trompe ; je vous remercie, ma chère, de me remettre dans le droit chemin.

— Vous voulez m’irriter, s’écria Marie.

— Oh ! je vous en prie, Marie ; la chaleur est accablante, et je viens d’avoir avec Dolphe une prise qui m’a exténué ; ainsi, je vous en supplie, montrez-vous aimable, et laissez un pauvre garçon épuisé se raviver à l’éclat de votre sourire.

— Qu’a fait Dolphe ? son impudence s’est accrue à tel point que ce drôle m’est devenu insupportable. Je souhaiterais l’avoir, pendant quelque temps, sous ma direction exclusive. Je le romprais, je vous en réponds.

— Ce que vous dites là, ma chère, est marqué au coin de votre esprit et de votre bon sens habituels. Quant à Dolphe, voici le fait : il s’est exercé si longtemps à imiter mes grâces et autres perfections, qu’il a fini par se prendre pour son maître, et j’ai été obligé de lui faire sentir sa méprise.

— Comment ?

— Je lui ai fait comprendre d’une façon explicite, que je désirais garder quelques-uns de mes habits pour mon usage personnel ; j’ai arrêté aussi sa munificence à l’égard de mon eau de Cologne, et j’ai même été assez cruel pour le restreindre à une douzaine de mes mouchoirs de batiste. Ceci surtout a fortement humilié Dolphe, et pour le consoler je lui ai parlé en père.

— Oh ! Saint-Clair, quand donc apprendrez-vous à conduire vos esclaves ! vous les perdez par votre faiblesse.

— Après tout, où est le mal que le grand pauvre diable désire ressembler à son maître ? et si je l’ai élevé de façon à ce qu’il plaçât son bonheur suprême dans l’eau de Cologne et les mouchoirs de batiste, pourquoi ne lui en donnerais-je pas ?

— Pourquoi plutôt ne l’avez-vous pas mieux élevé ? demanda miss Ophélia, avec une soudaine résolution.

— Trop de peine à prendre ; la paresse, cousine, l’invincible paresse, qui ruine plus d’âmes qu’on ne mettrait de gens en fuite en faisant le moulinet. Sans la paresse, j’aurais été un ange. Je serais porté à croire que cette paresse est ce que votre vieux docteur du Vermont appelait : « L’essence du mal moral. » C’est à coup sûr un triste sujet de méditation.

— Je pense qu’une responsabilité terrible pèse sur vous, maîtres d’esclaves ! Je ne voudrais pas l’avoir pour des mondes. Vous devez élever vos esclaves, et les traiter comme des créatures raisonnables, des créatures immortelles, dont vous rendrez un jour compte devant Dieu. C’est là ma pensée, s’écria miss Ophélia cédant à l’élan d’indignation qui, tout le jour, s’était amassée dans son sein.

— Allons ! allons ! cousine ! répondit Saint-Clair en se levant vivement ; vous ne nous connaissez pas encore ! » Il s’assit au piano et attaqua un air de bravoure. Saint-Clair avait le génie de la musique, son exécution était brillante et ferme, ses doigts volaient sur les touches avec le mouvement rapide et léger d’un oiseau. Il joua air après air, en homme qui essaye de se remettre de belle humeur ; à la fin, repoussant les cahiers de musique, il se leva et dit gaiement : « Eh bien, cousine, vous nous avez donné une leçon un peu verte, mais vous avez fait votre devoir, et en somme, je ne vous en estime que plus. Je ne mets pas en doute que vous ne m’ayez jeté un pur diamant, mais il m’a si rudement atteint en plein visage, qu’au premier choc je ne l’ai pas apprécié tout ce qu’il vaut.

— Pour moi, je ne vois pas le but de cette mercuriale, reprit Marie. S’il est au monde quelqu’un qui traite mieux que nous ses esclaves, je serais enchantée qu’on me le montrât. Cela ne les rend pas meilleurs d’un atome ; au contraire, ils deviennent de plus en plus mauvais. Quant à les sermonner ou à les reprendre, je l’ai fait à m’égosiller, leur disant leurs devoirs et le reste. Ils peuvent aller à l’église autant qu’ils le veulent, quoiqu’ils ne comprennent pas plus le prêche que ne le comprendraient des porcs. En sorte que, vous le voyez, cela ne leur est pas de grande utilité ; mais ils y vont ; ainsi les moyens de s’instruire leur sont donnés. Mais, comme je vous l’ai déjà dit, c’est une race inférieure ; toujours elle le sera. Il n’y a pas de rachat pour elle. Vous n’en pourrez rien faire, si vous l’essayez. Vous ne l’avez pas encore tenté, cousine Ophélia ; moi, je l’ai tenté ; je suis née et j’ai été élevée au milieu d’eux, je les connais. »

Miss Ophélia pensait en avoir assez dit, et elle garda le silence. Saint-Clair se mit à siffler.

« Saint-Clair, je vous prierai de ne pas siffler ; cela augmente mon mal de tête.

— Je me tais, dit Saint-Clair. Est-il encore quelque autre chose que vous désiriez que je ne fasse pas ?

— Je désirerais que vous eussiez quelque sympathie pour mes souffrances : vous n’avez aucun égard pour moi.

— Cher ange accusateur !

— C’est insoutenable de s’entendre parler sur ce ton !

— Comment dois-je vous parler ? dites, et je parlerai au commandement — de la manière que vous indiquerez, rien que pour vous plaire. »

Un frais éclat de rire, parti de la cour, pénétra à travers les courtines de soie de la véranda. Saint-Clair s’avança, souleva le rideau, et rit aussi.

« Qu’y a-t-il ? » demanda miss Ophélia s’approchant du balcon.

Tom était assis dans la cour sur un petit banc de mousse ; chaque boutonnière de sa veste était ornée de branches de jasmin, Éva lui passait en riant une guirlande de roses autour du cou, puis, riant toujours, elle se percha sur ses genoux, comme un moineau apprivoisé.

« Ô Tom, vous êtes si drôle ! »

Tom avait un bon et discret sourire, et semblait, en sa paisible façon, être aussi réjoui de sa drôlerie que l’était sa petite maîtresse. En apercevant son maître, il leva les yeux vers lui, d’un air demi confus, demi suppliant.

« Comment pouvez-vous la laisser aussi familièrement avec eux ? demanda miss Ophélia.

— Et pourquoi pas ? demanda à son tour Saint-Clair.

— Je ne sais ; mais cela me répugne.

— Vous ne trouveriez pas mal que l’enfant caressât un gros chien, fut-il noir ; mais une créature raisonnable, sensible, immortelle, vous répugne ! Je connais là-dessus les sentiments de vos habitants du Nord : non qu’il y ait de notre part la plus petite parcelle de vertu à ne pas les éprouver ; mais l’habitude fait chez nous ce que devrait faire la charité chrétienne : elle détruit la répugnance. J’ai eu l’occasion, pendant mes voyages, d’observer combien cette répugnance était plus vive chez vous que chez nous. Ils vous dégoûtent comme autant de serpents ou de crapauds, et cependant leur misère vous révolte. Vous ne voulez pas les maltraiter, mais vous ne voulez avoir avec eux aucun contact. Vous les expédieriez en Afrique, loin de votre vue et de votre odorat, puis, vous leur enverriez un ou deux missionnaires, qui auraient l’abnégation de les instruire de la façon la plus brève possible, n’est-ce pas ?

— Hélas ! cousin, répondit, d’un ton pensif, miss Ophélia, il y a du vrai dans ce que vous dites.

— Que deviendrait l’humble et le pauvre sans les enfants ? reprit Saint-Clair, revenant au balcon et montrant Éva, qui gambadait auprès de Tom. L’enfant est le seul vrai démocrate. Tom, en ce moment, est un héros pour Éva ; ses histoires lui paraissent merveilleuses ; ses hymnes et ses chants méthodistes, plus beaux qu’un opéra ; les petites amorces et autres babioles, qui emplissent ses poches, une mine féconde de joyaux ! Il est à ses yeux le plus merveilleux Tom qu’une peau d’ébène ait recouvert ! — Éva est une de ces fleurs du ciel envoyées par Dieu, surtout pour le pauvre et pour l’humble, qui, sur terre, ont si peu d’autres joies !

— C’est singulier, cousin, à vous entendre parler on vous prendrait presque pour un prédicant.

— Un prédicant ? se récria Saint-Clair.

— Oui, pour un prédicant religieux.

— Ah ! certes non ; et, en tous cas, pas pour un de vos prédicants en vogue ; et ce qu’il y a de plus triste, pas pour un pratiquant, à coup sûr.

— Pourquoi donc alors parlez-vous ainsi ?

— Rien de plus facile que de parler. Shakespeare, je crois, fait dire à un de ses personnages : « Il me serait plus aisé d’enseigner à vingt disciples ce qu’il est bon de faire, que d’être un des vingt. » Il n’est rien de tel que la division du travail. Ma verve passe en paroles, cousine ; la vôtre, en actions. »




À cette époque, la situation extérieure de Tom n’était pas, selon le monde, celle d’un homme à plaindre. Dans sa prédilection pour lui, et poussée aussi par l’instinct d’une noble nature reconnaissante et affectueuse, la petite Éva avait prié son père d’attacher Tom à son service personnel, pour l’escorter pendant ses promenades à pied ou à cheval. Tom avait donc reçu l’ordre formel de tout quitter pour se mettre à la disposition de miss Éva ; ordre qui, comme nos lecteurs l’imaginent, fut loin de lui déplaire. Sa mise était soignée, Saint-Clair étant sur ce chapitre scrupuleux jusqu’à la minutie. Son service d’écurie, vraie sinécure, consistait simplement à inspecter et diriger tous les jours un palefrenier. Marie Saint-Clair avait déclaré qu’elle ne pouvait souffrir l’odeur des chevaux, et que ceux de ses gens qui l’approchaient ne devaient être employés à aucun service désagréable. Son système nerveux ne supporterait pas une pareille épreuve. La moindre mauvaise odeur, à son dire, la pouvait tuer, et terminer d’un seul coup tous ses tourments terrestres. Tom avec son ample habit, son chapeau bien brossé, ses bottes luisantes, son col et ses manchettes d’un blanc irréprochable, sa grave et bonne figure noire, eut pu paraître digne d’être évêque de Carthage, comme le furent en d’autres temps des hommes de sa couleur.

Il habitait une somptueuse résidence ; considération à laquelle cette race impressionnable n’est jamais indifférente. Il jouissait, avec un bonheur calme et recueilli, de la lumière, des oiseaux, des fleurs, des fontaines, des parfums qui embellissaient la cour, des tentures de soie des tableaux, des lustres, des statues, des lambris dorés, qui faisaient pour lui, de la suite de ces riches salons, une espèce de palais d’Aladin.

Si jamais l’Afrique se civilise et s’élève — et son tour de figurer dans le grand drame du progrès humain arrivera en son temps — la vie s’éveillera chez elle avec une splendeur, une surabondance, qu’à peine peuvent concevoir nos froides tribus de l’Occident. — Sur cette terre lointaine et mystérieuse, fertile en or, en pierreries, en myrtes, en palmiers aux feuilles ondoyantes, en fleurs rares, surgiront des arts nouveaux, d’un style neuf et splendide. Et cette race noire, si longtemps méprisée et foulée aux pieds, donnera peut-être au monde les dernières et les plus magnifiques révélations de la puissance humaine. En tous cas, elle sera, — par sa douceur, son humble docilité d’âme, sa confiance en ses supérieurs, son obéissance à l’autorité, son enfantine simplicité de tendresse, son admirable esprit de pardon, — elle sera certainement la plus haute expression de la vie chrétienne. Et peut-être, comme Dieu châtie ceux qu’il aime, peut-être n’a-t-il précipité la pauvre Afrique dans la fournaise de l’affliction, que pour la rendre la plus noble, la plus grande dans le royaume qu’il élèvera, quand tous les autres royaumes auront été essayés et rejetés, car « les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers ! »

Étaient-ce donc là les préoccupations de Marie Saint-Clair, tandis que debout, somptueusement parée sur la véranda, un dimanche matin, elle attachait à son poignet délié un riche bracelet de diamants ? Ce devait être cela, ou des pensées du même genre, car Marie avait le culte des belles choses ; et elle allait se rendre dans tout son éclat de diamants, de soie, de dentelles, de joyaux, à une église à la mode, pour y faire admirer sa toilette et sa piété. Marie s’était toujours fait une loi d’être très-religieuse les dimanches. À l’église, à genoux ou debout, souple, élégante, aérienne, flexible en tous ses mouvements, enveloppée de son écharpe de dentelle comme d’un nuage, c’était une gracieuse créature ; elle le sentait, et se savait bon gré d’être si distinguée et si pieuse. Miss Ophélia, à ses côtés, formait avec elle un parfait contraste : non qu’elle n’eût sa belle robe de soie, son riche cachemire, son beau mouchoir ; mais une raideur anguleuse et carrée lui prêtait je ne sais quoi d’indéfini, aussi sensible cependant que l’était la grâce de son élégante voisine ; — non la grâce de Dieu, entendez bien, — c’est tout autre chose.

« Où est Éva ? dit Marie.

— Elle s’est arrêtée sur l’escalier pour parler à Mamie.

Que disait Éva à Mamie sur l’escalier ? Écoutez lecteurs, et vous l’entendrez, quoique Marie ne l’entendit pas.

« Chère Mamie, je sais que ta tête te fait grand mal.

— Le Seigneur vous bénisse, miss Éva ; ma tête me fait toujours mal, à présent, mais ne vous en tracassez pas.

— Je suis bien aise de te voir sortir ; et la petite fille jeta ses deux bras autour d’elle. Tiens, prends mon flacon, Mamie.

— Quoi ! votre belle affaire d’or, avec ses diamants ! Seigneur, miss Éva, ça être beaucoup trop beau pour moi !

— Pourquoi ? tu en as besoin, et moi pas. Maman s’en sert toujours quand elle a mal à la tête, — cela te fera du bien. Prends-le, je t’en prie, pour l’amour de moi !

— L’entendez-vous, la chère mignonne ! s’écria Mamie, comme Éva lui glissait le flacon dans son fichu, et, après l’avoir embrassée, courait rejoindre sa mère.

— Pourquoi vous êtes-vous arrêtée ? demanda Marie.

— Pour donner mon flacon à Mamie, afin qu’elle s’en serve à l’église.

— Éva ! dit Marie, frappant du pied avec impatience, vous avez donné votre flacon d’or à Mamie ! Quand donc comprendrez-vous ce qui se fait, et ce qui ne se fait pas ? Allez, allez ! reprenez-le-lui tout de suite. »

Éva, chagrine et déconcertée, se retourna avec lenteur.

« Marie, laissez faire l’enfant ! qu’elle agisse comme elle l’entendra ! intervint Saint-Clair.

— Comment se conduira-t-elle alors dans le monde ?

— Dieu le sait ; mais elle se conduira certainement mieux, selon le ciel, que vous ou moi.

— Ô papa ! chut ! dit Éva en lui touchant doucement le coude. Ne chagrinez pas maman.

— Eh bien, cousin, êtes-vous prêt à nous accompagner ? demanda miss Ophélia, se tournant de son côté tout d’une pièce.

— Je ne vais pas au prêche, je vous remercie, répondit Saint-Clair.

— Je voudrais que Saint-Clair m’accompagnât quelquefois à l’église, dit Marie, mais il n’a pas un atome de religion. C’est vraiment inconvenant.

— Je le sais, répondit Saint-Clair. Vous autres femmes, vous allez, je suppose, à l’église, pour apprendre à vous conduire dans le monde, et votre piété rejaillit sur nous, en considération. Si je faisais tant que d’y aller, moi, j’irais où va Mamie. Là, du moins, il y a chance de se tenir éveillé.

— Quoi, parmi ces braillards de méthodistes ! fi ! l’horreur !

— Tout ce que vous voudrez, Marie, excepté la mer morte de vos vénérables chapelles ! C’est trop exiger d’un homme. Est-ce que tu aimes à y aller, Éva ! Viens, reste à la maison ; tu joueras avec moi.

— Merci, papa, j’aime mieux aller au sermon.

— N’est-ce pas affreusement ennuyeux ?

— Oui, un peu, quelquefois, dit Éva, et je m’y endors aussi ; mais je tâche de me tenir éveillée.

— Alors, pourquoi y vas-tu ?

— Voyez-vous, papa, lui murmura-t-elle à l’oreille, cousine dit que Dieu désire cela de nous, et il nous donne tant ! s’il le désire ? au fond ce n’est pas grand’chose ; puis ce n’est pas si ennuyeux après tout.

— Tu es une douce et bienveillante petite âme, dit Saint-Clair en l’embrassant. Va, ma chère fillette, va, et prie pour moi.

— Certes oui ; je n’y manque jamais, » répondit l’enfant, comme elle s’élançait après sa mère dans la voiture.

Saint-Clair resta debout sur le perron, et de la main lui envoya un baiser, tandis que la voiture s’éloignait ; de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

« Ô Évangeline, la bien nommée ! Dieu ne t’a-t-il pas donnée à moi comme un Évangile vivant ! »

Il pensa et sentit ainsi une seconde ; puis il alluma son cigare, lut le journal et oublia son petit Évangile. Différait-il en cela de beaucoup d’autres gens ?

« Faites attention, Évangeline, dit Marie ; il est toujours bien et convenable d’être bon envers les domestiques ; mais il est inconvenant de les traiter comme nous traiterions des parents, ou des gens de notre caste. Si Mamie était malade, vous ne la mettriez pas dans votre lit, n’est-ce pas ?

— Si fait, maman, répondit Éva, parce que ce serait plus commode pour la soigner, et puis aussi parce que mon lit est beaucoup meilleur que le sien, vous savez. »

Le manque complet de sens moral que dénotait cette réponse, jeta Marie dans le plus profond désespoir.

« Que faire pour être comprise de cette enfant ? s’écria-t-elle.

— Rien, » répondit miss Ophélia d’un ton péremptoire.

Éva fut un moment chagrine et déconcertée ; mais par bonheur les impressions des enfants sont fugitives, et peu de minutes après, Éva riait gaiement à chaque objet nouveau qu’elle apercevait à travers les portières de la voiture.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Eh bien, mesdames, demanda Saint-Clair au dîner, quand ils furent commodément assis, que vous a-t-on servi aujourd’hui à l’église ?

— Le docteur G… a fait un magnifique sermon, répondit Marie, juste un sermon comme il vous le faudrait ; il exprimait précisément toutes mes idées.

— En ce cas, il devait être des plus édifiants, dit Saint-Clair, et d’un point de vue large !

— Oh ! simplement mes idées sur la société et ses différentes classes. Le texte était : « Dieu fit toute chose belle en sa saison. » Le prédicateur a démontré que tous les rangs et toutes les distinctions sociales venaient en droite ligne de Dieu ; qu’il était admirablement juste que les uns fussent placés au sommet et les autres à la base, plusieurs étant nés pour commander, et plusieurs pour obéir ; et ainsi de suite. Enfin il a parfaitement appliqué ces paroles au jargon ridicule qu’on débite sur l’esclavage ; il a prouvé clair comme le jour que la Bible était pour nous, et soutenait nos institutions. Je souhaiterais que vous l’eussiez entendu !

— Grand merci, je n’en ai que faire ; j’en apprendrai tout autant dans le Picayune[1], et, de plus, je fumerai mon cigare, ce que je ne pourrais faire à l’église.

— Vous ne partagez donc pas ces vues ? demanda miss Ophélia.

— Qui, moi ! je suis un si mauvais sujet que ce pieux aspect de la question ne m’édifie pas du tout. Si j’étais appelé à définir l’esclavage, je dirais bel et bien : « Nous l’avons, nous en jouissons et nous le gardons, dans notre intérêt et pour notre bien-être. » C’est là le fort et le faible, et, en somme, tout le fond de ce bavardage hypocrite. Je crois qu’en parlant ainsi, je serais compris de tous et partout.

— Vraiment, Augustin, c’est par trop irrévérent, s’écria Marie. C’est chose choquante que de vous entendre !

— Choquante est le mot. Pourquoi vos beaux parleurs religieux ne poussent-ils pas la complaisance un peu plus loin ? Que ne démontrent-ils la beauté — en sa saison — d’un coup de vin de trop ? des veilles passées au jeu ? de plusieurs autres accidents providentiels de même nature, auxquels nous sommes sujets, nous autres jeunes gens ? Nous nous accommoderions fort de cette sanction humaine et divine.

— Enfin, dit miss Ophélia, croyez-vous l’esclavage un bien ou un mal ?

— Je déteste l’horrible logique de votre Nouvelle-Angleterre, cousine, dit gaiement Saint-Clair ; si je réponds à cette question, vous m’en poserez une demi-douzaine, toutes plus ardues les unes que les autres, et je ne me soucie pas de définir ma position. Je suis de ceux qui aiment à lancer des pierres aux maisons de verre des voisins ; je n’ai donc garde de m’en élever une pour la faire lapider.

— C’est bien de lui ! vous n’en tirerez rien ; il vous échappera toujours, dit Marie ; et je crois, ma parole, que c’est son peu de religion qui lui fait prendre tous ces faux fuyants.

— Religion ! dit Saint-Clair d’un ton qui fit lever les yeux aux deux dames. Appelez-vous religion ce qu’on vous prêche à l’église ? Appelez-vous religion ce qui peut se courber, se tourner, descendre, monter, pour justifier chaque phase tordue d’une société égoïste et mondaine ? Est-ce la religion qui est moins généreuse, moins juste, moins scrupuleuse, moins tolérante, que ma nature profane, aveugle et terre à terre ? Non ; si je cherchais une religion, je regarderais au-dessus de moi, jamais au-dessous.

— Vous ne croyez donc pas que la Bible justifie l’esclavage ? demanda miss Ophélia.

— La Bible était le livre de ma mère, répondit Saint- Clair ; il l’aidait à vivre ; il l’a aidée à mourir : Dieu me préserve de croire qu’il justifie l’esclavage ! J’aimerais autant qu’on voulût me prouver que ma mère buvait de l’eau-de-vie, mâchait du tabac et jurait, pour me convaincre que j’ai raison d’en faire autant. Je n’en serais pas plus content de moi-même, et j’y perdrais la consolation de la respecter. Et c’est une grande consolation en ce monde que d’avoir quelque chose à respecter ! Bref, vous le voyez, dit-il en reprenant tout d’un coup sa gaieté ; tout ce que je veux, c’est que chaque chose reste à sa place, en son casier. Le cadre de la société en Europe, comme en Amérique, se compose d’une infinité d’éléments qui ne soutiendraient pas l’examen d’une moralité scrupuleuse ; ce qui prouve que les hommes ne peuvent aspirer au bien absolu, mais seulement suivre de leur mieux la route battue. Maintenant si un homme vient me dire : « L’esclavage nous est nécessaire, nous ne pouvons vivre sans lui ; si nous l’abolissons, nous sommes réduits à la mendicité, et nous prétendons le garder. » C’est là un langage clair, net et fort ; il a du moins pour lui le mérite de la vérité ; et si nous en jugeons par l’expérience, la majorité le soutiendra. Mais si un homme, au contraire, prenant une mine hypocrite, s’en vient d’un ton cafard me citer l’Écriture, je le soupçonne aussitôt de n’être pas à beaucoup près aussi saint qu’il voudrait le paraître.

— Vous êtes bien peu charitable ! s’écria Marie.

— Supposons un moment, dit Saint-Clair, qu’un événement imprévu fasse baisser le coton tout d’un coup et pour toujours, et réduise à rien sur le marché la valeur des esclaves. Ne pensez-vous pas que nous aurions aussitôt une autre version de la sainte Écriture ? Quels flots de lumière inonderaient l’Église ! Combien vite ne découvrirait-on pas que la raison et la Bible sont de l’autre bord !

— En tous cas, répondit Marie, se renversant sur le sofa, je rends grâce au ciel d’être née dans un pays où l’esclavage existe ; je le crois bon et permis ; je sens qu’il doit l’être ; et quoi qu’il arrive, je ne m’en saurais passer.

— Et toi, qu’en penses-tu, Minette, dit Saint-Clair à Éva, qui entrait en ce moment une fleur à la main.

— De quoi, papa ?

— Qu’aimerais-tu mieux, vivre comme on vit chez ton oncle, là-haut, dans le Vermont, ou bien dans une maison pleine de domestiques comme la nôtre ?

— Oh ! notre maison est la plus agréable, à coup sûr.

— Et pourquoi ? lui demanda Saint-Clair en lui caressant la tête.

— Parce que cela fait autour de soi tant de gens de plus à aimer ! n’est-ce pas ? dit Éva le regardant avec ardeur.

— C’est bien tout juste, Éva, s’écria Marie. Une de ses idées baroques !

— Est-ce que c’est baroque, papa ? murmura Éva comme elle grimpait sur ses genoux.

— Peut-être, selon ce monde, Minette, répondit Saint-Clair. Mais, où était ma petite Éva pendant tout le dîner ?

— J’étais là-haut, dans la chambre de Tom, à l’écouter chanter : tante Dînah m’y a porté mon dîner.

— Ah ! — à écouter chanter Tom ?

— Oh oui ! il chante de si belles choses sur la Nouvelle-Jérusalem, sur les anges, sur la terre de Canaan !

— C’est plus beau qu’un opéra, je parie ?

— Oui ; et il va me les apprendre.

— Quoi, t’apprendre à chanter ? et tu fais des progrès ?

— Oui ; il chante pour moi, et moi je lui lis la Bible ; il m’explique ce que cela veut dire, vous savez.

— C’est, ma parole, dit Marie en riant, la plus piquante plaisanterie de la saison.

— Tom n’est pas un mauvais commentateur, j’en jurerais, reprit Saint-Clair ; il a de nature un certain génie religieux. Ce matin, de bonne heure, j’avais besoin des chevaux ; je suis monté au bouge de Tom, au-dessus des écuries. Là, il tenait une assemblée à lui tout seul. De fait, il y avait longtemps que je n’avais rien entendu d’aussi onctueux que sa prière ; il m’y faisait figurer avec un zèle tout à fait apostolique.

— Peut-être se doutait-il que vous l’écoutiez ? — Je suis au fait de ces momeries-là.

— S’il s’en doutait, il ne se montrait guère politique, car il donna au Seigneur son opinion sur mon compte en toute liberté. Tom semblait penser qu’il y avait marge à correction, et demandait ma conversion au ciel avec une édifiante ardeur.

— J’espère que vous en prenez bonne note au fond de l’âme, dit miss Ophélia.

— Je vois que vous partagez l’avis de Tom, reprit Saint-Clair. Eh bien, nous verrons ; — n’est-ce pas, Éva ?


  1. Journal populaire de la Nouvelle-Orléans, qui tire son nom de la petite monnaie avec laquelle on le paye.