La Catastrophe de la Martinique (Hess)/Texte entier
PRÉFACE
Quarante mille victimes…
La statistique exacte n’en est point faite encore et ne le sera probablement jamais. Ce chiffre de quarante mille est celui que l’on donna tout d’abord. Ensuite on a cherché à le réduire. Le lieutenant de vaisseau Fontaine qui, avec le commandant du Tage, le capitaine de vaisseau Le Bris, a fait de la question une étude approfondie m’a donné, à Fort-de-France, le chiffre de trente-sept mille cinq cents. Maintenant que la vérité sur le maintien forcé des habitants à Saint-Pierre, se fait jour, grâce à la publication de mes articles du Journal ; maintenant que l’on sait, à n’en plus douter que M. Decrais, ministre des Colonies avait donné au malheureux gouverneur Mouttet l’ordre de garder les électeurs à Saint-Pierre, afin d’assurer l’élection du 11 mai, comme si l’on croyait pallier ce qu’il y a d’odieux et d’horrible dans ce fait d’avoir joué, pour une voix ministérielle au Parlement, la vie de quarante mille êtres humains, et de l’avoir perdue, on cherche à diminuer le nombre des victimes de l’incurie, de la bêtise, de la folie du gouvernement… C’est à peine trente mille que l’on avoue… Si cela continue bientôt il n’y en aura plus… Et vous verrez que pour un peu l’on prétendra que toute cette horrible tragédie de la Montagne Pelée n’est qu’une histoire due à la malveillance…
Il est vrai que c’est sans aucune bienveillance pour notre administration coloniale que je relaterai les événements qui ont précédé et suivi l’éruption du volcan de la Montagne Pelée. Une fois de plus il m’a été donné de saisir dès la première heure d’une sinistre actualité, l’incapacité, qui caractérise les gens du Pavillon de Flore dans leurs méfaits d’outre-mer.
Une fois, de plus, en disant uniquement la vérité, sans même être obligé de la commenter j’aurai dressé contre ces « minus habentes » un réquisitoire qui les ferait condamner à tout jamais s’il y avait dans notre pays, en matière coloniale, une opinion capable d’être éclairée.
En Indo-Chine ces gens ont tué la poule aux œufs d’or… Je l’ai prédit, je l’ai dit et répété… Bast ! on commencera de me croire lorsque la révolte, qui depuis un an gronde aux provinces frontières, aura mis à feu et à sang tout l’empire, lorsque à la faillite politique se joindra la faillite économique…
Dans nos vieilles colonies à suffrage universel nous avons toujours dit que le gouvernement, avec la seule restriction du maintien de l’ordre ne devait pas peser sur les volontés du suffrage universel… Parce que, sur ordre ministériel, afin d’obtenir des voix dont il était certain, afin d’assurer une élection gouvernementale pour quoi toutes les pressions possibles, et même impossibles avaient été faites, M. Mouttet a forcé les fonctionnaires, engagé les habitants à demeurer à Saint-Pierre malgré les menaces du volcan, malgré les paniques déterminées par ces menaces, parce que M. Mouttet avait pris une part active à l’élection… le volcan de la Montagne Pelée tua le 8 mai, quarante mille êtres humains.
Les notes, les documents que j’ai recueillis sur place et que je publie ne permettent aucun doute à ce propos. Pour que l’élection du 11 mai fût légale, pût se faire, il fallait que la population de Saint-Pierre n’abandonnât point cette ville. M. Decrais donna à M. Mouttet, l’ordre de maintenir par tous les moyens possibles cette population dans la ville sous le volcan, sous la menace du volcan…
J’ai eu l’honneur de connaître M. Mouttet. Ce malheureux était un fonctionnaire discipliné, qui exécutait les ordres reçus, et qui, toujours soucieux de mettre à couvert sa responsabilité, ne se permettait jamais, dans une circonstance grave, de prendre une mesure importante sans en référer à son chef, le ministre. Le 5 mai, quand le volcan ravagea la vallée de la Rivière-Blanche et les approches du Prêcheur, il prévint Paris. Le 6 mai, quand le volcan, en dévastant la vallée de la Rivière des Pères, en déversant ses boues et ses eaux chaudes dans la Roxelane, étendit son action jusque dans la ville de Saint-Pierre, M. Mouttet prévint encore Paris. Il sollicitait en même temps des secours pour les victimes… Je précise… La réponse du ministre fut qu’on attendît… Dès que l’Agriculture lui aurait donné de l’argent, il enverrait 5.000 francs. Les charités officielles, en temps ordinaire, se font, en effet, avec les prélèvements opérés sur les sommes engagées dans les jeux aux courses. Quand les cocottes ont eu des clients généreux, quand les prodigues ont pu escroquer un usurier, quand les caissiers ont fait un emprunt forcé à leur patron, quand l’argent du vice « roule » en quantité aux paris de course, le tant pour cent prélevé par l’Agriculture permet aux ministres de pratiquer les vertus de charité.
Attendez, câblait M. Decrais au malheureux Mouttet.
Le volcan devait attendre. Ce qui importait c’était l’élection, on voterait d’abord, on s’occuperait ensuite des mesures de sécurité publique…
Mais le volcan n’a pas attendu. Le volcan se moquait de l’élection du 11. Le trop-plein de la chaudière souterraine, il devait le vomir. Il l’a vomi le 8. Et ce fut quarante mille morts… C’est quarante mille morts dont l’opinion publique [puisque la loi n’a pas prévu de sanction pénale pour ces sortes de crimes[1]], a le droit de demander compte à S. Exc. M. Albert Decrais.
Bien qu’il soit un homme politique assez vieux, M. Albert Decrais a, je crois, encore une conscience. Eh bien, c’est quarante mille victimes qui pèsent aujourd’hui sur cette conscience…
En attendant que les spectres des quarante mille de Saint-Pierre viennent égayer les derniers moments de M. Albert Decrais, lorsque, à son lit de mort, on ce rapide retour sur leur vie que la camarde laisse aux gens qui agonisent, il reverra tous les malheureux de Saint-Pierre et les autres, tous ceux qui tombèrent sacrifiés par son incapacité dans les pays où « le colonial » opère,
en attendant cette heure de la suprême justice,
il faut, et je le veux, et cela sera, il faut
qu’il emporte en sa retraite, comme les fers des galériens en leurs bagnes, il faut qu’il emporte ces quarante mille morts,
et qu’il en ait le remords,
et qu’il en ait l’angoisse,
et qu’il en ait la honte…
Et cela, vraiment il faut que cela soit. Trop de crimes politiques sont au-dessus des lois. Nous sommes un peuple de lâches. Nous supportons tout. Nous ne savons nous indigner de rien. Nous ne savons, nous ne voulons plus punir… et les crimes se renouvellent… Sous le prétexte que M. Decrais n’a certainement pu vouloir tuer quarante mille personnes, qu’il est un honnête homme, qu’il ne saurait être considéré comme un assassin, des tas de gens lesquels se croient intelligents et se disent sérieux, clament que c’est folie de reprocher à l’ex-ministre des Colonies les quarante mille morts de Saint-Pierre…
Je n’ai pas à rechercher les intentions de M. Decrais.
Je n’ai pas à discuter s’il est un honnête homme, pour ce cas du moins. Je n’ai point à dire s’il ne peut être considéré comme un assassin.
Je n’ai à rechercher et à dire que les faits.
En reporter…
Or le fait, à Saint-Pierre, c’est que les habitants voulaient s’en aller… et si les habitants vous semble trop général, absolu, mettons beaucoup d’habitants dont l’exemple avait chance d’être suivi… et que M. Decrais a ordonné à M. Mouttet de retenir ces habitants à Saint-Pierre jusqu’au 11. Et le fait, c’est aussi que ces habitants, que ces fonctionnaires retenus de force à Saint-Pierre, le volcan les a tués que le 8, il y eut quarante mille victimes. Et que de ces morts, c’est à M. Decrais, sans discussion possible, et de toute évidence que la responsabilité incombe…
Je suis exposé à un danger contre quoi nulle bravoure, nulle force humaine ne saurait prévaloir. Je le sais et je veux m’en aller… Mais je suis fonctionnaire ; et vous me défendez de m’en aller ; et vous me menacez de révocation si je m’en vais… Je reste jouant ma vie et je la perds… Le volcan me tue… c’est vrai… ce n’est pas le ministre… Mais ceux qui me pleurent n’ont-ils pas le droit de dire que le ministre est mon assassin !
Voilà le fait qui ressort éclatant de mon enquête à la Martinique.
Quand la catastrophe s’est produite je voyageais dans les Grandes Antilles.
Revenant de Saint-Domingue, j’arrivais à Port-au-Prince le 11 mai.
Lorsque l’agent de la Compagnie transatlantique, M. Dardignac monta à bord, il nous dit « Saint-Pierre est détruit par un volcan. La Martinique entière est menacée. Il y a déjà quarante mille morts ! »
Le premier bateau en partance de Port-au-Prince à destination de Saint-Thomas, d’où les « occasions » sont fréquentes pour la Martinique était l’Olindes Rodrigues, de la Compagnie transatlantique, courrier régulier de France et qui devait lever l’ancre le 13. J’y pris immédiatement passage.
Les Haïtiens eurent l’idée saugrenue de se mettre le lendemain en révolution, de se battre dans les rues, de jour, de nuit… aventure intéressante il est vrai, pour les gens qui veulent voir de près tous les spectacles.
Mais contretemps qui retarda notre départ.
Comme il n’y avait alors pas d’autre navire étranger sur rade, M. Desprès le ministre de France réquisitionna l’Olindes Rodrigues afin d’avoir à sa disposition un grand navire où pussent en cas de danger trop grave se réfugier les étrangers. Il nous garda jusqu’au 16. Ce jour là arrivait un bateau anglais que le consul britannique réquisitionnait… en attendant qu’un autre bateau vînt assurer le nouveau service exigé par les circonstances.
Lorsque je suis arrivé à Saint-Thomas j’y ai trouvé le Saint-Domingue, l’annexe de la Compagnie transatlantique, prêt à faire route pour la Martinique.
(Et de cela je fus sincèrement réjoui… voyager à bord de bateaux anglais, américains, hollandais, allemands… dans les Antilles surtout… m’a toujours paru quelque chose d’excessivement désagréable. De mille fois je préfère les français, les transatlantiques surtout. Patriotisme ? non. Simple question de confortable. J’aime une bonne couchette, une bonne cuisine et un bon service… Or cela je ne le trouve à mon goût que sur les bateaux de chez nous… Et si vous me demandez pourquoi cette digression je vous répondrai que j’ai l’amour de mon prochain, que je ne laisse échapper jamais une occasion de lui être utile et que pour cela j’estime nécessaire de combattre toujours cette absurde légende que des gens à mauvais estomac propagent en voulant faire croire qu’il vaut mieux voyager à bord des bateaux étrangers qu’à bord des bateaux français…
Fermons la parenthèse.)
Je me suis embarqué à Saint-Thomas sur le Saint-Domingue. Mais nouveau contretemps ; à cause du volcan, celui-là. Au lieu de faire route directement sur la Guadeloupe et la Martinique le paquebot dut aller à Porto-Rico pour y embarquer 60 tonnes de vivres que la générosité américaine envoyait aux sinistrés de l’île éprouvée. Nous étions à Porto-Rico le 20.
À 5 heures du soir nous y eûmes nouvelle émotion. Les camelots criaient un placard édité par le principal journal de l’endroit, le Times of Porto-Rico, je crois… ou quelque chose d’approchant. Ce placard contenait une épouvantable dépêche, annonçant qu’une éruption beaucoup plus grave que la première venait d’avoir lieu, que la ruine du nord de l’île était consommée, que la Dominique, pourtant éloignée, avait été couverte de cendres et de débris… on ne parlait pas de Fort-de-France… mais on pouvait tout supposer, tout craindre[2]…
C’est vous dire en quel état d’esprit nous arrivions le 21 à la Guadeloupe. À la Basse-Terre on nous rassura. À la Pointe nous trouvâmes un millier de réfugiés martiniquais dont environ cinq cents venaient d’arriver ne voulant plus rester à Fort-de-France qu’ils disaient rendu inhabitable par l’éruption de la veille.
Le 29, j’étais à Fort-de-France. J’y suis resté jusqu’au 1er juin. Cela m’a permis d’aller à Saint-Pierre, d’en parcourir les ruines, puis d’étudier le volcan du plus près qu’il fut possible… mais à distance respectueuse ; je ne suis pas comme les reporters américains, véritables salamandres, lesquels se jouant des coulées chaudes et des vapeurs brûlantes qui sillonnent et embrument constamment tous les versants de la montagne, disent en avoir fait l’ascension jusqu’au point de pouvoir en mesurer exactement le cratère. J’ai vu de plus loin ; et cependant je crois avoir bien vu, car les bonnes lunettes d’approche ne sont pas faites pour les chiens…
J’ai vu trois éruptions : celles du 26, du 28 mai, celle du 1er juin.
Puis j’ai interrogé toutes les personnes capables de fournir un renseignement utile ; tous ceux qui avaient vu quelque chose d’intéressant…
Mes excellents confrères de l’Opinion, le journal de Fort-de-France, me furent particulièrement précieux car leurs articles, et leurs indications me permirent de travailler rapidement… sans aucune perte de temps. Qu’ils me permettent de les en remercier ici.
Le 1er juin, après une enquête menée du mieux que j’ai pu, je me suis embarqué à bord du paquebot Canada de la Compagnie transatlantique. L’obligeance de M. Vié, l’agent de la Compagnie à la Martinique, l’amabilité de M. Geffroy commandant du Canada, m’ont mis à même de pouvoir travailler à bord, et le 14 juin je suis arrivé à Bordeaux avec le manuscrit de ce livre.
Livre est sans doute un bien gros mot pour désigner un recueil de notes aussi hâtivement récoltées que rapidement collationnées et rédigées.
Quelque jour on écrira je l’espère une œuvre mûrie, soignée, réfléchie sur cette catastrophe de Saint-Pierre unique dans les annales du monde. Et alors ce sera le livre. Le mien n’est à vrai dire qu’un amas de renseignements. C’est mes carnets ; c’est un volume de reporter ; notes et documents.
CE QUE J’AI VU
VERS LE VOLCAN
I
À LA GUADELOUPE. — LES RÉFUGIÉS
L’agent qui vient à bord nous montre une dépêche de Fort-de-France, disant que la ville est inhabitable, qu’on a failli mourir et que tout est plein des cendres du volcan.
Le Salvador a conduit ici cinq cents réfugiés. Les malheureux étaient partis cinq cents, arrivés cinq cents… et un. Une femme avait accouché de peur. J’ai vu plusieurs de ces réfugiés à terre. Le maire de la Pointe à Pitre n’avait pas encore eu le temps de les loger tous. Quelques-uns attendaient, mornes, abrutis, sous les auvents du marché. Je leur ai causé et j’ai constaté qu’ils étaient encore plus mornes, plus abrutis qu’ils ne le paraissaient.
Pourquoi ils étaient partis… Ils avaient vu sur leur tête le feu du volcan. Ils en avaient reçu la pierre et la cendre. Ils avaient eu peur. Ils étaient partis. Ils avaient pris d’assaut le Salvador. Et quand le bateau avait été plein de monde, on l’avait envoyé à la Guadeloupe. Ils y étaient. Et ils avaient encore peur. Une peur folle. Quand ils parlaient du volcan ils regardaient en l’air, pour voir si la menace n’en était pas de nouveau sur leur tête. Et leurs yeux étaient ronds, fixes. Un homme qui savait les Écritures m’a dit : « Monsieur… le Seigneur nous avait envoyé son nuage… Il nous a épargnés cette fois… Mais… »
J’ai parlé de la Soufrière de la Guadeloupe ; si on ne l’avait point vue qui fumait plus que de coutume : « Taisez-vous, Monsieur, taisez-vous. Il ne faut point appeler le mal. Et surtout il ne faut point plaisanter le malheur. » Ces gens avaient complètement perdu la tête. Quelques-uns, cependant, revinrent avec nous à Fort-de-France. Notamment un vieux monsieur, le docteur Guérin dont l’usine emportée trois jours avant la catastrophe du 8 avait marqué les premiers ravages du volcan ; et une jeune femme, une blanchisseuse qui répondait au doux nom de Zulima ; elle nous a dit que Fort-de-France était vide, mort, triste, les Zulimas toutes ayant filé, car elles ne voulaient point mourir ; et puis elles ne pouvaient plus exercer leur métier de blanchisseuses ; il n’y avait plus d’eau dans les canaux des fontaines ; il fallait prendre celle des canaux de la rue, et celle-là était boueuse, pleine de cendres…
Zulima nous a dit ensuite que tout ça « c’était bagaye pas bien ». Je crois qu’elle parlait aussi politique ; elle disait que ce n’était « pas non plus bien » que l’on n’eut pas réélu M. Duquesnay… que c’était la faute du gouverneur… « Et le volcan ? »
Je n’ose ajouter qu’elle a répondu : « c’est la faute de l’administration ». Mais elle l’a pensé. Elle m’a dit aussi que « les Américains sont de bien braves gens… oui bien braves… monsieur… »
Oh ! Zulima… !
II
DEVANT LE VOLCAN
La terre !… Il y a toujours, en fin du voyage, une impatience, un frémissement, quand on approche la terre. Les yeux scrutent, les lunettes fouillent l’horizon, cherchent entre le ciel et l’onde, là-bas, dans l’indécision des lointains, la tache un peu plus sombre qui, d’heure en heure, de mille en mille, se précisera, se dessinera, marquant le port…
Avec une impatience angoissée, dans une confusion de sentiments douloureux, nous cherchions à l’horizon la petite tache sombre qui, émergeant, grandissant, pointant, se devait éclairer des lueurs du volcan destructeur, pour nous montrer, au lieu du port accueillant et de ses joies, une ville morte, un cimetière et ses tristesses.
Inoubliable spectacle !
D’abord, ce fut très beau. Le jour tombait en lumières calmes dans ces vapeurs légères que les pluies jettent, comme une mousseline, sur les mers des tropiques, aux mois des hauts soleils.
Les vagues étaient de pâle émeraude, les yeux que le poète voyait à la sage déesse, les yeux glauques de Minerve : c’était une mer très sage.
La terre. Un mont aux formes arrondies, harmonieuses ; un mont violet, de bleus clairs sur des pourpres claires ; un mont nimbé de nues qui semblaient du rose poudrant l’azur. Un pastel exquis de grâce délicate.
Ça, le volcan ?… cette chose jolie ?…
Mais nous approchions… en même temps que la nuit… dans la nuit.
Les tendresses colorées du paysage, aux détails précisés par l’ombre, devenaient des colères dures. La mer d’émeraude s’endeuillait. La montagne grandissait, noire, tragique : une menace.
Elle n’était plus voilée de rose et de bleu. Elle était casquée, empanachée de fumées noires à taches rouges, de taches de sang. Et cela montait dans le ciel, très haut, lancé d’un souffle puissant…
Et nous approchions encore. Et c’était, aux flancs noirs de la montagne, de larges coulées blanches. Et puis, sous du noir encore, une tache blanche, très grande, longue, au fond du golfe…
Mais quels noirs !… quels blancs !… Je ne sais pas de mots capables d’en rendre la saleté livide, quelque chose de jamais vu, d’irrêvé, et que vous n’imaginerez point. Il n’était pas besoin de savoir que là-dedans, que là-dessus, quarante mille cadavres gisaient pour que cette vision parût effrayante. Nul mot, vous dis-je, pour vous en répéter l’horreur… blanche et noire.
Et jamais peintre ne trouvera, sur sa palette, ce qu’il y avait de lugubre, en ce noir, en ce blanc… sous les lueurs du volcan, sous ces lueurs qui, maintenant jaunes des boues et des cendres qu’elles portaient, verdissaient les bleus de la nuit.
Et nous approchions davantage. Nous passions plus près, tout près de Saint-Pierre, tout près de ce qui avait été Saint-Pierre.
Et alors, c’était plus que de l’horreur…
Le chaos. Des ruines blanches sous la nuit, des ruines qui semblaient une ville de tombes, et d’où nous venaient des puanteurs avec des cendres… Ce blanc, qui couvrait la montagne ; ce blanc, qui couvrait les ruines, suaire immense, tout ce blanc, d’un blanc que nos yeux n’avaient jamais vu, tout ce blanc, qui restait blanc dans la nuit, c’était les cendres, les cendres qui avaient tué…
Vision de cauchemar, de cauchemar affreux…
L’heure d’après, nous arrivions sur rade de Fort-de-France. On y voyait des vaisseaux. Nous entendions, d’un haut bord, la Valse bleue. L’amiral dînait. Nous rentrions dans la réalité.
III
AUTRES VISIONS DU VOLCAN
La montagne émerge en tronc de cône et le nuage est un tronc de cône renversé. Nuage et montagne, c’est deux troncs de cônes se pénétrant par le sommet, un X gigantesque, à base solide, à ceinture lâche, vacillante, à sommet flottant…
À cinq milles dans le vent, nous avons respiré l’odeur du souffre et reçu de la cendre. Cette cendre tamise la lumière, la poudre…
À chaque minute, pour ainsi dire, varie l’aspect de la montagne…
Le cône du nuage s’est écrasé, les fumées tombent très bas. Elles sont maintenant un panache renversé qui file en s’étalant vers le Nord.
Puis le nuage remonte, large, énorme, très haut, coupé nettement sur le ciel plus clair du côté du Sud ; se confondant avec le ciel noir du côté du Nord, c’est une masse sombre, fuligineuse, à reflets rougeâtres, jaunâtres, qui s’élargit en nappes très noires dans les hauts…
Est-ce imagination, toutes ces coulées de laves blanches sous la montagne ont l’air de dalles d’amphithéâtre.
Quand nous piquons dans le Sud et que nous nous éloignons, la montagne et le nuage, tout reprend l’aspect d’un pastel, d’un pastel sombre d’indigo ; et là où se devine le sommet, le cratère, nous voyons, sur une ligne courbe, un U très large, cinq points ardents qui doivent être énormes. Ils nous apparaissent, dans le vague, dans le bleu sombre de la nuit, comme cinq ballons rouges, vous savez, ceux de l’ingénieur Beau, ces ballons de celluloïd où la joie des villes enferme ses illuminations électriques et les rend plus pâles, plus jolies…
À FORT-DE-FRANCE
IV
CENDRES ET TERREURS. — PEURS NOIRES. — PEURS BLANCHES. — PEURS BLEUES.
Zulima n’a point menti. À peine exagéré. Fort-de-France est triste. La ville semble sortir d’un rêve mauvais. Elle est dans la cendre. Elle pue le volcan. La cendre est partout. Sur les toits, sur le sol, dans l’air, sur les arbres, dans l’eau des ruisseaux, dans l’eau qu’on boit, dans le pain qu’on mange… partout.
À l’hôtel, je ne puis me baigner, l’eau coule noire dans le bassin ; une boue. Toute la cuisine a goût de cendres ; sur tous les meubles, sur les lits, dans les draps, c’est la cendre et toujours de la cendre.
On me montre des cailloux tombés du nuage, voici trois jours ; il y en a de gros comme le pouce, comme des œufs de pigeon.
Cendres et cailloux… Maintenant, je m’explique la terreur des gens vus à la Guadeloupe.
Et je m’explique aussi la peur des gens qui sont restés, avec qui je vis.
On s’habitue aux volcans, aux tremblements de terre, m’a dit un ami ; on acquiert, à ce voisinage, à cette menace constante, un tempérament nouveau et très spécial…
Je le crois.
Mais je crois aussi qu’il y faut du temps, et je crois surtout qu’il faut que le volcan s’éteigne, que la terre ne tremble plus.
Or, le volcan de la Montagne Pelée n’est pas éteint ; les fumées qu’il crache sont toujours vues de Fort-de-France, nous menacent toujours ; leur silhouette barre le ciel ; toujours nous pouvons nous demander si la mort que ces fumées portent dans leurs volutes magnifiques ne va point tomber sur nous.
Et la terre, sous nos pieds, nous ne la sentons point solide. Elle n’a pas tremblé ; mais elle frémit. Et ce frémissement agace, énerve, inquiète. Et lorsqu’on sait que, dans la dernière nuit de Saint-Pierre, il y eut frémissements semblables, on est effrayé.
Est-ce bien de l’effroi… bien de la peur ?…
On respire mal ; c’est une oppression chaude et pleine d’électricité… on en souffre à tous les cheveux…
Et c’est la peur physique de l’être qui se noie dans quelque chose qu’il ne voit pas, qu’il ne comprend pas, mais qu’il sent… C’est la peur du corps dont toutes les forces vitales se hérissent en révolte contre la menace mortelle qui les déprime, les pénètre…
Et c’est quelque, chose qui défie l’analyse, car, dans ce corps alourdi, l’esprit s’alourdit.
La tête est lourde, la poitrine est lourde, et les membres sont lourds. Les nerfs se plombent, et quand, aux chocs de cette force mystérieuse, qui broie des lueurs dans la nuit, ils vibrent douloureux, lourds, c’est une angoisse d’écrasement…
L’homme qui pense, l’homme qui raisonne l’inutilité de la bataille contre les invincibles forces, l’homme qui sait que la sagesse est d’attendre en se résignant à l’inéluctable, celui-là se résigne… et dort.
Mais je comprends ces foules d’animalité plus proche des origines, ces foules qui frémissent, qui tremblent, qui ont peur, la peur aveugle, sourde, folle, la peur… et qui fuient et qui pleurent et qui crient…
Dans les savanes africaines, aux mois des soleils ardents, quand les herbes brûlent, j’ai vu les botes fuir ainsi en bramant, en rugissant la même peur.
Le soir du 26, j’ai vu, j’ai entendu cette peur à Fort-de-France.
J’avais passé la journée à Saint-Pierre, j’avais vu couler les laves dans la rivière des Pères, j’avais vu fumer la Roxelane, j’avais vu la montagne couverte de vapeurs, le cratère en activité, j’avais senti les frémissements du sol, mes nerfs avaient vibré dans la tension de l’atmosphère… j’étais rentré le soir à Fort-de-France, attendant une poussée d’éruption plus violente, et ce qu’on verrait de la ville.
À neuf heures, « ça y était ». La nuit devenait noire. Un nuage énorme, noir, opaque, noir, noir, s’avançait rapide, en volutes qu’on voyait bondir, moutonner, car elles avaient à leur noir des reflets d’un rouge très sombre ; et des éclairs aussi les piquaient de lueurs qui se succédaient montrant plus noire la menace qui planait. Ces éclairs éclataient dans la masse noire comme des bombes, un gros point rouge fulgurant hérissé de longs jets rouges à reflets très jaunes, de la fonte en fusion filetée d’or ; d’autres avaient la forme d’un pâté d’encre rouge à longues bavures ; il y avait aussi dans le noir des fentes longues très étroites, d’immenses coups de sabre dans la nue, vibration instantanée de rouge et de jaune, qui, à peine vue, muait en larges ondes frémissantes de lumière bleue, rentrant dans le noir aussi vite qu’elles en étaient sorties.
Et cela était d’une indicible beauté… Et cela pouvait être de la mort, de la mort tout de suite, pour tous, pour tout ce qui vivait à Fort-de-France…
Un nuage comme celui-là, un nuage qui dès l’issue du cratère avait coulé très lourd sur les vallées de Saint-Pierre, avait tué quarante mille êtres… Celui qui roulait sur nos têtes à quelques centaines de mètres, plus léger, sans doute, pouvait ne pas tomber, mais qui le savait !… Les gens qui réfléchissent pensaient, beaucoup me l’ont dit, et je l’ai pensé moi-même, que cette nue toute noire était de même nature que la trombe destructive du 8, trombe de gaz lourds, projetée avec force par le volcan et portée par un courant aérien formé à l’appel d’une zone atmosphérique échauffée, et qu’à bout de projection, à bout de courant, ce nuage allait tomber, asphyxiant, foudroyant…
Il y a d’exquises jouissances d’agonie. Tous les hommes, je crois, ont la passion de l’inconnu, l’attirance du gouffre mystérieux où la remontée, c’est « pile ou face » ; une fortune jouée d’un coup, même un louis, s’il est le dernier tombant sur le tapis, donné au cours du sang dans la veine, dans l’artère, dans le cœur, volupté ; la vie comme enjeu, c’est angoisse délicieuse et de volupté suraiguë dans l’attente haletée de l’instant d’après…
Il y avait de cela sous le nuage à Fort-de-France…
J’avais retrouvé un vieil ami très cher. Un ami des jeunes années. Nous sortions de dîner, à point pour admirer la scène d’apocalypse dont le ciel — préférez-vous l’atmosphère — nous offrait le spectacle magnifique. Et nous nous sommes regardés, souriant : « Ça serait vraiment drôle… » — « Oui… » [3].
Mais ce qui ne fut pas drôle, c’est la panique… des autres. Une ruée de peur. Des meutes d’hommes. Des troupeaux de femmes. Des hystéries. Des cris : « Le feu, le feu du volcan est sur nous, nous sommes perdus. » Et sur le rivage, dlans le noir, c’était désolations, lamentations. Puis une saute de vent, violente et, très vite, comme il était venu, le nuage remontait vers le Nord, s’évanouissait, disparaissait ; des étoiles se rallumaient ; c’était de nouveau le calme, une lourdeur…
Mais l’inquiétude n’avait pas disparu. Des heures encore j’ai vu des groupes errer ; des malheureux affolés s’en allaient, ils ne savaient pas où, muets, se tenant par la main…
Et c’était un accablement de chaleur, de soif. Au kiosque de l’hôtel, sur la savane, on buvait, on discutait aussi. Et plus d’un cherchait, dans l’alcool, du sommeil pour la nuit. Tous avaient aux commissures des paupières, un pli… nouveau ; dans les yeux, lueur nouvelle ; dans la voix, timbre nouveau… Nerveux.
Car on aurait tort de croire que les seuls Martiniquais noirs, mulâtres ou créoles cédaient à la panique et se livraient à des manifestations de crainte un peu exagérée…
La terreur est un mal qui frappe les hommes sans distinction de race, comme la petite vérole.
L’Anglo-Saxon placide y est sujet comme l’Espagnol nerveux comme l’Africain peureux. Une des histoires les plus gaies dans cet ordre de faits (si toutefois il est permis de parler gaieté en pareil deuil), est celle d’un Américain globe-trotter et reporter.
Cet homme intrépide, qui sans doute aura envoyé aux feuilles de son pays des relations exaltant son intrépidité à rechercher des impressions neuves tout près du volcan, avait pris logement dans l’hôtel où je suis descendu.
En arrivant, son premier soin avait été de demander « les caveaux de l’hôtel » pour y déposer sa valise de notes et pour s’y réfugier lui-même en cas de nouvelle éruption.
Il fut désappointé, navré d’apprendre qu’il n’y avait point de caveaux à l’hôtel. Mais il s’en consola, d’autant plus que le lendemain 20, la Providence le combla en lui envoyant les émotions et les grands spectacles qu’il était venu chercher.
À cinq heures, il est réveillé par les gens qui fuient devant le « feu de la montagne ».
Il s’habille, saisit son appareil photographique, et descend sur la savane. Il regarde. Il admire. Il photographie les groupes. Il cherche les jolies femmes peu vêtues pour en conserver les traits. Il est calme. Il prend des instantanés du nuage. Il est dans la joie. C’est si beau ! « Very beautiful ! » s’écrie-t-il… je ne donnerais pas mes « films » pour cinq mille dollars… Mais le phénomène s’aggrave subitement. L’odeur de soufre tombe. La cendre tombe. Les cailloux tombent. « Aoh !… » Et l’intrépide Anglo-Saxon montre qu’il court très vite en se précipitant comme un cerf du côté de la mer. Il file à l’extrémité du wharf. Il pose sur les planches son appareil, sa montre, son chapeau, sa veste, et pique une tête dans les flots… Il nageait bien. Une demi-heure après, il revient à terre… Son paquet avait naturellement disparu dans la bagarre.
Il rentre à l’hôtel, murmurant, cette fois, non plus « beautiful ! » mais « very bad, very bad », et prend le premier bateau en partance. Les émotions de ce pays étaient trop fortes pour ses nerfs, cependant solides puisqu’ils étaient des nerfs anglo-saxons.
D’autres Américains montrèrent également d’éclatante manière la supériorité des jambes anglo-saxonnes pour la course. Ils avaient projeté de faire l’ascension de la Montagne Pelée et d’aller contempler le « monstre face à face ». Pour les Américains qui se respectent, pour les Américains qui sont vraiment Américains, pareille entreprise est jeu d’enfant. Il n’est pas un des Américains venus à Fort-de-France qui n’ait bu sa coupe de Champagne au bord du cratère fumant, ou du moins qui ne le dise et sans doute l’imprime… Ces farceurs-là sont vraiment admirables… et bien humblement je m’incline devant leur supériorité : j’avoue bien piteusement que je n’ai point osé tenter cette ascension pourtant si anodine, si facile…
Bref, quelques Américains avaient projeté de la réaliser, cette ascension devenue classique et obligatoire. Ils étaient, pour ce, au Morne-Rouge. Ils y étaient allés en complet équipage. Breaks, chevaux, mules, guides et provisions. Ils dînaient, très calmes, heureux dans la beauté du soir, de la nuit naissante. Le volcan leur apparaissait comme une peinture américaine sur la toile de fond d’un décor américain, d’opéra américain.
Lorsque tout à coup, changement à vue. La montagne gronde et fume… d’ailleurs comme à l’ordinaire. Car il est très rare qu’elle « se repose » plus d’une heure ou deux. Mais les Américains voient les nuages de feu sur eux… et filent, abandonnant chevaux, voitures, tout… Dans la nuit, sans savoir où, sans s’inquiéter du chemin, sautant à travers les haies, dégringolant les ravins, franchissant les précipices, grimpant les côtes, ils vont, courent, bondissent… Ils sentent à leurs chausses le feu du volcan et, le feu au derrière, cela fait courir bêtes et gens.
Ils coururent ainsi toute la nuit. Au jour, ils tombèrent exténués sur un chemin. Le premier nègre qu’ils rencontrèrent, ils le couvrirent de promesses de dollars pour qu’il les mît sur la route de Fort-deFrance.
Je ne serais pas étonné de lire dans leurs journaux un récit différent de leur ascension du volcan. Mais le vrai, c’est le mien. Je sais en effet quelqu’un en qui j’ai toute confiance, et qui, cette nuit-là, demeura au Morne-Rouge… pour voir.
Des Français aussi montrèrent de beaux exemples d’affolement. Un jeune fonctionnaire demeurera célèbre à la Martinique. Lors de la panique du 20, on le vit sortir de l’hôtel nu-tête, en caleçon. Il brandissait un énorme revolver de cavalerie et criait : « Place, place… nous allons mourir… sauvons-nous… qu’on me fasse place, sinon je tue ! »
Le malheureux garçon avait été tellement éprouvé par la peur qu’il ne vivait plus qu’avec l’idée de se tuer si « le feu du ciel » venait à tomber sur Fort-de-France. Il me demanda comment il fallait faire pour se tuer du coup. « À la tempe, monsieur, n’est-ce pas, à la tempe ?… » « Eh !… mon cher monsieur, encore ne faut-il pas trembler, car alors on se manque. Tel ce pauvre F… qui, le mois dernier, dans un accès de lièvre, tira mal, se brûla les deux yeux et ne mourut qu’après une agonie de quinze jours. » « — Alors le cœur… » « — Il y faut également une main ferme… et je crois bien que vous trembleriez, monsieur.
« — Alors, il faudrait se laisser brûler comme cela… sans rien faire…
« — Je le crois.
« — Ah ! monsieur, on voit bien que vous n’avez pas vu les martyrs qu’on débarquait ici… brûlés… brûlés… Mais vous ne savez pas ce que c’est… Mon Dieu ! Mon Dieu !… »
Et le malheureux s’en alla dans la nuit, avec des gestes et des « mon Dieu ! » de fou.
Je vous assure que la conversation fut exactement telle.
L’homme était un de ces êtres d’élite à qui leur savoir et leur impassibilité, joints à un décret ministériel, donnent le droit de juger les faiblesses des autres hommes, et de les condamner.
V
LA TOPOGRAPHIE
LES DATES ET LES RAVAGES DU VOLCAN
Avant d’aller plus loin, pour qu’il ne se perde pas dans les renseignements et les entretiens qui vont suivre, je prie le lecteur de regarder la carte de la Martinique. Il verra que la partie Nord de l’île dessine à peu près une circonférence ayant au centre, et en point culminant, la Montagne Pelée.
De ce nœud orographique part, en rayonnant vers la mer, toute une série de contreforts limitant des vallées escarpées ou coulent des rivières.
À l’Ouest, la vallée de la rivière du Prêcheur, aboutissant au bourg du même nom ; puis la vallée de la Rivière Blanche ; la vallée de la rivière des Pères et de la Roxelane, qui coulaient dans les deux quartiers nord de Saint-Pierre ; la partie sud de la ville s’étendait sur le rivage, au pied de mornes dessinant un plateau allongé ; plus au sud encore, le bourg du Carbet.
Voici maintenant « les dates du volcan » :
En mars, le cratère a des « vapeurs ».
Il « fume » fin avril.
Le 5 mai, il crache des boues qui emportent l’usine Guérin à la Rivière-Blanche. Le 6 mai, il fait couler des boues dans la Rivière des Pères et dans la Roxelane.
Le 8 mai, il détruit Saint-Pierre et sa banlieue, du Prêcheur au Carbet.
Le 20 mai, il couvre Fort-de-France de cendres et de cailloux.
Les 26 et 28 mai, il a deux éruptions qui étendent leurs ravages et font évacuer les communes du Nord, jusque-là épargnées, et où quelques milliers d’habitants se croyaient encore en sûreté.
Le 1er et le 6 juin, nouvelles éruptions…
… À quand les dernières ?[4]
À quand le repos de la montagne terrible ?
DANS LES RUINES
Un des Hommes du Livre a dit :
« J’ai vu les montagnes et elles tremblaient ; j’ai vu les collines, et elles étaient toutes ébranlées ; j’ai jeté les yeux autour de moi et je n’ai point trouvé d’hommes, et tous les oiseaux même du ciel s’étaient retirés ; j’ai vu les campagnes les plus fertiles devenues un désert, et toutes les villes détruites devant la face du Seigneur… »
Quand je suis revenu des Ruines ce verset de lamentation et de terreur remontait dans ma mémoire…
VI
LE BATEAU FUNÈBRE. À TERRE.
CE QUE L’ON VOIT
J’avais vu le volcan en passant près de la côte, à bord du Saint-Domingue. J’avais observé la terreur que la menace en jetait sur Fort-de-France. Je voulais le voir de plus près. Et je voulais surtout voir les ruines, aller sur ce qui avait été la ville prospère, la ville accueillante, où voici quatre ans, lors d’un précédent voyage aux Antilles, j’avais été choyé, fêté…
J’y suis allé avec ce qu’on appelait, à Fort-de-France, la mission Cappa, c’est-à-dire l’équipe de travailleurs qui, sous la direction de M. Cappa, architecte de la ville, avait mission d’enterrer et d’incinérer les cadavres… C’est le bateau-drague du port qui, chaque jour… quand le repos, quand le sommeil du volcan le permettait… transportait cette mission de Fort-de-France à Saint-Pierre.
Ce bateau avait toujours un chargement de barils de chaux, de bocaux d’acide phénique et de touques de kérosine. Il avait pris l’odeur d’une salle d’hôpital, d’un « amphithéâtre ». J’avais navigué à bord de toutes sortes de bateaux. Il me manquait celui des fossoyeurs.
Lugubre… penserez-vous ?
Mais non… Il portail aussi deux gendarmes et deux curés, qui nous racontaient des histoires… des histoires de volcan…
Et puis il avait cet inappréciable avantage, étant un bateau-drague, de ne pas aller bien vite, et, comme il passait très près de la côte lorsque nous avons longé les régions dévastées, j’ai pu bien voir. La limite sud de la zone détruite c’était dans le bourg du Carbet.
Il était joli, autrefois, ce bourg, qui dormait sur la plage étroite et longue, au pied des mornes bas, ravinés et fertiles. C’était un bourg de cultivateurs riches et de pêcheurs riches… Le feu et la mer n’y ont laissé que cendres et que ruines.
C’est d’abord des cocotiers roussis et des cannes roussies. Puis des cocotiers brûlés et des cannes brûlées.
Et des débris de cases, des éboulis de maisons. Dans un retour de ravin, l’église et les constructions qui l’entourent sont intactes… mais abandonnées. La cendre chaude en a chassé les hommes.
Et, à mesure que nous avançons vers le Nord, nous voyons plus profonde la destruction. Des arbres, il ne reste que les troncs fumés. Des champs de cannes, rien, rien que la terre ravagée. Et les cases sont en débris sur le sol. C’est un enchevêtrement de décombres. Tout le rivage en est plein, que le flot a ramenés, alignés, comme les algues mortes sur nos plages.
Le flanc des coteaux est raboté, hersé ; les hauts sont roussis, défeuillés, charbonneux.
Et c’est ensuite la cendre. Elle a coulé en tourbillons tombés avec la pluie. Elle donne l’illusion de coulées de laves.
Puis c’est des roches pelées, grises, livides. La falaise a des aspects de murs de fours à chaux.
Plus loin, c’est la campagne sous la gelée blanche. La cendre accrochée aux parois de la falaise et des mornes, dessine des arabesques d’inimaginable fantaisie. Toutes les combinaisons du gris et du blanc. Le blanc du caillou cuit, le gris de la cendre. Ce que tailleraient, modèleraient, dessineraient, peindraient des fous n’ayant que du gris, que du blanc pour traduire en couleur une crise.
Au quartier Monsieur, une épave sur la plage. Et c’est là que commence la vraiment belle dévastation. Nettement, on voit qu’une rafale de feu a passé là, tordant des squelettes d’arbres calcinés, sur un sol desséché, cuit et recuit. Mais la rafale était peu élevée. Sur les mornes, plus hauts, qui ont de cent trente à cent cinquante mètres, les champs de cannes restent verts. Cela fait un contraste brutal. En haut, la vie. En bas, la mort.
Sur plusieurs points, j’ai pu repérer ainsi la hauteur du phénomène de destruction. De cent vingt à cent quarante mètres.
Puis, c’est le quartier de l’Anse.
Au milieu des ruines brûlées, une maison a ses quatre murs et son toit. Elle chante un solo de folie dans un décor d’arbres sans feuilles et tordus par le feu…
La tornade de flammes semble avoir travaillé pour une fabrique de « bois courbés ». C’est une poursuite hallucinante que cette vision déroulée à la marche du bateau, que cette vision d’arbres calcinés en des poses d’agonie. Les cadavres d’hommes, c’est effroyable. Mais la mort les a couchés. La mort laisse debout les cadavres d’arbres. Et c’est peut-être encore plus effroyable. La mort de ce qui vivait peu, il semblerait que c’est davantage la mort…
Elle a tout frappé ici, la mort. À la pointe sud de Saint-Pierre, en flanc du morne, à mi-côte, sur une avancée qui dominait la rade, les marins avaient élevé une grande et belle statue à la « Bonne Mère », à la protectrice du navigateur. Le socle de la statue est seul resté debout. La vierge de pierre a été projetée à vingt mètres. Mais elle ne s’est pas brisée dans cette chute. Elle est tombée entière, face contre terre. Un des matelots du bateau fossoyeur me dit que c’est pour pleurer en ne regardant pas la destruction qu’elle n’a point su empêcher.
Et c’est la ville… Ce qui fut une ville…
Des mots, des mots pour dire cela…
Non… Je ne trouve pas…
Il me semble, quand ma mémoire devant mes yeux en évoque le spectacle, il me semble que je redeviens stupide, comme je le fus quand le bateau a stoppé, quand une pirogue m’a débarqué sur la plage.
Autrefois, j’ai reçu d’un sauvage un coup d’assommoir sur la tête, violent au point que, un instant je n’avais pas songé à me défendre… Quelque chose de pareil à Saint-Pierre dans la ruine immense, dans la ruine… sans nom.
Ça sentait mauvais. Des odeurs âcres, une fétidité, et puis autre chose que je ne sais : la cendre mouillée, le roussi, la pourriture ; cela prenait à la gorge. Un abrutissement de griserie montait au cerveau. Et de l’hébétement. De la stupidité. Pas autre chose.
Je me produisais l’effet d’un abruti. Je regardais et je ne savais pas si je voyais. J’essayais d’observer, de noter et je ne savais pas si je pensais. Pas une ligne ne me venait à l’esprit pour mon carnet. Et je n’avais pas l’idée d’un mouvement pour armer mon appareil photographique.
Les physiciens nous disent que lorsqu’il y a trop d’ondes sonores, trop d’ondes lumineuses, nos oreilles n’entendent plus, nos yeux ne voient plus. Se produirait-il quelque chose de semblable pour notre cerveau quand trop d’impressions et trop violentes le frappent à la fois ?
C’est un des fossoyeurs qui m’a sorti de cet hébétement. Nous suivions la plage couverte de débris, il y avait des poudres avec des clous qui pointaient en l’air…
« Prenez garde, m’a-t-il dit, vous allez marcher dessus… vous enferrer… et vous savez dans ce pays, quand un homme se blesse de la sorte, il attrape le tétanos beaucoup plus facilement qu’une pension… »
Et ce petit détail de ne pas marcher sur des clous pour ne pas attraper le tétanos m’a rendu mes jambes et mes yeux.
J’ai regardé. J’ai vu. Et je sais maintenant ce qu’est l’épouvante et ce qu’est l’horreur…
Et qui voudra savoir, dans le réel ce que disent les grands mots que l’on trouvait durs, barbares, magniloquents, ces mots un peu mystérieux dans leur éloignement d’irréel, ces mots de cataclysme et de catastrophe… qu’il aille méditer sur le tas de choses broyées, informes, puantes qu’est devenu le paysage autrefois si joli de Saint-Pierre la ville riante…
Qu’il aille… qu’il aille, comme moi, là-bas… Et si les ennuis qui viennent des hommes lui paraissent lourds… après… il n’aura qu’à se rappeler Saint-Pierre et combien peu, devant le moindre frisson de la Terre, compte l’Homme…
Depuis vingt ans que je parcours le Globe, me trouvant toujours à l’heure dite, en bonne place, aux théâtres sur quoi la brute humaine cherche la Gloire j’ai vu belles guerres, et de la destruction…
Les mois d’avant Saint-Pierre, cet hiver, à Saint-Domingue, en Haïti, je venais d’admirer quels efforts, quelle patience, quelle volonté, quelle ruse, quel acharnement, quel génie et quelle cruauté mettent les hommes dans leurs œuvres de haine, quand, pour quelques sous, quelques orgueils, à l’assaut d’un pouvoir éphémère ils se ruent… dans la casse glorieuse.
Le volcan martiniquais montrait mieux… la destruction d’un pays… une besogne magnifique… imaginez quelles statues à l’artilleur qui vous foutrait ainsi, d’un coup, par terre, une ville, dix villages, et quarante mille hommes… Et nous maudissons la montagne Pelée…
Et moi-même, à mes lèvres, tandis que j’errais au milieu des ruines je sentais monter l’anathème contre la montagne de la Mort.
Cependant elle a travaillé sans colère dans la sérénité fatale du Devenir, où la matière inanimée, sourde aux angoisses de la matière animée, bout, s’agite, éclate, fuse et se tasse, équilibrée pour l’universel mouvement, loi suprême de la Chose et de l’Être…
Et jamais personne ne pourra dire, et jamais personne ne pourra imaginer les résultats de ce « travail »… ce que je voyais…
Dans les musées, vous savez ces reproductions de villes, en carton-pâte, en bois peint… Rêvez qu’un éléphant les piétine, qu’on les flambe ensuite, et qu’enfin on les arrose de boues, de cendres… et vous aurez ce que je voyais à Saint-Pierre…
Seulement, là, ce qui était détruit, éclaté, broyé, incendié, c’était une ville de trois mille maisons, couvrant quatre-vingts hectares, avec cent-trois rues d’un développement de plus de vingt kilomètres… Une ville où près de quarante mille habitants se trouvaient quand elle a sombré dans le désastre.
D’autres ont dit de ce désastre que c’était « comme si un marteau pilon gigantesque avait travaillé la ville » et n’en avait laissé que des ruines.
Ces ruines… De loin, on croyait voir des lignes de murs bas, comme en ont les villes du Sud-Algérien ; et la cendre leur donnait l’aspect des huttes sahariennes au pied des dunes. On pouvait avoir l’illusion de quelque chose qui était encore une ville.
De près, ce n’était plus rien que des débris. Des pierres en tas, dans les rues, dans l’intérieur de ce qui avait été des maisons. Des tas de pierres partout. Une pluie de moellons et de plâtras. Ailleurs, la pierre, rien que la pierre… avec des lignes de murs crevassés, de murs très bas, deux mètres, trois au plus… Les pans qui restent debout, dans le quartier du Mouillage, ce ne sont, pour ainsi dire, que ceux qui sont parallèles au rivage ; dans le quartier de la Roxelane, c’est, au contraire, ceux qui se trouvent dans l’axe de la vallée…
Mais ce qui, beaucoup mieux que des phrases, vous permettra d’essayer de vous imaginer la destruction, c’est les photographies. J’en ai rapporté beaucoup. J’en publie quelques-unes. Voyez-les, Considérez-les : un paysage de pierres broyées.
Et, broyées, pour certains quartiers, c’est un mot insuffisant. Les hauts du quartier du Fort ont été plus que broyés : pulvérisés, volatilisés ; des maisons, des gens, rien ne reste… La place a été nettoyée, rasée… Il n’y avait plus rien. Et cela dès la première grande éruption, celle du 8. Au Mouillage, il y avait encore beaucoup de murs debout après le 8. C’est l’éruption du 20 qui a parachevé l’œuvre de la première…
Voyez, voyez les photographies, elles sont éloquentes, elles sont explicites, plus que mes mots et mes descriptions.
Quelques notes, quelques détails cependant, crayonnés sur mon carnet :
Du silence enveloppe ce paysage de pierre cassée, un silence effarant. Rien… rien… Seuls, deux tas de houille, qui brûlent depuis le 8, par leur feu, disent la vie en ces ruines…
… Des milliers de poutrelles et de longues tiges de fer ont été projetées, tordues, sur la plage. Dessous, je vois, dans un magma de boues cendrées, des lambeaux d’étoffe salie : c’était une robe de percale fleurie… Une femme…
Plus loin, un paquet de papiers, de registres enfumés. De la canne, je fouille. Une étude d’avoué fut jetée là. Je ramasse une lettre de 1849… et quelques photographies tachées, roussies. De l’innocence, de la grâce, de la beauté. Trois portraits de bébés qui ne demandaient qu’à vivre. Deux portraits de belles jeunes filles… qui vivaient. Une femme : la mère…
Dans un tas voisin, des milliers de pipes en terre. Un dépôt… Il y en a d’intactes. J’en ai pris une. Sous des pierres, non loin de ce qui avait été la riche maison de commerce du sénateur Knight, maison où restait seul debout le pavé de maçonnerie contenant le coffre-fort et le caveau ; sous des décombres qui sentaient la mort, en cherchant, en écartant la cendre, j’ai trouvé de l’argenterie fondue… J’en ai conservé une cuiller, prise dans la fusion d’une pince à sucre…
Les cadavres… Il n’en reste plus dans le centre. Tout cela est sous la pierre. La deuxième éruption leur a fait un vaste tombeau…
Le premier que je rencontre, c’est sur la Grande-Savane, près du pont de pierre de la Roxelane… Et ce n’est qu’un demi-cadavre : un tronc noirci, sans jambes, n’ayant plus qu’un bras ; pour tête, quelque chose d’informe. Les fossoyeurs le recouvrent de quelques pelletées de terre et de cendre.
Sur le pont de pierre, je recherche la plaque de marbre où, sous le règne de Louis XIV et le généralat du comte d’Ennery, un Danton, le frère Cléophas Danton, avait gravé son nom d’agent-voyer… Elle n’y est plus.
Sous des troncs d’arbres séculaires, arrachés, cassés comme fétus de paille, je vois la ferraille d’une voiture d’enfant… Où, le bébé qu’on y promenait ?…
… Et c’est de la désolation, de l’épouvante, à mesure qu’on va plus avant dans l’exploration lugubre ; les ruines silencieuses, les ruines mortes, se peuplent de leurs morts, de leurs victimes… On les entend…, on les voit…
Et ce n’est pas une illusion partout… Aux Trois-Ponts, j’en ai vu… Ils pourrissaient…
Là, aux Trois-Ponts, la limite de hauteur de la trombe gazeuse du 8 est bien marquée sur le flanc des mornes du Parnasse. Le bas est rasé. Le haut, un cinquième, au jugé, est respecté. Cela donne environ 120 mètres de hauteur pour la trombe.
Au Jardin botanique, dans la vallée qui mène aux mornes du Trou-Vaillant, et de l’habitation Saint-James, la vie reprend… Au milieu des troncs brûlés, quelques jets verts… Le réveil de la nature dans la mort…
Plus loin, en plein foyer de destruction, sur la pente pleine de cendres, au-dessus d’un collège, nous avons également vu reparaître la vie. Du linceul gris sortaient quelques petites pousses vertes, et une fleur blanche. Nous l’avons baptisée « perce-cendres ». Et cela nous a fait… quelque chose. Et je vous affirme bien sincèrement que ce n’est pas « de la littérature ».
Les singularités du ravage… Il y en a toujours. Et cela est utile, ne serait-ce que pour ennuyer les gens qui, aux phénomènes si compliqués de la nature veulent toujours une explication très simple, unique… Dans ce collège, où repoussait la petite fleur blanche, tout était broyé… Restait debout un portique de gymnastique, trois poutrettes minces de bois…
À l’hôpital, au milieu des ruines, la cuve à désinfection n’a pas été brisée.
Au morne de l’Orange, encore des morts…
Et c’est une odeur de morts qui m’a poursuivi partout sur les ruines…
L’odeur de quarante mille morts !…
… Nous avions passé près du théâtre… Je n’en ai pas contemplé sans un certain émoi les ruines encendrées. Nos amis de Saint-Pierre se proposaient d’y faire une grande cérémonie, en l’honneur de Schœlcher.
Par suite de je ne sais quelle idée baroque, pour élever un monument au grand émancipateur, ils n’avaient trouvé place meilleure que le foyer du théâtre. L’image du philosophe devait présider les repos des foules amusées par les pitres… on trouvait cela très bien… passons…
L’inauguration devait avoir lieu en mai. On m’avait écrit d’y aller. L’invitation m’avait couru après de Paris à Saint-Domingue. Reçue plus tôt… et je ne sais si le 8 mai ne m’aurait pas trouvé à Saint-Pierre. Je devais y être. J’aurais dû y être. Voilà pourquoi des feuilles trop pressées publièrent un instant que je figurais parmi les victimes… Ce n’était pas mon heure.
Pendant le retour, à bord de la Drague, nous avons mangé… Les deux curés qui faisaient partie de la mission avaient dans leur sacoche du vin Mariani… Oui nous avons mangé… Le chef d’une des équipes de fossoyeurs plaisantait le curé qui avait besoin d’un tonique… Il disait que, lui, « d’avoir travaillé, ça l’avait suffisamment creusé ! »
J’ai revu les ruines. Et il m’a semblé que, loin de s’atténuer, l’impression d’horreur qui m’y avait glacé la première fois devenait chaque fois plus profonde…
Et encore de mon carnet je transcris quelques notes.
… Il y a dans les vallées proches du volcan, dans celles qui n’ont pas reçu la trombe de feu mais où la cendre est tombée recouvrant l’herbe, le feuillage, où les rivières sont taries, dans ces vallées que l’homme a désertées, il y a les animaux qui agonisent de faim, de soif… Le paysage de la désolation vibre à la plainte des bœufs sans maîtres, des bœufs à qui la servitude a fait perdre l’instinct qui pousse les fauves loin des terres de la mort… Et c’est lugubre…
… La montagne Pelée, aux arêtes ; aux crêtes, aux plateaux qui n’ont point reçu les coulées engluantes de boues et de laves, mais où le roc est cassé par les frémissements, brûlé par les flambées du volcan, montre des jeux de formes à affoler la plus folle des imaginations… Mais lorsque j’ai cherché une comparaison qui permit d’avoir une idée de la configuration des pentes et des coteaux de la montagne décharnée, j’ai trouvé ceci : les aspects imprévus que prenait la poussière de mon sablier d’écolier, quand j’en faisais tas et pâtés sur la pente de mon pupitre. Cette poussière dure de sable dur avait des arêtes, des plateaux et des pentes comme ne peuvent en donner les jeux d’aucune autre matière.
C’était l’aspect de la montagne crevassée par les hoquets du volcan.
… L’aspect dans la forme.
… L’aspect dans les couleurs. J’y renonce.
… Une toutefois. Les pentes au-dessus du Prêcheur, dans les vals et sur les crêtes où n’avait point passé le feu, mais où avaient plu des nues de cailloux et de cendres, et de vapeurs lourdes, chaudes, c’était un paysage soufré. Une lividité jaune. Les feuillages pendaient lourds. Les champs herbeux semblaient de lourds et vieux tapis. Les cocotiers et les palmiers étaient effilochés en lourdeurs. Les maisons vides, aux noires fenêtres, des trous mortuaires, paraissaient faiblir, fléchir, vaciller, tomber sous des forces lourdes. Et tout cela était d’un sale jaune de vieux soufre vert de grisé. Un paysage lunaire, disait un savant près de moi quand je regardais cela. Un paysage d’enfer a riposté l’homme de barre, un nègre qui voyait plus juste que le savant…
… Et aussi partout des blocs énormes. Dans ses convulsions, le volcan jette des blocs de pierres qui pèsent plusieurs tonnes. Et il les jette aussi loin que des poussières, à des kilomètres.
VII
LE CRATÈRE
On a publié beaucoup de fantaisies, en Amérique principalement, sur le cratère.
Voici ce que j’ai vu, photographié et dessiné.
Une large fente ouvrant la montagne sur 2 à 300 mètres, suivant une ligne Nord-Est-Sud-Ouest.
Cette fente, partant du sommet en circonférence, sommet devenu un trou au milieu duquel pointait un cône paraissant écrêté, mais dont jamais on n’a pu voir entièrement l’extrémité, car elle est toujours dans les fumées ; à peine, dans les sautes de vent, il est possible d’entrevoir cette extrémité dont les bords ardents rougeoient comme bourgeonnent les bords acumineux d’un abcès en guérison.
Ce cône fait cheminée. Et il fume d’en haut. Il fume aussi de ses parois, qui sont trouées comme une écumoire.
À certains moments, il fume comme les tas de bois recouverts de terre où l’on fait le charbon.
Et le trou dans quoi se trouve le cône fume aussi.
Mais le grand jet de fumées, celui qui monte parfois jusqu’à 3 kilomètres dans le ciel, tout droit, pour s’y étaler ensuite en nappe allant au vent, celui qui porte la cendre et les pierres, celui-là sort de la cheminée centrale du cône ; celui-là seul est le vrai jet du volcan. Et il n’y a réellement qu’un cratère. Son tube, sa cheminée, si je puis dire, s’est aminci, effrité, et cela a fait le trou du sommet d’où il pointe, et la crevasse par où coulent des laves et des vapeurs… Cela, je l’ai vu très nettement, plusieurs fois, et du plus près que l’on pouvait. Avant l’éruption du 6 juin, le cratère était ce que je dis, ce que j’ai dessiné, et pas autre chose. La secousse du 6 peut l’avoir transformé.
CEUX QUI ONT VU
VIII
QUELQUES ENTRETIENS
Comment a été accomplie la destruction de Saint-Pierre ? Par quelle force ont été jetées sur le sol et incendiées ces ruines à travers quoi je viens de vous conduire en si lugubre promenade ?
J’ai bien vu le volcan jeter dans la nuit des nuages de fumée noire avec du feu. J’en ai vu s’allumer et rougeoyer le cratère. J’en ai vu descendre des coulées de laves, des torrents de boues fumantes et des vapeurs. Je l’ai vu cracher des cendres dont j’ai reçu la pluie…
Mais tout cela ne suffirait point à expliquer le broiement d’une ville et la mort des quarante mille personnes qui l’habitaient alors…
Pour savoir le phénomène destructeur, il fallait interroger ceux qui l’avaient vu le 8 et ceux qui avaient pu l’étudier immédiatement après…
C’est ce que j’ai fait. Témoins oculaires… Mais, entendons-nous sur ces mots « témoins oculaires » ; cela ne signifie pas témoins s’étant trouvés à Saint-Pierre au moment de la catastrophe. De témoins de ce genre, il n’y en a pas. Tout ce qui vivait à Saint-Pierre le 8 mai, à 7 h. 50 minutes du matin, mourut avant qu’il fût 7 h. 50 minutes et une demi-minute… absolument tout…
Les témoins oculaires, ce sont ceux qui se trouvaient aux limites du phénomène destructeur, sur mer ou sur terre, et dont quelques-uns furent grièvement brûlés, dont beaucoup même, moururent après une plus ou moins longue agonie.
Parmi tous ceux que j’ai entendus, voici les plus intéressants :
IX
CONVERSATION AVEC M. LE DOCTEUR GUÉRIN
Le docteur Guérin est un vieillard de soixante-douze ans. Le type accompli du créole blanc des Antilles. Très robuste, vert, et, disons le mot, très jeune malgré son grand âge.
Il s’est embarqué à la Pointre-à-Pitre, à bord du Saint-Domingue, où j’avais pris passage. Il avait, après la catastrophe, conduit sa famille à la Guadeloupe et revenait à la Martinique pour s’occuper de ce qui pouvait lui rester… bien peu de chose, le volcan lui ayant pour ainsi dire tout pris.
C’est par lui que le volcan avait commencé, en détruisant son usine, qui se trouvait à 2 kilomètres au nord de Saint-Pierre, sur le bord de la mer, à l’embouchure de la Rivière-Blanche.
M. Guérin m’a conté tout ce qu’il savait, tout ce qu’il a vu.
Je lui laisse la parole :
« La Montagne Pelée commença de faire parler d’elle vers le 25 avril.
« Le 28, le gérant de mon habitation fit l’ascension de la montagne avec quelques autres personnes, dont un jeune Parisien, M. Mervardt, je crois, qui périt, depuis, dans la catastrophe. Il trouva l’Étang-Sec rempli d’eau. L’eau était chaude à certains endroits, froide ailleurs. Cette eau débordait du côté de l’usine dans la Rivière-Blanche.
« La rivière qui, en temps ordinaire, avait peu d’eau, avait triplé de volume. C’était de l’eau potable, tiède.
« Le Jeudi, je m’absentai.
« Le vendredi, mon fils me téléphona qu’il n’y avait plus d’eau dans la Rivière-Blanche, mais seulement quelques boues. La montagne fumait. Des cendres tombaient.
« Le samedi, les ouvriers, pris de peur, refusèrent le travail. Les cendres tombèrent ce jour-là jusqu’à Fort-de France.
« Le lundi matin, on me téléphona que l’usine était en danger : dans la nuit, il y avait eu une descente de boue noire qui avait débordé les défenses établies pour protéger l’usine contre les inondations de la Rivière-Blanche. Cette descente s’était arrêtée à quatre heures. À neuf heures et demie, la montagne se calma également. Plus de cinq cents curieux venaient contempler ce phénomène qui commençait à m’inquiéter, ainsi que toutes les personnes présentes.
« Je voulais immédiatement emmener ma famille et le personnel de l’usine. Je n’avais pu partir encore à midi. Je décidai que ce serait pour deux heures, et fis mettre mon yacht sous pression dans le port de l’usine. À midi dix, j’entends des cris. On donnait l’alarme. Des gens se précipitent devant mon chalet, situé au-dessus de l’usine, des gens qui clamaient, effrayés : « La montagne descend ! » Et j’entends un bruit que je ne peux comparer à rien, un bruit immense, quoi, le diable sur la terre… Et je sors… Je regarde la montage…
« Il en descendait, sous des fumées blanches, en fracas, une avalanche de matières noires, une masse énorme de plus de 10 mètres de hauteur, et large d’au moins 150 mètres. Cette masse, sortant du lit de la Rivière-Blanche, roulait contre l’usine… Une armée de gigantesques béliers… La stupeur me cloue sur place.
Je ne puis bouger.
Toute ma vie est dans mes yeux.
Mon infortuné fils et sa malheureuse femme courent vers le rivage. Je les vois disparaître derrière l’usine. Aussitôt arrive, passant à 10 mètres de moi… j’en ai senti le vent mortel… aussitôt arrive la boue… C’est un craquement. Tout est broyé, noyé, submergé. Mon fils, sa femme, trente personnes, de gros bâtiments sont emportés par les vagues de l’avalanche.
Elles se suivent dans une poussée furieuse ces vagues noires… Elles se suivent en tonnerre et font reculer la mer… Éclats, remous… Une chaloupe est projetée à 150 mètres et vient tuer à côté de moi un de mes contremaîtres.
Je vais au rivage. C’est une désolation sans nom. Là où l’instant d’avant s’élevait une usine prospère, le fruit de toute une vie de labeur, il n’y avait plus qu’une nappe de boue, noir linceul de mon fils, de ma bru, de mes gens. Cette boue avait chassé la mer à plus de 10 mètres du rivage. Le flot ne revint qu’après deux minutes. Il y avait, dans les boues descendues du volcan, des blocs de pierres de toute grandeur. Un officier en vit un, le lendemain, qui devait peser 25 tonnes.
« M’en retournant à Saint-Pierre et ensuite à Fort-de-France, où je fus rejoindre ma femme et mes filles, je vis couler de la montagne de nouvelles boues avec de nouvelles fumées blanches.
« Je revins à Saint-Pierre. Le 6, à trois heures du matin, la lumière électrique s’y éteignit. Les habitants, affolés, sortirent dans les rues. On criait que par la rivière Roxelane la boue descendait de la montagne et allait emporter la ville comme l’avait été mon usine. Je crois que la panique était due à des nègres voleurs, désireux de piller les maisons abandonnées.
« À cinq heures et demie, je vis sortir du cratère une colonne de fumée verticale excessivement haute et dont le sommet s’épaississait suivant la direction du vent.
Le sommet de la montagne était découvert. Les flancs en étaient pleins de fumerolles comme s’il y avait des centaines de cratères. La montagne travaillait dans la fumée et dans le bruit. On sentait un effort énorme et il semblait que la terre exsudât… »
(J’ai bien noté les paroles du Dr Guérin, et il n’y a dans tout cela que les expressions dont il se servit. C’est une remarque d’ailleurs que je fais ici une fois pour toutes. Dans tous les entretiens que je transcris au cours de cet ouvrage, je me suis attaché à respecter non seulement le fond, mais autant que possible la forme. Et si parfois le lecteur « tique » à des expressions, à des images, à des rhétoriques un peu « fortes », que, de grâce ! il ne me les attribue point, mais les rende à ceux de qui je les tiens. Ceci dit, revenons à cet excellent docteur Guérin.)
« Effrayé, je ne voulus pas demeurer dans la ville. Et avant de partir je fus voir quelques amis qui vinrent m’accompagner au bateau. En partant je leur dis : « Votre ville n’est plus habitable. Il vous arrivera malheur… » Et, en effet, comment pouvait-on dire habitable et habiter une ville où il y avait, lorsque je l’ai quittée, le 6, à peu près cinq centimètres de cendre dans les rues… Les élections sans doute… Les élections que l’on poursuivait sous la menace du volcan… Trois heures après que mon usine avait été emportée, alors que l’émotion causée dans tout le quartier du Mouillage par le raz de marée n’était pas encore calmée, on placardait des affiches électorales sur les murs…
« Ah ! monsieur, poursuivit le bon docteur, il y a des choses qu’il conviendrait d’élucider. Qui sait, qui saura jamais si les élections n’ont pas été la cause du maintien de la population à Saint-Pierre ? On vous dira, je ne l’ignore pas, on vous affirmera que les gens de Saint-Pierre ne croyaient pas au danger, qu’ils s’estimaient, au contraire, beaucoup plus en sûreté dans leur ville qu’à Fort-de-France ; mais d’autres personnes voyaient le danger… je le voyais, puisque le 6 au matin je déclarais âmes amis la ville inhabitable… Pourquoi d’autres qui voyaient, qui savaient, d’autres dont la parole avait chance d’être écoutée, pourquoi ceux-là ne parlaient-ils point ?… La politique, monsieur, les élections… »
J’ai demandé au Dr Guérin s’il avait observé le phénomène du 8. Non. Ce qu’il en pensait, d’après ce qu’il avait pu entendre à Fort-de-France… Il croit à une destruction par broiement, suite de décharges électriques qui se reproduisaient dans la masse de gaz enflammée.
S’il n’a pas vu le phénomène du 8, il a par contre bien vu, dit-il, celui du 20 qui causa une si forte panique à Fort-de-France.
Et pour le décrire je lui rends la parole :
« Le 20, à Fort-de-France, à cinq heures du matin, j’ai entendu des grondements sourds, vu de fréquents éclairs dans direction du Nord.
« Puis des cris dans la rue. Des femmes hurlaient que la flamme de Saint-Pierre tombait sur Fort-de-France.
« Je vis de ma fenêtre un nuage épais qui venait du volcan. Sa base atteignait les pitons du Carbet. Son sommet moutonné envahissait le ciel entier, au moins a plus de six mille mètres. Ce nuage était floconneux. Son sommet doré. J’attribue cette coloration, que le public prenait pour du feu, aux premiers rayons du soleil. Du centre de ce nuage majestueux ayant un aspect imposant, effrayant, s’échappaient des éclairs nombreux qui inspiraient une frayeur énorme à la population. Ce nuage marchait lentement vers la mer sur Fort-de-France. Il paraissait inévitable qu’il couvrît la ville vers le Sud-Ouest. Son sommet domina la rade pendant qu’il s’abaissa, laissant tomber une pluie de cailloux ardoisés, dont quelques-uns de la grosseur d’un œuf de pigeon, et des cendres épaisses.
« Toute la population affolée se sauvait au hasard.
« J’allai avec ma famille à l’appontement des bateaux de la Compagnie Girard. Une foule me suivit. J’avais eu l’idée de faire accoster un des gros vapeurs de la Compagnie Girard, dont je suis un administrateur. Mais je vis le danger de cela. Toute la foule apeurée, pleurante, qui me suivait, se serait précipitée à bord en même temps que moi, elle aurait coulé le bateau. Je pensai au fort Saint-Louis. J’y courus avec les miens et nous attendîmes dans une casemate la fin du phénomène terrifiant.
« Puis à la première occasion j’ai conduit hier ma famille à la Guadeloupe, d’où je reviens aujourd’hui. »
X
L’AGONIE DE SAINT-PIERRE
Vous vous rappelez la pièce jouée cet hiver chez Antoine, et où l’on voyait un mari assister par le téléphone au meurtre de sa femme ?
Il y a eu quelque chose qui ressemble à cela dans cette catastrophe du 8. Les dernières paroles et le hoquet de l’employé du téléphone de Saint-Pierre surpris à son appareil par le feu du volcan ont été entendus à Fort-de-France par un de ses collègues. Le directeur des services téléphoniques est M. Garnier-Laroche. Je l’ai prié de me conter ses souvenirs. Il m’a dit :
« À 8 heures moins 5, je causais avec un employé de Saint-Pierre, à l’appareil. Cet employé me disait que la situation devenait très ennuyeuse à Saint-Pierre. Des nuages opaques couvraient la ville et y faisaient la nuit. On n’y voyait plus. On avait été obligé d’allumer les lampes au bureau. Tout le monde redoutait une catastrophe imminente. On n’y pouvait plus tenir…
« Alors, j’ai passé le cornet à un employé, voulant aller prévenir le gouverneur de ces graves nouvelles
« J’étais à peine dans l’escalier que mon employé me rappelait en me disant qu’on ne répondait plus à Saint-Pierre. Il avait entendu son interlocuteur pierrotin balbutier tout à coup, bredouiller comme un homme qui étrangle… Il y avait eu un crépitement de l’appareil, il avait senti une secousse dans l’oreille… puis rien…
« À ce moment, tous les voyants de l’appareil s’agitèrent avec force. Le même phénomène s’était déjà produit les jours précédents, et il se produisit encore le 20.
« À 8 h. 15, voulant essayer de me remettre en communication avec Saint-Pierre, je pris une autre ligne celle du bureau du Carbet, le plus voisin de Saint-Pierre… La ville était alors en flammes. »
Au télégraphe, c’est-à-dire au câble français, les employés de Saint-Pierre et de Fort-de-France étaient aussi occupés à « causer » lorsque survint la catastrophe.
Chaque matin, entre stations, les employés avant de prendre le service se communiquaient les nouvelles de leurs résidences respectives.
Celui de Saint-Pierre parlait du volcan. Il en riait. Il remarquait beaucoup de craintes autour de lui… Mais bast ! il ne voyait là point matière à trembler, à pleurer, mais à rire. C’est dans une plaisanterie, dans un éclat de rire pointé et ligné à son appareil que la mort l’a surpris. L’agent, de Fort-de-France a envoyé cette « bande » à la direction de Paris.
XI
LA JOURNÉE DU 8 À FORT-DE-FRANCE
Journaliste il est tout naturel que j’aie demandé à un journaliste le récit de la « journée terrible » et ce qu’elle avait été à Fort-de-France.
L’aimable directeur de l’Opinion m’a donné l’article dans lequel il a consigné ses souvenirs.
Le voici :
Le jeudi 8 mai 1902, Fort-de-France s’était réveillé comme à l’ordinaire. Une vague inquiétude planait sur la ville depuis l’enfouissement sous la lave de l’usine Guérin ; mais l’on se disait qu’après tout, l’éloignement du volcan, situé à 28 kilomètres à vol d’oiseau, constituait une garantie suffisante. Et puis, il faut l’avouer, on s’en remettait entièrement à la décision de la commission chargée d’étudier le processus du phénomène cosmique. D’ailleurs, la veille, M. le gouverneur Mouttet, avisé par le maire de Saint-Pierre que la Roxelane roulait des eaux noirâtres, s’était rendu sur les lieux. Mme Mouttet, qui avait tenu à accompagner son mari, avait été aussi à Saint-Pierre, ainsi que Mme Gerbault, la femme du regretté colonel d’artillerie, le président de la mission scientifique. D’autre part, des dépêches affichées au câble rassuraient encore, peut-être d’une façon trop absolue, la population légèrement apeurée des deux grandes villes de la colonie.
Il est pourtant une restriction à établir, M. Landes qui a, parait-il, au dernier moment, adressé au Gouverneur une dépêche très alarmante, avait déclaré à ses élèves, peu de jours avant le licenciement du lycée, que l’analyse des matières lourdes vomies par le volcan faisait présager une éruption exceptionnellement violente.
Mais qu’on était loin de soupçonner le cataclysme dans sa brutale réalité !
On croyait qu’un tremblement de terre était seul à craindre ; et, comme Fort-de-France repose sur un terrain peu consistant, les habitants de Saint-Pierre, forts d’un raisonnement qui pourrait bien être faux, se refusaient à quitter leur ville bâtie sur la terre ferme où ils croyaient jouir, à cet égard, d’une complète sécurité.
On devait fêter en cette journée la solennité de l’Ascension. Tandis que la Martinique entière s’endimanchait, la Montagne-Pelée, depuis longtemps en travail, lançait la mort, sous forme d’un nuage chargé d’électricité et de gai sulfureux, sur des milliers d’êtres pleins de vie et d’activité dont pas un n’échappa au terrible fléau, et anéantissait, brusquement, d’un seul coup, la cité du travail, le centre commercial et intellectuel de la colonie.
À Fort-de-France, vers six heures du matin, une atmosphère pure, un ciel légèrement pâle, promettaient une journée relativement belle. Tout le monde était sur pied de bonne heure et vaquait aux préparatifs de l’Ascension. Subitement, vers huit heures, le ciel se colora d’un noir d’encre ; puis ce fut une grêle de petites pierres qui s’abattit sur les maisons, produisant sur la tôle et les tuiles un grésillement de prime abord inexplicable. En même temps, une nuée de cendre impalpable enveloppa la ville et les environs, recouvrant, tout d’un voile gris ; une pluie fine vint bientôt la transformer en flocons boueux, souillant et maculant toutes choses, cependant que les grondements formidables du volcan augmentaient le trouble et l’effroi dans les âmes.
Aux premiers crépitements des pierres sur les toits, la population urbaine tout entière, saisie d’horreur et d’épouvante, ne sachant quel parti prendre, s’enfuit hors des maisons, cherchant un abri, n’importe lequel. Ce fut un exode inoubliable vers la campagne. Chacun emportait ce qu’il avait de plus précieux. Les femmes portant leurs enfants, les hommes soutenant leurs femmes, en d’indescriptibles théories, se dirigeaient vers l’intérieur des terres. Là, sur les hauteurs, on n’aurait pas du moins à craindre l’envahissement brusque des maisons par les eaux, la noyade finale sans perspective de fuite. On se trouverait encore à couvert d’un tremblement de terre, tous événements que l’on appréhendait par-dessus tout.
Ce fut, durant toute la matinée, une procession fantastique, sous la cendre aveuglante et salissante, de toute une population affolée, pareille à un troupeau de moutons surpris dans la vallée, dans la première tourmente d’une tempête effroyable. Vers midi, la nouvelle de la disparition de Saint-Pierre commença à circuler. La ville avait été détruite, disait-on, par le feu, et les conjectures d’aller leur train. Comment faire pour avoir des renseignements précis ? Plus de communication téléphonique. Le poste de Saint-Pierre, après un cri d’ultime souffrance du préposé alors au cornet, s’était tu. Le « Marin », de la compagnie Girard, qui rentrait à Saint-Pierre, n’avait pu s’en approcher. Du bord on avait bien vu les maisons du littoral ou plutôt ce qui en restait en proie aux flammes ; quant aux autres, il avait été impossible de les distinguer, enveloppées qu’elles étaient d’un brouillard impénétrable de cendre et de fumée. Le bateau était revenu à Fort-de-France.
Ce fut alors une heure d’angoisse indicible. Tous ceux qui étaient restés ou qui étaient revenus en ville, se portant sur le rivage, s’interrogeaient les uns les autres, la mort dans l’âme, avec l’idée d’obtenir un renseignement quelconque de la ville-sœur. Chacun y comptait un parent, un ami ou une connaissance. Durant de longues heures, tandis que la troupe postée aux abords des quais et le long des magasins du bord-de-mer, où l’on venait d’apposer les scellés, montait la garde pour prévenir l’on ne savait quel danger, cette foule douloureuse, dont l’angoisse se décuplait du mystère et de l’inconnu, se demandait, horrifiée, ce qu’il pouvait y avoir de si terrible dans ce qui arrivait pour qu’on leur cachât tout.
Pendant ce temps, au Secrétariat général, avaient lieu des conférences fréquentes entre M. le Secrétaire général, le Procureur général, quelques notabilités et le Maire du chef-lieu dont l’activité incroyable et la profonde douleur, visible sur ses traits, suggéraient nous ne savons quelles impressions de malheur et de désespoir.
Mais la population restait toujours sans nouvelles de Saint-Pierre. On s’attendait à quelque événement inconnu que l’imagination rendait encore plus épouvantable. Lorsque le « Suchet » arriva, vers les dix heures du soir, avec une trentaine de sinistrés, la foule, en dépit des piquets de soldats, se massa sur l’Esplanade dans les allées et dans les rues avoisinantes, avec l’espoir de reconnaître, dans le défilé lugubre des fourgons d’artillerie chargés de morts ou de blessés, quelque être chéri qu’elle pût assister et secourir dans ce moment suprême.
Longtemps après que le dernier tombereau avait transporté à l’hôpital sa charge funèbre, cette foule stationna encore en face des quais, l’âme partagée entre les sentiments les plus divers, le cœur rempli d’une tristesse indéfinissable. On se demandait si l’on n’était point le jouet de quelque sinistre cauchemar. C’est dans de telles dispositions que chacun alla enfin se coucher pour essayer de reposer ses membres fatigués par toute une journée d’émotions poignantes et d’attente vaine.
XII
SOUS LA PLUIE DE FEU
J’ai causé avec un des hommes soignés et guéris de leurs brûlures. Le jeune Chavigny de la Chevrotière est un garçon de vingt ans. Il a le teint bronzé ; les cicatrices toutes fraîches font de grosses taches roses sur le dos des mains, sur les bras, sur le cou, sur la tête, le front. Comme ce garçon n’est vêtu que d’une chemise, je vois aussi les traces de brûlures sur les épaules et la poitrine.
Avec onze de ses camarades, il était parti en pirogue au matin, le 8, du Prêcheur, afin de porter une dépêche Saint-Pierre, car les fils du téléphone étaient tombés depuis la veille, et les habitants du bourg, effrayés par les coulées de boue et les fumées qui les menaçaient, demandaient du secours au chef-lieu.
Il s’était mis en route, à 7 h. 1/2. La mer était très belle. Mais la rivière charriait des boues dans le bourg. Il y pleuvait des cendres. Et la fumée du volcan était très noire.
L’embarcation se trouvait environ à un mille au large, par le travers du sémaphore situé au sud du Prêcheur, quand subitement « tout se gâta ».
Chavigny vit un éclair qui partait de la montagne et « embrasait tout le ciel en s’éparpillant ». La direction lui en parut Sud. Et ce fut en même temps un « bruit formidable » ; des milliers de tambours et des milliers de canons.
Puis il y eut un « grain de ferre chaude » qui tomba sur l’embarcation, brûlant tout le monde.
« Nous avons immédiatement sauté à l’eau et plongé, ajoute Chavigny. Quand je remontai pour respirer à la surface, la terre chaude tombait toujours. Elle me brûla la tête et les mains. J’ai plongé de nouveau. Cinq fois, pour ne pas être cuit, j’ai dû repiquer ma tête dans le dessous. Enfin, à la sixième fois, quand je suis remonté, le grain était fini. L’eau de la mer était toute blanche et un peu tiède à la surface.
« Le ciel était encore tout noir, plein de nuages sombres qui roulaient. Il n’y avait plus d’éclairs. Il n’y avait plus de bruit. On ne distinguait plus les mornes de Saint-Pierre. On ne voyait plus qu’une ligne de feu le long du rivage, à la place de la ville.
« La pluie de boue écrasait la ligne de feu…
« — Une pluie de boue ?…
« — Oui, je l’ai reçue. Elle tombait aussi sur la mer. Et ça fouettait dur. Il y avait des gouttes aussi grosses que des morceaux de sucre.
« — Vous êtes resté longtemps dans l’eau ?
« — Oui, mais je n’avais pas de montre pour regarder l’heure. Et puis, j’avais très peur. J’ai atterri aux Abymes. J’y ai été recueilli par le Pouyer-Quertier. On m’a conduit à l’hôpital où j’ai vu mourir beaucoup de pauvres diables moins chanceux que moi. J’ai été guéri en treize jours.
« — Et, maintenant ?…,
« — Maintenant… je ne sais pas. On m’a dit qu’il n’y a plus rien au Prêcheur. Je suis ici. J’attends… Quoi ? Je l’ignore. Je suis sinistré. On me nourrit.
« — Et plus tard ?
« — Je ne sais pas non plus ! »
Et le pauvre garçon partit haussant les épaules dans un geste qui signifiait… tout ce que vous voudrez.
XIII
LES MARINS SUR RADE
La rade de Saint-Pierre, comme toujours à l’époque des grandes expéditions de sucre et de rhum, était couverte de navires.
Tous ont péri, sauf un, le Roddam, qui a pu, étant encore sous pression, filer son ancre et fuir…
Il est arrivé à Sainte-Lucie avec la moitié de son équipage mort… Le bateau de la terreur…
Lisez ce que le Journal de Sainte-Lucie écrivit de cette arrivée :
Cet après-midi 8 mai, un steamer entra sur rade, qui semblait avoir été fortement éprouvé. C’était le Roddam, qui était parti d’ici hier, à minuit, pour la Martinique.
« Le capitaine demanda tout de suite un docteur. Sur le pont, il y avait dix hommes morts et d’autres qui mouraient. Le capitaine était couvert de cendres et grimé de noir. Il avait les mains horriblement brûlées. Six pouces de cendres couvraient le navire. Le capitaine raconta qu’il venait de jeter l’ancre à Saint-Pierre et qu’il parlait à son agent, M. Joseph Plissonneau, qui était le long du bord, quand il vit un nuage épouvantable de fumée, tout brillant de morceaux de charbon en feu, se précipitant de la montagne sur la ville et le port.
« Il avait à peine eu le temps d’attirer l’attention de l’agent sur ce terrible phénomène que le nuage était sur eux et qu’il pleuvait du feu sur le navire. Il ordonna de lâcher les ancres, et heureusement était encore sous pression, eu sorte qu’il put s’éloigner lentement de la terre. Ses hommes tombaient l’un après l’autre, asphyxiés ou brûlés, autour de lui. Après avoir dérivé plusieurs heures, il avait pu, par des efforts surhumains, revenir à Castries…
« M. Plissonneau avait pu passer à bord du Roddam en s’y accrochant. »
Tous les autres bateaux sur rade de Saint-Pierre au moment de la catastrophe ont été brûlés et détruits, les uns tout de suite, les autres, comme le Roraima, les gros, n’ont coulé que dans les jours qui suivirent.
Mais presque tous les marins qui se trouvaient à bord ont péri.
On en sauva pourtant quelques-uns. Le second capitaine de la goélette Gabrielle, de la maison Knight, M. Georges Marie-Sainte, et le sous-commissaire du Roraima, notamment, vivaient encore, à l’hôpital, quand je suis arrivé à Fort-de-France.
Pour répondre à mes questions, ils m’ont donné deux numéros de l’Opinion, où j’ai lu le récit de M. Sainte :
« Avant-hier, 8 mai, à six heures du malin, le soleil éclairait la ville de Saint-Pierre relativement tranquille. Au Nord, la Montagne Pelée fumait, et le vent, chassant la fumée vers l’Ouest, obscurcissait le ciel dans cette direction. Entre six heures et demie et sept heures, des colonnes d’une fumée blanchâtre, floconneuse, sortirent brusquement en tournoyant, comme d’un nouveau cratère, à 200 mètres au-dessous de la crête du mont déjà effrité, lézardé, crevassé de haut en bas. Ce fut alors, par la ville entière, une panique générale. La population répandue sur le rivage s’épuisait en conjectures variées. Pour les uns, le phénomène du plein jour sur la ville et de la pénombre sur la mer s’expliquait par une éclipse de soleil annoncée par l’almanach Bristol ; pour les autres, l’obscurité de la partie occidentale était due à la fumée d’un noir de suie que crachait le volcan.
« Il était sept heures lorsque atterrit le Diamant, de la Compagnie Girard. Abandonnant le warf, le petit vapeur alla immédiatement se fixer à une bouée. Les bateaux en rade se balançaient comme de coutume au gré des flots. Vers sept heures dix, on découvrit, de la goélette Gabrielle, une yole portant M. le gouverneur et les membres de la commission scientifique. L’embarcation passa à cinquante mètres de la goélette. Elle semblait se diriger vers le Prêcheur et conservait une distance moyenne de quatre cents mètres du rivage.
« À sept heures cinquante-cinq, un grondement formidable se fit entendre dans la montagne, comme si une déchirure monstrueuse s’y opérait de la cîme au pied. Et
alors l’on vit, au milieu d’une fumée noire, impénétrable à
l’œil, une masse gigantesque, informe, imprécise, qui vint
s’abattre sur la vallée, avec une rapidité vertigineuse, enfouissant sous les ruines, engloutissant dans sa tourmente
Saint-Pierre tout entier, de Sainte-Philomène à la Petite
Anse du Carbet.
« Sur mer, les deux tiers des navires en rade, après un craquement sinistre de toute leur charpente, eurent les mâts et les lunettes brisés, rasés, emportés, et coulèrent brusquement les uns par la proue, les autres par la poupe. Seuls, trois bateaux, dont deux à vapeur, le Roraïma et le North-America, purent résister au choc : mais, de leur équipage carbonisé, il ne subsista que quelques hommes qui furent sauvés comme par miracle. M. Georges Marie-Sainte, qui se trouvait alors à bord de la Gabrielle, ne dut la vie qu’à une immersion subite et forcée. L’eau ambiante était à ce point chaude qu’il eut, de même que les quatre autres survivants de la goélette, le corps affreusement échaudé. Après s’être débarrassé des agrès qui gênaient ses mouvements sous l’eau, il revint à la surface. C’est alors qu’il put contempler, dans toute sa grandiose horreur, l’effrayant brasier qui s’étendait devant sa vue, de Sainte-Philomène jusqu’à trois cents mètres du Carbet, dévorant les ruines de la ville déjà effondrée, et se colorant par endroits des lueurs fantastiques, des feux de Bengale.
« Tandis qu’il cherchait une épave quelconque pour tenter de se sauver, une pluie furieuse de lave incandescente, un mélange innommable de boue et de pierre lavique s’abattit sur la ville incendiée et sur les environs, sifflant et crépitant sur la mer comme les balles hâtives d’une fusillade précipitée.
« Vers neuf heures du matin, dans une éclaircie, M. Marie-Sainte put nettement distinguer la Montagne Pelée réduite d’au moins trois cents mètres, la crête déchiquetée, les flancs largement crevassés. Entouré des survivants de son ancien équipage, il se disposait à gagner le large sur des épaves nouvellement rencontrées, lorsque le vent qui soufflait jusque-là du Nord-Ouest changea brusquement et se mit à l’Ouest-Sud-Ouest. Les épaves étaient invinciblement poussées vers le rivage en flammes. Il prit alors la décision de les abandonner ; mais ses compagnons, ne se sentant ni la force, ni le courage d’affronter la haute mer, se cramponnèrent aux leurs. Seul, confiant en sa volonté et en la vigueur de ses bras, le capitaine en second de la Gabrielle se soutint sur l’eau pendant plus de deux heures.
« Le vent avait changé dans l’intervalle. Ses compagnons l’avaient rejoint. Ils purent voir bientôt la fumée d’un vapeur qui arrivait sur eux. Tous leurs signaux à l’adresse de ce steamer restèrent vains ; ils ne furent sans doute pas aperçus.
« Durant toutes ces péripéties, sur terre les grondements du volcan continuaient sans interruption ; les rivières débordaient, charriant des débris de toute sorte, arbres, animaux et êtres humains asphyxiés ou carbonisés, masses informes et méconnaissables.
« Vers deux heures de l’après-midi, les malheureux sinistrés aperçurent, à un mille de distance, une pirogue vide. Le courageux capitaine de la Gabrielle se jeta à la nage dans l’intention de la mener auprès de ses compagnons d’infortune et de les y embarquer. Après des efforts tenaces, après une lutte d’une demi-heure contre les vagues, le vent et les épaves qui couvraient partout la mer, la chaloupe débarrassée de la lave et de l’eau chaude qui s’y étaient amassées, il eut enfin le bonheur d’y voir entrer ses camarades désormais en possession d’un moyen de sauvetage.
« Il était environ trois heures de l’après-midi lorsqu’ils découvrirent, venant dans leur direction, un nouveau vapeur qu’ils ne tardèrent pas à reconnaître : c’était le Suchet. Une baleinière montée par quelques hommes et un officier passa près d’eux. Enfin, ils parvinrent au vaisseau, où ils furent recueillis. On s’approcha du Carbet, une escouade de marins débarqua pour secourir les sinistrés. Hélas ! ce n’était guère qu’éclopés, hommes, femmes, enfants, brûlés, estropiés, mourants, dont un grand nombre expira à l’embarquement ou durant la traversée. Au départ du Suchet, la montagne, bien que visiblement affaissée, vomissait encore d’énormes blocs de lave en ignition, et, de la grande ville de Saint-Pierre, la veille encore si animée, si mouvementée, il ne restait plus qu’un amas de décombres embrasés et, au-dessous, tout autour dans un vaste rayon, des cadavres carbonisés, asphyxiés par l’immense fournaise.
« Le retour à Fort-de-France fut lugubre. Les plaintes des blessés, les cris de désespoir des brûlés, leurs contorsions douloureuses, les râles des moribonds, tout cela formait un tableau lamentable digne d’exciter la pitié humaine, qui ne fit d’ailleurs pas défaut. »
Le Roraïma était commandé par le capitaine Muggha et avait soixante huit personnes à son bord, capitaine, équipage et passagers, tout compris.
Les passagers étaient juste sur le point de débarquer dans un canot le long du bord.
L’agent de la Québec Line, M. Joseph Plissonneau, fut à bord du Roraïma à sept heures quarante-cinq. Il dit au capitaine Muggha que, puisque c’était le jour de l’Ascension, il n’y aurait pas de travail. Comme il avait à lui donner soixante passagers de première classe, qui étaient désireux de se rendre à Sainte-Lucie, il lui conseillait de retourner à Sainte-Lucie, d’y débarquer sa cargaison pour cette île, et de revenir le lendemain débarquer sa cargaison pour la Martinique. Le capitaine Muggha refusa, décidant de rester dans le port de Saint-Pierre jusqu’au lendemain pour son débarquement.
L’agent quitta alors le Roraïma pour aller à bord du Roddam, appartenant à une ligne dont il était également l’agent, et qui était à quelque distance en quarantaine.
L’agent avait à peine touché le Roddam que le sommet de la montagne, couronné de fumée, devint de plus en plus agité ; d’épaisses volutes de fumée jaillissaient du sein du cratère ; la fumée s’élevait en spirales tantôt grises, tantôt bleues, tantôt noires.
Voici le récit que fait de la catastrophe M. H. Thomson, le sous-commissaire :
Il dit qu’il était au panneau numéro 2, appuyé sur la balustrade, regardant avec étonnement la magnifique et terrible apparence de la montagne, et que beaucoup de passagers ainsi que l’équipage étaient sur le pont, contemplant la grandeur du phénomène.
« Le troisième ingénieur, appareil en mains, allait prendre une photographie de la montagne fumante. C’était quelques minutes avant huit heures.
« Tout à coup, un épouvantable grondement se fit entendre, suivi d’une explosion formidable. Le bruit de l’explosion ne peut se comparer qu’à la décharge simultanée de mille canons de gros calibre. Et tout le ciel ne fut plus qu’une flamme.
« Un arrêt momentané dans le grondement, et le capitaine Muggha se précipita sur le pont, criant à l’équipage de lever l’ancre. Mais c’était trop tard. Un tourbillon de vapeur tomba sur les navires, et une avalanche de feu balaya la ville et la rade avec la violence d’un ouragan. »
M. Thomson dit qu’il se précipita dans sa chambre, tandis que le steamer talonnait et que les mâts et les cheminées tombaient à l’eau. « Les yeux, les oreilles, la bouche et les vêtements de ceux qui étaient à bord étaient pleins de cendres ou de laves, et l’obscurité était si intense, le grondement si fort que ceux qui étaient à bord ne pouvaient ni voir ni entendre quoi que ce soit à quelques pieds. Et tous suffoquaient littéralement.
« La scène fut effroyable, pendant un moment…
« L’ouragan de feu, heureusement, ne dura que quelques minutes. L’atmosphère devint un peu plus pure et la respiration plus libre. Les blessés et les non blessés avaient maintenant à combattre les progrès de l’incendie sur plusieurs points du navire.
« Les cris des blessés surtout, pour demander de l’eau, étaient déchirants et leurs souffrances terribles.
« Le Roraima ne put être sauvé de l’incendie. Il perdit la plupart de ses passagers et de son équipage. Quelques-uns furent sauvés par le Suchet, qui arriva l’après-midi, environ à trois heures. »
Tous les capitaines sur rade ne furent pas surpris et tués par le désastre. Un de ces capitaines eut un « flair » miraculeux ; ce fut le capitaine d’un vaisseau italien, l’Orsolina. Il avait assisté au début de l’éruption. Il avait vu l’engloutissement de l’usine Guérin. Il avait senti sous son navire la mer danser au raz de marée. Et surtout il avait reçu des cendres. De plus, il avait constaté un véritable affolement de ses compas, coïncidant avec les recrudescences éruptives du cratère. Il était Napolitain, connaissait le Vésuve et se méfiait du volcan. Le 7, il dit : « Si le Vésuve fumait ainsi, on évacuerait Naples. » Et il s’en fut à la douane demander ses papiers pour lever l’ancre. « Impossible, lui répondit-on, votre chargement n’est point terminé, vos papiers ne sont pas prêts… » — « Eh bien ! je partirai sans papiers… »
On le menaça de pénalités formidables.
— Qui me les appliquera, dit-il. Vous ?… Mais, demain, vous serez tous morts !…
Il partit dans la nuit du 7 au 8, emmenant, m’a-t-on affirmé, le douanier qui était de garde à son bord.
C’est à Nantes, si j’ai bonne mémoire, qu’il arrivera probablement ces jours-ci. Je voudrais être là pour entendre ce qu’il dira quand on lui apprendra la ruine de Saint-Pierre…
Et, puisque j’en suis à l’article capitaines de navire, encore cette page de mon carnet qui pourrait servir de thème aux écrivains désireux de, travailler dans la spécialité Edgard Poë and Co :
On me présente au kiosque (ce que j’ai pris des notes sous ce kiosque, où le Tout-Fort-de-France, vient prendre apéritifs, digestifs et rafraîchissants !)…
… On me présente un capitaine de navire qui me conte une belle histoire d’effarement.
Il conduisait un voilier à Saint-Pierre. Il était parti de France, depuis une trentaine de jours. Il n’avait louché nulle part. Il ne savait rien… Et il arrive le 24 devant Saint-Pierre… de nuit. Une nuit où le volcan n’éclairait pas, où les fumées se confondaient avec les nuages…
On a, dans la littérature, beaucoup d’histoires de gens qui, devant un spectacle imprévu, inattendu, inconcevable, impossible, supposent qu’ils deviennent fous… et quelquefois le deviennent.
Je n’en sais pas dont les héros aient pu le penser avec autant de motifs que ce capitaine et les gens de son navire, à l’heure où, croyant atterrir en un port, devant une ville aux campagnes verdoyantes, à la place où devait se trouver cette ville bien connue d’eux tous, ils ont vu qu’ils abordaient un cimetière de ruines dans un paysage nu…
J’ai passé devant Saint-Pierre la nuit ; je savais ; cependant, si je n’avais réagi, lutté, la terreur, une terreur de bête, m’eût affolé devant l’inconcevable spectacle…
Et lui, ce capitaine, eux, ces matelots, ils ne savaient pas…
— Les cheveux m’en dressent sur la tête, quand j’y pense, me disait-il.
Et je n’oserais pas écrire qu’il ne disait pas vrai.
Il était arrivé dans la nuit. Il avait reconnu la terre. Puis il était allé se coucher, pour dormir en attendant l’heure d’atterrir. Il avait donné l’ordre de garder peu de toile pour laisser courir doucement. Il sommeillait, quand son mousse vint le réveiller en lui disant, de la part du maître de quart, qu’on avait dû se tromper, qu’on n’était probablement pas à la Martinique et certainement pas devant Saint-Pierre.
— Dis au maître qu’il est saoul.
Mais le mousse revint. Le maître insistait. Le capitaine, alors, monta sur le pont. Et lui aussi se demanda s’il rêvait. Dans l’obscurité, il reconnaissait bien la pointe du Prêcheur, bien celle du Carbet… mais, le reste, il ne reconnaissait pas… Les feux qu’il aurait dû voir à Saint-Pierre, il ne les voyait pas. Et il pesta contre les gens qui laissent éteindre les phares. L’obscurité diminuait. Les terres apparaissaient plus nettes. Alors le capitaine ne se demanda plus s’il rêvait, mais s’il était devenu fou. La pointe de l’île, il la reconnaissait, à n’en point douter… Mais, à la place où était Saint-Pierre, il n’y avait plus de Saint-Pierre… Et le tableau de la dévastation terrible sortait de l’ombre. Il voyait les mornes ravagés. Il voyait les ruines. Il voyait les boues… Et la montagne se remettait à fumer, à gronder. Et il comprenait. Et il mettait le cap sur Fort-de-France, où il arrivait « malade d’émotion ».
Un autre capitaine, qui vint devant Saint-Pierre dans les mêmes conditions, quand il vit le volcan, lorsqu’il sut la ruine de la ville, ne voulut même pas aller à Fort-de France.
C’était le capitaine de la Mariette, de Bayonne. M. Cappa, qui se trouvait à bord de la drague, le rencontra au large.
— Qu’est-ce que c’est que cette montagne qui fume ?
— Le volcan.
— Quel volcan ?
— La Montagne-Pelée… Vous ne savez donc rien ?… D’où venez-vous ?… Où allez-vous ?
— De Bayonne… à Saint-Pierre… porter de la morue.
— Saint-Pierre n’existe plus ; le volcan l’a détruit. Mais on a besoin de vivres à Fort-de-France. Allez-y…
— Merci. J’ai aussi du chargement pour la Guadeloupe. J’y vais…
Et la Mariette vira de bord, sans vouloir rien entendre de plus.
XIV
EN MARGE DE LA PLUIE DE FEU
La limite d’action de la trombe gazeuse destructrice de Saint-Pierre a été notée sur plusieurs points.
MM. Lasserre et Simonet s’y sont trouvés sur la route du Morne-Rouge à la montée du Petit-Réduit.
Ils se rendaient en voiture au Morne-Rouge, quand, arrivés à la montée susdite, ils virent venir sur eux la trombe. Ils enlevèrent leur cheval au galop, criant et fouettant. Mais à peine avaient-ils fait soixante mètres que le phénomène était sur eux. Ils étaient brûlés, mais avaient néanmoins, la force de se sauver.
— C’était, disent-ils, comme si on leur avait jeté à la face un jet de vapeur mélangé de cendres.
Voilà leur seul souvenir. Car ils n’ont pas songé à observer le phénomène. Ils n’ont pas regardé. Ils fuyaient. Et cela se comprend.
M. Guillaume, du Prêcheur, a vu distinctement le phénomène du 8. Sa maison est à une trentaine de mètres de la limite de la zone dévastée. Son parc à bœufs fut brûlé avec ses animaux et son bouvier.
Ses impressions : une grosse terreur.
Il a entendu comme une fusillade. Il a respiré une odeur de salpêtre.
Sa montre marquait huit heures cinq.
Le vent souffla du Nord, amenant des nuages de cendres chaudes, des petits gravats et des débris de feu. Cela dura une demi seconde.
Le ciel devint tout rouge. Puis deux minutes de pluie de cendres et une demi-heure de pluie de boue.
XV
UN ENTRETIEN AVEC M. FERNAND CLERC
M. Fernand Clerc est chef de ce qu’on appelle, à la Martinique, le parti des blancs. Grand usinier, grand propriétaire terrien, il dispose, dans la colonie, d’une grande influence. C’est lui qui, voici quatre ans, fit nommer député Denis Guibert lequel n’était connu de personne dans l’île, n’y était jamais allé et n’y vint jamais. Cette année, M. Fernand Clerc avait pensé qu’un Martiniquais défendrait mieux au Parlement les intérêts de la Martinique, ou, si vous préférez, les intérêts des usiniers de la Martinique. Et il s’était présenté lui-même. Candidat hostile à l’administration et au parti mulâtre, il avait été violemment combattu. Mais ainsi que je l’ai dit, il dispose d’une grande influence, il est de plus un homme d’une rare énergie, d’un grand charme et d’une extraordinaire activité. Il avait donc fait une campagne… effective… et au premier tour de scrutin était arrivé premier. Le volcan ne lui a point permis d’affronter le ballottage.
Bien que cela ne fasse pas immédiatement partie d’un reportage consacré à l’éruption de la Montagne Pelée, puisque nous sommes avec le chef d’un des partis martiniquais, je crois nécessaire d’en profiter pour exposer ici, brièvement, la situation politique, de la colonie. Je dis nécessaire, parce que, si l’on ne connaît point cette situation politique, on ne pourra se faire une idée exacte de l’état d’esprit de la population martiniquaise avant, pendant et après la catastrophe : bien des événements humains sembleraient inexplicables si l’on n’avait cette clef de la psychologie coloniale, particulière à la Martinique et à la Guadeloupe.
Nous voyons là trois classes d’hommes : les blancs, les mulâtres et les nègres.
Les nègres composent la majorité. C’est les bras : les bras qui exploitent le sol, les bras dont le travail nourrit blancs et mulâtres. Mais les conditions économiques générales font que ce travail n’est plus très rémunérateur. Les denrées coloniales, aujourd’hui, sont produites un peu partout. Elles ont baissé de prix. D’où crise à la Martinique. Alors les blancs voudraient être seuls à profiter des maigres bénéfices que rapporte l’exploitation de l’île. Les mulâtres aussi. Et ils se battent sur le dos du nègre. Car, le pauvre, c’est toujours lui qui paie.
Voilà la situation.
D’un côté une masse encore ignorante, quelque peu brutale, naïve, crédule, fétichiste, passionnée, maniable, emballable, capable de servilité basse, d’aplatissantes soumissions, et aussi de généreux orgueil, d’effrayantes révoltes, une masse, ne l’oublions pas, qui est sortie de l’esclavage, à peine depuis 50 ans. Exactement depuis 1848. Les nègres âgés de plus de 54 ans, électeurs aujourd’hui, ont été esclaves. Des trois générations agissantes d’aujourd’hui, l’une est née dans l’esclavage, l’autre a grandi dans les souvenirs de l’esclavage, et la troisième a reçu, avec leur sang, les rancunes, les passions, les haines, toute la mentalité spéciale des deux premières.
C’est cette masse prolétaire terrienne, cette masse votante qui est l’enjeu de la bataille électorale où la suprématie politique, disputée par les blancs et les mulâtres, n’est en réalité que la sauvegarde d’intérêts économiques locaux.
Derrière la façade où l’on affiche de grandiloquents programmes politiques, il y a ceci : le nègre ne peut plus nourrir et le blanc et le mulâtre. Or, le blanc ne veut pas mourir et le mulâtre veut vivre. Voilà le fait, la vérité que j’ai dégagée. Tout ce qu’on vous racontera d’autre c’est de la blague.
Ajoutez que dans cette lutte pour la vie, à l’acharnement politique, d’ailleurs normal puisqu’il est une conséquence de l’instinct de conservation, lequel dirige les actes de tous les êtres vivants, se joignent et le rendent plus violent, plus féroce, les haines de race, les préjugés de couleur… toujours vivaces.
Et vous aurez une idée de l’île, et vous comprendrez pourquoi l’on s’y bat même sur des cercueils ; pourquoi le lendemain de la catastrophe les premières distributions de secours étaient faites comme des distributions de monnaie électorale ; pourquoi, tandis que des communes du Nord angoissées par la peur, coupées de toute fuite du côté de la terre, clamaient au secours on s’occupait surtout de faire l’élection du 11 dans le Sud… Et vous comprendrez l’état de guerre intestine où se trouvent les survivants… l’exaspération des blancs, vaincus, décimés, ruinés, la superbe des mulâtres vainqueurs et la placidité des nègres dont beaucoup ne sont pas éloignés de penser que le métier de « sinistré » en vaut un autre.
Fernand Clerc n’est pas seulement l’homme politique le plus en vue dans le parti des blancs, le leader de l’opposition, etc., etc., la catastrophe a fait de lui l’homme du volcan.
C’est lui qui a « tuyauté » les reporters et les géologues américains, c’est à lui que s’adressent tous ceux qui veulent approcher le monstre…
… Grands dieux ! voilà que j’y viens comme un reporter yankee… pourtant, je m’étais bien juré d’écrire ce volume sans jamais « offrir du monstre » à mes lecteurs ; enfin, ça y est… laissons « monstre »… et, puisque monstre il y a, disons que M. Fernand Clerc est devenu le guide assermenté du monstre, celui qui devine, voit, sait, quand le monstre dort et dit aux Américains : C’est le moment… allez-y…
Une fois, cependant, ils n’y allèrent point. Le monstre fumait, crachait, brûlait. C’était beau. Les géologues admiraient avec M. Fernand Clerc, dans une des maisons de l’une des propriétés de M. Fernand Clerc d’où l’on voit bien le monstre.
— Oh ! splendide… murmurait l’un avec flegme ; pas le monstre, l’Américain.
Mais il fuma davantage, il cracha beaucoup, il brûla énormément ; pas l’Américain, le monstre.
Et la fumée, et les cailloux, et les cendres, et le feu pris dans une saute de vent changèrent de direction, menacèrent l’habitation-observatoire.
— Oh ! terrible, dit alors le géologue avec moins de flegme.
Mais les crachats du monstre arrivaient, sombraient en cendres, en cailloux.
Cette fois le Yankee, s’écria :
— Filons.
Il n’avait plus de flegme du tout.
C’est également les récits de M. Fernand Clerc qui ont fourni matière aux articles les plus sensationnels publiés par les journaux des États-Unis.
M. Fernand Clerc me devait donc aussi à moi, Français, un entretien. Les notes écrites sous la dictée de M. Fernand Clerc ne constitueront pas le chapitre le moins intéressant de mon reportage…
Et maintenant, c’est M. Fernand Clerc qui parle.
« Au sommet de la Montagne Pelée se trouvait, autrefois, un plateau d’environ trois hectares. Il y avait là une belle végétation, un petit lac de belle eau claire, mais sans poissons ; plus bas sous le Morne-Lacroix, dans un des contreforts de ce morne, une excavation profonde de 120 mètres, l’étang sec, dont la paroi ouest présentait une grande échancrure verticale…
« Ce sommet de la Montagne Pelée était un but de promenades et de parties de plaisir pour les Martiniquais. On y allait en pique-nique. L’ascension n’était pas dure. On n’avait que quelques centaines de mètres à faire à pied. Les dames ne s’en effrayaient point[5].
« D’en haut, on avait une vue magnifique. On voyait Saint-Pierre à ses pieds. Avec une bonne lunette, on pouvait même reconnaître les personnes.
« L’étang sec, c’était l’ancien cratère, qui n’avait pas fumé depuis 1851. Toutefois, je me rappelle parfaitement qu’en mai de l’an dernier on y vit quelques fumerolles.
« Le 26 avril, il commença de jeter quelques cendres. Il crachota et fuma jusqu’au 5 mai, le jour de la destruction de l’usine Guérin.
« Les poussières et l’eau des siècles s’étaient accumulées dans la cheminée volcanique dont l’étang sec est la bouche. La boue faisait bouchon.
« Quand, pour une cause que l’on expliquera peut-être, la poussée de l’éruption actuelle se produisit, le bouchon fut projeté hors de la cheminée, dont je vous laisse le soin de calculer la longueur…
« Mais elle doit être bien longue, si l’on en juge par le volume énorme des boues rejetées…
« Comme il y avait une partie faible latérale, amorcée à l’échancrure de l’étang sec dont je vous ai parlé, sous la forte pression cette partie céda et les boues lourdes coulèrent le long de la montagne.
« Elles dévastèrent la vallée de la Rivière-Blanche, emportèrent l’usine Guérin dans les conditions que vous savez. Mais, du coup, la cheminée était ramonée, dégagée. Je n’ai plus vu couler de boue. Je n’ai vu qu’une éruption constante de cendres et de pouzzolanes.
« Cette éruption augmenta continuellement d’intensité. Il fallait être aveugle pour ne pas voir le danger qui menaçait. Moi, j’ai installé ma famille sur les hauteurs, pour la mettre à l’abri… »
L’entretien, on le voit, devenait intéressant.
Je l’ai poursuivi, interrogeant :
« — Alors vous redoutiez ce qui est arrivé ?
« — Je vous en prie, ne me faites point dire ce que je ne dis point, ce que je ne pourrais dire… Ce qui est arrivé, c’est tellement invraisemblable, fou, tellement en dehors de toutes les prévisions humaines, tellement nouveau que personne n’aurait été capable de l’imaginer, par conséquent de le redouter… Il y avait à craindre autre chose, non une catastrophe comme celle de l’usine Guérin, puisque la montagne était vidée de ses boues, mais un tremblement de terre. Notre pays est un pays à tremblements de terre, il ne faut pas l’oublier et, étant donnée l’activité du volcan si près de Saint-Pierre, on avait non seulement le droit, mais le devoir de prévoir un malheur…
« — Donc, si vous aviez été gouverneur, si vous aviez été maire de Saint-Pierre, vous eussiez fait évacuer la ville ?
« — Parfaitement. J’aurais fait pour les autres familles ce que j’ai fait pour la mienne. J’ai installé les miens en dehors de la zone en danger, au Parnasse, à l’habitation Litte. Il fallait être fou pour rester en bas. M. Mouttet est mort, M. Fouché est mort. Beaucoup d’autres sont morts… Que Dieu ait leurs âmes… »
Et une buée voilà les yeux de mon interlocuteur, buée vite séchée d’ailleurs… car il reprit aussitôt avec une violence à peine contenue :
« Ceux qui prétendent qu’on ignorait absolument le danger jusqu’au dernier moment, ceux-là mentent… Il y avait un tremblement de terre, une grosse secousse prévue, et l’on redoutait aussi des cendres brûlantes, cause d’incendie…
« — Mais la commission scientifique, son rapport ?
« — D’office, par ordre… ce rapport ; il fut signé Landes, n’est-ce pas ? Eh bien ! savez-vous quelle était la pensée de Landes au moment où il signait, avec les autres membres de la commission, ce rapport qui, par une effroyable ironie du destin, fut affiché à Fort-de-France au moment même, où Saint-Pierre, broyé par l’explosion, achevait de disparaître dans le feu ? Voici ce qu’il pensait, le malheureux professeur :
« Je l’ai vu le 7 au soir et, j’ai la mémoire précise, il m’a dit : « J’ai envoyé une dépêche au gouvernement disant que le Morne-Lacroix va tomber sous la violence de l’éruption, et que cela constitue un grave danger pour Saint-Pierre… Et il m’a été répondu : « Merci de votre communication, mais gardez-vous bien de prévenir le public. » Je n’oublierai jamais l’expression de tristesse, d’inquiétude et d’ennui qu’avait le pauvre Landes à ce dernier soir de sa vie…
« — C’est très intéressant ce que vous dites là. J’avais déjà entendu parler de quelque chose de semblable… Mais je croyais que c’était une légende, comme il en court tant depuis la catastrophe et comme une population énervée est toujours disposée à en accueillir en les amplifiant, voire à en forger…
« — Non, non, mille fois non. Ce n’est pas une légende. C’est la stricte, la pure vérité. Je suis absolument sûr de ra mémoire. Landes m’a dit cela. Et j’ai bien vu la dépêche qu’il a reçue. L’administration a été coupable…
« Dissertez là-dessus tant que vous voudrez, cherchez toutes les explications qu’il vous plaira, moi je ne sors pas de là. On a demandé des indications rassurantes, et on les a données au public. Je suis persuadé que, si l’on n’avait pas voulu à tout prix rassurer et rassurer quand même la population, que si on l’avait laissé obéir à ses impressions, à ses craintes, dites même à son affolement, des milliers de personnes n’eussent point péri.
« On dit que nulle science humaine ne pouvait prévoir le cataclysme ; d’accord, admettons-le, mais admettons aussi que nulle science humaine n’était capable de nier le danger, d’affirmer qu’il n’y avait pas de danger, que l’on était en absolue sécurité à Saint-Pierre… comme cela fut fait.
« On devait laisser les gens libres de faire ce qui leur plairait, de s’en aller s’ils le voulaient. Or, on les a littéralement forcés de rester par des affirmations dont on savait l’inanité, par une véritable pression… moins forte que la pression électorale, c’est vrai, mais tout aussi effective… Voilà l’erreur que M. Mouttet a payée de sa vie et de celle de sa femme.
« Qui imposait à cet infortuné gouverneur cette ligne de conduite ?… À qui la responsabilité de cette altitude, que l’évidence condamnait ?… À qui ?… Cherchez, et vous verrez que les vrais responsables ne sont pas morts ; vous verrez qu’il faudrait peut-être en chercher jusqu’à Paris.
« — Decrais ?
« — Parfaitement. Mouttet n’était qu’un instrument. Mouttet obéissait. Vous pouvez bien dire qu’il est mort en héros, en victime du devoir professionnel, si, par devoir professionnel d’un gouverneur de la Martinique, vous entendez l’obéissance absolue au ministre des Colonies, pour qui le même devoir professionnel consisterait en l’aplatissement devant M. Knight le mulâtre… perinde ac cadaver… Et c’est ainsi que l’on fait des cadavres… Beaucoup…
« — Trop. »
(Quand je vous disais qu’à la Martinique on se bat sur des cercueils !)
Les événements qui ont précédé la catastrophe, M. Fernand Clerc les apprécie avec son tempérament. Il y met toutes les passions du chef d’un parti qui s’affirme victime de la tyrannie gouvernementale, de l’oppression administrative et de l’injustice judiciaire. C’est son droit. Tous les blancs de la Martinique (sauf ceux du gouvernement) disent que c’est son devoir et qu’il a raison. Moi, je publie ses déclarations en reporter, les reproduisant le plus fidèlement possible, c’est-à-dire, je crois, fidèlement. Et je reproduirai de même, plus loin, aussi fidèlement, d’autres déclarations, d’autres lettres, d’autres faits qui sont des preuves…
Mais, précisément parce que je fais œuvre de reporter, cherchant et disant la vérité, je dois, en même temps que les déclarations de M. Fernand Clerc, tout de suite, publier celles… des autres.
Et l’on conçoit facilement que ces autres ne sont pas du même avis, car ils ont la conscience de l’effroyable responsabilité qui les écrase…
Qu’on y réfléchisse un instant !
Une ville est menacée. Les habitants pourraient fuir. Ils fuiraient si on leur disait que des yeux prudents estiment la situation dangereuse. Mais on ne leur communique pas les avis des yeux prudents. Car on veut que les électeurs restent. Car on veut qu’ils votent… sous trois jours. On croit l’élection gouvernementale assurée. Et le gouvernement a besoin de tous ses sièges. Il escompte sa majorité par unités. Et le chef de la colonie transformé en agent électoral a des ordres pressants, impératifs… Il faut. Il faut… sinon c’est la disgrâce… Et alors on multiplie les encouragements à rester. On publie les avis rassurants. On exhorte. On donne l’exemple… Et c’est quarante mille morts !
Ah ! Monsieur Decrais, comme à votre place, la nuit j’aurais peur des spectres de ces quarante mille…
Je devrais écrire : les versions, car il y eut deux versions successives chez les gens du gouvernement.
Tout d’abord quand on parla des avis pessimistes envoyés de Saint-Pierre d’une dépêche Landes, etc., etc., on nia.
Tout simplement.
En bloc.
Landes n’avait rien envoyé du tout. Landes n’avait point qualité pour correspondre directement. Il n’avait rien pu envoyer au gouverneur et celui-ci n’avait rien pu lui répondre.
La seule chose que l’on pouvait attribuer à Landes c’était des appréciations optimistes, car, si Landes était un homme sérieux, on n’admettait point qu’il se fût jugé en désignant les conclusions de la commission, lesquelles étaient rassurantes.
Le seul fait vrai, prouvé, c’était celui-là.
Et on ajoutait, non sans apparence de raison, que, si le gouverneur avait reçu des avis sérieux de danger, il n’aurait pas conduit Mme Mouttet à Saint-Pierre. Certainement il y serait allé lui-même puisque c’était son devoir, mais il serait allé seul.
Cela, ce fut les premières explications données au gouvernement, celles qu’on me donna. Une négation.
Un grand homme qui a fait quelque bruit dans l’histoire de ces dernières années prétendait qu’il ne faut jamais avouer.
Le gouvernement de la Martinique n’avouait pas…
On niait. C’était plus facile et beaucoup plus simple ; mais, lorsque les affirmations précises de M. Clerc furent connues de beaucoup de personnes, on crut qu’il fallait parler un peu, et l’on dit, cela me fut dit à moi :
« Il y a confusion dans les souvenirs de M. Clerc.
Il est vrai que M. Landes a envoyé à Fort-de-France une dépêche disant que le morne Lacroix pourrait s’écrouler. Mais cette dépêche ne parlait que de vagues probabilités. De plus elle n’était point adressée au gouverneur, avec qui M. Landes n’avait pas le droit de correspondre directement.
« C’était une dépêche adressée au directeur du câble, qui, depuis le 4 mai, affichait les nouvelles relatives à l’éruption, nouvelles que plusieurs personnes, M. Sully notamment, lui envoyaient de Saint-Pierre. Quand M. Jalabert reçut la dépêche où M. Landes parlait de la chute possible du morne Lacroix, et des conséquences de cette chute, avant de l’afficher il crut bon de la communiquer au gouverneur.
« Il n’y avait rien d’immédiatement menaçant dans cette dépêche émanant d’un homme qui, pour être un professeur au lycée de Saint-Pierre, ne pouvait néanmoins pas être considéré comme un prophète en matière de volcan.
« Mais, comme la population de Fort-de-France était nerveuse, comme celle de Saint-Pierre avait plutôt besoin d’être rassurée que d’être alarmée, M. Mouttet pria le directeur du câble de ne point afficher cette dépêche. Voilà tout.
« Il est possible que M. Jalabert ait câblé cela à M. Landes, à Saint-Pierre, et que son télégramme soit celui qu’a vu M. Clerc. Nous n’en savons rien. Ce que nous savons, c’est que le gouverneur n’a pas correspondu avec M. Landes. C’est que le gouverneur n’a pas supposé un instant qu’une catastrophe menaçait Saint-Pierre…
« Et ce qui le prouve, nous le répétons, c’est qu’il y a conduit Mme Mouttet… »
Ici, une parenthèse. Dans une autre conversation avec quelqu’un du gouvernement, j’ai noté ceci :
Lorsque, pour la première fois, on parla du volcan, M. Mouttet s’écria : « Un volcan par-dessus le marché !… Comme si nous n’avions pas assez des élections !… »
Sa préoccupation fut de finir les élections et de s’occuper du volcan… après.
Le 7, après l’incident de la dépêche Landes, il fut appelé au téléphone par le maire de Saint-Pierre, M. Fouché. Ce maire avait affiché une déclaration rassurante la veille, mais « ça ne prenait pas ». Il se déclarait impuissant à conserver la population, et surtout à maintenir l’ordre. Il fallait une autorité supérieure…
Cette autorité supérieure, c’était M. Mouttet. Il se décida alors à partir pour Saint-Pierre, avec Mme Mouttet.
Cela, c’est quelqu’un du gouvernement qui me le disait. Ce quelqu’un n’ajoutait pas que le gouverneur, préférant pour son séjour à Saint-Pierre être à bord d’un navire ou les chances de sécurité étaient plus grandes, le risque moindre, demanda au commandant du Suchet de le conduire à Saint-Pierre et d’y rester à sa disposition pour une tournée dans les communes du Nord.
Le commandant du Suchet avait d’autres ordres du ministre de la marine. Il éluda la réquisition du gouverneur.
L’officier de qui je tiens ce détail ajoutait « le Suchet n’était point fait pour des tournées électorales ».
C’est pour cela que M. Mouttet partit à Saint-Pierre à bord d’une chaloupe de la Compagnie Girard. Et c’est aussi pour cela qu’il partit n’emmenant avec lui que le ménage Gerbaud ; qu’il laissa à Fort-de-France plusieurs personnes, dont son chef de cabinet et le ménage Pignier, primitivement invité à l’accompagner ; l’intendance où, au dernier moment M. Mouttet se voyait obligé d’aller prendre logement à Saint-Pierre n’avait que deux appartements.
Rendons maintenant la parole aux « on » du gouvernement :
« Le gouverneur, disent-ils, n’a pas supposé un instant qu’une catastrophe menaçait Saint-Pierre, et personne ne pouvait supposer cela, M. Landes pas plus que les autres. Toute cette histoire n’est qu’une manœuvre politique de gens qui ne peuvent se consoler d’un échec électoral. »
Je crois même que certains gouvernementaux ont ajouté : « de gens qui aujourd’hui voudraient bien profiter de la catastrophe pour rétablir leurs affaires compromises », et que d’autres ont même dit : « pour pêcher en eau trouble ». Mais, si ce propos est nié, je veux bien consentir que j’ai mal entendu…
Vous le voyez, si, d’un côté, l’on est violent, on ne l’est pas moins dans l’autre camp.
J’ai dit la version de l’un et la version de l’autre.
Je crois qu’il est facile de choisir.
Et pour que cela soit plus facile voici un document que je veux publier de suite, une simple lettre, reçue le lendemain de la publication de l’entretien Clerc dans le Journal.
Ce n’est pas sans une vive émotion que je lis dans le Journal, votre récit de l’horrible cataclysme de Saint-Pierre, où les miens sont à jamais ensevelis, ainsi que les différentes interviews recueillies au cours de vos pérégrinations.
Sans préjuger des conclusions qu’entraînera avec elle, votre impartiale enquête, il me semble jusqu’à ce jour, qu’en dehors d’une présomption sérieuse relative aux intentions dissimulées de feu M. le Gouverneur, aucune preuve tangible n’a été faite.
Il m’appartient désormais de lever tous les doutes et d’éclairer le jugement de tous, non pas avec des allégations, — ce qui est toujours facile, mais avec des preuves irréfutables. — Voici comment !
Le 5 mai dernier se trouvaient réunis dans mon étude à Saint-Pierre, mes deux voisins et amis, MM. Fouché et Landes.
Ces Messieurs très inquiets du résultat négatif de leurs pressants appels, décidèrent de me remettre un pli confidentiel pour le Gouverneur à Fort-de-France, où m’appelaient mes affaires. À mon départ j’eus deux plis à remettre au lieu d’un. L’un de Fouché et l’autre de Landes. Je partis. En route nous nous croisâmes avec M. Mouttet. Vous savez ce qu’il advint.
Pendant la traversée de Colon à Pauillac, j’eus la curiosité de lire ces deux documents, bien que je pressentisse leur contenu, mais je ne m’attendais pas à un réquisitoire d’outre-tombe aussi foudroyant contre l’imprévoyance et l’incurie criminelles, causes initiales de la mort de quarante mille Français.
Si j’ai gardé le silence jusqu’à ce jour, c’est que tout entier à la douleur cruelle qui frappe à nouveau mon cœur de père, j’ai dû veiller au chevet de ma fille aînée jusqu’à son décès, occasionné par une méningite. Suite consécutive de l’horrible vision de là-bas !…
Je me propose de publier ces deux documents avec mes notes lorsqu’elles seront coordonnées. Je n’ignore pas l’importance de ces deux facteurs dans la répartition ultérieure des indemnités, aussi ma conscience me dit bien haut de ne pas les faire disparaître.
Veuillez agréer Monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués.
16, rue des Jardins-Saint-Paul, Paris.
Le 23 juin 1902.
Revenons au volcan.
Voici comment M. Clerc m’a décrit l’éruption du 8, à laquelle il a assisté du haut des mornes qui dominent immédiatement Saint-Pierre :
« Le matin du 8, nous étions dans la maison de l’habitation Litté, au Parnasse. À huit heures moins dix, on entendit une détonation. Pas très forte. Nous sortons pour regarder. Alors, deuxième détonation, très forte celle-là.
« Puis j’ai vu sortir de l’étang sec un fleuve de fumées lourdes, excessivement noires. Ces fumées coulaient en moutonnant avec un bruit sinistre. On sentait que cela était pesant, puissant. Un gigantesque bélier roulant… je répète l’expression, roulant…
« On entendait le craquement de tout ce que cette trombe roulante brisait, arrachait sur son passage. Cette masse noire qui dévalait ne se confondait pas avec les fumées qui continuaient de monter du cratère en nuages. On voyait l’horizon au-dessus des fumées, qui descendaient sur Saint-Pierre.
« Elles suivirent avec fracas la vallée de la rivière des Pères, la vallée de la Roxelane et s’étendirent jusqu’au Carbet, couvrant tout d’un frémissement de noir linceul…
« J’estime que cette avalanche d’un nouveau genre ne mit pas plus d’une minute et demie à couler du haut de la montagne jusqu’au Carbet.
« Puis, avec la vitesse même de-la pensée, j’ai vu toute la masse noire fulgurer dans un éclat de tonnerre. Et, toujours dans le noir, ce fut sur Saint-Pierre des lueurs d’incendie.
« Aussitôt après le jet et l’explosion de la trombe gazeuse, le sommet de la montagne s’éclaircit, le cratère s’éteignit et je vis, complètement changée, la silhouette ancienne du morne Lacroix.
« Et le noir reprit. Pendant une heure, toute la région, le rivage, la montagne, les mornes, la maison où nous nous trouvions, tout fut dans le noir. On dut allumer les lampes.
« Lorsque revint le calme et la lumière, une lumière sans éclat, une lumière atone, morte, nous étions dans un paysage de cendres… C’était comme une neige d’un gris-clair qui eût tout recouvert.
« Saint-Pierre n’existait plus ; le quartier du Fort était rasé, celui du Mouillage brûlait…
« À dix heures, je descendis aux Trois-Ponts et à l’allée Pécoul, que j’ai suivie jusqu’à l’établissement de la lumière électrique. Trois hommes m’accompagnaient, qui marchaient nu-pieds. Donc, la cendre n’était déjà plus chaude.
« Il y avait partout des cadavres noircis. Mais le quartier n’avait pas brûlé. Les gens étaient morts asphyxiés… comme par un gaz chargé de poussière de houille qui, ensuite, en explosant, les eût tous noircis de la même teinte. Le quartier du Fort n’était pas brûlé, mais broyé… Il n’y restait rien.
« J’étais encore en bas, lorsque, entre 11 heures et 11 heures et demie, j’entendis une explosion qui provenait de l’autre côté du morne Lacroix. Une nouvelle bouche volcanique venait de s’y ouvrir. L’ancienne, celle de l’étang sec, recommença de fumer vers 3 heures. Alors, nous partîmes pour notre maison de Vivet, afin de nous mettre à l’abri des nouveaux coups du volcan. »
M. Fernand Clerc, par la suite, est retourné plusieurs fois à Saint-Pierre, m’a-t-il dit. Et, dans les accalmies du volcan, il s’en est rapproché le plus près possible.
On dit même — et je crois que les reporters américains l’ont télégraphié à leurs journaux — qu’il a fait l’ascension complète de la Montagne Pelée, qu’il en a de tout près observé les nouveaux cratères et qu’il les a mesurés !… Mais, cela, il ne me l’a point dit. Quand je l’ai interrogé sur ce propos, comme notre entretien avait lieu au Café de la Savane, un fâcheux qui survint permit à M. Clerc de ne pas me répondre.
Dans ses courses à la montagne, M. Fernand Clerc a pu estimer que la cassure du morne Lacroix avait diminué de 125 mètres l’altitude de ce morne.
M. Clerc m’a aussi raconté beaucoup d’autres choses intéressantes. Ses observations sur les cadavres concordent avec celles des autres personnes et des médecins dont je publie les entretiens.
Donc, passons.
Un détail, cependant. M. Clerc pense que beaucoup virent venir le danger et eurent le temps de commencer à fuir. (Cela, d’ailleurs, n’empêche pas qu’ils aient été sidérés, soit par une asphyxie foudroyante, soit par une fulguration, peut-être par les deux simultanément.)
Dans la rue de Longchamps, il a vu les cadavres comme tombés en courant, puis poussés, entassés, par la trombe, qui les dénudait, les scalpait.
Dans la rue de la Banque, il a noté que les gardes de police, alors au rapport, avaient dû fuir vers le rivage : ils étaient tombés à des distances différentes ; le sabre était à côté des cadavres carbonisés.
Près de la maison Knight, il a vu le rouff d’un navire. Sur ce rouff, il y avait un cadavre dans l’attitude d’un homme qui déjeune, à côté, demeuraient l’assiette, le couteau, la bouteille.
XVI
DEUX LÉGENDES
Voici une histoire extraordinaire, celle du prisonnier Auguste Sybaris… Mais je ne suppose pas que M. Clerc la croie vraie, car M. Clerc n’est pas… un Américain.
M. Clerc a vu ledit Auguste au Morne-Rouge chez le curé.
Le 8, Auguste, qui, paraît-il, avait eu ce qu’on appelle en Corse un accident (son couteau mis par hasard dans le ventre d’un ennemi) était enfermé dans la prison de Saint-Pierre. On lui avait donné pour logement un cachot souterrain.
Jusque-là, rien que de très normal… Mais voici qui le devient moins.
Le 12, cinq personnes du Morne-Rouge, dont un conseiller municipal, se promenaient au milieu des ruines de Saint-Pierre. Il ne semble point que ce fût pour y méditer, mais plutôt pour se dévouer à quelque sauvetage de coffre. Quelle que fût leur intention, il parait que ces cinq électeurs passaient près des éboulis de la prison.
De dessous les amas de ruines, ils entendent sortir des cris humains. Ils s’approchent, interrogent.
On leur répond : « C’est moi. »
— « Qui, vous ? »
— « Un pauvre prisonnier oublié dans son cachot et qui meurt de faim, qui meurt de soif, et qui est lout brûlé ! Par pitié, sauvez-le ! »
Tout ça en créole. Mais si, pour être tout à fait nature, je le répétais ainsi, vous ne comprendriez point.
Les cinq promeneurs n’hésitent point. Ils se dévouent. Ils marchent à la voix. Ils dégringolent les ruines. Ils passent par ce qui fut le chemin de ronde. Ils arrivent devant une porte cadenassée comme le sont les portes de geôle… ils la font sauter ; ils avaient providentiellement quelques-uns des outils nécessaires pour ces sortes d’opérations… Encore une porte, mais simplement fermée au verrou. Ils tirent le verrou et, dans son caveau, ils trouvent notre Auguste, mourant de faim, mourant de soif et, qui plus est, affreusement brûlé à la tête, aux mains, aux genoux, aux pieds… Ça n’empêche pas cet homme énergique de les suivre jusqu’au Morne-Rouge, à pied, par des chemins durs. Là, Auguste est recueilli par le curé, que stupéfie ce miracle. Toutefois, le bon prêtre se remet vite ; c’est une vue secrète de la Providence que, dans cette ville de quarante mille victimes, où tant de justes ont péri, l’unique survivant soit un pécheur… Et le pécheur se repent. L’épreuve l’a ramené dans le sentier. Et, au curé qui lui donne un bon lit et du bon vin, il raconte le prodige.
Le 8, au matin, il méditait en son cachot.
Il se disait que, tout compte pesé, il vaut mieux, beaucoup mieux faire le bien que le mal, parce que le mal vous mène en prison… lorsque, tout à coup, fracas diabolique… la fin du monde. Et en même temps des flammes d’enfer envahissent son cachot. Il est brûlé aux pieds. Il saute jusqu’au plafond. Là d’autres flammes qui lui brûlent la tête. Et il retombe, se tordant, sautant, sans pouvoir échapper à ces maudites flammes qui le mordent comme des sangsues brûlantes. Elles disparaissent enfin. Puis c’est le noir et le silence. Les heures passent et personne ne vient. Le malheureux Auguste calcule qu’un jour s’écoule… Rien… Rien que le silence… Et on ne lui apporte pas sa ration… Et il frémit… Il ne comprend pas ce qu’il y a… ce que signifie ce silence de cimetière… Peut-être est-il devenu fou… Et il frémit davantage. Mais on ne lui apporte toujours pas à manger, à boire… Heureusement que le matin on lui avait donné un gros pain et une grosse cruche d’eau. Il l’économise. Quand il a tout bu, des averses de pluie inondent son cachot et il se désaltère… un peu.
Il écoute, anxieux. Il entend des pas, des voix. Il appelle au secours. Et il distingue que des gens se sauvent effrayés, criant au revenant, au zombi !
Et il attend sa délivrance jusqu’au 12 ! Dieu a eu pitié de lui puisqu’il l’a sauvé de l’universelle destruction et qu’il l’a ensuite conduit dans cette bonne maison d’un bon prêtre du Seigneur…
Et cette histoire a collé !
C’est des gaz asphyxiants qui ont coulé sur Saint-Pierre, des gaz qui ont ensuite éclaté, qui ont causé une raréfaction d’atmosphère, puis un incendie… Tout ce qui respirait, tout, absolument tout, tout ce qui vivait dans Saint-Pierre a été tué du coup… Il n’y a point de caveau qui ait pu abriter un être quelconque, rat, chien, chat, homme, car dans tous les caveaux l’air pénétrait… C’est d’une évidence éclatante… Eh bien ! ça n’empêche pas la blague d’Auguste Sybaris d’être prise au sérieux par des tas de gens sérieux. Ce bon curé du Morne-Rouge écrit au procureur général pour lui demander la grâce de ce délicieux fumiste d’Auguste. (Notez que tout ayant été anéanti aux différents greffes de Saint-Pierre, un farceur a beau jeu de dire qu’il était en prison, etc…)
Et tout le monde s’intéresse à Auguste. On le choie, on le dorlotte. Il devient le héros et l’animal curieux tout à la fois. On le montre aux reporters américains qui pleurent d’attendrissement en écoutant sa joyeuse histoire… Comme ça fera bien dans leurs journaux !… Et ils le photographient de face, de profil, assis, debout, couché, en buste, en demi-buste.
La joyeuse histoire du joyeux Auguste est un succulent canard à faire goûter aux Américains. Qu’ils la gardent. Qu’ils la passent même à Barnum.
Et ne nous attardons pas plus longtemps à en discuter les invraisemblances, les impossibilités criantes. Auguste Sybarris me produit tout simplement l’effet d’un pillard qui, surpris par l’incendie en travaillant prématurément à quelque crochetage de coffre-fort, a voulu expliquer ses brûlures en se payant la tête de ses contemporains et dont l’imagination nègre a forgé de toutes pièces l’extraordinaire histoire qu’on vient de lire et qui m’a été contée par M. Clerc… et beaucoup d’autres…
L’imagination des blancs ne l’a d’ailleurs cédé en rien à celle des nègres.
On ferait un gros volume en publiant toutes les bourdes qui m’ont été répétées… Mais elles n’ont qu’un seul intérêt, celui de prouver que la crédulité humaine est sans limites. Je les tairai donc. Il en est une cependant qui a fait trop de bruit et a été gobée par trop de gens… officiels, pour que je n’en touche pas quelques mots. C’est la mirifique aventure de deux soldats — vous savez ceux qu’en style de caserne on appelle des pratiques — c’est l’héroïque odyssée de deux canonniers, les citoyens Vaillant et Tribut.
Ces deux canonniers étaient de service au camp de Colson. Du camp on avait vu le matin l’éruption dans le ciel, au dessus de la montagne, mais on ne savait rien. C’est le secrétaire de la mairie de Fond-Saint-Denis qui, passant à cheval assez lard, annonça que Saint-Pierre était détruit.
On avait défendu aux hommes de sortir du camp. Désireux sans doute de voir le spectacle de près, Vaillant et Tribut avaient depuis longtemps forcé la consigne. Ils étaient en bordée.
À trois heures, sur ordre téléphonique de Fort-de-France, le chef du camp envoya un brigadier et un conducteur à cheval, pour qu’ils renseignassent sur la situation de Saint-Pierre, dont on était sans nouvelles exactes au chef-lieu. Les deux cavaliers arrivèrent par les hauteurs en vue des ruines brûlantes de Saint-Pierre, mais ils ne purent en approcher à moins de 400 mètres. La chaleur était trop grande, et il y avait des cendres. Ils rebroussèrent chemin. Ils n’avaient rencontré personne à l’aller. Au retour, assez loin de Saint-Pierre, ils trouvèrent sur la route Vaillant, Tribut, et un marin blessé. Ils les ramenèrent au poste du 30e kilomètre où ils couchèrent. Et ils rentrèrent le lendemain matin au camp.
Voilà le rapport d’un sous-officier du camp. Cela est certain.
Voici maintenant ce qui est incertain :
Vaillant, qu’on se préparait à fourrer au bloc, protesta énergiquement en affirmant qu’il avait été conduit à Saint-Pierre par un devoir d’humanité, qu’il avait exploré les ruines, qu’il y avait trouvé des gens blessés qui vivaient encore, notamment une famille de blancs, huit personnes avec une vieille négresse ; il leur avait donné à boire le contenu de son bidon et celui de Tribut, et il leur avait promis de revenir les chercher… C’était un devoir qu’il accomplirait coûte que coûte…
Il y avait encore beaucoup d’autres personnes vivantes en ville, car il avait entendu beaucoup de cris… Mais il n’avait pas poursuivi longtemps ses investigations. Il avait hâte de chercher des secours, et d’en ramener.
Comme au camp de Colson l’histoire ne prenait pas du tout, il insista pour être autorisé à descendre à Fort-de-France, afin de raconter au commandant de l’artillerie et au gouverneur ce qu’il avait vu.
Il descendit à Fort-de-France et fut conduit chez le gouverneur, où se trouvait alors le commandant du Suchet, qui, lui, pour avoir débarqué sur la place Bertin avec le procureur de la République, et vu, de là, toute la ville détruite et en feu, disait sa conviction que pas un vivant ne restait à Saint-Pierre.
M. Muller, qui assistait à la scène, me l’a contée.
Vaillant insistait. Il avait déjà convaincu d’autres personnes. Il obtint de retourner à Saint-Pierre. Il y retourna à bord d’un vapeur qui emmenait M. Lyautier. Quand le vapeur, après plusieurs heures de séjour au rivage, siffla l’heure du retour, Vaillant revint avec une vieille négresse blessée, brûlée. Il l’embarqua triomphalement, disant : « Vous voyez bien que je ne suis pas un menteur. Je l’ai enfin retrouvée, la maison des huit malheureux… Mais on ne m’a pas laissé revenir assez tôt… Ils étaient morts. Ne vivait plus que cette pauvre vieille. Elle se rappelle bien que je lui ai donné à boire. — « N’est-ce pas que je vous ai donné à boire ? » ajoutait-il en parlant à la malheureuse, qui, brûlée grièvement, hébétée, ahurie, faisait de la tête des signes de détresse pouvant passer pour un oui. Elle mourut en arrivant à l’hôpital, où on l’avait transportée dès son débarquement à Fort-de-France.
Et voilà sur quoi repose la légende des survivants de Saint-Pierre, dont les cris de détresse auraient été entendus par l’artilleur Vaillant le jour du désastre. Avoir trouvé, deux jours après, dans les ruines, cette vieille négresse brûlée, qui remuait la tête et mourut sans avoir, aux questions qu’on lui posait, pu répondre autre chose que des monosyllabes effarés, cela ne peut être admis comme une preuve que Vaillant disait vrai.
La vieille femme n’était pas dans Saint-Pierre au moment du cataclysme. Le docteur Lherminier, qui a étudié toute cette histoire et en pense ce qu’en pensent tous les gens doués de sens critique, à savoir que c’est une supercherie, m’a dit que la vieille négresse était une folle de l’asile de Saint-Pierre. L’asile possédait, près du Litté, une succursale de campagne où l’on internait les pensionnaires les plus calmes. Dans le désarroi de l’éruption, bien que le feu n’eût pas atteint cette succursale du Litté, ceux qui l’habitaient s’enfuirent. Ainsi, la pauvre vieille se trouva libre. Dirigée par je ne sais quelle impulsion, elle revint à Saint-Pierre, s’y brûla en errant dans les ruines, où Vaillant la trouva et la ramena.
Voilà la vérité.
Et il importe de la dire, car il serait odieux de laisser se propager cette absurde légende des survivants implorant du secours et n’en recevant pas.
Des gens dévoués, des médecins, des soldats, des gendarmes, des fonctionnaires, de simples citoyens ont parcouru les ruines de Saint-Pierre aussitôt que les cendres de l’incendie en décroissance permirent d’y arriver sans qu’on mourût. La ville a été anxieusement explorée dans tous les sens, et l’on n’y a pas retrouvé trace de vivants… pas plus à la prison du miraculé Auguste que dans les rues vaguement indiquées par Vaillant pour contenir la maison de ses huit blessés.
D’ailleurs, ainsi que je le dirai souvent, tout prouve que toute vie fut instantanément supprimée dans Saint-Pierre au moment de la catastrophe. De dire qu’un être quelconque y a survécu, cela est aussi absurde que si l’on disait que les lois de la pesanteur ont été modifiées par décret ministériel.
On peut reprocher beaucoup de choses à l’Administration, et, toutes les fois que j’en ai l’occasion, je la prends… Mais, franchement, lui reprocher d’avoir laissé mourir sans secours les survivants de Saint-Pierre, et cela sur la foi de ces deux sinistres blagueurs, les canonniers Tribut et Vaillant, c’est trop !
De pouvoir dire qu’on n’a pas voulu voir le danger avant le 8… pour cause d’élections… cela suffit !
Le roman inventé par ces deux carottiers pour justifier leur bordée vaut celui du prisonnier Auguste.
Pour croire ces personnages, et en faire les héros d’articles sensationnels, il faut être journaliste américain… et encore… de ceux qui plantèrent leur canne sur les bords du cratère pour y repérer leurs mesures…
Ne plaisantons pas trop les journaux américains ; les nôtres ne sont hélas ! pas non plus hors de tout reproche… En avons-nous publié… des fantaisies… dans les grands et dans les petits journaux… Cueilli dans un journal de Bordeaux le jour de notre arrivée, cette note sur
« … un marsouin qui a échappé au désastre.
C’est le soldat Jeannin, du 4e régiment. Il était en garnison à Saint-Pierre, au flanc même de la montagne, avec une poignée d’hommes, dix-sept, tous des braves, qui montaient la garde tour à tour sur le mont redoutable.
Seul, il a survécu.
La veille de la première éruption il avait accompli sa besogne accoutumée, il était monté, les armes à la main, sur la montagne. Aucun signe n’avait retenu son attention. La Montagne-Pelée n’était pas effrayante. « On s’y promenait, dit le soldat, comme sur les collines de chez nous. »
Le lendemain elle était en feu et semait autour d’elle la misère et la mort. »
Est-ce beau ces soldats qui montent sur la montagne les armes à la main… Brave soldat Jeannin… va !
XVII
ENTRETIEN AVEC M. RAYBAUD
Une fuite dramatique.
M. Raybaud est le directeur gérant des plantations de canne à sucre qui recouvrent les mornes des propriétés Saint-James situés au-dessus de Saint-Pierre, du côté de l’Est.
Il y a quatre ans, j’avais eu le plaisir de visiter ces plantations et j’avais conservé le meilleur souvenir de l’accueil charmant que m’avait fait M. Raybaud, dans sa jolie maison coloniale, dans son habitation du Trou-Vaillant. Mon premier soin en arrivant à Fort-de-France fut donc de m’enquérir de M. Raybaud et de le rechercher. Il avait heureusement, ainsi que sa famille, échappé à la mort. L’altitude du domaine l’avait préservé du fléau. L’épaisseur de la trombe enflammée qui roula dans la vallée de la Roxelane et détruisit Saint-Pierre ne dépassa point 120 mètres, ai-je dit en racontant ma visite aux ruines de Saint-Pierre.
L’habitation de M. Raybaud est à 160 mètres d’altitude, c’est ce qui l’a sauvée, ainsi que ses habitants.
Prévenu de mon arrivée à Fort-de-France, M. Raybaud est venu me voir. Il m’a conté ce qu’il a vu. El, il a bien vu, car il était placé pour ainsi dire aux premières loges.
Je lui cède la parole :
« Depuis le 20 avril, des cendres tombaient. On entendait au pied de la montagne, des bruits souterrains, qui semblaient venir du côté du Prêcheur.
« J’ai noté que la disparition de l’usine Guérin eut lieu trois jours avant la nouvelle lune. Et c’est à la nouvelle lune du 8 que se produisit l’éruption terrible… L’éruption du 20 était aussi en coïncidence avec une phase de la lune.
« Les phénomènes qui se passaient dans la montagne avaient effrayé Saint-Pierre. Et, quoiqu’on dise que personne ne se doutait du danger, beaucoup de gens avaient peur. La preuve c’est que vingt-six personnes de nos amis étaient venues nous demander l’hospitalité notamment la sœur de M. Chomereau-Lamothe le sous-directeur de la Banque de France[6]. On avait dit en ville qu’il y avait beaucoup moins de danger sur les hauteurs.
« Dans la nuit du 7 au 8, les phénomènes redoublèrent d’intensité. C’était effrayant. Les dames réunies au salon priaient.
« Nous entendions continuellement le fracas du volcan. On distinguait trois sortes de bruits bien distincts : des détonations intermittentes, comme des coups de canon — les grondements sourds et continus de la cheminée du volcan — et un bruit constant d’orage. Pendant toute la nuit, des gerbes de feu sortirent du cratère, au pied du morne Lacroix. Il y avait des étincelles. Il y avait des jets de feu qui duraient plus d’une minute. Ils montaient haut, droit, avec des épanouissements en gerbes, en éventails, en bouquets de fusées. Le volcan crachait en même temps des fumées qui montaient très haut. Lorsque ces fumées rencontraient les nuages, poussés par le vent Sud-Est, aux points de contact il se produisait des éclairs.
« J’ai sommeillé de 2 heures à 4 heures.
« À 4 heures, les grondements de la montagne augmentèrent d’intensité et me réveillèrent.
« À 4 heures 1/2, le jour se fit, clair, limpide. Sur Saint-Pierre, à l’ouest de ma maison, je voyais du noir.
« L’aspect du volcan était caractéristique.
« Il en sortait des volutes de fumée qui montaient droit. Elles couvraient l’Ouest. Mais du côté de l’Est elles dessinaient une ligne ascendante très nette, régulièrement découpée sur le ciel très clair.
« Les fumées furent tout à coup rabattues de notre côté. On cria : « Le volcan vient ! » Mme Raybaud, très effrayée, dit qu’il fallait fuir.
« Et le noir sur Saint-Pierre augmentait. Des choux-fleurs de fumée de plus en plus noire sortaient du volcan et roulaient de l’Est à l’Ouest. Ces fumées montaient puis retombaient en se répandant du côté de Saint-Pierre.
« À 7 heures 3/4, nous allions nous mettre à table pour le petit déjeuner, quand un bruit plus effroyable nous stupéfia. Imaginez des milliers de navires qui lâcheraient leur vapeur après avoir mouillé… C’était véritablement terrifiant.
« Notre épouvante redouble quand nous sortons pour voir ce qui causait ce bruit. Il n’y avait plus de clarté dans le ciel au-dessus de nos têtes. C’était le chaos.
« En bas, à 800 mètres de la maison, dans la vallée, au ras de notre sol nous voyons avancer, coupant des volutes de fumée noire, une mer de feu.
« Instinctivement nous nous rejetons dans la maison. Que faire ? Nous nous serrons les uns contre les autres. Nous voulions mourir ensemble… et nous attendions la mort. Il y eut un moment d’angoisse… La peur… Le manque d’air ? Je ne sais… Mon fils, plus énergique sans doute que nous autres, ressortit. Il rentra immédiatement, en criant : Fuyons ! Nous avons le temps !… Le feu a pris devant dans les cannes… Nous ne pouvons rester… » Ce feu nous rendit des jambes. Nous sortîmes par une porte de derrière et nous nous sauvâmes sur la route de Fort-de-France.
« Il pleuvait des pierres et de la boue, des morceaux de boue gros comme des bouts de cordage…
« À pied… très vite, je n’ai pas besoin de vous le dire… nous sommes allés jusqu’au Fond-Saint-Denis. J’installai ma famille et mes amis à la mairie de ce bourg. Momentanément délivré du souci que me causait leur sécurité, je retournai à mon habitation.
« La maison avait été épargnée. Les plantations du haut, les plus vastes, étaient intactes. Mais celles du bas étaient ravagées… et c’est dans les bas, hélas ! que se trouvaient les travailleurs. Que de victimes ! Soixante-douze morts. Vingt blessés.
« Je fis atteler mes deux voitures et tous les chariots des ateliers, pour conduire les blessés à Fort-de-France…
« Avant de partir, j’ai regardé la montagne… Elle était rasée au sommet. Le Morne-Lacroix s’était effondré en partie. Et de cela je suis bien sûr, car un piton de l’Ouest, qu’auparavant je ne pouvais apercevoir de chez moi, je le voyais distinctement. »
J’ai revu M. Raybaud, le jour de mon départ. Il s’est ressaisi. Il s’est remis au travail. Il a repris courage, si tant est qu’il l’ait jamais perdu. Il est un beau type de la forte race créole des Antilles… Un digne fils de ces blancs qui jadis, l’épée à la main, ont si vaillamment défendu leur île, leur île française, contre l’Anglais… et nous l’ont conservée.
Et cependant on comprendrait les défaillances, après de si terribles crises !
XVIII
LE RÉCIT DE M. MOLINAR
M. Molinar a dicté ses souvenirs et impressions au Courrier de la Guadeloupe qui les a publiés, et à qui je les emprunte :
Lundi la montagne fumait comme d’ordinaire.
Je suis descendu des Trois-Ponts et j’ai été chez Mme Clerc qui habitait le Mouillage (Saint-Pierre).
Elle a mis une voilure à notre disposition. Nous sommes partis. Dans cette voiture il y avait Mme Coypel, Mlle Carland, Mme Clerc, Mme Cambeilh, ma tante, Mme Molinar et moi. Nous allions visiter la Rivière-Blanche.
L’accident Guérin n’était pas encore arrivé.
Il y avait sur la route environ 15 centimètres de cendre.
Arrivés à l’usine, vers midi moins le quart, nous avons mis pied à terre et nous avons été à la Rivière. Mais, comme le terrain était très spongieux, Mlle Carland s’est enfoncée à mi-jambe dans cette boue. Je lui ai donné la main et l’en ai retirée.
Devant cet accident, et l’état du terrain nous n’avons pas poussé plus loin et nous nous sommes rembarqués.
Je suis remonté chez moi aux Trois-Ponts.
C’est là que j’appris l’accident de l’usine Guérin, survenu un moment après notre départ. La lame de boue qui a emporté l’usine s’est avancée à 30 mètres dans l’eau et a formé un petit cap. Elle a passé à l’endroit même où nous étions juste un moment auparavant.
À cette même heure (vers midi et demi) la mer s’est retirée à Saint-Pierre d’une trentaine de mètres laissant les bateaux à sec, puis est revenue une ou deux minutes après.
C’est à partir de ce moment que quelques personnes ont émigré de Saint-Pierre. Ce sont ceux-là qui ont été sauvés.
La fin de la journée se passa tranquillement.
Le mardi je ne suis pas sorti de la maison. Il y eut des bourdonnements continuels dans la montagne, qui ne cessait de lancer de la cendre.
Mercredi matin je suis descendu vers neuf heures des Trois Ponts au Fonds-Coré pour voir l’état de la Rivière-Blanche. Je n’ai pu traverser à cause de la Rivière-Sèche qui obstruait le passage par de la boue à la hauteur d’un mètre 50.
En revenant, vers midi, et, en passant la Rivière des Pères, j’ai cru voir, de suite après le pont, un gouffre où se précipiteraient la mer et la rivière… en tout cas il y avait là une agitation anormale.
Vers une heure, nous avons entendu comme des salves de coups de canon, d’un tir régulier, c’est-à-dire à des intervalles égaux.
Cela a duré à peu près une heure et demie.
Le soir, M. Alain, directeur de l’habitation Pécoul, nous a prévenus qu’il y avait une fissure du côté des Trois-Ponts, ce qui a mis le bourg en émoi.
Chacun est parti le plus vite possible.
Seuls M. Boudet, secrétaire de mairie, et nous, sommes restés.
Vers dix heures du soir, comme la montagne grondait épouvantablement, je me suis mis, à la fenêtre et ai vu la lave de feu coulant dans la direction des Trois-Ponts.
Vite, tout le monde de s’enfuir, à pied, vers le Parnasse, propriété qui se trouve à 2 ou 300 mètres d’altitude, à 200 mètres plus haut que les Trois-Ponts.
Nous y sommes arrivés vers minuit.
En ce moment la montagne était en pleine éruption, lançait de la lave, de la fumée et des pierres enflammées.
Jeudi vers six heures du matin la montagne s’était calmée complètement et nous admirions ses flocons de fumée et de vapeur se dirigeant vers la mer.
Vers huit heures un quart, sans que rien de particulier annonçât quelque chose de nouveau, la montagne s’ouvrit de haut en bas et lança, comme un immense éclair, un jet de flammes dans la direction de Saint-Pierre.
Pendant un quart d’heure environ elle lança des flammes, successivement, toujours dans la direction de Saint-Pierre et de ses environs.
Nous qui regardions ce spectacle du Parnasse, nous n’étions pas dans la zone des flammes, grâce à un vent qui soufflait contre elles et nous a permis de nous sauver.
Tout en courant, nous avons vu, dans la direction du Mouillage (Saint-Pierre) que tout était en flammes. (Place Berlin.)
Vers huit heures et demi, quand la tourmente commençait à se calmer, je suis descendu des hauteurs ou j’étais pour aller à la rencontre de mon jeune frère, mais l’air était si chaud que je ne pus avancer.
Rebroussant chemin et revenant sur le morne Saint-Bernard qui domine les Trois-Ponts, le Centre, le Fort jusqu’à la mer, j’aperçus un désert complet. Au Mouillage il restait des ruines.
Sur tout le trajet qu’avaient suivi les flammes, tout avait été anéanti. On ne voyait plus qu’une traînée de cendre.
Dans la partie de Saint-Pierre appelée le Centre comme dans celle du Fort, il ne restait plus rien debout. Toutes les maisons étaient réduites en cendre. Il n’y avait même pas de cadavre. Tout avait été volatilisé…
C’est seulement dans la partie de Saint-Pierre appelée le Mouillage, soit sur le port, qu’il y avait des cadavres et quelques ruines.
Tout, depuis le Prêcheur, les Abymes, jusqu’à Saint-Pierre avait été volatilisé. Une partie du Carbet était comme le Mouillage. Deux ou trois familles seulement se sont sauvées de cette localité.
Après ces jets de flammes la montagne s’était calmée complètement. Elle ne lançait plus ni flamme, ni fumée. Vers onze heures, elle recommença à lancer de la fumée et de la lave. C’est alors que nous sommes partis pour la Trinité où nous devions être à l’abri.
J’appris, depuis, que du côté de Macouba et de la Grande Rivière, il s’était formé des fissures vomissant de la lave enflammée. La population a dû évacuer par mer et gagner la Dominique, les chemins par terre étant rendus impossibles par les deux sortes de lave.
Il y a la lave de boue qui se coagule tout de suite, et une lave de feu qui descend jusqu’à la mer.
La lave descend comme une rivière enflammée jusqu’à la Roxelane, là pénètre sous terre et va sortir à la lame.
XIX
LE RÉCIT DE M. ODILON DARSIÈRES
Ce récit m’a été communiqué par un ami de Fort-de-France, et je le publie tel quel :
Samedi 3 mai. — Le volcan de la montagne Pelée, qui depuis quatre jours fume, a jonché le sol et les toits des maisons de poussière grisâtre, une sorte de ciment qui s’argente aux rayons du soleil.
À 6 heures du matin, une pluie légère explique le phénomène de la nuit. Bientôt cette pluie, toujours de poussière, s’accentue et couvre les passants et les voyageurs qui femmes, vieillards, enfants dégringolent avec leurs bœufs, chevaux et le reste des hauteurs de la Soufrière, du morne Saint-Martin et du Prêcheur, tous gris de la tête aux pieds.
Saint-Pierre se croit à assez belle distance du volcan pour ne point s’émouvoir, et reçoit placidement ces voyageurs ahuris.
À 8 heures du matin, je m’en vais sur les hauteurs du fonds Saint-Denis au morne des Cadets (habitation Chabert), et durant mon parcours, le volcan ne cesse de détoner et de jeter une fumée et une poussière que le vent souffle de l’est à l’ouest sur Saint-Pierre et ses environs.
Le morne des Cadets est à 4 ou 5 kilomètres à vol d’oiseau du volcan, mais il est en face. Tout le sol est jonché de cendre comme en ville. Cependant, il n’y pleut pas en ce moment comme à Saint-Pierre. Là, les phénomènes de la Soufrière sont faciles à considérer. Le cratère est envahi par un nuage épais.
D’ailleurs, la journée s’écoule en détonations, et Saint-Pierre reçoit toute cette vomissure du cratère.
À 6 heures du soir, le soleil disparaît dans une nuit de poussière qui couvre l’horizon. Le vent de terre commence, et la montagne Pelée semble prendre des proportions gigantesques dans son enveloppe poussiéreuse qui s’élève jusqu’au ciel et s’étend comme un fantôme sur le morne des Cadet », le morne vert, en pleines détonations.
Dimanche 4. — Ce malin, la poussière a épaissi, mais Saint-Pierre et ses environs se montrent bien clairement sous sa couverture gris blanc. Il est 7 heures, pas de brise, la Soufrière jette une épaisse fumée qui s’élève jusque dans les nues. Les détonations continuent régulières durant une minute, et se répètent par intervalles. Un vent Est-Ouest balaye la poussière grise jusqu’à la mer. Les animaux peuvent alors brouter. La journée s’écoule sans plus d’incidents. Plusieurs personnes ramassent cette poussière, croyant pouvoir la vendre pour du ciment. Dans la nuit du 4 au 5, les détonations continuent. Mais il n’y a pas eu de pluie de poussière pendant cette nuit.
Lundi 5. — Ce matin, calme plat, rares détonations. Le faîte de la montagne est couvert d’un nuage bleu clair. Les habitations voisines apparaissent toutes blanchies. On entend des bruits comme une lave qui bout et déborde. Vers 1 heure, détonation accentuée. La Rivière-Blanche et l’usine Guérin apparaissent au milieu d’une fusée blanche, puis l’on n’aperçoit plus qu’une partie de la cheminée, le reste a disparu dans un débordement de boue. Vers 5 heures, on revoit le reste de l’usine au milieu d’une vapeur blanche. Dans la nuit du 5 au 6, le grondement s’accentue au point qu’armé d’une lanterne je m’avance sous les manguiers ; quel peut être l’état des choses ? Rien de changé.
Mardi 6. — Ce matin, nous apprenons que la détonation d’hier a été suivie d’un débordement de boue qui a englouti toute l’usine Guérin et son personnel, ainsi que des curieux venus de Saint-Pierre. La boue a surpassé l’usine d’une hauteur d’environ 10 mètres, et a mis à peine une ou deux minutes à effectuer son parcours jusqu’à la mer. Les yachts de l’usine (remorqueurs) ont sombré en pleine mer ; ils s’appelaient Carbet et Prêcheur. M. Eugène Guérin et sa femme, M. Du Quesne, contre maître, ont péri gagnés par le fleuve de boue, en se précipitant pour gagner un des vapeurs ; ils étaient sous pression dès le matin.
La journée du 6 s’écoule dans un long frémissement de la montagne qui, à 11 heures, apparaissait sans un nuage, ce qui permet de découvrir le lieu du cratère. Jusqu’au soir, il détonne. Aujourd’hui, nombre de gens pris de panique ont quitté la ville, fuyant au hasard.
Mercredi 7. — Le volcan fume plus abondamment, et les détonations retentissent ici jusqu’au soir. À midi, des nuages épais se dirigent à l’Ouest, et ensevelissent tout de ténèbres jusqu’à la mer.
Jeudi 8. — Dans la nuit du 7 au 8, la pluie a entièrement lavé les champs et la verdure a reparu, on croit à une accalmie, car le bruit du volcan ne se fait plus entendre.
Vers 8 heures, il se fait entendre une détonation horrible, suivie d’un débordement de nuages épais ou de vapeur d’eau. Cela se dirige du Nord au Sud, traverse la coulée qui conduit à Saint-Pierre. Je me précipite chez moi avec ma femme et mes enfants, nous fermons tout. Par une petite ouverture, je regarde venir la mort. Tout me semble fini quand une brise d’Est, vrai vent de cyclone se lève, lutte avec la nue et la repousse en brisant tout. Nous étions sauvés. Je regarde. Saint-Pierre est en flammes. Il ne reste rien, la population a disparu en moins de trente secondes. Le reste de la journée se passe dans un calme plat.
Le 9, nous prenons la détermination de gagner Fort-de-France, nous descendons sur le Carbet, où nous sommes recueillis sur un chaland avec les Manavit, nos voisins de campagne.
XX
ENTRETIEN AVEC M CAPPA, CHEF DE LA MISSION D’INCINÉRATION
M. Cappa est l’architecte municipal de Fort-de-France. Il a été chargé de la recherche et de l’enterrement ou de l’incinération des cadavres. On avait confié d’abord cette mission aux soldats. Mais des devoirs plus impérieux et plus professionnels ne permettaient pas au commandant militaire de soustraire de la garnison de Fort-de-France, relativement faible, un effectif aussi nombreux que celui qui était nécessaire pour les corvées d’enterrement à Saint-Pierre.
La municipalité de Fort-de-France réunit des ouvriers volontaires pour cette besogne spéciale et en donna la direction à M. Cappa. J’ai accompagné M. Cappa dans une de ses funèbres expéditions, et il m’a servi de guide à travers les ruines de Saint-Pierre. Au cours du voyage, pendant que le bateau-drague nous conduisait à la ville morte, M. Cappa m’a dit ses souvenirs de la quinzaine terrible. Ce sont des souvenirs précis, nets, des souvenirs d’architecte. Je les ai transcrits tels que je les ai notés. C’est comme un petit journal, un mémento :
« Le 23 avril, des bouches s’ouvrent sur le versant Sud-Ouest de la montagne. Elles fument. Le 30 avril, les 1, 2, 3, 4 mai débordement de la rivière Blanche et de la rivière des Pères. La rivière Blanche cesse de couler pendant une journée, puis déborde avec fracas. Des curieux s’y rendent en grand nombre.
« À Fort-de-France, dans la nuit du 2 au 3, le vent du Nord amena une pluie de cendres.
« Le 5 mai, à midi, l’usine Guérin était emportée.
« Le mercredi 7, à Fort-de-France, de 2 h. 1/2 à 3 heures de l’après-midi, on entend de forts grondements, puis un roulement prolongé. Il y a des phénomènes de flux et de reflux, sur une hauteur d’environ 30 centimètres.
« Le 8, à 5 heures du matin, toujours de Fort-de-France, on aperçoit la fumée du cratère. Il avait plu vers 2 heures du malin. À 6 heures, départ de curieux pour Saint-Pierre, par le Diamant. À 7 h. 43, beaucoup de personnes arrivent de Saint-Pierre.
« À 8 h. 20, il y a une pluie de cailloux, suivie d’une pluie de cendres.
« Les vapeurs Rubis et Topaze essaient de se rendre à Saint-Pierre. Ils ne peuvent en approcher et reviennent en disant que la ville est en feu.
« On croit que les habitants ont pu se sauver, qu’ils arriveront par terre et on fait les premiers préparatifs pour les recevoir.
« La population attend sur le rivage, elle est consternée.
« Seulement le soir, le Rubis, la Topaze, le Pouyer-Quertier peuvent approcher Saint-Pierre et se rendre compte de la catastrophe.
« Les bateaux ramènent des blessés, de la rade et des environs de Saint-Pierre.
« Des sinistrés des communes voisines arrivent. À 11 heures du soir, on leur distribue des vivres à la mairie, on les loge à l’école.
« Le 9, on commence le sauvetage à Saint-Pierre. On craint des scènes de désordre à Fort-de-France ; on met des factionnaires devant les boulangeries.
« Le 11, les disciplinaires commencent l’incinération des cadavres, au Carbet. Ils n’y retournent pas. Le colonel commandant les troupes a besoin de tous les soldats à Fort-de-France.
« On constitue la mission civile d’incinération, qui travaille le 13, le 14, le 15, le 16.
« Le 17, notre débarquement ne peut se faire à cause d’une pluie de cendres vraiment trop forte.
« Le 19, la mission est au travail. Vers onze heures, la montagne se couvre brusquement d’un nuage noir très intense, sillonné d’éclairs. De fortes détonations, prolongées, sortent du cratère. Pluie de cendres. La drague siffle le ralliement. La mission se rembarque.
« Le 20, la montagne fumait comme d’habitude. La mission s’embarquait à Fort-de-France, lorsque vers cinq heures vingt, un nuage noir couvrit la montagne. Il était sillonné d’éclairs. De grosses masses de fumée se formaient avec une grande vitesse ascensionnelle. Arrivés à une certaine hauteur, ces nuages éclairés par le soleil levant, prenaient une teinte de feu. La mission débarque.
« La ville est en panique. On crie : « Le feu est au ciel ? » Le nuage couvre Fort-de-France en quelques minutes. La population est terrorisée. On fuit, en costume de nuit. Des femmes n’avaient pour vêtement qu’un gilet de flanelle. Un homme était nu, coiffé d’un chapeau haut de forme. Des cris… Les fuyards vont du côté de la mer. Beaucoup à l’église. Pluie de cailloux et de cendres.
« Le 21, le cratère fumait encore beaucoup.
« Le 22, la mission part et travaille comme d’habitude. Elle reconnaît, comme l’avait annoncé le Suchet, que la ville a changé d’aspect. Cette fois, la ruine est consommée. Tout ce qui dépassait 3 mètres de hauteur est rasé. Tous les murs Est-Ouest, dans le quartier du Fort, et Nord-Sud, dans le quartier du Mouillage, sont rasés. Ceux qui restent tiennent à peine. La deuxième tour de la cathédrale est tombée. Le pont Eiffel, sur la Roxelane, est emporté… Les cendres et les boues ont nivelé les quartiers…, etc., etc.
« Une fouille pratiquée devant l’ancienne caserne, indique une hauteur de 30 centimètres de cendres. Malgré la pluie tombée en quantité, à 3 centimètres la cendre est encore chaude.
« Nous avions laissé dans les rues Longchamp, Amitié, etc., plus de 800 cadavres, que nous devions incinérer. Nous ne les retrouvons plus. Ils étaient ensevelis dans la cendre.
« Le cratère fumait peu. »
(Cela dans la matinée, car le soir, de cinq à six heures, en arrivant avec le Saint-Domingue, j’ai vu, de la mer, une éruption de cratère avec d’immenses fumées ardentes.)
« On apercevait à l’œil nu une grande déchirure qui coupait la montagne dans la direction Sud-Ouest, déchirure qui n’existait pas le 19. La secousse du 20 a modifié du tout au tout la conformation de la montagne. Elle l’a partout crevassée.
« Le 24, la mission continua son travail.»
Ainsi parla M. Cappa, qui, à la date du 30 mai, lorsque je l’ai rencontré pour la dernière fois, avait noté sur son carnet 3.678 cadavres incinérés.
M. Cappa me dit encore mille choses intéressantes. J’ai noté ainsi le résumé de ses observations sur l’aspect des cadavres :
« Presque tous couchés sur le ventre. Une proportion de 1 p. 100 à peine couchés sur le dos. Pour ainsi dire tous tombés tête au Sud. Les yeux étaient brûlés. L’orbite était un trou noir. Il y avait de l’écume à la bouche. La langue sortait. On voyait que beaucoup d’hommes étaient morts dans une crispation d’éréthisme. Tous les cadavres étaient nus. Ils n’avaient plus ni cheveux ni barbe. Les chairs étaient ou carbonisées ou gercées. La graisse avait coulé. Les entrailles chez beaucoup sortaient. Des femmes avaient les seins gonflés, crevés. Des corps semblaient en morceaux…
« Les instructions médicales données à la mission, poursuivit M. Cappa, prescrivaient d’enterrer les corps suivant les règles établies scientifiquement… Tout un tas de précautions, très bonnes quand on peut s’y conformer… Mais, ici, c’était impossible. Lorsque nous trouvions un corps ou un tas de corps, — devant une maison du quartier de l’Hôpital, il y en avait un tas de vingt-trois, — nous le recouvrions de morceaux de bois, de branches d’arbres, nous l’arrosions de pétrole, nous l’allumions, et le lendemain nous repassions voir. Généralement, nous ne trouvions plus qu’un tas de cendres. Tout était calciné. »
(Cela est assez étonnant, car l’incinération des cadavres demande beaucoup de calories, par conséquent des bûchers sérieux. Ce qui a servi, je crois, surtout à faire disparaître les cadavres, c’est les cendres de l’éruption du 20.)
« Ma mission, poursuivit M. Cappa, comprend 200 hommes, qui opèrent par équipes de 10. Nous avons employé déjà 180 touques de pétrole… Les vents du Sud nous ont permis de travailler avec méthode. »
Voyez-vous toute l’horreur qui tient dans ces lignes froides ?… Je l’ai vécue cette horreur… une journée, dans la ville écroulée, dans la ville des cadavres…
XXI
ENTRETIEN AVEC M. LAGARRIGUE
À bord du « Rubis », le 8 au matin.
M. Lagarrigue, avoué à Saint-Pierre, est, je crois bien, le seul des hommes de robe de cette ville qui existe encore. Il le doit à ce que, le 7, il avait été appelé à Fort-de-France. Il avait l’intention de retourner à Saint-Pierre le 8. Il allait s’embarquer à 8 heures moins 10, sur le Rubis.
Il m’a conté les péripéties de cette traversée qui devait le conduire en vue de la ville embrasée, où périssaient tous les siens, où brûlait sa maison, où s’anéantissait sa fortune :
« Nous allions monter à bord quand une dame me dit : « Mais voyez donc ! » Et j’aperçus un nuage gris cendré qui venait de la montagne et dépassait les pitons du Carbet. Nous nous installons à bord. À 8 h. 10, il y a un retrait de la mer, et les amarres du bateau cassent. Le capitaine prend néanmoins la poste et nous partons. Nous étions à peine à ISO mètres du quai lorsque sur nous tombe une grêle de cendres et de cailloux. Le bateau continue sa route. Arrivés à la hauteur de Case-Navire, nous rencontrons un yacht faisant route contraire à la nôtre. Les gens de ce yacht nous crient : « Retournez !… Retournez !… » Nous leur répondons de stopper afin de nous donner des explications, mais ils filent sans rien vouloir entendre.
« Le Rubis vire de bord et les suit jusqu’à Fort-de-France, au carénage. Là, le pilote du yacht nous dit qu’arrivé devant Case-Pilote, il avait entendu un bruit énorme, reçu des cailloux, vu de la fumée, et que Saint-Pierre était détruit.
« — Avez-vous vu ?
« — Non.
« Alors le Rubis repartit pour Saint-Pierre. Sur la plage du Carbet, nous avons vu des gens qui nous faisaient signe de retourner en arrière. Nous continuons.
« Mais, à peine sortis du Carbet, nous voyons encore une grosse fumée le long de la côte. Une nouvelle bouche du volcan, dit quelqu’un. C’était une case qui brûlait.
« Il était à peu près 11 heures.
« Nous arrivons à l’anse Latouche. Tout y brûlait. Puis nous ne pouvons plus avancer, à cause de la cendre et de la chaleur. Tout Saint-Pierre brûlait. Tout. La ville et la rade, et les champs… Tout !
« Nous retournons à Fort-de-France terrifiés, angoissés… Nos gens étaient-ils dans la fournaise ?
« En route, nous croisons le Suchet, qui essaie d’approcher de la ville.
« Le 12, je suis allé à Saint-Pierre. Ça ne brûlait plus. J’ai vu les cadavres et les décombres. Un mètre cinquante de décombres et des milliers de cadavres… mes concitoyens… nus, roussis… une brûlure électrique ; mais ça ce n’est pas de ma compétence.
« Ce qui m’a frappé, c’est que dans cette ruine, dans ce chaos de mort et d’épouvante, aux conduites crevées coulait toujours, claire et vive, l’eau de la Goyave… Et j’en ai bu. »
XXII
LE SERVICE DES GENDARMES
Il est de mode, en France, de blaguer les gendarmes. La maréchaussée offre des thèmes faciles pour la verve des rieurs qui ont l’esprit facile. Eh bien ! au cours des tragiques événements de Saint-Pierre, elle vient de prouver une fois de plus que, si elle a des bottes… — vous me dispensez de la suite, n’est-ce pas ? — Ces bottes sont chaussées par de braves gens.
Dès le 8 mai, à 3 heures, un détachement de gendarmes, comprenant le brigadier Marty, les gendarmes Santandréa, Patin, Allard, sous la conduite du capitaine Leroy, s’embarquait à bord du Pouyer-Quertier.
Après avoir stationné devant le Carbet, dont toute la partie Nord brûlait, et dont les habitants venaient d’être embarqués à bord de la drague, le navire essaya d’accoster à Saint-Pierre. C’était impossible, à cause des nombreuses épaves incendiées qui brûlaient sur rade.
On prit le large, pour arriver au petit jour en vue du cap Martin.
À 6 heures du malin, on approcha de Macouba. On fit des appels. Personne ne répondit. Les maisons paraissaient intactes. Il en fut de même à la Grande-Rivière.
Prêcheur, il y avait beaucoup de personnes sur le rivage. Il tombait une aveuglante pluie de cendres. On mit deux cutters à l’eau. Impossible d’accoster, à cause de la mer mauvaise, qui faisait barre. On se servit alors de pirogues, où des femmes et des enfants s’embarquèrent, avec des cris et des pleurs.
On apprit que 300 personnes qui se trouvaient au Nord du Prêcheur n’avaient ni bu ni mangé depuis trois jours…
Au morne La Talie, il y avait 300 cadavres calcinés. Le Prêcheur avait souffert d’un raz de marée et reçu une pluie de feu.
À 11 heures et demie, un soulèvement sous-marin se produisit. À midi, le maire fit parvenir une lettre à l’adresse du gouverneur, une lettre demandant du secours pour cinq mille personnes sans vivres et sans eau…
À midi et demi le sauvetage devint impossible à cause de la mauvaise mer.
Le capitaine Leroy dit :
« On ne distinguait plus la côte. De sourds grondements donnaient l’illusion de trains rapides passant sur des ponts métalliques sans interruption. De forts et nombreux tourbillons de fumée, avec bouillonnements, se formaient sur la mer, autour du navire.
« À 3 heures, on partit…
« Les habitants du Nord ignoraient la destruction de Saint-Pierre. Deux cents personnes du Céron refusèrent de s’embarquer. Le curé de Grande-Rivière raconta l’exode des habitants vers Basse-Terre et la Trinité.
« En résumé, dit le capitaine Leroy, en cette journée, le Pouyer-Quertier recueillit, du bourg de la Grande-Rivière à celui du Prêcheur, environ cinq cents personnes, dont la majeure partie n’avait ni bu ni mangé depuis trois jours, par suite du tarissement des sources et de l’interruption des voies de communication avec Saint-Pierre, interruption provenant de l’éruption du 5.
Le même jour, une autre mission, commandée par le chef d’escadrons Herbay, comprenant l’adjudant Lagarde et le maréchal des logis Lamfranchi, les gendarmes Calé et Donati, s’embarquait à bord du Rubis en compagnie du R. P. Vetgli, de l’abbé Auber, du pharmacien Rozé et de quelques douaniers.
Les prêtres, en débarquant sur la place Bertin, donnèrent l’absoute aux morts et chantèrent le Libera. Ensuite, on alla au Trésor et à la Banque. Le trésor était pillé. On y avait pris 103.000 francs. À la Banque, dans la première pièce, le coffre était éventré ; dans la deuxième, le coffre était intact. Les caveaux étaient entourés de feu.
Les renseignements fournis par les gendarmes permirent au procureur de la République d’aller, le lendemain, avec le capitaine Evanno et le trésorier Peyrouton, opérer le sauvetage des valeurs de la Banque.
Le 10 et le 11, les gendarmes firent des missions de reconnaissance et de surveillance.
Le 12, ils accompagnèrent la mission d’incinération.
Le 12, on apprit que des bandits pillaient à Bellefontaine et au Carbet. Cinq gendarmes les pourchassèrent.
Le 13, un poste de surveillance fut établi à Saint-James.
Le 14, ils prirent quarante-cinq pillards.
Le 15, ils firent dix-sept arrestations.
Le 20, ils furent exposés à la deuxième éruption. Le poste de Saint-James dut fuir devant la pluie de pierres.
Etc…, etc…
Ajoutez à cela le service de renseignements dans les communes du Nord, puis la police dans toute une région où circulaient des pillards en quête d’habitations abandonnées à dévaliser, et vous ne vous ferez encore qu’une faible idée de la besogne écrasante dont fut chargée la brigade de la Martinique, besogne qu’elle sut parfaitement accomplir, grâce à l’intelligence de ses chefs et au dévouement de ses soldats.
XXIII
LES CORBEAUX…
Encore les haines de race. Le préjugé de couleur.
Quelques journaux, qui trouvent plus simple d’inventer les scènes qu’ils décrivent ou qu’ils dessinent que d’aller voir (c’est moins cher et plus vite fait), ont dessiné sur Saint-Pierre en ruines un vol de corbeaux…
Il n’y en eut jamais[8]. Les oiseaux fuient les terres volcaniques en travail. Dans l’Amérique centrale, on reconnaît l’approche des tremblements de terre à l’effarement, à la fuite des oiseaux. On sait qu’il n’y aura plus de secousses quand on entend le coq chanter, etc…
Donc, malgré les tas de cadavres à l’air, on ne vit jamais un oiseau planer sur le charnier ; vautours, charognards et corbeaux avaient trop peur pour cela…
Mais, si la menace du volcan effrayait les oiseaux de proie, elle n’inspirait pas la même terreur aux hommes de proie…
La note qu’on vient de lire sur le service des gendarmes le prouve.
Un jour quarante-cinq pillards sont pris dans les ruines ; un autre jour dix-sept.
Ces voleurs, on les appela des corbeaux.
Le tribunal de Fort-de-France en a condamné près d’une centaine dans une « même fournée ». La peine uniforme : cinq ans de prison.
Quelquefois le volcan se chargeait lui-même de faire justice. On trouva des cadavres de voleurs tués par des éruptions qui, éloignant les gendarmes, laissaient le champ libre aux « corbeaux ».
Quand j’allais à Saint-Pierre, à bord de la drague, une chasse « aux corbeaux » me fut contée par un gendarme qui était « chasseur » et par un abbé qui était « spectateur ». Ce gendarme avait accompagné un négociant qui recherchait le coffre-fort de sa maison dans les ruines. Des voleurs se livraient déjà à la même besogne. Le gendarme en prit une vingtaine. Mais une bande d’une centaine d’individus faillit lui faire un mauvais parti. On lui lança des pierres, ainsi d’ailleurs qu’à M. Cappa et à d’autres personnes…
Les pillards étaient organisés en véritables bandes, obéissant à des chefs. Ces chefs avaient de grands bâtons. L’abbé qui avait vu cela, et qui écoutait le gendarme raconter son histoire, ajouta :
« Ce qu’il y avait de plus rigolo, c’était les femmes de ces voleurs qui préparaient le boulottage (sic). »
Cet abbé ne pardonnait pas aux pillards d’avoir profané le tabernacle de la cathédrale en volant les vases sacrés épargnés par la flamme et en répandant les hosties sur la cendre… Le ciboire de la cathédrale avait été brocanté à Sainte-Lucie, où il fut racheté par un prêtre.
Il n’y avait pas que des Martiniquais à venir « prospecter » les ruines. On y vint de toutes les Antilles voisines. Et, comme le jour, on était exposé aux mauvaises rencontres de la gendarmerie dans les ruines, beaucoup d’amateurs travaillèrent la nuit. Il y avait bien des postes de gendarmes qui gardaient les routes de terre, mais la grande route de la mer était ouverte à tous. Et on en profitait…
Il y eut des « corbeaux » de toute condition.
Une histoire scandaleuse courait à Fort-de-France… sous le manteau.
Un jour de grosse mer et de vent contraire, une pirogue montée par plusieurs jeunes gens se trouvait en détresse au large de Saint-Pierre. Un navire américain recueillit ces jeunes gens. Mais leur attitude et leurs réponses parurent suspectes au capitaine, qui les remit au Suchet.
Là, on reconnut parmi les jeunes gens le neveu du sénateur de la colonie, le jeune Godissart, et l’affaire fut étouffée.
D’un autre côté, le journal l’Opinion avait publié un article intitulé : « Corbeaux de haut vol », où, très clairement, les Martiniquais voyaient que le parti de M. le sénateur Knight accusait des gens du parti de M. Clerc d’avoir été cambrioler dans les ruines les coffres des maisons de commerce où ces gens avaient des reconnaissances de dettes à faire disparaître.
Ces histoires de ruines fouillées, pillées, donnaient aux partis des armes nouvelles pour leurs luttes politiques…
On n’osait pas encore écrire beaucoup, mais on se rattrapait dans les conversations.
Ce que j’en ai entendu !
Il est difficile de concevoir jusqu’où les haines de race, les luttes politiques et les conflits d’intérêt peuvent conduire les hommes…
Pour en avoir une idée, il faut avoir été à la Martinique en ces jours de deuil.
Des amis m’ont dit que j’avais tort d’écrire cela… que je devais cacher cette face de la misère humaine ; et qu’en mon livre je serais généreux de ne parler que des malheurs de ces infortunés Martiniquais pour apitoyer le monde sur leur sort et les faire secourir.
Certes, j’ai la plus grande pitié pour tous ceux qui souffrent, et je demande à la solidarité humaine de les secourir… Mais je suis reporter, et je dois à ceux qui me lisent la vérité, tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai entendu, tout ce que j’ai noté…
Je n’ai pas à m’inquiéter des suites de mes reportages.
S’ils plongent dans la honte un ministre, comme autrefois M. Lebon quand j’ai publié ses inutiles barbaries de Cayenne ;
S’ils accablent aujourd’hui M. Decrais, en révélant ce fait des habitants de Saint-Pierre, maintenus sous le volcan, jusqu’à la mort, par son ordre ;
Cela ne peut, cela ne doit influencer en rien l’œuvre d’un reporter qui doit être une œuvre de vérité… de vérité entière.
C’est pour cela que je dois au public, en même temps que les notes les plus complètes sur l’éruption du volcan, sur les ravages du volcan, des renseignements aussi complets sur les gens qui vivent encore près du volcan. Et puis, il y a là de si beaux documents humains, de si nobles indications pour la psychologie de notre espèce humaine… que vraiment ce serait crime de les taire.
Ainsi, lisez ceci que j’ai lu dans l’Opinion :
Comme un lion couché aux pieds du dompteur, se dresse dans une révolte soudaine de sa férocité refoulée et mange son maître, la montagne Pelée qui étageait depuis des siècles au-dessus de Saint-Pierre la verdure souriante de ses plateaux, s’est réveillée un jour grondante et terrible.
Et avec la brutalité atavique des anciens âges, le volcan assoupli, domestiqué, dont les flancs féconds étaient chargés de récoltes abondantes, a ouvert une gueule horrible sur la ville confiante et douce qui s’étirait au soleil levant. L’affreux et énorme volcan a tout englouti sous son flot de lave, de soufre et de feu…
… Nous pleurons seulement, courbés sous le vent formidable
du phénomène.
Alors que pour un enfant qui meurt, nos gorges oppressées jettent au ciel la révolte de leurs sanglots, tous aujourd’hui s’inclinent, tous reculent devant une discussion de la justice éternelle. L’enfance au berceau et l’adolescence en fleur, la pudeur des vierges et la grâce des jeunes mères, tout ce qui sourit, tout ce qui rayonne, tout ce qui désarme, le Moloch glouton l’a pris… Il le fallait peut-être…
Qui sait si l’onde qui tressaille,
Si le cri des gouffres amers,
Si la trombe aux ardentes serres,
Si les éclairs et les tonnerres
Seigneur, ne sont pas nécessaires
À la perle que font les mers.
Toute cette littérature ne vous dit rien. Vous croyez qu’il s’agit simplement de rhétorique tropicale… Eh bien, cette toute petite phrase : « Il le fallait peut-être » et les versiculets qui suivent, qui sait si…
… Ne sont pas nécessaires
À la perle que font les mers
Cela est épouvantable, pour employer à mon tour de gros adjectifs, que des hommes aient pu supposer en pareille occurrence telle idée chez d’autres hommes. Eh bien ! si triste que cela soit, cela est.
J’ai compté. Quarante blancs au moins, de toute classe et de tout rang, des créoles, des fonctionnaires, des soldats, des officiers m’ont affirmé avec indignation que dans sa littérature « cherchée » le rédacteur de l’Opinion avait habilement exprimé ce que les noirs du peuple criaient brutalement, à savoir que « le volcan avait tué les « bequets » pour que l’île devînt définitivement la propriété de ses maîtres naturels les braves noirs. » Un jour, au café de l’hôtel, plusieurs officiers disaient cela devant M. Muller l’ancien chef de cabinet du gouverneur Mouttet. M. Muller protestait, affirmant que cela n’était pas possible, qu’il ne connaissait point un pareil esprit dans la population noire de la Martinique. La discussion fut même vive. Les officiers maintinrent leur affirmation. Ils avaient « entendu »…
C’est d’ailleurs un officier qui m’a signalé l’article de l’Opinion plus haut cité, en m’en soulignant le passage à sensation… et en me l’expliquant.
Je crois inutile d’ajouter que les hommes du parti noir à qui j’ai parlé de cela ont protesté avec une indignation tout aussi violente que celle de leurs accusateurs…
Triste, de voir que, malgré le temps, malgré les nouvelles générations les vieilles haines de race et de couleur ne disparaissent pas. Bien plus, que loin de s’atténuer, elles s’accentuent.
Personne n’ose plus dire dans un discours officiel, dans un article imprimé, personne n’ose plus étaler au grand jour l’imbécilité dont le préjugé de couleur est la marque,… et tous les jours dans les conversations, tous font éclater les haines dues à ce préjugé. J’ai entendu le noir haïr le blanc. Et j’ai entendu le blanc haïr le noir. L’un n’oublie pas qu’il fut esclave. L’autre ne peut se consoler de ne plus être le maître. Et c’est le heurt constant. C’est la guerre sans trêve. Les partis n’ont même pas désarmé devant les deuils du volcan !
On pourra écrire de belles phrases de concorde et de paix, et d’union et de fraternité… Mensonges… Je viens de vivre dix jours dans une atmosphère de haine plus nauséabonde mille fois et plus mortelle que toutes les fumées du volcan…
Voulez-vous savoir à quel point subsiste le préjugé de couleur. L’aventure classique de la femme blanche qui ne voit pas un homme dans le nègre, dans le mulâtre et n’a pas plus de pudeur devant un de ces êtres que devant un animal, elle est encore de ce temps. Elle est d’hier. L’employé mulâtre d’un percepteur est appelé pour un renseignement quelconque par la femme de son chef. Il arrive à contre-temps dans son appartement et la surprend nue, absolument nue. Il bredouille ; cherche une excuse ; veut s’en aller. « Mais non… restez donc, lui dit la dame… vous savez bien que devant vous ça ne compte pas… » Et calme autant que si elle avait parlé à son chien, sans rien chercher à dissimuler de sa nudité, la jeune femme, demande à cet employé le renseignement dont elle avait besoin !
Et les créoles, les femmes blanches de la Martinique admirent ce trait. Pour elles, le nègre, le mulâtre ont moins d’humanité qu’un chien.
Sur le préjugé de couleur dans un autre ordre d’idées. L’abbé Valadier en mission à la Martinique eut l’imprudence de dire que les noirs sont les enfants de Dieu au même titre que les blancs. On ne vit plus une femme blanche à ses sermons…
Encore une note sur cette politique dont les haines ne désarment pas devant les deuils les plus affligeants. Cette note est de M. le docteur Guérin :
« Le sénateur Knight, me dit le docteur, allait à Saint-Pierre pour ses affaires personnelles. Il voulait défoncer son coffre. On lui avait donné un maître armurier. On avait réquisitionné un bateau… M. Knight est un personnage important… mais pas au point cependant de remplir un bateau à lui tout seul… Je voulus prendre passage à bord de ce bateau… M. Knight refusa… Est-il amiral… Non… n’est-ce pas que c’est une infamie… Et dites le bien en France… d’autant plus que j’allais ravitailler mes gens du Carbet… Dites cela monsieur… »
C’est sur la Savane que le docteur me confiait de la sorte sa colère. L’instant d’après, sur la même Savane, je rencontrais un homme de l’autre bord. — « Comment, me dit-il, vous causiez avec ce vieux… de Guérin, (Là une expression que malgré ma sincérité de reporter soucieux toujours de répéter exactement ce qu’on lui dit, je ne saurais décemment publier) comment vous écoutiez le docteur… Mais c’est l’homme de tous les faux bruits… Savez-vous ce qu’il fait circuler maintenant… Non… Eh ! bien, voici sa dernière. Il colporte partout que devant les scandales de la répartition des secours les Américains se sont émus, que le président Roosevelt a donné l’ordre d’arrêter tout envoi nouveau, de fermer toutes les souscriptions. que d’ailleurs les Américains apprenant que leur aide ne profite qu’à des nègres… (il a dit des nègres, monsieur… ce béquet !)… étaient bien décidés à ne plus rien nous envoyer… Mais c’est peut-être cela qu’il vous disait tantôt… »
— « Non, il me contait simplement que le sénateur Knight est le tyran de la colonie et qu’il abuse de l’autorité que le gouvernement lui abandonne en la circonstance…
— « Tenez, voilà le sénateur qui vient. Allez donc lui demander ce qu’il pense des plaintes de Guérin… »
Et j’abordais M. le Sénateur. Au nom de Guérin, il verdit…
— « Ah ! ce Monsieur se plaint d’être brimé. Il dit que nous donnons tout aux nègres par politique électorale. Que nous entretenons nos agents, nos électeurs avec les dons de la charité américaine… que les blancs sont une fois de plus sacrifiés, abandonnés par la métropole à notre tyrannie… peut-être a-t-il dit la marâtre en parlant de la France, de la patrie, Monsieur. Mais de quoi se plaint-il personnellement. Que veut-il, que réclame-t-il pour lui. Il n’a rien perdu, ce Monsieur, ce n’est pas un sinistré. Son usine. Elle ne lui appartenait plus. Sous trois jours, elle allait être saisie par la Banque. Il dit qu’il n’a plus rien, qu’il est pauvre. Mais il est riche. Depuis qu’il travaille il a toujours placé ses bénéfices au nom de sa femme… Ah ! Monsieur, ce parti n’a pas de cœur. Mais nous connaissons leurs manœuvres et nous les déjouerons.
XXIV
ENTRETIEN AVEC M. PEYROUTON
Notre ancien confrère Peyrouton, qui fut directeur de l’Estafette, est le trésorier particulier de Saint-Pierre. Revenant de congé à bord du Canada, il devait arriver régulièrement à Saint-Pierre le 8, au jour. Un retard de paquebot ne le mit devant Saint-Pierre que le 9. Saint-Pierre n’existait plus.
M. Peyrouton fui chargé par le gouverneur de procéder au comptage des valeurs et espèces qu’on pourrait retirer de dessous les décombres du Trésor et de la Banque.
Il fut à Saint-Pierre le 11 avec le procureur de la République, le capitaine Evano et un détachement de quarante soldats.
La « corvée » dura de midi à onze heures du soir.
Le Trésor avait été pillé. Dans le coffre éventré, on trouva une fiche de caisse indiquant que le compte de l’actif avait été arrêté, le 7, au soir, à 103,000 francs. La « mission privée » de recherches et fouilles qui avait opéré là n’avait pas perdu sa journée.
Des deux caveaux de la Banque, on retira billets, or, argent, deux millions et quelques centaines de mille francs. Il y avait 1,500 sacs contenant chacun 200 pièces de 5 francs, les artilleurs les emportaient, deux sur chaque épaule, de la Banque au rivage. Le capitaine Evano, qui commandait le détachement, trouva six pillards. Il les arrêta et les employa au portage. Pas banal cet emploi de voleurs au sauvetage de l’argent convoité par eux. Le capitaine voulait les amener à Fort-de-France, mais le procureur de la République déclara que l’on devait « laisser aller » ces électeurs…
Les observations de M. Peyrouton sur le désastre, sur les ruines, sur les cadavres, etc., sont les mêmes que celles des autres témoins cités ailleurs. Mais, en quelques mots nets, précis, comme il devait s’en trouver dans la bouche du journaliste éminent qu’il fut, M. Peyrouton m’a caractérisé la catastrophe :
« Le grand désastre, d’après lui, c’est moins les pertes matérielles et les deuils que la disparition de la partie la plus intelligente et la plus active de la population. La Martinique est décapitée. Les disparus étaient ceux qui produisaient. Il est mort plus de trois mille blancs, tout le haut commerce de l’île, les chefs de maison, leurs fils, leurs familles, ceux qui avaient la tradition, le crédit… Cette vieille et belle race des colons-gentilshommes, des créoles blancs de la Martinique est frappée à la tête et au cœur. Bien que sacrifiée depuis longtemps à la population de couleur par la loi du nombre, c’est cette race de créoles, cette race qui possédait le sol, cette race qui tenait le commerce, la banque, etc., etc., c’est elle qui nourrissait l’île. Certainement, il est à redouter que sa disparition ne soit aussi fatale à ses ennemis qu’à ses amis. »
M. Peyrouton est trop « Parisien » pour entrer dans les luttes de parti qui désolent ce malheureux pays. Il ne « donne » pas non plus dans le préjugé de couleur. Mais cela ne l’empêche pas de le constater, et de voir et de dire que, si le blanc n’aime pas le mulâtre, le nègre, ceux-ci, pour une fois bons payeurs, le lui rendent bien.
M. Peyrouton a constaté aussi les victoires progressives de l’homme de couleur sur le blanc. Faut-il toujours appeler cela des victoires. Et M. Peyrouton me dit la main mise par les noirs sur la Banque. C’est un nègre des directions de l’intérieur qui vient d’être mis à la tête de la Banque, pour en remplacer le directeur, mort à Saint-Pierre. Un noir qui a, lui aussi, son préjugé de couleur.
« Et, cependant, me dit M. Peyrouton, la Banque de la Martinique est, légalement, la propriété des blancs.
« Lorsque la République supprima l’esclavage dans la colonie, elle dédommagea les propriétaires blancs. Une partie de l’indemnité, une somme réalisée de trois millions de francs, en vertu de la loi de 1849, fut employée, en 1851, à la fondation d’une Banque, en réalité propriété des anciens possesseurs d’esclaves demeurés possesseurs du sol, d’une banque destinée à favoriser, à faciliter leurs opérations de culture et de commerce. »
Il faut d’ailleurs ajouter que tous les blancs de Fort-de-France se plaignaient amèrement du fonctionnement de la Banque sous la direction du « nègre de l’intérieur » ainsi qu’ils désignaient le malheureux fonctionnaire appelé par le ministère à diriger les affaires d’un établissement financier, dans un pays où, pour semblable besogne, il est nécessaire d’avoir une habileté, un tact et une compétence particulières, qui ne s’acquièrent généralement point dans les bureaux des directions de l’intérieur.
On articulait même des faits.
On disait que pour le commun des mortels, que pour les usiniers pressés par leurs échéances de salaires, on n’acceptait point les pièces comptables, les reçus de dépôt qu’ils produisaient ; la nouvelle direction objectait, paraît-il, que la comptabilité de la Banque étant détruite, on ne pouvait savoir si leurs comptes de dépôts n’étaient pas annulés par des comptes de retraits, et que seuls les tribunaux auraient qualité pour statuer.
Et les blancs ajoutaient qu’aucune de ces formalités, d’ailleurs légales, n’avait été observée quand M. le sénateur Knight avait demandé le remboursement d’une somme de 125.000 francs, pour quoi il n’aurait produit qu’un reçu de dépôt remontant au mois de mars… On lui avait immédiatement compté la somme, en or. Pourquoi, disaient les amis de M. Clerc, pourquoi attendre le jugement des tribunaux pour le commun des mortels et s’en passer pour M. le sénateur Knight, en l’espèce un simple commerçant comme les autres ? Pourquoi suspecter la bonne foi des pièces produites par les commerçants X. Y. Z… et pas celle d’un papier présenté par le commerçant Knight ?
Pourquoi deux poids et deux mesures ? Est-ce que dans une démocratie le mandat de sénateur, hors du Luxembourg, et hors session, confère un privilège quelconque à celui qui en est investi ?
Est-ce que dans le négociant on doit reconnaître le sénateur, lui conférer des faveurs qu’on refuse aux autres et, ajoutait-on (car c’est peut-être cela qui, dans ce pays à amour-propre surchauffé, excitait le plus ses ennemis), mettre à sa disposition des navires de guerre, le Suchet, quand il veut arriver sur les ruines de la maison de sa famille avant ses autres parents… etc…
On ne lui pardonnait pas non plus ses tournées électorales du 8 au 11 avec les breaks de l’artillerie.
Et des gens même très peu passionnés trouvaient étrange l’effacement de l’administration devant le sénateur à partir du 11 ; disaient peu régulier que M. Knight à bord des navires de guerre en tournée le long du littoral se fut donné des allures de grand chef ayant sous ses ordres, le gouverneur, la marine, l’armée, en un mot tout…
C’est lui qui réquisitionnait, disait-on…
J’ai fait la traversée de retour avec M. Knight et je lui ai parlé de tout cela en lui disant que, désireux de donner une idée exacte de la mentalité martiniquaise et coloniale, en cette occasion je publierais… tout…
— « Parfait, m’a-t-il dit. C’est votre droit et je ne puis vous en empêcher,
— « Mais je publierai également vos dires.
— « Alors, écrivez que tous ces gens qui m’attaquent sont des…
— « Oh ! monsieur le sénateur !…
— « Ce n’est pas des Français. Ils ont toujours été hostiles au gouvernement métropolitain. Je l’ai démontré dans un de mes discours au Sénat, dans un discours où j’ai parlé trois heures…
— « Trois heures, monsieur le Sénateur !…
— « Oui, trois heures et Waldeck m’a félicité… Dans ce discours j’ai montré que ces colons se croyaient les maîtres absolus de l’île. Quand la royauté leur voulait imposer une mesure quelconque qui les gênait, ils se mettaient en rébellion ouverte. Ils appelaient l’étranger… Est-ce que maintenant vous ne les avez point vus flirter avec l’américain ?
Ils me reprochent d’avoir « commandé » des navires de guerre. C’est enfantin. J’ai eu, il est vrai, des réquisitions en blanc signées du gouverneur p. i., afin d’être prêt à toute éventualité dans le sauvetage des sinistrés. Mais tandis que vos usiniers filaient abandonnant leurs propriétés du Nord à la garde de pauvres nègres, moi j’allais procéder au sauvetage des sinistrés… J’y ai risqué ma vie…
J’ai failli me noyer plusieurs fois. J’ai fait mon devoir de sénateur.
— Et vos 125.000 francs de la Banque ?
— C’est vrai, on m’a payé de suite, mais j’ai produit le reçu de dépôt.
— N’était-il point de mars ?
— Oui. Mais j’ai montré en même temps un carnet de mouvements de fonds.
— Contresigné de la Banque ?
— Mais non, puisque c’était un carnet personnel… Vous le voyez, il y a là une odieuse manœuvre.
— On prétend cependant, monsieur le Sénateur, que pour les autres déposants, on n’a rien voulu entendre, qu’on ne leur donnera rien que sur jugement des tribunaux…
— Les autres déposants… les usiniers n’est-ce pas, nos adversaires, les soldats de M. Clerc… mais ils n’avaient que du passif à la Banque… Ils ne savaient plus où donner de la tête pour renouveler les échéances de leurs dettes… Ils étaient tous endettés… C’est pour cela qu’ils crient si fort aujourd’hui. Il y en a un à qui nous avons donné 3.000 francs pour le paiement de ses ouvriers… Eh bien, j’ai fait une enquête, monsieur, il n’a rien donné à ces malheureux… rien… Il les mange ces 3.000 francs.
Et c’est ces gens-là qui réclament déjà de formidables indemnités. Ils n’avaient plus rien que des dettes. Et ils s’inscrivent pour des pertes énormes, espérant des indemnités proportionnelles…
— Et vous, monsieur le Sénateur, vous dont la maison de commerce était prospère, vous dont les biens ne devaient rien à personne, vous devez avoir fait des pertes incalculables…
— C’est le mot, incalculables.
— Et vous vous êtes inscrit, monsieur le Sénateur…
— Pour un rien. Pour trois millions.
J’affirme encore une fois que tout ce que j’écris est absolument exact.
Les Martiniquais, aujourd’hui, sénateur en tête, s’entrebattent pour l’indemnité.
Les pauvres diables qui n’ont de leur vie mangé qu’à la graisse américaine, à l’horrible mantègue ou à l’huile de coco, rêvent savoureuse pitance au beurre… en pile comme on dit là-bas.
Pour d’autres, c’est le voyage et l’entretien en Europe…
Pour d’autres, c’est les millions…
N’insistons point. La nature humaine est vraiment, sous toutes les latitudes, une bien sale nature.
XXV
CONVERSATION AVEC L’ANCIEN DÉPUTÉ M. DUQUESNAY
Et encore de la politique.
M. Duquesnay est le député non réélu de Fort-de-France.
Il n’avait point de détails à me donner sur l’éruption du 8, mais il a bien vu celle du 20.
« C’était un nuage noir. Quand ce nuage eut franchi les pitons, s’avançant au-dessus de Fort-de-France, il apparut très noir et lamellé d’argent avec des plaques jaune rouge. C’étaient des volutes de fumée roulant, comme celles que les peintres religieux donnent en soutien à leurs vierges. Il n’y avait pas d’orage dans l’air. Cependant, après avoir franchi les pitons, le nuage se sillonna d’éclairs, d’éclairs sans bruits.
« Puis le nuage s’étala. Il y eut deux ou trois éclairs énormes, suivis d’une pluie de pierres qui tombaient, froides, dans une odeur de soufre. »
M. Duquesnay est docteur en médecine. Il a donc recueilli avec une curiosité plus éclairée que celle du vulgaire, les indications fournies par les personnes qui ont pu observer l’éruption du 8. Je lui ai demandé si ces observations lui avaient permis de comprendre le phénomène de destruction.
Il a compris. Il m’a dit :
« Ce n’est pas le volcan qui a vomi des laves ni une pluie de feu. La montagne s’est ouverte latéralement. Il en est sorti comme un coup de grisou ; une trombe de carbures chargée de pierres. Il n’y a pas eu d’éclairs électriques broyant la ville. Ç’a été un énorme jet de grisou, une suite de jets de grisou qui éclataient en longs éclairs détruisant et brûlant instantanément fout ce qui se trouvait dans leur rayon d’action.
« — Alors, pourquoi rien de semblable à Fort-de-France, dans la seconde éruption ?
« — Parce que les « matières » ont eu le temps de s’oxygéner dans ce trajet, qu’elles sont arrivées brûlées à Fort-de-France. De la sorte, la ville a été préservée d’une chute de gaz asphyxiants. Elle n’a reçu que des cailloux froids. »
M. Duquesnay a noté que l’éruption du 8 coïncidait avec une éclipse partielle du soleil.
Il a aussi noté des coïncidences avec les phases de la lune pour les diverses recrudescences dans l’activité du cratère. Mais M. Duquesnay, dans la conversation, ne tarde pas à négliger le volcan et ses ravages. Il est un homme politique. Il n’est pas réélu. Il a été battu par le Dr Clément. Il représentait, lui, le parti des blancs, et M. Clément, celui des noirs. Il accuse donc l’administration d’avoir suivi une détestable politique de race en favorisant le noir au détriment du blanc. Il l’accuse notamment de « trahison », parce que les élections ont eu lieu trois jours après la catastrophe, malgré la catastrophe et dans un désarroi de deuil qui frappait plus particulièrement les blancs, si cruellement éprouvés par la disparition de Saint-Pierre, où était la tête de leur parti, leur grand comité d’action, leur imprimerie, leur journal, etc., etc… M. Duquesnay est très amer dans ses reproches contre l’administration. Il n’aime surtout pas M. Lhuerre.
Qu’un canotier du port m’eût dit ses plaintes, je n’eusse pas songé à les répéter, mais M. Duquesnay est un personnage important, le député sortant, et ses déclarations valaient d’être recueillies, car elles donnent un élément typique à ceux qui voudront avoir une idée exacte de la mentalité martiniquaise au cours des événements douloureux qui ont frappé cette île que la nature (et peut-être aussi les hommes) semble avoir vouée à tous les malheurs.
Elle est en deuil, l’île infortunée, mais cela ne l’empêche pas de faire de la politique. J’ai trouvé la politique partout. On en a mis partout. Et on en a gardé partout, jusque sur les cadavres du volcan. Il n’est pas un homme dans ceux que j’ai interrogés, qui ne m’ait, avant, pendant ou après m’avoir parlé du volcan, glissé sa petite tirade politique, la tirade pour accabler l’ennemi.
Quand j’écris pas un homme, cependant, j’ai tort. Il en est, en effet, deux qui ne m’ont rien dit de cela. Deux : M. Lhuerre et M. Bloch, le directeur de la mission ministérielle de condoléances et de 500.000 francs de secours. Il est vrai qu’ils ne m’ont rien dit du tout, sinon qu’ils ne savent pas.
Ce sont deux merveilleux fidèles de la consigne, lorsque la consigne est de se taire.
Et la consigne était bien de se taire pour ces deux personnages…
Ils ne devaient, ils ne voulaient parler afin d’être bien sûrs de ne rien dire qui pût compromettre leur patron S. Exc. Decrais.
Ils avaient d’ailleurs mille fois raison… car ils savaient l’abominable réalité : l’évacuation de Saint-Pierre défendue pour cause électorale !
Et en parlant, quand sous le discours, il y a quelque chose d’aussi énorme, jamais on ne pourrait le taire…
C’est ce qui est arrivé aux autres, à ceux qui sur le fait de la dépêche Landes et des affirmations de M. Clerc (voir page 81) m’ont donné deux versions successives ; commençant par nier purement et simplement ; puis n’avouant qu’à moitié, biaisant sur une équivoque… ce qui était avouer doublement.
M. Lhuerre avec sa grosse figure au sourire épanoui, M. Bloch avec sa maigre figure au sourire rentré, eux ne disaient rien… Comme cela ils étaient sûrs de ne point gaffer…
CHEZ LES SAVANTS
XXVI
UN GARDIEN DES RÈGLEMENTS SANITAIRES
Protestations sur toute la ligne
Un homme qui n’est vraiment pas content non plus, mais là… point du tout… de l’action gouvernementale et administrative à la Martinique durant le mois que l’on a baptisé déjà « mois volcanique », c’est le Dr Lidin, le directeur des services de santé.
M. Lidin ne fait pas de politique. Non. Ça ne le regarde pas. Il est officier en service ; par conséquent en dehors et au-dessus de toutes ces histoires qui mettent l’assiette au beurre, tantôt sur la table de M. X…, tantôt sur celle de M. Y… ; de tout cela, il se moque autant que de la première molaire qu’il cassa dans la bouche de ses troupiers… Mais, que diable ! il est un blanc… et ça ne va pas du tout pour les blancs à la Martinique… pas du tout… Et depuis le volcan, c’est pis encore…
La trinité de couleur qui pèse sur la Martinique, le gouverneur Lhuerre, un homme de couleur ; le maire de Fort-de-France, Sévère, un homme de couleur ; le sénateur Knight, un homme de couleur…
M. Lidin ne dit pas nègres… il dit gens de couleur… Ce trio foncé, affirme-t-il, a été au-dessous de sa tâche.
Le directeur du service de santé ne se permettrait point de juger les maîtres de la Martinique pour des actes dont l’appréciation ne serait pas de sa compétence. Mais, de la santé publique, il me dit que ces messieurs se moquent absolument… et que les règlements sanitaires ne les inquiètent pas plus que s’il n’y en avait point.
— Cependant, monsieur, c’est dans les périodes où tout le monde perd la tête, que les chefs, vraiment clignes de ce nom, doivent savoir montrer qu’ils ont gardé la leur. »
Et M. Lidin me cite d’inconcevables oublis des règlements :
« Ainsi, quand le Dr Assas arriva, portant la mission ministérielle, croyez-vous qu’on attendit que le navire fût arraisonné, eût reçu la libre pratique pour communiquer ? Pas du tout… Avec un sans-gêne… de couleur… bien qu’il fût blanc, l’aide de camp du gouverneur prit la chaloupe réservée au médecin arraisonneur (il paraît que c’est l’unique du port) et s’en fut bonnement à bord du Dr Assas… sans prévenir la santé… et il en ramena M. Maurice Bloch et la mission ministérielle… sans s’inquiéter de la santé.
« Voilà ce qu’on fait ici des règlements… monsieur.
« Les règlements on ne les observe que si cela peut servir à brimer un ennemi… Oh ! alors, on n’oublie rien. Et à la moindre infraction, la magistrature marche.
« Mais cela ne me regarde pas… ce qui me regarde, c’est la santé publique. Or, voulez-vous une autre preuve du sans-gêne avec quoi ces messieurs la traitent, cette pauvre santé publique ?
« Regardez aux coins de rue l’affiche que la mairie vient de faire placarder. Vous y verrez qu’on vend, au profit des sinistrés, de la morue gâtée, de la farine avariée et du riz fermenté… N’est-ce pas un comble, au moment où les négociants se plaignent de ne plus avoir de stocks, où les détaillants ne savent à quelle maison s’approvisionner, n’est-ce pas un comble de mettre en vente des vivres avariés, pourris, dangereux, mais qu’on pourra acheter pour presque rien !
« Je sais qu’on dira que c’est pour nourrir les bestiaux, pour faire de l’engrais. La bonne plaisanterie !… On s’arrangera pour la faire manger aux blancs, cette pourriture… et on dira que c’est encore trop bon pour eux…
« En nul pays civilisé, dans nul pays ayant des règlements d’hygiène publique, il n’est permis de mettre dans le commerce des vivres pourris… Il faut pour cela se trouver ici dans un pays commandé par les trois hommes… que vous savez… »
Le docteur Lidin se plaint aussi que dans la destruction des cadavres de Saint-Pierre on ait procédé « à la nègre » ; une épidémie venant sous peu compléter le malheur de l’île en frappant les gens épargnés par le volcan, cela ne bétonnerait pas. Il a dû insister pour que l’on prît un arrêté réglementant d’une manière civilisée, européenne, les « fouilles » à Saint-Pierre…
Bref, le docteur Lidin n’est pas content. Comme tous les blancs, d’ailleurs !…
Voici, à titre documentaire, le texte de l’arrêté relatif aux fouilles :
Vu le procès-verbal de la commission médicale qui s’est rendue à Saint-Pierre le 16 mai ;
Considérant que dans l’état actuel le stationnement prolongé des personnes dans la ville constituerait pour elles un grave danger, à cause de l’infection des cadavres, des menaces du volcan, du peu de solidité des murailles restées debout ;
Article premier. Les fouilles sont, d’une façon générale, interdites sur le territoire de Saint-Pierre.
Art. 2. Les autorisations spéciales pourront être données par la commission des fouilles pour rechercher des valeurs, papiers d’affaires, renfermés dans des coffres-forts.
Art. 3. Ces autorisations seront données aux gérants des consulats, aux établissements d’intérêt général, aux industriels, commerçants qui pourront établir l’existence de coffres-forts.
Art. 4. Le local seul où se trouvent les coffres devra être fouillé, afin d’éviter la mise à découvert des cadavres en voie de décomposition.
Art. 5. Aucune demande pour la simple recherche des corps ne sera admise.
Art. 6. Les fouilles autorisées seront pratiquées aux frais et risques des intéressés, et sous une surveillance réglementée par l’Administration. Art. 7. Les hommes composant les équipes auront un vêtement de rechange. Les vêtements qui auront servi pendant le travail seront lavés et désinfectés dans une solution antiseptique de bichlorure de mercure, avant le retour à Fort-de-France.
Art. 8. Les cadavres qui pourraient être trouvés au cours des fouilles seront brûlés ou enfouis.
Dans le cas où les personnes voudraient transporter ces corps hors de Saint-Pierre, cette translation ne pourra s’effectuer que dans les conditions prévues par les règlements sur la matière, etc… etc…
Un arrêté antérieur avait réglementé les conditions « civiles » des fouilles.
Cet arrêté nommait une Commission « chargée d’examiner les demandes de fouilles adressées à l’Administration et de donner son avis sur les droits des pétitionnaires et sur l’autorisation à accorder par le chef de la colonie.
Cette Commission, disait l’arrêté, s’assurera que les ruines où les fouilles doivent avoir lieu sont réellement celles visées dans les demandes… Les recherches auront lieu sous la surveillance d’un agent de la force publique… La Commission devra recueillir les valeurs trouvées et en faire le dépôt dans un caveau spécial, etc… etc…
Si le docteur Lidin se plaignait que l’arrêté d’hygiène des fouilles eut été pris tardivement, et ne fut pas observé, j’ai entendu plusieurs personnes émettre des plaintes semblables à propos de l’arrêté sur la « sécurité » ou si l’on préfère, la « sincérité » des fouilles.
XXVII
ENTRETIEN AVEC LE Dr LHERMINIER
Le docteur Lherminier, des troupes coloniales, a soigné les blessés recueillis sur rade de Saint-Pierre et au Carbet par le Suchet, le Pouyer-Quertier et ramenés le 8, le 9… à l’hôpital de Fort-de-France.
Puis, il a fait partie de la Commission d’hygiène constituée afin d’aviser aux mesures que la présence de plus de trente mille morts dans le charnier de Saint-Pierre rendait nécessaires pour la préservation des vivants du restant de l’île.
J’ai vu le docteur Lherminier à Fort-de-France et j’ai fait avec lui la traversée à bord du Canada.
Ce qu’étaient les blessés, ce qu’étaient les cadavres, quelles lésions observées permettent d’établir le genre de mort des victimes, c’est M. Lherminier et après lui le docteur Saint-Maurice et M. Rozé qui nous le diront. Et si leurs notes contredisent celles d’autres témoins, c’est les notes des savants, des médecins que nous devons croire. Le médecin a le métier de voir, et ce qu’il dit avoir vu, c’est qu’il l’a vu, et que cela est… à condition toutefois que ce médecin ne soit pas un « imaginatif » des vieilles écoles…
« Il y avait, m’a dit le docteur Lherminier, deux catégories de blessés.
« Les uns, avaient des brûlures généralisées. Ce sont eux qui guérirent.
« Les autres avaient des brûlures localisées à la face. Presque tous ces derniers étaient des marins qui, surpris par le phénomène, eurent, cependant, le temps de se précipiter dans les bas de leurs navires. Ils moururent presque tous dans les vingt-quatre heures. Ils avaient des brûlures internes. Ils avaient respiré du feu. Leur angoisse était extrême, fis étaient pris au larynx, aux bronches. Ils voulaient de l’air, et l’air n’arrivait que péniblement à leurs poumons. Ils avaient dans la gorge des bruits rauques. Ils étouffaient. Et, cependant, ils buvaient. Ils demandaient toujours de l’eau… de l’eau… Ils brûlaient en dedans. Lorsque pour essayer de les soulager, on leur passait dans le nez, dans le larynx des tampons d’ouate imbibés de glycérine, on ramenait des débris de muqueuses blanchies, cuites, toute la partie supérieure du canal respiratoire était couverte de phlyctènes.
« Les malheureux eurent d’horribles agonies. »
Pourquoi ceux qui avaient reçu des brûlures générales étaient-ils moins brûlés à l’intérieur ?
Le docteur Lherminier ne le sait. Il a simplement constaté. Les pieds, les jambes, les avant-bras, les mains, les parties découvertes étaient plus profondément brûlées. Une femme eut la gangrène du pied et mourut du tétanos. Tous ces blessés se couchaient en chien de fusil, les membres en flexion. Les brûlures étaient du deuxième degré. Le 30 mai elles étaient guéries.
Tous ces blessés avaient été recueillis aux limites de la zone d’action du volcan. Tout ce qui était dans cette zone mourut sur le coup, par asphyxie ; le feu ne vint qu’après.
Le 16 mai, le docteur Lherminier alla à Saint-Pierre et put voir les cadavres observés le 9 par M. Rozé. Sur le rapport de ce dernier, le docteur Lidin, chef du service de santé, avait rappelé à l’administration quelques mesures de préservation que l’hygiène publique exige. Mais l’administration, comme, d’ailleurs, presque tout le monde encore aujourd’hui, n’a de l’hygiène que de très vagues notions, et confond les mesures scientifiques de désinfection avec je ne sais quelles simagrées fétichistes.
En pareil cas, j’ai souvent noté que — ou bien on se moque des dangers de contagion — ou bien on les redoute exagérément[9]. Et j’ai aussi noté souvent que, pour se rassurer, on se contente des plus absurdes simulacres. En ce cas spécial de la Martinique, je suis bien persuadé que le petit tampon d’ouate imbibé d’acide phénique et mis sous le nez comme un flacon de sels anglais paraissait à beaucoup de gens un gris-gris du genre de ceux que leurs aïeux importèrent d’Afrique… et dont l’usage existe encore… avec quelques variantes… catholiques…
Toujours est-il que cette bonne administration niait tout danger de contagion et croyait que d’avoir dans leur poche un tampon de coton phénique cela suffisait pour que les équipes de fossoyeurs quotidiennement envoyées à Saint-Pierre fussent à l’abri de toute contamination typhique transportable à Fort-de-France. Or, notez que sur les trois mille cadavres abandonnés à l’air libre, malgré la carbonisation des muscles superficiels, et, sans doute, aussi à cause de cette carbonisation, les intestins saillaient intacts… autant de paquets intestinaux, autant de foyers de culture pour les germes infectieux dont un seul rapporté à Fort-de-France était capable de donner naissance à des épidémies qui, dans les agglomérations de réfugiés, de gens déprimés, eussent accompli des ravages aussi terribles que ceux du volcan…
Mais cela, l’administration ne le comprenait pas. Car c’est de la science. Ce n’est pas de l’administration… Il y eut à ce propos des séances de commission qui furent épiques… dont j’eus quelques échos… Je n’en pouvais demander les détails au docteur Lherminier. Cela ne rentrait pas dans le secret professionnel. Mais le secret administratif est tout aussi impérieux pour un médecin fonctionnaire.
Comme cette question de rendre inoffensifs les cadavres des victimes de Saint-Pierre est celle qui conduisait le docteur Lherminier sur les ruines de la ville, c’est de l’état des cadavres considérés de ce point de vue qu’il m’a parlé tout d’abord.
« Sous les décombres des maisons, m’a-t-il dit, un enfouissement parfait, une inhumation de luxe… L’amas aérifère de moellons, de briques et de plâtras qui les recouvrait offrait de nombreuses cheminées par où les gaz putrides pouvaient s’échapper, et comme, par la configuration même de la ville, ces gaz devaient s’écouler du côté de la mer, où les vents d’Est les chassaient, en une quinzaine, il n’y avait plus rien à craindre de ce côté. Cela constituait la première catégorie de cadavres, celle qu’on ne voyait pas, celle dont il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Leur demeure écroulée s’était, pour eux, transformée en sépulcre. Il n’y avait pas à y toucher.
Puis il y avait une autre catégorie. Celle des gens que le volcan avait tués dans la rue. Les uns se trouvaient à l’air complètement. Les autres étaient à demi recouverts par les cendres. Ceux-là, de toute nécessité, il fallait les détruire ou les enterrer. Les détruire par l’incinération ? comme M. Cappa prétendait qu’il les détruisait… sous des bûchers de quelques brindilles avec une aspersion de kérosine…
« On sait, poursuivit le docteur Lherminier, combien l’incinération d’un cadavre exige de calories… Les bûchers de M. Cappa étaient insuffisants… nous en avons vu qui n’avaient rien brûlé du tout… Quant à ceux où il ne restait que cendres, j’aurais bien voulu voir quelle espèce de cadavre on leur avait donné à détruire…
« Non, non. L’incinération, à moins de construire d’immenses bûchers dont l’ignition eût été soigneusement entretenue, l’incinération n’était pas possible. Et dans les conditions où on la pratiquait, c’était une plaisanterie…
« Les conclusions à quoi nous nous arrêtâmes, c’est qu’il fallait d’abord recouvrir les corps d’une couche de chaux, puis de terre et de cendres, de former ainsi des tombes superficielles sur quoi, pour empêcher que la pluie ne les délayât, il était facile de mettre les plaques de tôle ondulée qu’on trouvait en grande quantité sur les décombres. Les anciens toits…
« — Combien y avait-il de cadavres à faire ainsi disparaître ?
« — Environ trois mille. Peut-être plus, peut-être moins. C’est une simple évaluation. Car personne n’a compté avec le même soin que l’on a mis à compter les objets précieux à sauver, les sous de la Banque par exemple…
« — L’état des cadavres ?
« — Brûlés. Noirs. Mais ceux qu’on vit aux limites de la zone d’action étaient intacts. Les victimes étaient mortes asphyxiées. Les cadavres que j’ai vus dans le quartier du Mouillage étaient en partie carbonisés. Ils étaient méconnaissables. À moins d’étudier attentivement la forme des crânes on ne pouvait voir s’ils étaient de blancs ou de noirs. Cette action du feu qui détruisit profondément certaines parties est excessivement curieuse, car, en d’autres régions, il y avait simplement du noircissement. Ainsi les sexes étaient respectés. Il y avait de la rigidité chez certains cadavres d’hommes. Mais pas chez tous. C’était plutôt l’exception. Beaucoup de femmes, celles que l’on devinait jeunes, avaient les seins intacts.
« Tous les cadavres étaient nus. Scalpés, épilés. Chez beaucoup l’abdomen avait éclaté. Et les intestins saillaient, non brûlés. Ils avaient couleur violacée, lie de vin.
« Il n’y avait plus trace de vêtements, ai-je dit ; à quelques cadavres, les souliers restaient ; j’ai vu un corps de jeune fille où les pieds noircis par le feu, sans bas, étaient encore chaussés d’escarpins dont le vernis avait simplement craquelé.
« Les différences de brûlures peuvent s’expliquer par l’action de l’explosion brûlante, du feu, sur les muscles. Sous cette action, les plus forts se sont contractés, ont mis les membres en flexion ; les plus faibles ont été forcés à l’extension, et les plus exposés ont brûlé plus que les autres. Ce mécanisme explique la situation des corps à peu près tous observés les membres fléchis, le buste en extension, la tête en arrière, le cou sortant.
Ce fléchissement dans le feu a fait saillir les genoux, les poignets… J’ai vu des avant-bras dont les os pointaient, crevant les poignets des mains fléchies.
« La mort de tous fut instantanée. Des corps étaient figés, fixés dans les attitudes des actes accomplis au moment de la sidération ou si vous préférez de l’asphyxie générale. J’ai vu le cadavre d’un homme accroupi… C’était son heure. Et la situation dans laquelle il fut surpris par le destin montre bien qu’il ne supposait pas que cette heure fût celle de sa mort. Des gens, a-t-on dit, fuyaient, voyant venir le danger. Celui-là point. D’autres non plus… qui furent trouvés en attitudes différentes, mais non moins significatives.
« Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu des effrois, des affolements, des fuites… Il dut se produire aux heures matinales de la recrudescence de l’éruption du volcan qui précéda la catastrophe finale des paniques comparables à celles que nous avons vues le 20 à Fort-de-France. L’amas des cadavres de femmes dans le quartier de Longchamps le prouve. J’ai vu là, et ailleurs, des groupes de corps tués dans une suprême étreinte, de gens qui semblaient bien avoir voulu mourir ensemble, en se tenant étroitement. Sur le seuil d’une maison, il y avait un cadavre de femme qui serrait dans ses bras un petit cadavre d’enfant ; la trombe de destruction, le torrent de feu, l’explosion du cataclysme avait dénudé, brûlé ces deux corps, en avait arraché les vêtements et les cheveux… mais elle n’en avait point desserré l’étreinte… et dans la mort cette pauvre mère tenait toujours son enfant, bouche contre bouche…
« Mais, poursuivit le Dr Lherminier, ce n’est pas des observations sentimentales que vous me demandez et je ne vous décrirai point tous les groupes que j’ai vus de ce genre… des familles… vous pouvez imaginer quelles scènes dans une ville où se trouvaient plus de trente mille personnes, de gens que l’on avait rassurés, des gens à qui l’on avait juré qu’ils ne couraient aucun danger… toute cette ville tuée surprise en pleine vie… Pour quelques-uns, les plus nerveux, pour quelques femmes, certes, l’agonie dura… Elle avait commencé depuis trois jours. Ce fut néanmoins la mort dans un coup de surprise. J’ai vu le cadavre d’un homme tué debout dans l’attitude de la marche, une jambe en l’air. Il était resté debout. Un mur l’avait arrêté dans sa chute. Il était les bras en avant. Une main tenait un bidon de fer. Il avait été asphyxié, sidéré, carbonisé debout.
« Une singularité à noter, et de nature à exercer la sagacité des gens qui travaillent dans l’invraisemblable. À la maison Caminade, des barres de fonte d’un diamètre d’un centimètre et demi avaient fondu. Cela suppose une température d’au moins 1, 800 degrés. Or, tout à côté, il y avait des cadavres carbonisés très superficiellement.
« Expliquez cela…
« Et ceci. Au quartier du fort où l’explosion fut particulièrement violente puisque tout ce qui était sur la colline fut nettoyé, rasé, emporté par le vent, on n’a retrouvé aucun corps même sur le flanc de la colline où demeuraient quelques pans de mur. Dans cette destruction qui semblait avoir tout volatilisé, à l’endroit où était la caserne de gendarmerie il y avait quelques cadavres de chevaux roussis, noircis…
« Nous avons quelques explications logiques du cataclysme. Nous savons à n’en point douter quelques-uns de ses effets. Mais je crois qu’il y eut là une grande complexité d’actions de diverses natures.
« Quelques-unes étaient d’ailleurs prévues. Un article du Temps publié le 7, à Paris, et que nous avons reçu le 26 à Fort-de-France, les indiquait. »
Il est bien regrettable (ce n’est plus M. Lherminier qui parle) que le ministre des Colonies n’ait pas lu cet article assez tôt pour être bien convaincu du danger qu’il y avait à maintenir la population à Saint-Pierre et pour télégraphier à M. Mouttet de procéder à l’évacuation d’une ville dont la destruction paraissait fatale au rédacteur de l’article en question… lequel devait être compétent.
XXVIII
LES OBSERVATIONS DU DOCTEUR SAINT-MAURICE
Le Dr Saint-Maurice exerçait la médecine au Prêcheur. Sa famille habitait Saint-Pierre. Il l’a perdue. Quand le Prêcheur fut évacué, une première fois, il vint à Saint-Pierre dans la maison de son père. Bien qu’il ne fût pas un « spécialiste » des volcans, ce que le docteur vit, étudia, comprit, l’engagea à ne point demeurer dans la ville menacée et à la merci d’un phénomène plus violent que l’on pouvait attendre d’un moment à l’autre. Il quitta la ville. Et il voulait que son père en fît autant.
— « Il faut que je donne l’exemple ! » lui répondit le malheureux vieillard…
Le Dr Saint-Maurice est revenu en France en même temps que moi, à bord du Canada. Nous avons eu de longs entretiens sur la catastrophe… et tout ce qu’il m’a dit confirme ce que m’ont dit beaucoup d’autres témoins… que de longs avertissements avaient été donnés par la montagne.
Le Dr Saint-Maurice fait remonter ces avertissements aux premiers jours de mars. Il a nettement senti au Prêcheur des odeurs de soufre qui venaient de la Montagne Pelée.
Le 4 avril, ces odeurs qui avaient augmenté durant tout le mois de mars, prenaient une grande intensité et elles accompagnaient une première pluie de cendres, qui tombait sur le Prêcheur. Une petite pluie.
Le 18, il y en eut une plus forte, avec des détonations au sommet de la montagne, et des trépidations dans le sol du bourg.
On recueillit des cendres et on les envoya à Fort-de-France où elles furent analysées par M. Mirville. Et on prévenait le gouverneur qu’une éruption, laquelle s’annonçait grave, commençait.
Tandis que M. le Dr Saint-Maurice, abord du Canada, feuilletait son agenda de poche pour me donner exactement ces dates prémonitoires, M. Muller, l’ancien chef de cabinet de M. Mouttet ajoutait :
— « Oui, c’est une dépêche de M. Sully qui avisa le gouverneur. Et M. Mouttet parut très agacé. Bon, dit-il… un volcan par-dessus le marché, comme si nous n’avions pas eu assez des élections… Voilà un volcan qui ferait bien d’attendre. »
Cela n’empêcha point M. Mouttet de convoquer aussitôt les « personnalités scientifiques » de Fort-de-France, le chef du service de santé, des médecins, des artilleurs, etc., etc… et de leur demander avis, conseil… Leur conclusion à tous fut qu’il n’y avait qu’à attendre. »
Un autre passager qui assistait à la conversation, le Dr L’Herminier, dit aussi.
— « Les artilleurs surtout ne pouvaient, ne voulaient supposer que le volcan deviendrait un jour dangereux. » Un capitaine entre autres, M. de Kerraoul, qui possédait bien la topographie de la région et « s’entendait » en volcans… prétendait que jamais la Montagne Pelée n’inquiéterait personne. Quand l’usine Guérin fut détruite il dit : « C’est curieux… c’est contre toute théorie… mais c’est tout ce que le volcan pourra faire. » Puis, lorsque le 8 après-midi, j’appris la destruction de Saint-Pierre, et que je lui en fis part, il me répondit. « Ce n’est pas possible. C’est une mauvaise plaisanterie. « Ce n’est pas vrai… » Et maintenant qu’il sait que c’est vrai, il dit : « C’est inconcevable. C’est extraordinaire. »
Mais, revenons au Dr Saint-Maurice, et à ses observations :
« Toute la fin d’avril on sentit le soufre et il y eut de la cendre dans l’air.
« Je fus à Saint-Pierre au commencement de mai. La nuit du 2 au 3 me sembla particulièrement inquiétante. À 2 heures du matin, je suis allé sur le boulevard d’où l’on voyait bien le sommet de la montagne. On recevait des cendres. Il y avait une trépidation constante, et à des intervalles inégaux des détonations. De temps en temps, sur le flanc de la montagne, des éclairs en zigzag. Sur le cratère, c’était comme des feux follets ; des petites flammes se répétaient de plus en plus rapidement jusqu’à se confondre en leur durée et à faire une grande flamme qui persistait de une à deux minutes.
« Et ce fut ensuite les fumées ; la montagne en demeura couverte…
« Mais beaucoup de gens ne voulaient rien entendre, rien voir, rien comprendre. Même après la destruction de l’usine Guérin, les avis rassurants de la mairie firent supposer à plus d’un que la lave prendrait toujours la vallée de la Rivière-Blanche. On ne songeait pas que les vallées de la Rivière des Pères et de la Roxelane s’amorcent aussi au flanc de la Montagne Pelée. Moi j’y songeais… je l’ai dit… et j’ai quitté Saint-Pierre. Il n’y a aucun courage à vouloir lutter contre un volcan. C’est folie !
« Combien furent des fous ! Hélas !
« Et quelle douleur fut la mienne… quand le surlendemain de la catastrophe j’ai parcouru les ruines fumantes qui étaient le tombeau de mes concitoyens, de mes amis, de mes parents !…
« Le maire de Fort-de-France, M. Sévère, m’avait chargé d’aller étudier les meilleures conditions d’inhumation ou d’incinération des cadavres. C’est ainsi que je suis allé plusieurs fois à Saint-Pierre… »
En causant avec le Dr Saint-Maurice qui, lorsqu’il parlait de cadavres parlait des corps de ses parents… j’avais la conscience de tout ce que ces entretiens offraient de cruel… et quels douloureux souvenirs ils ravivaient dans le cœur du malheureux homme… mais il avait vu. Il avait bien vu. Il était un de ceux dont le témoignage fait foi, fera foi… Il a parlé. Et voici telle quelle la page de mon carnet où j’ai noté :
« Tous les cadavres étaient encore en place quand je suis allé à Saint-Pierre le 10 ; on n’en avait encore touché aucun. Il y en avait… au juger… environ trois mille dans les rues. On ne voyait que très rarement, exceptionnellement ceux des maisons. Ils étaient recouverts par les décombres.
« Ceux qu’on voyait dans la rue offraient à peu près tous, passez-moi le mot médical, la même « habitude extérieure ». Noirs de carbonisation, et aussi d’une espèce d’enduit qui les piquetait de noir aux places du corps épargnées par la flamme. Nus. Scalpés. Les membres fléchis. Quelques-uns avaient les intestins dehors, et aussi, chez beaucoup, hernie des muscles de la cuisse. La rigidité des organes, pas chez tous. Il m’a semblé aussi que les signes de l’asphyxie, la langue dehors, etc., ne se remarquaient pas nettement chez tous, à cause du feu, peut-être, qui vint après. Beaucoup de cadavres avaient les extrémités rognées ; plus de mains, plus de pieds ; le feu.
« L’attitude de tous les cadavres montre que les habitants de Saint-Pierre ont été surpris par la mort, qu’ils ont été tués instantanément… »
Mais le Dr Saint-Maurice se recueille un instant, recherche en son souvenir et ajoute :
« On pourrait croire cependant que la nature veut toujours infirmer nos jugements, nous rendre pénible la recherche de la vérité, et nous défendre les affirmations générales, car à côté de faits innombrables d’où nous pouvons dégager une loi unique, absolue, la loi qui plaît à notre esprit avide de causes simples, claires, de la cause unique, elle met le fait qui dément les autres, tous les autres, et suffit à plonger notre esprit dans le trouble…
« La loi générale qui ressort de l’observation de deux mille neuf cents et quelques cadavres sur les trois mille qu’on a vus, c’est l’asphyxie ou la sidération, peut-être les deux à la fois, donnant la mort foudroyante, et l’action du feu après. C’est la mort sans lutte… Eh bien, voici contre cette quasi-unanimité de faits ce que j’ai vu.
« J’ai vu, au seuil d’une maison, un cadavre d’homme. Le buste émergeait des décombres. La tête était relevée en arrière. Les mains étaient appuyées des paumes contre le sol, crispées, les bras roidis. Une attitude de lutte contre l’écrasement…
« J’ai vu, tombée sur le dos, une femme, nue, mais très peu carbonisée, à peine léchée, noircie par la flamme. Elle ne présentait aucun signe d’asphyxie. Elle avait une main sur la poitrine à la place du cœur, les doigts relevant le sein, crochant la chair… L’autre main était fléchie sur le bras qui semblait défendre le visage. Une attitude de lutte contre la flamme.
« J’ai vu un cadavre d’homme en chemise. La chemise était intacte, pas brûlée, seulement salie, maculée de boue, de cendres, mais de tissu entier. Sous la chemise, dans la chemise l’homme était brûlé, carbonisé… J’ai vu cela…
« J’ai vu un cadavre de femme… J’ai vu un cadavre d’homme qui avaient des bottines fines et intactes… C’est même à ce détail des bottines fines que nous avons reconnu le cadavre pour celui d’un de nos amis, devant la maison de qui nous étions. Il avait l’orgueil de se toujours bien chausser…
« Ces bottines donc étaient intactes. On les a retirées. Elles amenaient la plante des pieds… cuite.
« J’ai vu des cadavres complètement carbonisés à côté de planches minces intactes.
« À l’intendance où les gros bâtiments avaient disparu… sur le sol j’ai vu quelques morceaux de planches.
« Dans un magasin broyé, brûlé, j’ai vu un paquet de lunettes toutes neuves…
« Dans la maison Caminade, à côté de colonnes de fer qui avaient été fondues il y avait deux grands livres sans dommage…
Le docteur Saint-Maurice m’a aussi conté l’horreur des cadavres qui venaient par morceaux quand on les voulait mettre en tas pour les incinérer : « les travailleurs les réunissaient par pelletées ». N’insistons pas sur ce tableau. C’est un genre de reportage qui ne me convient pas. Et cependant je les ai vus… moi aussi… les morceaux lugubres.… J’en ai vu que l’explosion avait séparés, les projetant qui par têtes, qui par rachis, qui par membres… très loin les uns des autres… sur la Savane, au pied des arbres écartelés…
Que je note un détail oublié dans le récit de ma promenade aux ruines. Tous les débris de bois, tous les morceaux d’arbres étaient moisis d’une espèce d’amadou rouge, d’un vermillon clair et du plus tragique effet. Dans le blanc, dans le gris et dans le noir des ruines, c’était comme une rosée, comme une pluie de sang… J’en avais ramené des morceaux. Je les avais emballés dans une petite caisse avec des cailloux et de la cendre du volcan. Dans le désarroi du départ, à Fort-de-France, la petite caisse a disparu. Si ces lignes tombent sous les yeux de celui qui a « sauvé » la dite petite caisse… je lui serais bien obligé de m’en renvoyer… au moins la moitié. Cette moisissure rouge des arbres n’existait pas au lendemain de la catastrophe car elle n’a pas frappé le docteur Saint-Maurice.
Un autre détail qu’il m’a dit pour terminer son entretien. On n’a retrouvé qu’un seul cadavre de chat dans les rues de Saint-Pierre.
Et ceci encore : Sur la place du Mouillage, là où il y avait de grosses dalles, le docteur a vu une couche mesurant à peu près 3 mètres carrés, d’une matière dont il ignore la nature. C’était quelque chose de dur. La consistance et l’aspect d’un gâteau de soufre fondu. De couleur gris-jaunâtre. Masse fendillée et soulevée, boursouflée par endroits, un orifice au sommet de chaque boursouflure… Le Dr Saint-Maurice en fit casser un morceau à la pioche et le rapporta à la mairie de Fort-de-France pour que M. Sévère l’envoyât au laboratoire de l’hôpital, en fin d’analyse. On le porta au gouvernement. Et je crois que M. Lhuerre s’en est fait un presse-papier.
XXIX
UNE OBSERVATION DE M. MULLER
Preuve de la mort instantanée.
Quelques personnes qui ont observé, dès les premiers jours, les cadavres tombés dans les rues de Saint-Pierre, dans celles notamment qui n’avaient pas été semées de décombres, ont cru voir à ces cadavres des attitudes de fuite… et, de leurs observations, on pourrait déduire que les victimes ont vu venir la mort, ont essayé d’y échapper, que les corps brûlés ont été brûlés vifs.
Voici une observation tout à fait caractéristique, absolument démonstrative et qui prouve la mort instantanée par asphyxie ou par sidération et qui détruit l’hypothèse de brûlures contre quoi les malheureux auraient pu lutter.
Je la dois à M. Muller, administrateur colonial et l’ancien chef de cabinet de M. Mouttet.
M. Muller est allé des premiers à Saint-Pierre. Ce qu’il a vu est ce qu’ont vu les autres, ce qu’on lit dans les différents entretiens que je publie. Mais il a vu, en plus, un fait des plus importants pour la reconstitution de la scène, de l’éclair tragique où Saint-Pierre, broyé, s’est écroulé sur ses habitants instantanément rayés du nombre des vivants, tous.
C’est dans la rue de Longchamps, devant la maison qu’habitait un docteur. La rue était nette de décombres. Les maisons, peu élevées, s’étaient écroulées à l’intérieur. L’axe du courant destructeur était d’ailleurs parallèle à celui de la rue. Cette rue n’avait donc reçu que très peu de débris.
Devant la maison du docteur, il y avait son cheval, sa voiture, son domestique. Le cataclysme s’était produit à l’heure où le docteur commençait ses courses. L’équipage avait été surpris attendant. Et il était là, toujours à la même place. Le cheval, carbonisé, couché sur le ventre, ses jambes calcinées ne le soutenant plus. À ses côtés, en ordre naturel, les ferrures des brancards, des harnais. Derrière, en ordre aussi, la carcasse métallique de la voiture. Et, devant la maison, le cadavre du cocher, également carbonisé.
Voilà le fait. Il écarte toute explication de mort qui ne serait pas une mort instantanée, foudroyante. Il détruit la légende de la pluie de feu contre quoi les malheureux habitants de Saint-Pierre auraient essayé de s’abriter en fuyant vers la mer, en se blottissant dans des baignoires, dans des bassins, en se coulant sous des pirogues renversées…
Plus que l’homme, l’animal, qui voit venir un phénomène, c’est-à-dire une « chose » à quoi il n’est pas habitué, qui entend des bruits épouvantables, qui sent tomber sur lui du feu, plus que l’homme, cet animal obéit à son instinct de conservation, et fuit… immédiatement, en animal, en brute, devant lui, sans voir aucun obstacle, sans réfléchir à rien, sans calculer s’il se brisera… Il fuit, aveugle, sourd, affolé. Et rien ne peut le retenir… Il fuit. Il fuit…
Si du feu était tombé sur lui, le cheval du docteur de la rue de Longchamps, ce cheval qui n’était pas tenu puisque le cocher était près de la maison, ce cheval aurait fui, aurait galopé, aurait bondi, aurait rué. Il serait allé mourir plus loin… Sa voiture eût été brisée etc., etc. Mais rien de cela. Il est mort « en station », calme. Il a été tué sans souffrir.
Et tous les habitants de Saint-Pierre aussi. Que cette constatation, que cette preuve irréfutable soit une consolation à ceux qui les aimaient, à ceux qui les pleurent…
XXX
LES OBSERVATIONS DE M. ROZÉ
La mort par asphyxie est prouvée.
Une explication du phénomène destructeur.
M. Rozé, pharmacien de deuxième classe des troupes coloniales, avait été chargé, immédiatement après la catastrophe, de la direction sanitaire des missions de recherche et d’inhumation ou d’incinération des cadavres.
Il était, dès le 9, à Saint-Pierre. Il était, le 11, au Carbet. Il a donc vu les corps des victimes de la catastrophe à des dates utiles pour faire de bonnes observations.
En voici les plus typiques :
Tout d’abord, M. Rozé croit qu’un signe quelconque, soit la détonation dont parlent certains témoins, soit l’aspect d’une colonne éruptive ascensionnelle plus grosse, plus rouge, soit la vue de la trombe gazeuse qui, de certains quartiers aurait été aperçue et dont l’arrivée faisait fracas sur la pente de la montagne et dans les vallées des deux rivières, M. Rozé croit qu’un avertissement provenant de la perception d’un de ces phénomènes, peut-être de tous, a déterminé une panique à Saint-Pierre.
Et il admet qu’il a pu s’écouler une demi-minute entre la sensation d’une catastrophe imminente, qui mit en mouvement de fuite un certain nombre d’habitants, et la brusque mort qui les frappa tous instantanément. Il cite des faits. Dans la rue de l’hôpital, par exemple, tout le personnel d’un marchand de chevaux gisait, face à terre, de l’autre côté de la rue, devant la Banque coloniale.
À l’hôpital, un homme fut trouvé dans un bassin où il n’y avait plus d’eau. Malgré qu’il fut carbonisé, on le reconnut, c’était un infirmier nommé Alexandre. Cet infirmier était-il dans ce bassin parce qu’il avait voulu s’y mettre, sous l’eau, à l’abri des feux menaçants du volcan ? ou bien tout simplement parce qu’il voulait y prendre un bain ?
Dans la rue Saint-Jean-de-Dieu, où habitaient beaucoup de femmes, il y avait des groupes de cadavres serrés les uns contre les autres comme le seraient les moutons effrayés d’un troupeau. Des groupes y étaient enlacés. Une panique de femmes immobilisées dans la mort. Ce quartier était celui des prostituées. J’ai vu, à Fort-de-France, le soir du 26, lors de la troisième éruption et du nuage qui jetait des éclairs de feu sur la ville, combien les « doudoux » martiniquaises s’apeurent facilement, et fuient en bandes serrées, gémissant, hurlant, s’embrassant… Il a dû se passer quelque chose de semblable dans ce quartier où, probablement, toute la nuit, on avait veillé dans l’épouvante. Des lettres, portées le jour de la catastrophe au bateau qui part de Saint-Pierre à six heures du matin et reçues à Fort-de-France, prouvent qu’en d’autres quartiers, qu’en d’autres maisons que celles de la rue Saint-Jean-de-Dieu, beaucoup de femmes n’avaient pas dormi de la nuit et avaient eu peur. Elles devaient encore avoir peur à 7 h. 50. Il n’y a donc rien d’extraordinaire dans les « tas » en question. Cela ne prouve pas que les malheureuses aient senti s’approcher la mort…
Un autre groupe vu par M. Rozé est… plus impressionnant. Deux corps, sur le seuil d’une maison. L’un tombé en avant, face contre terre ; entre ses jambes écartées, l’autre à genoux, le buste rejeté en arrière, la tête droite. Cette tête est scalpée, brûlée ; il n’y a plus d’yeux ; les lèvres sont informes, autour de quelque chose de noir qui est une langue en charbon… Et cependant, cela qui avait été un visage de femme, peut-être jolie, cela qui était devenu quelque chose d’indéfinissable et sans nom, cela figurait une expression d’épouvante horrible à voir.
Le fait typique du cheval et de la voiture observé par M. Muller, fait qui démontre la rapidité instantanée de la mort de tout ce qui vivait dans Saint-Pierre, M. Rozé l’a vu aussi.
J’ai demandé à M. Rozé ce qu’il pensait de l’histoire de Vaillant et de celle du prisonnier.
« Pas possible, me répond-il. Et pour Vaillant, j’ai quelque chose de plus que des raisonnements. Le quartier de la rue du Petit-Versailles, où l’artilleur prétend avoir laissé des survivants, où il y aurait eu, dans une maison presque intacte, une famille de huit personnes… ce quartier, j’étais avec ceux, qui l’ont exploré minutieusement. Il n’y avait rien, rien qui ressemblât aux descriptions de Vaillant… rien. »
M. Rozé n’a pas vu de cadavres ayant le ventre éclaté.
Ils étaient tous scalpés, sans barbe, sans chaussures et dépouillés de leurs vêtements. On les voyait complètement nus… tous… Quelle force et quel genre d’action du cataclysme pour produire instantanément ce résultat ? La force fut inimaginable dans tout le quartier du Fort, qui recouvrait la colline située entre la rivière des Pères et la rivière Roxelane. La partie supérieure de cette colline a été rasée, nettoyée. Il n’y reste rien, pas un cadavre, pas un objet quelconque, et les maisons sont devenues de la poussière mélangée aux cendres.
Comme tout phénomène qui se respecte, celui de Saint-Pierre eut cependant ses « contradictions ». Ainsi, alors que tous les autres cadavres étaient nus et que tous les observateurs les ont vus tels, M. Rozé a vu un corps de femme sur le torse de qui restait un corsage de mousseline. Près de la mairie, trois cadavres avaient, soudées à la plante des pieds, les semelles de leurs souliers, semelles relativement bien conservées.
Tous les cadavres offraient la même couleur noire uniforme.
Notons que cela était vu le 9. Les jours suivants, si d’autres observateurs ont bien vu, cette teinte noire uniforme notée par M. Rozé et par M. Fernand Clerc aurait disparu.
Chez la plus grande partie des cadavres vus le 9 par M. Rozé, la carbonisation avait été assez avancée pour détruire les mains. Les avant-bras, c’étaient des moignons noirs d’où sortaient deux pointes plus claires, les extrémités du radius et du cubitus. Le 9, M. Rozé n’a pas vu de ventres éclatés avec les intestins saillants, rougeâtres, tuméfiés, boursouflés, comme l’ont noté d’autres témoins. Et cette observation de M. Rozé concorde avec celle de M. Clerc, qui me disait que les cadavres n’avaient pas eu le ventre ouvert, sauf ceux qui avaient été projetés contre des obstacles et déchirés, ainsi que cela eût lieu place Bertin, dans les débris d’arbres.
Cela permettrait de supposer que c’est la formation de gaz putrides intestinaux qui a fait éclater les parois abdominales carbonisées, amincies, et fait les ventres ouverts, vers le 11. Sous certains amas de décombres les cadavres étaient peu brûlés.
Des cadavres d’hommes étaient en érection. Les seins des femmes pointaient. Toutes les jambes étaient écartées. Quelquefois, on ne voyait que des moitiés de corps. (Le 26, j’ai trouvé la moitié d’un homme sur la Savane.)
Essayez de vous représenter l’horreur de cet immense charnier aux premiers jours, quand le voyait M. Rozé, quand le voyaient les autres personnes qui m’ont communiqué leurs observations quand on n’avait encore inhumé ni brûlé aucun corps !…
Et les odeurs !…
Le 9, c’était une odeur âcre, complexe, indéfinissable, du volcan et de la rôtisserie, ateliers des poudres et cuisine graillonneuse, une odeur qui vous piquait la gorge. Il n’y avait pas encore de relents de putréfaction. Il est vrai que plus tard…
Le 11, M. Rozé alla au Carbet, à la petite anse. Près de la côte, il y avait une maison brûlée. Beaucoup de cadavres. Ils étaient légèrement rôtis. Ils avaient les yeux bouffis, la langue hors de la bouche.
Un chien n’était pas brûlé du tout, même pas roussi. Sa langue pendait. Et il y avait, à côté de lui une flaque de sang noir.
En s’éloignant de la côte, on notait la décroissance d’intensité du phénomène. Des arbres étaient entiers, les feuilles à peine roussies. On trouvait des cadavres encore vêtus et sans brûlures. Ils avaient la langue dehors et des taches de sang noir à côté d’eux. Dans une maison où se trouvaient quatre victimes, saisies par la mort dans leurs occupations du moment, et dont les attitudes ne marquaient aucune angoisse, il y avait quatre êtres vivants, chiens et chats. Une chienne était légèrement brûlée aux tétines. Elle regardait, les yeux atones. Elle ne bougeait pas. Quand on la prit, elle ne fit pas de mouvement, elle n’aboya point. Un petit chien japonais était intact. Également deux petits chats que les disciplinaires de corvée emportèrent et qui vivent maintenant à la caserne. Dans une autre maison, un vieillard était mort en son fauteuil, à table devant un bol de café.
Ainsi, à la limite d’action du phénomène, les gens sont morts asphyxiés, non brûlés. Et morts instantanément, tout comme ceux qui ont été trouvés mutilés, broyés, brûlés, carbonisés dans les foyers d’action maxima de la trombe asphyxiante et explosive.
M. Rozé croit que Saint-Pierre fut détruit par un torrent d’hydrocarbures qui descendit de la montagne avec une vitesse d’avalanche décuplée par la force de projection du volcan, torrent qui asphyxia les gens, puis, explosant, les brûla.
Cela est bien d’accord avec les observations caractéristiques des officiers du Pouyer-Quertier, de M. Raybaud, de M. Clerc, etc.
M. Rozé m’en cite une nouvelle, due à M. Thierry, inspecteur des cultures secondaires au Morne-Rouge. Avec l’instituteur de ce bourg, M. Tierry a vu « sauter la calotte du volcan, puis, par sept ouvertures nouvelles, dévaler des torrents de fumées noirâtres qui couvrirent presque instantanément Saint-Pierre, où elles éclatèrent ».
Quelle fut la cause de l’explosion ?… M. Rozé pense à des étincelles électriques provenant du contact excessivement rapide entre les cendres, les vapeurs, les gaz chauds et les nuages et l’air de l’atmosphère ; à une batterie d’effets successifs tellement rapprochés que l’action complète en parut instantanée.
Car ce qui nous semble un éclair fulgurant dans le plus court espace de temps que nous puissions apprécier, voire imaginer, et que nous disons instantané, peu fort bien être une suite d’éclairs se produisant les uns après les autres et les uns par les autres. N’oublions point qu’il n’y a pas de limite concevable à la division du temps, pas plus qu’à celle de l’espace… que c’est l’infini en tout cas et dans tous les sens. D’ailleurs, sans qu’on soit obligé d’aller jusque-là pour expliquer la suite de décharges électriques, M. Thierry, me dit M. Rozé, a entendu nettement des coups successifs lorsque la fumée fut sur Saint-Pierre.
« Quelques personnes, ajouta M. Rozé, disent que les nuages du volcan sont des nuages de vapeur d’eau, et que l’on ne conçoit pas les hydrocarbures sortant du volcan. Il est cependant facile d’expliquer la formation et d’hydrogène sulfuré et d’hydrocarbures. Ces gaz peuvent tout naturellement se former par l’action de l’hydrogène des vapeurs d’eau, pour le premier cas sur les soufres du volcan, pour le second sur le carbone du sol.
« Ces flots de gaz chargés d’une électricité donnée mis en contact avec les gaz de l’atmosphère chargés d’une électricité différente, peuvent produire une étincelle. Cette étincelle décompose les deux groupes de gaz. L’hydrogène des gaz volcaniques est mis en liberté. L’oxygène de l’air aussi. D’où, après l’asphyxie, l’explosion et l’incendie. En même temps, cette électrolyse double a produit une raréfaction gazeuse qui motive un violent appel d’air, expliquant certains phénomènes de trombe, d’arrachement, etc., lesquels phénomènes sont d’ailleurs aussi explicables par une explosion et par une électrocution. »
XXXI
LES OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES DE M. MIRVILLE
Les graphiques des instruments enregistreurs de l’Observatoire météorologique de l’hôpital de Fort-de-France présentent de curieuses particularités.
Coïncidant avec l’instant précis de chaque éruption, il y a des à-coups barométriques hausse et baisse ou baisse et hausse, nul jamais ne le saura, d’une brusquerie instantanée ; à-coups marqués par une verticale d’un centimètre, qui coupe d’un trait sec la course, un demi-centimètre au-dessus et un demi-centimètre au-dessous. J’explique le « nul ne le saura jamais ». La ligne verticale est si brusque, si nette, si instantanée qu’il est impossible de distinguer les trois traits enregistrés dont elle est formée. On ne peut distinguer si elle a commencé par une baisse ou par une hausse du stylet enregistreur ; donc, nul ne saura jamais si les éruptions de la Montagne Pelée, dans leur action sur la pression barométrique, ont provoqué une augmentation instantanée suivie d’une aussi rapide diminution de cette pression, ou inversement une diminution, puis une augmentation. La seule chose certaine, c’est qu’il y a eu une variation excessivement rapide dans les deux sens, variation traduite par une coupure en travers de la courbe enregistrée.
Les éruptions sont aussi notées à l’enregistreur hygrométrique. Elles sont traduites par de brusques descentes de sécheresse, beaucoup plus rapides et plus nettes que celles qui signalent presque régulièrement le milieu de la journée.
L’anémomètre porte, lui aussi, la marque des phénomènes volcaniques. Les témoins qui ont observé la marche du nuage destructeur sur Saint-Pierre ont dit qu’il courait vers le Sud, très vite. Et il a fallu cela pour que Saint-Pierre fut anéanti, car Saint-Pierre est au sud de la Montagne Pelée. Mais, à la rigueur, cette marche de nuage au Sud pourrait s’expliquer par les seules lois de la pesanteur et la configuration des vallées de la Rivière des Pères et de la Roxelane, le nuage étant formé de matières et de gaz lourds. Néanmoins, l’action du vent s’est jointe à celle de la pesanteur. À l’anémomètre enregistreur de l’hôpital, la direction en est marquée par une ligne de tendance ordinaire N.-E. À l’heure de l’éruption, la ligne saute brusquement au Sud, pour reprendre peu après sa direction habituelle. Et cela explique : 1o la direction du phénomène sur Saint-Pierre ; 2o son retrait sur la mer et l’impossibilité d’accostage qui éloigna les premiers bateaux arrivés pour aborder Saint-Pierre après l’incendie, etc., etc.
À bord du Jouffroy, semblables observations furent faites. On y constata, de plus, l’affolement des compas. À bord du Suchet également. Enfin, aux éruptions ultérieures, quand fut arrivé le Dr Assas, qui porte les appareils de télégraphie sans fil, on nota des phénomènes très complexes dans les récepteurs de ces appareils. Un officier me dit que les antennes du navire chantaient.
M. Le Bris, commandant du Suchet, a coordonné toutes les observations faites à bord des navires de guerre qui se trouvaient dans les eaux martiniquaises, et les a réunies dans un rapport adressé au ministre de la Marine, par le même courrier qui me ramène en France. Il est à présumer que le ministre publiera immédiatement ce rapport dans la Revue maritime. J’y renvoie donc les lecteurs qui voudraient sur ces données des observations plus précises, plus étendues surtout que mes simples notes de reporter.
De même pour ceux qui voudraient complets les travaux de M. Mirville, on les trouvera dans le Journal officiel de la Martinique.
J’en publierai seulement quelques chiffres :
Les températures minima varièrent, avant l’éruption du 8, de 23°3 à 25 degrés ; après l’éruption, elles allèrent de 24°9 à 24°4. Les maxima, avant, de 30 à 31,8 ; après de 31°2 à 33°1.
Le 8, il y eut : minimum 22,1 ; maximum 29,3 degrés. La pression barométrique notée le 1er mai, à 6 heures, à 10 heures matin et 4 heures soir : 763 mm. 0 — 764,1 — 761,8, diminua progressivement, pour être, le 7, de 760,7 — 761,9 — 760,1 ; le 8, de 761,2 — 762,2 — 760,1, remonta ensuite jusqu’au 12, où l’on nota : 762,0 — 762,7 — 761,5. Ensuite elle redescendit, puis remonta, suivant les caprices du volcan.
Les « observations particulières » qui accompagnent les tableaux de M. Mirville sont intéressantes à reproduire.
Les voici :
« Nuit du 2 au 3 mai. — Pluies de cendres volcaniques très fines ; la couche à Fort-de-France est de 1/2 millimètre environ. L’état hygrométrique s’est maintenu, pendant cette nuit, à 10 p. 100 au-dessous de la moyenne.
« Lundi 5 mai — À midi 15 minutes, le volcan projette une avalanche de boue qui comble les vallées de la Rivière-Blanche et de la Rivière-Sèche, engloutissant l’usine Guérin. À ce moment, un disque noir, plus foncé sur les bords, apparaît dans le ciel, couvrant le soleil. Ce disque disparaît à 1 h. et demi du soir. Légère dépression du baromètre. L’oscillation diurne atteint ce jour 2 millimètres 8.
« Mercredi 7 mai. — À partir de 1 h. et demi du soir, on entend à Fort-de-France des coups sourds, suivis de roulements semblables au bruit du canon lointain. Les coups sont plus violents à partir de 2 h. et demi. Le phénomène se continue moins intense dans la soirée. De 2 heures à 3 heures du soir, la rivière Madame monte et descend toutes les cinq minutes, phénomène produit par la mer, qui s’abaisse et s’élève régulièrement. La dénivellation totale est de 25 centimètres. Mer calme.
« Jeudi 8 mai. — Éruption du volcan : pluie de cendres agglomérées et de roches siliceuses ; à l’hôpital militaire de Fort-de-France, une des roches tombées pesait 85 grammes. Toute la ville de Saint-Pierre est détruite et incendiée. La destruction est complète dans les quartiers du Centre. Les murs sont restés, en général, debout jusqu’au premier étage, dans les quartiers du Fort et du Mouillage. Tous les navires de la rade sont détruits ou incendiés. La catastrophe s’est produite à 7 h. 50 du matin, ainsi qu’en témoigne l’horloge de l’ambulance arrêtée à cette heure. La couche de cendres tombée ce jour atteint à Fort-de-France 6 millimètres.
« 17 mai. — Masse considérable de cendres se dirigeant lentement vers le Sud-Est, portée par les courants supérieurs et rendant le ciel obscur dans le secteur compris entre Nord et Sud-Est. Dans l’après-midi, les vents inférieurs ramènent du Nord-Est une partie des cendres. Hauteur à Fort-de-France : 1 millimètre.
« 18 mai — Très légère pluie de cendres vers 10 heures du malin.
« 20 mai. — Grande masse de nuages sombres venant directement du cratère, allant vers le Sud-Est, apparaissant à Fort-de-France à 5 h. et demi du malin, éclairs et tonnerre dans la nuée. L’avant de la masse, éclairée par le soleil levant, a des reflets d’incendie. Vers 5 h. 45, pluie de pierres anguleuses et noires, suivie aussitôt d’une pluie de cendres. Hauteur : 2 millimètres. Raz de marée au Carbet. »
Une note, maintenant, à propos de M. Mirville.
Cet officier du corps de santé colonial faisait partie de la commission instituée par le gouvernement pour étudier les phénomènes de l’éruption volcanique de la Montagne Pelée. Tous les autres membres de la commission sont morts, sauf lui. Pourquoi ? C’est bien simple. La commission ne devait se réunir à Saint-Pierre que le 8. Comme tous les membres, sauf M. Mirville, étaient à Saint-Pierre le 7, et que le gouverneur, M. Mouttet, désirait obtenir une communication[10] de nature à rassurer la population, la commission se réunit le 7 au soir. Quand cette réunion fut décidée, il était trop tard pour prévenir utilement M, Mirville, qui se trouvait à Fort-de-France. Le dernier bateau pour Saint-Pierre était parti.
Le lendemain 8, M. Mirville pensa qu’il arriverait à temps en prenant le bateau de 8 heures et non celui de 6 heures. Les passagers du bateau de 6 heures périrent tous. Ceux du bateau de 8 heures, lorsqu’ils eurent dépassé la pointe du Carbet, virent Saint-Pierre en flammes et rentrèrent à Fort de-France.
XXXII
LES OBSERVATIONS DU « POUYER-QUERTIER »
Voici maintenant les observations les plus précises, les meilleures, les plus nettes, qui aient été notées sur les diverses éruptions de la Montagne Pelée et les événements qui les ont accompagnées.
Ce sont les observations des officiers, des ingénieurs et du commandant du Pouyer-Quertier, le bateau de la Compagnie française des câbles télégraphiques sous-marins.
Beaucoup de descriptions, beaucoup de récits de témoins, si « oculaires » que soient ces témoins, peuvent être légitimement suspectés. On m’en a fait beaucoup que je n’ai pas voulu reproduire, tellement ils me semblaient exagérés. Non que je veuille accuser les gens de mensonge. Ils étaient tous de bonne foi, même ceux qui me firent les plus invraisemblables récits, je veux bien en convenir.
Mais cela ne les empêchait pas de mentir. En pareilles circonstances, après de pareilles catastrophes, qui dépassent en horreur tout ce qu’on a vu, tout ce que l’on a même imaginé jusqu’à présent, il se produit dans nos pauvres cervelles humaines des commotions telles que les impressions deviennent confuses, diminuent, augmentent, que les souvenirs se brouillent, et que l’on ment, croyant très sincèrement dire la vérité. Et puis, il y a l’imagination. La terrible imagination… Je ne parle ni des alcooliques, ni des fous. L’imagination toute seule est suffisante. Il n’est même pas besoin de la spécifier méridionale, créole, nègre… Chose rêvée, chose crue, chose vue. Et ça y est. Des gens se feront tuer pour que des ombres folles deviennent des réalités. Ils vous diront des absurdités contraires à toutes les lois de la nature, à toutes les lois contre quoi ne prévalent ni les saints ni les dieux, ni les volcans… Vous leur parlerez doucement d’hallucination, ils se froisseront, ne comprendront point que vous puissiez mettre en doute leurs affirmations. Vous leur direz gentiment qu’à moins d’être salamandre (et encore), nul être de chair et d’os, nul être ayant des poumons qui respirent, n’a pu rentrer dans la fournaise ardente qu’était Saint-Pierre, le 8, ils n’en persisteront pas moins à jurer que deux artilleurs s’y promenèrent, qu’un prisonnier y vécut et qu’on en retira une vieille femme. Après ces grandes secousses volcaniques, accompagnées de toutes sortes d’électricités, il faut croire qu’en certains esprits la case du sens critique s’efface…
Rien de pareil à craindre avec les savants et les marins du Pouyer-Quertier. J’estime donc, pour l’histoire du volcan, très importantes leurs notes.
Les voici résumées :
« Le câble se rompit le 5, à neuf milles au large de Saint-Pierre, à dix-sept milles de Fort-de-France, par le fond de 2.620 mètres.
« Le 7, Pouyer-Quertier alla chercha la rupture. Nous en avons relevé la place et l’avons marquée par une bouée morte, que nous avons mouillée à 2 h. 15. Il y avait un courant de 3 nœuds. Pour l’étaler nous donnions demi-vitesse.
« La bouée ne flottait pas bien. À 5 h. 30, nous la remplaçons par une que nous croyons meilleure. À peine mouillée, la nouvelle est prise dans un tourbillon, dans une sorte de gouffre aspirant, et coule. Elle était en très bon état, et parfaitement étanche. C’était la meilleure du bord.
« La nuit venant, nous ne pouvions reprendre le travail. Il fallait attendre le lendemain.
« Nous n’approchons pas de Saint-Pierre, car le vent chassait sur la mer une pluie de cendres fort gênante. On entendait des détonations. Nous faisons route vers le Sud, au large de Fort-de-France… Au matin, les courants nous avaient dérivés jusqu’au canal de la Dominique.
« À 8 heures précises, heure du Pouyer-Quertier, l’éruption se produisit. Nous étions à sept milles, par le travers exact du cap Saint-Martin, dont nous avons pris le relèvement.
« Nous avons vu la fumée noire qui sortait du volcan, rabattue sur les flancs de la montagne et sur Saint-Pierre.
« Deux éclairs verticaux bleuâtres, se succédant à court intervalle, partirent de la hauteur de la montagne, droit jusqu’au ras de l’eau. Suivant les éclairs, des flammes fuligineuses coupèrent le nuage noir en quelques endroits.
« Puis, ce fut un embrasement général. Toute la côte en feu. Nous n’avions entendu nul bruit. Le phénomène avait duré 30 secondes. Nous piquons sur la terre. Une pluie de cendres nous chasse. Et c’est du noir. Plus rien de vue.
« À 9 h. et demi, sur les grandes profondeurs, devant Saint-Pierre, nous apercevons comme une ligne de brisants d’un mille de longueur et dont les rouleaux paraissent se diriger vers le large.
« Nous nous dirigeons vers le Sud. Nous reconnaissons le cap Salomon. Nous y voyons un vapeur qui venait du Sud. À 2 heures nous étions à Fort-de-France.
« Là, nous offrons nos services et nous recevons une réquisition de secours.
« Nous partons pour Saint-Pierre.
« À 6 heures du soir, nous étions au Carbet. La mer était couverte d’épaves. Le ciel était clair. Il y avait des étoiles. Les cratères rougeoyaient comme des cheminées de hauts fourneaux. Nous avons vu au sommet de la montagne sept points en ignition. Par intervalle, des cratères s’allumaient au flanc de la montagne. L’un de ces cratères, dans la partie Sud-Ouest, nous l’avons revu en éruption le 10 au soir. Les ruisseaux de lave qui, le jour, sont blancs, apparaissent la nuit phosphorescents. Dans les matières projetées nous avons vu des morceaux de lave comme celle du Vésuve.
« Les épaves brûlantes nous ont empêchés d’approcher Saint-Pierre, le 8. Nous avons ramené des blessés du Carbet.
« Le 9, nous reprenons le sauvetage.
« À 11 heures 1/2, nous étions mouillés devant l’anse Belleville, à 200 mètres de terre. Un mouvement sous-marin se produisit. Bouillonnements, remous, tourbillon. Le bateau vira trois fois autour de son ancre. Des bancs de marsouins affolés virèrent aussi.
« Le 10, encore du sauvetage.
« Le 11, il y eut des nuages de cendres très épais. Nous marchions devant le Suchet.
« Le 12, nous embarquâmes encore des sinistrés…
« Nous avons bien vu l’éruption du 20.
À 6 heures du malin, nous avons observé les mêmes phénomènes que le 8. Avec cette différence que nous n’avons pas vu les deux éclairs : qu’il y avait moins de cendres et plus d’odeur de soufre. Il y eut en mer des épaves, en quantité, sur six milles de longueur. Nous vîmes deux cadavres flotter le long du bord.
« Avec beaucoup de peine nous sommes parvenus à relever notre câble, à le réparer, en remplaçant les extrémités avariées par la secousse sous-marine.
« Une centaine de mètres de câble furent dépouillés de leur enveloppe, tordus, enchevêtrés, embrouillés comme un écheveau de fil sortant des pattes d’un chat. »
Et les officiers du Pouyer-Quertier, chez qui je déjeunais en prenant ces notes, me conduisirent à l’avant du bateau, pour me montrer les deux extrémités relevées du câble rompu. Et j’ai vu la chose la plus difficile à comprendre qui soit. Un câble sous-marin c’est un fil solide, des torons d’acier, roulés en corde de 5 centimètres de diamètre et enrobés de chanvre gommé. À 2.620 mètres de fond il y a une pression. L’une des extrémités du câble était littéralement tordue en tire-bouchon. L’autre, embrouillée, emmêlée en coques dont l’une enserrait étroitement, en l’incrustant, un rondin de bois de 8 centimètres de diamètre sur 1 m. 50 de longueur. Explique qui le voudra, ou plutôt qui le pourra, comment ce rondin de bois se trouvait à 2.620 mètres au fond de la mer, juste au moment où le câble se rompait et juste à point pour se faire nouer dans ce ruban d’acier.
Quelle force inconnue ?…
Les officiers du Pouyer-Quertier m’ont seulement dit le fait. Ils constatent ; ils n’expliquent pas.
Ils n’ont vraiment pas de chance avec ce câble qui, réparé le 20, s’est brisé de nouveau le 23, à 1 heure 1/2 de l’après-midi, exactement à la même place que la première fois.
Le Pouyer-Quertier est commandé par M. Thirion, un des hommes qui montrèrent le plus de sang-froid durant ces tristes jours.
On m’avait parlé à Fort-de-France d’incidents qui se seraient produits entre le commandant du Pouyer-Quertier et les autorités, le procureur de la République, le gouverneur, le sénateur…
J’ai demandé à ce propos des renseignements au commandant du Pouyer-Quertier.
« C’est exact m’a-t-il répondu. Le procureur de la République, un petit monsieur… Comment l’appelez-vous donc… Une eau de toilette… Ah ! oui, Lubin ! Donc M. Lubin a eu le tort de nous prendre pour des clients à lui et d’essayer de nous traiter en conséquence. Le 8, nous arrivons au Carbet. Nous mouillons. Aussitôt monte à bord un petit bonhomme étriqué, mal ficelé qui nous demande « si nous étions venus là pour regarder ».
« — Mais… Qui êtes-vous ?
« — Le procureur de la République, monsieur ; et le petit homme essaya de se grandir… Êtes-vous, oui ou non à ma disposition ?
« — J’ai reçu une réquisition. Dites-moi si vous avez quelque chose d’utile à me demander. Et je jugerai.
« — Pas besoin de vous… La population de Saint-Pierre est évacuée… Le gouverneur est mort… Je m’en vais… »
Et il dégringola l’échelle. Il était temps qu’il s’en allât.
« — Et avec le gouverneur ?
« — Oh ! rien… Seulement le 9, on avait remis au gouverneur des lettres des gens du Prêcheur et de ceux de la Grande-Rivière, demandant qu’on les secourût. On ne nous y envoya que le 11. Nous eussions désiré y aller plus tôt. Et j’ai peut-être dit qu’avant de s’occuper de rechercher des coffres-forts au milieu des morts, il eût été plus humain d’aller au secours des vivants en détresse.
« — Et sans doute, c’est cela qui vous a brouillé avec le sénateur Knight ?
« — De celui-là, si vous le voulez bien, nous ne parlerons point… »
Que le lecteur, je l’en prie, ne pense pas que ce soit lignes superflues et de mauvais potins… Tout ce qui est document de nature à fixer la psychologie des hommes en des aventures tragiques doit être noté et répété. Tout cela, c’est du document humain… et du bon…
XXXIII
À LA TRANSATLANTIQUE
M. Vié est le très aimable et très obligeant agent général de la Compagnie Transatlantique à Fort-de-France.
Au cours de l’entretien que j’eus avec lui, le lendemain de l’éruption du 26, qui jeta sur le chef-lieu un nuage de feux électriques et nous valut une panique dans le genre de celle du 20, M. Vié m’a fait part d’une observation intéressante.
Aux nuages de fumée qui sortent du volcan sous forme de colonnes ascensionnelles droites, s’épanouissant en champignons, les Martiniquais ont assigné les plus invraisemblables hauteurs. J’ai entendu un monsieur qui occupe une assez jolie situation donner à ces fumées 80 kilomètres de hauteur… Vous avez bien lu : c’est 80 kilomètres. Les appréciations des autres, des gens sérieux, varient de 6 à 12 kilomètres.
M. Vié, lui, a calculé exactement cette hauteur, en utilisant comme donnée connue pour ses constructions de triangles, la hauteur du piton du Carbet, derrière quoi montait la colonne volcanique, et la distance de Fort-de-France à ce piton… Il a ainsi trouvé 2.200 mètres, ce qui est déjà une belle hauteur.
M. Vié qui a vécu au Guatemala, où les dépêches viennent de nous signaler que deux villes ont été détruites par une secousse volcanique, a entendu à la Martinique des bruits souterrains de même nature que ceux à quoi il s’était habitué dans l’Amérique centrale. Il les compare à des marteaux-pilons qui frapperaient par en-dessous.
Il a d’ailleurs, des comparaisons vraiment typiques etl de nature à mieux faire comprendre les phénomènes des diverses éruptions de mai.
— Dans les chaufferies, dit-il, et aussi dans les grands incendies, on voit des retours de flammes ; le feu monte, puis redescend brusquement en s’élançant le long du sol. Imaginez que par une fissure latérale des gaz lourds en énorme quantité soient sortis coulant ensuite sur Saint-Pierre, puis qu’ensuite il y ait eu, du sommet du volcan, un retour de flamme…
Quand j’ai parlé à M. Vié des conditions nouvelles de la vie martiniquaise avec la menace constante de nouvelles éruptions de la Montagne Pelée, et des catastrophes qui pouvaient en résulter.
— Mais, on s’y fait parfaitement, m’a-t-il répondu. J’ai observé cela au Guatemala. On s’habitue au voisinage du volcan même le plus dangereux, et on finit par l’oublier jusqu’au jour…
— Où il vous tue…
— C’est bien cela. Alors on y est définitivement et pour toujours habitué.
Il est inutile d’ajouter que M. Vié et le personnel placé sous ses ordres, personnel navigant ou personnel sédentaire, ont prêté le concours le plus entier à l’administration locale pour l’organisation des secours, et que, sans compter leur dévouement, ils ont mis à la disposition du gouverneur tous leurs moyens d’action.
Et que ces moyens furent efficaces…
Diverses questions appellent aujourd’hui l’attention sur nos officiers de la marine marchande. Je saisis avec empressement cette actualité Martinique pour dire tout le bien qu’il convient de penser de ces « braves gens », toujours prêts en toute occasion à faire leur devoir et même plus que leur devoir.
XXXIV
LE MAIRE DE FORT-DE-FRANCE
Les secours américains.
Je n’ai point à répéter ici ce qui a été dit déjà dans les dépêches et les informations publiées par les journaux… Je n’ai pas non plus à rééditer ce qui a été dit à la Chambre des députés, lors de la question de Gérault-Richard, qui, en demandant au ministre des Colonies quelles mesures économiques seraient prises dans l’avenir, s’est plaint amèrement du passé.
Mais je dois dire ce que j’ai vu…, et que de secourir tous les sinistrés, toutes les victimes, ce fut besogne très difficile… dont le maire de Fort-de-France s’est acquitté du mieux qu’il était possible… Car, en tout cela, ce n’est pas le gouvernement qui a travaillé, c’est le maire de Fort-de-France.
Le maire du chef-lieu est M. Sévère.
Un garçon très sympathique. Un jeune. Énergique. Intelligent. Il a dans les yeux une flamme… santé. Il y a dans son parti beaucoup de fumistes et quelques individualités répugnantes. Je le crois, lui, un sincère.
Maintenant, vous savez, c’est affaire d’impression. Et si vous étiez au courant des nouvelles théories psychophysiologiques (lesquelles reposent sur des faits et d’indiscutables observations), j’ajouterais : affaire de « jugement fluidique ».
En tous cas, je le répète, c’est un garçon tout-à-fait sympathique, de physionomie franche, ouverte. Et souriante. Je n’aime pas les tristes. Il est vrai qu’il y a des sourires qui horripilent quand ils témoignent simplement de la suffisance du monsieur dont ils réjouissent le masque… Le sourire de Sévère est celui d’une intelligence et d’une force.
J’ai eu le plaisir de le voir plusieurs fois.
Et je me suis rendu compte du labeur écrasant qu’il a dû accomplir pour, ainsi que l’on dit en marine, parer au plus pressé.
C’est à la mairie de Fort-de-France qu’a été centralisée l’organisation des secours.
Deux lignes, deux renseignements suffiront à donner une idée de ce qu’il convient d’entendre par ce mot secours.
Il a fallu ravitailler, d’abord, les habitants des communes du Nord ; puis, au fur et à mesure des « évacuations », les recevoir à Fort-de-France, les y nourrir et les y loger en attendant de les répartir, suivant les possibilités, dans les communes du Sud… où l’on doit continuer de les nourrir.
Un chiffre. Il y eut dix mille réfugiés.
Puis comme Saint-Pierre était l’entrepôt de la colonie, que les commerçants de l’île n’avaient pas de grands approvisionnements de denrées alimentaires, la mairie de Fort-de-France a dû leur faire des cessions remboursables, prises sur les stocks de secours arrivés des Antilles et d’Amérique très vile après la catastrophe.
Deux services, on le voit, d’une improvisation qui n’était point facile. Sous l’impulsion énergique de Sévère, ils ont été créés et ils ont fonctionné. Que tout n’ait pas été parfait, qu’il soit aisé de trouver plus d’un point à critiquer… d’accord.
Mais le fait notable, celui que je note, celui qu’il importe de retenir, c’est que les dix mille réfugiés ont vécu…
Sévère a le courage et la jeunesse qui permettent d’envisager l’avenir avec confiance… Il espère que la Martinique ne sera pas abattue par la crise qu’elle traverse… Et comme il est maire de Fort-de-France, il souhaite que cette ville, puisqu’il faut remplacer Saint-Pierre, devienne la capitale commerciale de l’île, comme elle en est déjà la capitale administrative.
Dans l’organisation et l’envoi des secours, dans cet élan de solidarité humaine et de charité apitoyée qui remua toutes les nations civilisées, les Américains des États-Unis se distinguèrent particulièrement.
Leurs bateaux chargés de vivres ne furent devancés que par ceux de la Trinidad et de Saint-Thomas. Et ils envoyèrent des vivres en quantité… en Américains. Ils souscrivirent aussi… royalement. Tandis que le câble annonçait du ministère des Colonies qu’une mission apportait, avec les sympathies et le témoignage de douleur du gouvernement français, une somme de 500.000 francs, le bruit se répandait à la Martinique de souscriptions monstres du peuple et du gouvernement américains… On parlait de millions de dollars.
Puis arrivait un consul américain, M. Aimé, de la Guadeloupe, et de suite on savait que ce fonctionnaire, pour toucher plus tôt la Martinique, et pouvoir le plus vite possible renseigner son gouvernement, n’avait point hésité à affréter un petit vapeur et à payer 10.000 francs un voyage d’un jour !… (M. Aimé raconte d’ailleurs cela à qui veut l’entendre, au moins dix fois par jour.)
Et l’on sut également que pour dire à son gouvernement la situation, toute la situation, et signaler toutes les misères à secourir, toutes les détresses à soulager, il avait câblé quelques heures après son arrivée un télégramme de 45.000 francs… (Et cela aussi M. Aimé le répète quelques fois par jour…)
Puis ce furent les bateaux de vivres… On dit que le président Roseveld avait mandé là-bas le capitaine du premier bateau chargé en partance pour les Antilles, et qu’il lui avait acheté d’autorité… par réquisition immédiate, Monsieur !… toute sa cargaison… Il y en avait pour un million, Monsieur !… et qu’il lui avait ordonné d’apporter cela à toute vapeur aux sinistrés de la Martinique. Et cela, Monsieur, avait été fait dans la demi-heure qui suivit la réception de la dépêche annonçant la catastrophe… Chez nous, Monsieur, il eut fallu trois commissions pour le moins, dix délibérations et 15 kilogrammes de paperasses… Parlez-moi de l’Amérique… Lorsqu’une chose doit être faite, on la fait sans s’inquiéter des paperasses… Mais en Amérique, Monsieur ! on agit, et puis, après, s’il le faut, on régularise l’action…
Voilà textuellement ce qui se dit maintenant à la Martinique. Et dans le peuple des noirs, on ajoute : « Les Américains savent nourrir leurs citoyens en détresse, c’est leur pain que nous mangeons. Si nous avions attendu la farine de France, nous aurions pu « bouffer » de la cendre… »
Dans celui des blancs, on songe non sans amertume que les Américains savent « tenir le nègre à sa place », que « lorsqu’un gentleman va à l’hôtel, au restaurant, au théâtre, en omnibus, etc…, il n’est pas exposé au contact dégradant du sale nègre ».
Et blancs et noirs admirent les Américains.
Oh ! ce que les Américains ont su dire et faire dire d’eux en apportant leurs secours a été bien dit.
J’ai causé avec un usinier qui était encore sous le charme : « Ici, me disait-il, on ne nous aide pas d’un centime ; on nous a pris la Banque, laquelle était légalement, d’après la loi qui la créa, la propriété des blancs… On veut nous étrangler, on veut nous enlever le sol… On fait tout pour nous empêcher de cultiver, de fabriquer ; c’est odieux… Quelle différence avec ce qui se passe dans les îles américaines, à Porto-Rico[11] notamment ! Là, on prête de l’argent aux propriétaires, on leur donne des primes… L’or afflue à Porto-Rico… On peut y travailler et vivre… Il n’y a encore vraiment que les Américains… Sans compter que, chez eux, on est protégé contre la racaille… »
J’affirme que j’ai bien entendu cela.
J’affirme que j’ai constaté chez beaucoup de personnes des deux partis, chez des noirs du peuple et chez des blancs de l’aristocratie usinière créole, une admiration pour les Américains… une admiration nuancée de regrets que j’ai peur d’analyser.
XXXV
CHEZ L’AMIRAL SERVAN
Les idées de l’amiral sur l’avenir de la Martinique.
Un ordre du jour. L’armée et la population.
L’amiral Servan (ou plus exactement le contre-amiral, mais c’est plus court de dire l’amiral) commandait la station navale de l’Atlantique. Je l’avais rencontré et je lui avais été présenté à Port-au-Prince. Au moment de la catastrophe, il se trouvait à bord du Tage à la Nouvelle-Orléans. Revenu en toute hâte, il était arrivé à Fort-de-France-la veille du jour où m’y conduisit le Saint-Domingue.
Il n’avait donc pas vu la catastrophe. Mais il s’était fait communiquer les observations, les notes et les rapports des officiers du Jouffroy, du Suchet et il avait aussi, bien qu’ils ne fussent pas sous ses ordres, obtenu des renseignements des officiers et des ingénieurs du Pouyer-Quertier, le bateau-usine de la Compagnie française des télégraphes sous-marins. Il avait ainsi pu étudier le phénomène, en rechercher les causes et se faire à ce propos une opinion.
C’est cette opinion que je suis allé lui demander à bord du Tage, où, soit dit en passant, je ne retrouvai pas le même commandant qu’à Port-au-Prince. M. Bary s’était, en effet, tué le mois passé. Et Fort-de-France (armée, marine et civils) en parlait encore beaucoup, malgré le volcan. Mais passons. Il s’agit, ici, du volcan, et seulement du volcan.
L’amiral Servan, lui, en sa qualité de vieux marin, pratique, à l’esprit de qui, toujours, des phénomènes, vus, une explication est nécessaire, avait immédiatement trouvé cette explication. C’est que, tandis qu’un astronome eût cherché cette explication dans les astres, un aéronaute dans les nuages, un ingénieur des mines, sous terre, lui, marin, l’avait devinée et cherchée dans la mer. Au fond. Et il l’avait trouvée.
— Mon avis sur l’éruption, m’a-t-il dit, c’est uniquement une question d’eau.
— D’eau ?
— Oui, d’eau, tous les phénomènes constatés s’expliquent par l’action de l’eau.
— Toutes les fumées.
— C’est pas des fumées, c’est de la vapeur d’eau. C’est de l’eau qui passe sur les boues chaudes qui donne les fumeroles du fond de la montagne. Quant aux « nuages » qui sortent du cratère en lançant des boues, des cailloux et des cendres, ils proviennent d’énormes quantités d’eau vaporisées au contact des couches profondes échauffées par le feu central.
— Et ces énormes quantités d’eau ?
— Sont dues à une fissure dans le fond de la mer.
« Et ce qui me prouve l’existence de cette fissure, indiscutablement, c’est la rupture du câble au large de Saint-Pierre et les phénomènes marins observés par les officiers du Pouyer-Quertier. L’action de l’eau dans la nature est énorme…
« Tenez, en Algérie… Voyez ce qui se passe dans la région des hauts plateaux, après les fortes sécheresses et quelques coups de sirocco, lorsque les pluies tombent… L’eau s’infiltre dans les couches terrestres échauffées se réduit en vapeurs qui remontent, secouent le sol… et en a un tremblement de terre… Vous suivez bien mon raisonnement. Vous saisissez bien les analogies…
— Oui, amiral.
— Eh bien ! la fissure qui s’est produite quelques jours avant l’éruption dans les grands fonds, ceux où les cartes marines portent « sans fond », une énorme quantité d’eau à pénétré dans les couches terrestres de haute température. Formation de vapeurs. Ces vapeurs ne peuvent remonter par le même chemin… Vous saisissez… Le poids de la mer (sic). Alors, comme elles ne peuvent pas rester là, comme il faut qu’elles sortent, elles cherchent ailleurs. Or, notez bien que nous sommes sous couches profondes dé la Martinique, où il y a eu six volcans, où il reste donc six cheminées souterraines plus ou moins bouchées. Quelle est la moins obstruée ? Celle de la Montage Pelée qui fuma en 1851. C’est donc cette cheminée que prend notre vapeur d’eau. Elle en fait sauter le bouchon. Et nous avons les boues de l’usine Guérin. Elle se charge de gaz lourds, de cendres, et nous avons la trombe qui tomba, roulant vers la ville de Saint-Pierre et la détruisant, :
« J’ai dessiné une carte théorique des volcans des Antilles qui explique cela. »
(Et l’amiral me fit voir une carte schématique fort amusante dont il m’envoya un calque, dont je lui suis fort reconnaissant, car il m’a donné l’occasion de joindre à mes articles de reporter un document d’officier général de l’armée de mer, document qui sera, je l’espère fort apprécié par les professionnels des volcans, si toutefois il en est qui fassent à mes notes de journaliste, l’honneur de les lire.)
Puis l’amiral toujours en sa qualité d’homme pratique, ajouta :
« Mais, ce n’est pas le tout. La catastrophe est un fait accompli. On a paré au présent. On a enterré les morts. On a sauvé les survivants. On les nourrit. Il s’agit maintenant de parer à l’avenir. La Martinique a perdu sa métropole commerciale. Il faut lui en donner une autre. Il faut que l’on fasse surgir des flots sur un rivage meilleur une Jérusalem nouvelle ! Oui Monsieur, sur un rivage meilleur. Et c’est ici que j’interviens avec mes idées, mes idées de marin hydrographe.
« Voyons une carte marine. Là, regardez cette côte Ouest de la Martinique, où était Saint-Pierre… impossible, de grandes hauteurs de terres et de grands fonds de mer… Là, voyez, sans fond, une secousse nouvelle. Eh ! eh ! la montagne fume, la montagne est en travail… cela n’est pas une hypothèse invraisemblable… ça peut arriver… et alors, tout file au fond… pas de sécurité pour la Jérusalem nouvelle de ce côté.
— Mais, Fort-de-France ?
— Mauvais, monsieur, mauvais, très mauvais, très dangereux dans la saison des cyclones, les navires n’y sont pas en sûreté, ils doivent prendre le large…
— Et la saison des cyclones dure, amiral ?
— La moitié de l’année, monsieur.
Et, malgré moi, je murmurai « charmante rade et supérieurement choisie pour y dépenser des millions à fin d’en faire un « solide » point d’appui pour nos flottes. »
— Vous dites… reprit l’amiral.
— Rien…
— Donc, vous me suivez, rien à faire à l’ouest de l’île… pas plus au Lamentin qu’à Fort-de-France… toute la rade est militaire… et vouloir dans le même abri, et vous venez de voir quel abri… un port de commerce et un port de guerre… non… un port de commerce, c’est un port de commerce, et un port de guerre, c’est un port de guerre.
— Oui.
— N’est-ce pas, c’est évident. Alors, il faut aller chercher à l’Est, du côté où la Martinique est bien assise sur les fonds marins, du côté où elle ne risque pas de verser dans la mer « sans fonds » à la première nouvelle secousse du volcan. Et l’on ne cherchera pas longtemps. Il n’y a qu’un seul endroit possible. Celui que j’ai déjà indiqué aux reporters américains, car j’en ai déjà reçu quelques-uns. Vous, vous êtes le premier journaliste français que je vois ici, mais d’Amérique, il m’en est arrivé déjà une cinquantaine, ils ont trouvé mes idées et ma carte des volcans très bien. Il y en a même un qui m’a dit que ce bout de papier valait bien 1.000 dollars… Mais, revenons à notre port à créer à notre Jérusalem nouvelle. Nous l’édifierons dans la baie de Caravelle. Et la ville occupera l’isthme qui va du fond de cette baie au bourg actuel de la Trinité. Je sais bien que l’accès en est difficile. Mais on draguera, on bâtira, on éclairera, on fera une digue… ça ne dépassera pas 3.000.000… un rien… Puis, en se servant comme amorce des chemins de fer d’usines qui existent déjà, on réunira sans frais excessifs, on reliera la nouvelle ville à Fort-de-France. Et ce sera très bien, les commerçants à l’Est, les militaires à l’Ouest.
Ah ! monsieur, plus j’y pense, plus je vois, plus je crois, plus je sens qu’il est de notre devoir, de votre devoir de journaliste, de mon devoir de vieux marin, de la faire sortir des cendres dont le volcan a couvert la Martinique, cette Jérusalem nouvelle… »
L’amiral n’est pas seulement un homme ingénieux, un homme pratique, c’est aussi un homme éloquent.
Maintenant, si quelqu’un, d’aventure était sceptique et tenté de croire que je prête un peu trop d’éloquence à ce brave marin, dont j’ai fidèlement rendu la conversation… biblique, voici pour convaincre ce quelqu’un de ma sincérité, la lettre que j’ai reçue de l’amiral, au moment de mon départ :
Les innombrables occupations et préoccupations du moment, ne nous ont pas permis de nous revoir. J’ai cependant pensé à vous et je vous remets le calque de la carte que vous m’aviez demandé.
Aidez-nous dans la tâche entreprise, aidez au relèvement
matériel et moral de ce malheureux pays.
Je vous ai fait part de mes vues profondément réfléchies.
Aidez-nous à faire surgir la Jérusalem nouvelle.
Il y aura des difficultés. La campagne de découragement définitif est déjà commencée.
Dans les cœurs d’acier, le deuil et le souvenir se gravent, l’énergie répare.
Dans les cœurs de cire, les impressions se fondent.
Les marins du Vengeur chantaient la Marseillaise, en sombrant. Ils voulaient affirmer que rien de ce qui est ou de ce qui fut la France, ne doit abdiquer l’œuvre d’éternel renouvellement.
Avec mes souhaits de bonne traversée, veillez, etc…
Voici qui est fait, amiral ; j’ai exposé vos « vues profondément réfléchies ». J’adresse aux « cœurs d’acier » votre appel pour « faire surgir la Jérusalem nouvelle ».
Puisque je cite des documents d’amiral, celui-ci encore :
Le contre-amiral, commandant en chef la division navale de l’Atlantique,
Porte à l’ordre du jour de la division navale le témoignage de satisfaction qu’il est heureux d’adresser aux commandants, officiers, officiers-mariniers et marins du Suchet, de la défense fixe de Fort-de-France et du Jouffroy, pour leur belle conduite au cours des opérations de sauvetage, d’évacuation et de ravitaillement auxquelles du 8 jusqu’au 22 mai ils ont participé à la suite de la catastrophe de Saint-Pierre.
Les ordres télégraphiques du Ministre et du contre-amiral commandant en chef : « Portez secours par tous moyens possibles », ne pouvaient être ni mieux compris ni mieux exécutés.
D’un bout à l’autre de la Martinique, unie à la Marine par tant de souvenirs et de sympathies réciproques ; — dans toute cette colonie si chère à la France, plus aimée que jamais, qui vient d’être décimée par le plus foudroyant et le plus inconcevable désastre, il n’y a qu’une voix pour reconnaître et célébrer ce que tous les marins français présents à Fort-de-France ont spontanément fait pendant ces inoubliables journées.
Sous l’énergique direction du commandant Le Bris, du Suchet, à côté de leurs frères de l’armée, de citoyens d’élite dont le nom est sur toutes les lèvres, à côté du croiseur danois Valkyrien, avec le vapeur Pouyer-Quertier, ils ont, par leur audacieuse initiative, leur tenace dévouement, leur infatigable ardeur soutenue par leur incommensurable pitié pour les malheureux, prouvé une fois de plus combien ils portent haut dans leurs cœurs le sentiment du devoir, de tous les devoirs.
Une fois de plus ils ont montré combien, quelles que soient les épreuves, la Nation peut compter sur eux, — combien ils sont dignes de son amour et de sa confiance, — à quel point ils sont pénétrés des mâles et fondamentales vertus militaires.
Le contre-amiral, commandant en chef, prie MM. les commandants du Suchet, de la défense fixe et du Jouffroy de lui adresser, à la date du 5 juin, dans la forme réglementaire, les états de propositions définitives qu’ils croiront devoir établir en faveur des officiers, officiers-mariniers et marins qui se sont particulièrement distingués. Les conseils d’avancement seront réunis en session extraordinaire, avant la date précitée. Copie du présent ordre du jour sera épinglée sur les procès-verbaux.
la division navale de l’Atlantique.
Nota. — Le présent ordre sera lu devant les équipages assemblés et affiché dans les batteries pendant 24 heures.
L’armée eut-elle aussi des ordres du jour de félicitations. Voici une note de l’Opinion qui les résumait :
Dans la catastrophe qui s’est abattue sur nous, tous ont fait leur devoir. Nous nous sommes appliqués ici à signaler les dévouements portés à notre connaissance, et à exprimer, au nom du pays, noire admiration pour tous ces cœurs vaillants. Mais c’est avec une patriotique satisfaction que nous enregistrons les noms des militaires qui se sont plus particulièrement distingués. L’armée nous a, en effet, donné son concours tout entier, depuis son chef, le sympathique colonel Dain, qui s’est prodigué, jusqu’aux modestes pioupious qui, sac au dos, ont gardé nos magasins et fait la patrouille de nos rues.
On nous cite spécialement :
Le capitaine Evanno, de l’artillerie coloniale, qui a sauvé l’encaisse de la Banque, remarquablement aidé par le sergent Bœuf et le soldat David ;
Le lieutenant Roussel, qui, au Carbet, a enfoui plus de 250 cadavres, et, au milieu des tourmentes successives qui se sont abattues sur ce malheureux bourg, a rassuré la population, et l’a animée de son courage ; Le lieutenant Lemaire, qui, sous la direction technique du pharmacien Rozé, a présidé à l’enfouissement des cadavres par les disciplinaires, au Carbet, le 10 mai ;
Le lieutenant Teissier qui s’est distingué, dans la journée même du 8 mai, en allant ramasser des blessés au Carbet ;
Le brigadier d’artillerie Fress, qui a ravitaillé le Fonds-Saint-Denis et sauvé des pires dangers la famille Albéric Godissard, au Morne-Rouge ;
Les canonniers Vaillant et Tribut qui, le lendemain de la catastrophe, c’est-à-dire le 9 mai, sont partis de Colson, ont traversé en entier Saint-Pierre encore brûlant, et ramené un blessé.
Toutes nos félicitations à ces braves.
Le journal qui représentait la majorité radicale socialiste des électeurs de la Martinique, l’organe des gens de couleur, des nègres imprimait ainsi de beaux compliments à l’armée…
Peut-être sera-t-on curieux de lire, non ce qu’imprimait l’armée, puisqu’elle n’imprimait rien, mais ce qu’elle disait par la bouche de ses officiers.
J’ai tort d’écrire ses officiers, car je n’ai pas entendu tous ses officiers. Mais j’en ai entendu beaucoup, soit qu’ils parlassent dans les groupes où je me trouvais, ou bien… à côté.
Voici résumé ce qu’ils disaient :
« C’est honteux de nous faire travailler pour ces sales nègres, pour ces cochons, qui, eux, depuis qu’ils sont sinistrés, ne veulent plus travailler et se reposent. Les soldats blancs ne sont pas faits pour être les serviteurs de ces gens-là, et les corvées qu’on leur impose en font les serviteurs. On leur fait débarquer les vivres des sinistrés, comme si ces sinistrés ne pouvaient pas les débarquer eux-mêmes, mais ça fatiguerait ces messieurs. »
Et j’ai noté des phrases :
Un marin disait : « Heureusement que le commandant de la marine a dit qu’il ne voulait plus éreinter ses hommes à ces corvées. Résultat, les nègres ont laissé abîmer par la pluie plusieurs tonnes de denrées. »
Un artilleur disait : « Maintenant, il faut payer double tous ces fainéants quand on a besoin d’un homme de peine. La mairie nourrit ses électeurs. »
Un autre qui, avant d’être officier avait été enfant de troupe, un Breton, disait : « C’est honteux de voir le pain qu’on donne à ces nègres ; de la première qualité ; du pain blanc comme des milliers et des milliers de Bretons n’en ont jamais mangé et n’en mangeront jamais, comme on n’en donne jamais à un soldat ; monsieur, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, je savais qu’il y avait du pain comme ça, mais je n’en avais jamais mangé… Et tous ces nègres en ont, pour rien, sans qu’ils travaillent… N’est-ce pas honteux. »
Cette tirade-là, je la garantis absolument exacte, non seulement de fond, mais de forme. C’est le même officier qui me disait, en montrant la bibliothèque Schœlcher : « Voilà, voilà monsieur le grand bandit, celui dont on devrait envoyer les bustes et les statues au bagne, car c’est à lui qu’on doit de voir ici le nègre dominer le blanc… c’est lui qui l’a voulu.
Lorsqu’ensuite j’eus dit à cet officier que, pendant un long temps, j’avais travaillé avec le maître… et que les idées du grand émancipateur c’était simplement de vouloir la justice pour tous… que de défendre au blanc d’opprimer le noir ce n’était du tout livrer le blanc à l’oppression du noir… il a cru que je plaisantais. Il ne voulait pas croire.
L’armée, à la Martinique, a la haine du noir. Elle est encore sous le coup des événements du François. Elle n’a point pardonné aux noirs la disgrâce de M. Kahn. Et elle se laisse aveugler par le préjugé de couleur. Un officier blanc n’admet pas qu’un noir puisse être un citoyen…
Je dis tous les officiers avec qui j’ai causé, ou que j’ai entendu parler. Peut-être y en a-t-il d’autres chez qui les passions de race, de caste et de classe n’ont pas obscurci la raison. Mais de ceux-là, je n’en connais point.
XXXVI
ENCORE MONSIEUR LE SÉNATEUR KNIGHT
J’ai fait la traversée de retour en compagnie de M. le sénateur Knight.
J’ai dit déjà, au cours de ce volume, quelques-unes des « vues politiques » du sénateur, et comment, très violemment attaqué par ses ennemis, il se défend non moins violemment.
Mais il m’a dit aussi beaucoup d’autres choses… non sur l’éruption du 8, car il ne l’a pas vue, mais sur l’état des ruines.
Ses observations concordent à peu près avec celles que j’ai notées, publiées. Une cependant m’a paru étrange.
Le sénateur n’a pas vu de cendres à Saint-Pierre. Et ceci est à noter, ne serait-ce que pour nous montrer combien en ces sortes d’enquêtes la vérité est difficile à dégager et combien les gens les plus perspicaces peuvent quelquefois ne point voir… l’évidence même. Saint-Pierre était couvert de cendres. Tout le monde en a vu. J’en ai vu. La cendre mouillée faisait un épais tapis. Toutes les photographies montrent de la cendre… Et cela n’empêche pas que M. Knight, personnage important, gros commerçant, chef d’un parti politique, sénateur, demain peut-être homme d’État, souvent, très souvent m’a répété qu’il n’y avait pas de cendre à Saint-Pierre !
Cela n’est cependant pas une question d’intérêt politique, il n’y a nul avantage pour personne à nier ou à affirmer qu’il y avait de la cendre à Saint-Pierre ; c’est une simple question de fait… et l’on n’est point d’accord sur cette question.
Et j’ai observé, depuis que je fais du reportage, que jamais, sur des faits, sur des évidences, on ne peut trouver accord des témoins.
Jugez de ce que cela peut donner quand un intérêt quelconque est en jeu.
Ainsi, M. Knight, élu de la majorité de couleur, a intérêt à présenter ses électeurs comme des gens d’une humanité supérieure. Il a toujours été très ennuyé quand je lui ai parlé des pillages, quand je lui ai parlé des répartitions de secours, etc… Les paniques il ne s’en souvient pas non plus. Il ne sait plus qu’une chose. C’est qu’il est le sénateur d’une population héroïque… et même si on le pousse un peu, sans réticence il vous conte aimablement qu’il a, comme les autres d’ailleurs, accompli quelques actions héroïques. Il raconte par exemple que passant avec le Suchet devant une des communes du Nord, commune menacée, alors que personne du Suchet n’osait se risquer à aller à terre à cause de l’état de la mer qui brisait terriblement, il y est allé, lui… pour rassurer la population par quelques bonnes paroles. Cela je me rappelle qu’il nous l’a conté à Marcel Hutin et à moi quand le jour de l’arrivée à Bordeaux nous dînions à côté de lui.
Marcel Hutin n’a point publié cela dans son interview du sénateur. Mais il a publié ceci :
J’ai l’avantage de jouir d’une certaine réputation dans l’île ; j’étais arrivé quelques jours auparavant, pour y apporter l’appoint de mon influence aux candidats républicains. Déjà des phénomènes volcaniques s’étaient produits à Saint-Pierre, mais personne ne pouvait prévoir le danger qui menaçait.
Voudrais-je vous raconter tout ce qui s’est passé que je ne le pourrais. J’ai assisté à des scènes héroïques, car, il faut le constater, toute la population martiniquaise a fait admirablement son devoir. Ainsi, le maire du Prêcheur, le brave M. Grelet, un homme de couleur, a donné l’exemple de l’abnégation, en restant parmi ses administrés pendant tout le temps du danger ; il a été le dernier à se sauver. Le premier jour, quand je me suis rendu au Prêcheur pour porter des secours, personne ne voulait de secours ; ce que l’on voulait, c’était fuir devant le péril, car les flammes environnaient tout.
Quand je suis venu du Suchet, j’ai déclaré que je ne pouvais emmener avec moi que 250 personnes à peu près ; demain, dis-je, je viendrai pour vous sauver tous, et alors, j’ai fait passer à bord du Suchet, par des piroguiers d’une habileté remarquable et d’un désintéressement qui n’a pas son pareil dans l’histoire, j’en suis sûr, toutes les femmes, tous les enfants en bas âge ; les autres sont restés, se demandant si le lendemain nous les retrouverions encore. Dieu a voulu que nous les retrouvions, heureusement, car ces braves gens allaient périr de la mort la plus épouvantable.
Or, voici ce que j’ai lu sur les gens du Prêcheur, dans le journal Les Colonies du 7 mai :
« L’état d’esprit de la malheureuse population du Prêcheur est déplorable. Son moral est très affaissé, elle maire, M. Grelet, malgré tous ses efforts, ne parvient pas à le relever.
« Hier, sur l’ordre du gouverneur, un nouveau convoi de vivres a été apporté au Prêcheur par les soins de M. Pignier, agent du service local à Saint-Pierre (6.000 kilogrammes viande salée, haricots, morue).
« Les représentants de l’administration ont rencontré, pour
effectuer les distributions des vivres, les plus grandes difficultés.
À peine arrivé sur le littoral, le chaland qui les portait
a été envahi par la foule, et le fonctionnaire préposé à
ce service a eu toutes les peines du monde à faire comprendre
aux malheureux habitants qu’il leur était nécessaire
au préalable de se munir de bons d’approvisionnements
revêtus du visa du maire.
« M. Grelet, le maire du Prêcheur, malgré toute son activité, est débordé et surmené.
« Le vapeur de l’administration a ramené à Saint-Pierre un grand nombre de familles du Prêcheur, qui ne veulent pas séjourner plus longtemps dans cette localité. Beaucoup d’autres n’ont pu trouver place à bord, et le bateau a dû prendre subitement le large pour ne pas être exposé à couler avec tous ses passagers. »
Cela se passait le 6 après la petite éruption du 5. Imaginez si l’état d’esprit des malheureuses gens a dû se raffermir après la terrible éruption du 8.
Le héros n’est pas un personnage qui court les rues, à la Martinique pas plus qu’ailleurs. Les hommes sont les mêmes partout, quelle que soit leur race. Mais qu’on ne voie point là reproche à M. le sénateur Knight, il est dans son rôle en présentant ses électeurs comme des héros… Et moi je suis dans mon rôle aussi, dans mon rôle de reporter, en remettant au point ce qui dépasse un peu trop la mesure permise…
Il y a dans notre caractère français des aspects déconcertants. Nous avons, depuis quelques années, perdu le sens de la mesure. En matière d’héroïsme surtout. Il nous faut des héros, toujours et partout. Un monsieur est attaqué sur un point quelconque de notre domaine colonial… et défend sa peau. C’est un héros. En l’espèce martiniquaise actuelle, des gens vont en bateau chercher d’autres… ce sont des héros. Qu’on y réfléchisse un peu, de sens rassis. Vraiment c’est exagéré…
Notez que je ne cherche en particulier chicane à personne. Mais blâmant les exagérations et le bluff des Américains, il est juste que je ne taise pas les nôtres.
Et je reviens à M, le sénateur Knight.
Il a perdu cent quatre personnes de sa famille et tous ses biens, toute sa fortune (sauf les 125.000 francs que lui a rendus la Banque), mais, dit-il, sa ruine personnelle ne le préoccupe pas. Ce n’est rien. Il pense à ses concitoyens.
En quittant la Martinique, il leur a fait, par le canal du journal L’Opinion, des adieux qui valent d’être conservés.
Les voici :
« À la veille de laisser la Martinique en deuil, j’envoie à mes concitoyens dans un fraternel salut, non pas un adieu, mais un fraternel au revoir. Des malheurs sans précédent se sont abattus sur notre cher pays. La catastrophe du 8 mai pèsera comme un angoissant souvenir sur nos cœurs pour toujours blessés.
« Saint-Pierre, l’âme de notre colonie, ce foyer d’activité et d’intelligence, et de toutes les espérances, a été anéanti en quelques minutes, brûlé, tordu, broyé par les flammes dévorantes du volcan, et toutes ces ruines encore fumantes couvrent trente cinq mille de nos concitoyens, endormis de l’éternel sommeil. La mort a fauché bien durement : vieillards, femmes, adultes, enfants, le passé, le présent, l’avenir, tous ont péri. Quelle famille ne pleure pas la perte d’un être cher !
« Quelle misère pour les heureux survivants dont la brutale éruption a consommé ta ruine !
« Que dirai-je des environs de la grande cité ? Le Prêcheur, la Grande-Rivière, le Macouba, tous ces endroits, hier si animés, apparaissent aux regards stupéfiés comme le tableau navrant de l’abominable dévastation.
« Les populations du Carbet, du Prêcheur, de la Grande-Rivière, du Macouba, de la Basse-Pointe, de l’Ajoupa-Bouillon, du Morne-Rouge, en tout vingt-cinq mille habitants, ont dû, pour échapper à la mort, abandonner les lieux où tant de liens les attachaient et se réfugier vers d’autres points moins menacés.
« Partout l’inquiétude et l’anxiété sont grandes, et pourtant vous ne désespérez pas, car vous croyez avec moi que le volcan de malheur a fini son œuvre de désolation, et déjà avec le courage, l’énergie, le patriotisme aussi qui ne vous ont jamais abandonnés, vous envisagez la possibilité de reconstituer ce qu’ont fait disparaître les forces impitoyables de la nature. D’ailleurs, ne sommes-nous pas fortifiés dans nos espérances par ces grandes manifestations d’universelle pitié, par ces actes spontanés de solidarité humaine dont nous avons reçu tant de réconfortants témoignages ?
« Merci à tous les peuples qui ont douloureusement accueilli la nouvelle de nos désastres !
« La France, telle une mère éplorée qui a perdu des enfants bien-aimés, nous a envoyé le cri de sa poignante détresse. Il m’a été donné d’assister à des épreuves sans nom, de partager avec vous les mêmes joies et de connaître comme vous tous les deuils. Je suis resté au milieu de vous pour prêter sans marchander mon concours à tous ceux qui, dans un magnifique élan de générosité, se sont employés à organiser les secours.
« Nous devons rendre hommage à l’activité infatigable, au dévouement, à l’entière compétence de notre gouverneur intérimaire, M. Lhuerre, à qui incombait dans ces circonstances tragiques le lourd fardeau de faire face à toutes ces difficultés.
Vous avez vu Sévère, le maire de Fort-de-France, déployer avec un zèle touchant ses grandes qualités d’administrateur et aider le gouverneur pour parer aux misères qui nous menaçaient.
Nous leur garderons notre reconnaissance, ainsi qu’à tous ses collaborateurs, entre autres ceux qui, sous la direction de M. Cappa, ont exposé sans cesse leur vie dans l’œuvre dangereuse de l’incinération des cadavres à Saint-Pierre.
Vous n’oublierez pas l’admirable concours que nous ont prêté le croiseur danois Valkyrien, le Pouyer-Quertier et le croiseur Suchet, dont le commandant Le Bris, les officiers et tout l’équipage ont aidé au sauvetage des habitants menacés, avec un esprit d’abnégation au-dessus de tout éloge, et une inlassable bonne volonté.
Nous garderons un sentiment de reconnaissance pour les vaillantes troupes de la garnison qui, sous la conduite du colonel Dain, ont rendu d’inappréciables services, exposées parfois aux plus grands dangers.
Vous vous souviendrez de cet élan de charité qui a animé la république voisine.
Nous garderons le souvenir réconfortant des beaux caractères qui se sont révélés au cours de ces épreuves. Nous avons vu Grelet, le maire du Prêcheur, rester pendant douze jours sous la pluie de cendres, au milieu de ses administrés, en proie aux pires souffrances, aux pires douleurs, assisté, jusqu’au dernier moment, par le curé de cette paroisse, l’abbé Després, qui n’a quitté la commune qu’après que le dernier habitant eut été mis en sécurité.
Le maire de la Grande-Rivière, Émilien Théophile, celui de Macouba, Marelo ; l’adjoint au maire du Morne Rouge et le maire de Fond-Saint-Denis ont eu à ce moment une attitude héroïque.
Enfin, vous saurez rendre hommage à ces fonctionnaires de la Basse-Pointe qui s’appellent : de Montaigne, conducteur des ponts et chaussées ; Lodi, receveur de l’enregistrement ; Mamor, des contributions. Sous la conduite de de Montaigne, ces dévoués concitoyens, sans un instant de repos, ont assuré le ravitaillement de la population et la police, après avoir effectué le sauvetage des familles que la crue des rivières menaçait d’emporter.
Avec vous, j’envoie un salut plein d’émotion aux mémoires du gouverneur Mouttet et de Mme Mouttet, du colonel Gerbault et de Mme Gerbault, et de tant d’autres qui ont trouvé la mort en suivant la pensée du devoir. Devant toutes les familles éplorées, je m’incline avec douleur et respect.
Je me joins à vous pour saluer la mémoire de tous nos chers morts.
Et maintenant, ma tâche est accomplie ; je me sépare de vous ayant d’autres devoirs à accomplir en France. Ces devoirs, vous les connaissez ; il n’y en a pas de plus impérieux que ceux que me prescrit la sauvegarde des intérêts de notre malheureux pays.
Je mettrai dans l’accomplissement de mon mandat toute mon énergie, tout mon cœur.
M. le sénateur Knight s’est en effet préoccupé de remplir son mandat au mieux des intérêts de ses mandants. Voici les paroles que le Figaro lui prêtait le 13 juillet.
— J’ai l’intention de prier le ministre des Colonies de demander au chef de la mission scientifique quelle est la situation exacte de la Martinique vis-à-vis du volcan. Je veux qu’il me dise les mesures qu’il compte prendre pour mettre en sécurité la population.
Quant aux habitants de Fort-de-France, qui sont en pleine prospérité, ils se croient en sécurité. Est-il nécessaire d’introduire le doute dans leur esprit ? Ces gens-là sont relativement heureux ; faut-il les affoler en leur disant qu’ils courent un danger ? Pour ma part, je ne l’ai jamais tenté.
Avant d’aborder cette question, il faut que nous soyons fixés sur l’imminence du danger. Si ce danger persiste, l’évacuation de l’île tout entière s’impose, immédiate, dans les quarante-huit heures. Si la Martinique est encore habitable, je demande au gouvernement 40 millions que je répartirai ainsi : 15 millions pour les travaux publics et 25 millions pour permettre aux habitants de refaire leur fortune.
Quand je songe à ce qu’a fait l’Angleterre pour l’île Maurice lors d’un cyclone survenu en 1889, je suis vraiment attristé. À la nouvelle de la catastrophe, qui n’était rien à côté de la nôtre, le Parlement anglais, réuni aussitôt a voté l’envoi de 25 millions à l’île Maurice. Comparez. Enfin en 1891, lors d’une éruption survenue à la Martinique et qui détruisit de vastes propriétés, la métropole — j’avais dit qu’elle n’a jamais rien fait pour nous, c’est une erreur — nous a prêté 3 millions — sans intérêt, il est vrai — payables en dix annuités. Nous avons déjà remboursé 1,500,000 francs.
L’étranger — notamment l’Amérique qui nous a envoyé trois millions — doit sourire de mépris en voyant le peu d’empressement que met la France à secourir ses enfants !
La mission scientifique dont parle M. Knight avait envoyé par lettre le 8 juillet au ministre de Colonies, lettre reçue le 20 juillet, son avis sur la situation de la Martinique vis-à-vis du volcan. Cette lettre communiquée aux journaux disait que l’on n’avait plus rien à craindre du volcan… il se conduisait bien… il se taisait… il avait permis aux membres de la mission de faire l’ascension de la montagne… il n’y avait plus de danger… aucun…
Pour un peu on aurait engagé les spéculateurs à se presser pour ne pas manquer l’occasion d’acquérir à bon prix d’excellentes terres en flanc de coteau du volcan…
Les excellents, les bons, les braves, les dignes savants officiels… on ne leur avait cependant pas comme du temps de M. Decrais demandé la note optimiste par force… à moins que le sourire de M. Lhuerre ne les eût engagés à se montrer optimistes, quand même, suivant l’ancienne tradition.
Mais voyez le volcan indiscipliné !
Le 9 à peine expédiée la lettre rassurante, il se remettait à jeter sur le malheureux pays la cendre, la pierre, la fumée, la vapeur et le feu…
Pas de laves… Non… Ces parfaits savants officiels ont écrit qu’il n’y avait pas eu de laves…
C’est de la rosée, de la rosée bienfaisante qui, une fois de plus, couvrait le 9 juillet l’île d’une atmosphère de mort…
Je propose qu’en crée une nouvelle et spéciale décoration pour ces bons savants qui, le 8 juillet, écrivent que tout danger a disparu et à qui le 9 juillet le volcan inflige ce brûlant démenti…
L’aventure des autres, de ce malheureux Mouttet… qui mourut… avec les quarante mille, pour avoir voulu affirmer ce que nul homme ne peut savoir… cependant aurait dû leur apprendre l’humilité.
Non.
C’était d’officiels savants en mission officielle…
XXXVII
L’HISTOIRE OFFICIELLE DE LA MARTINIQUE PENDANT ET APRÈS L’ÉRUPTION
Elle est dans les télégrammes envoyés au gouvernement, d’abord par M. Mouttet, ensuite par M. Lhuerre.
Ces télégrammes, communiqués par les services de presse du ministère, ont été publiés.
Je n’y reviendrai pas.
Mais comme aujourd’hui l’on discute sur cette question de savoir si l’administration pouvait être rassurée au point de maintenir… comme elle l’a fait… de force, ses fonctionnaires à Saint-Pierre, et par cela même les habitants ;
Comme on prétend même que tout ce que le public savait était de nature à l’engager à demeurer sous le volcan, dont les menaces ne pouvaient être prises au sérieux ;
Sans chercher preuves du contraire dans des renseignements, dans des entretiens qui pourraient être niés, je reproduirai simplement les dépêches qui ont été affichées à la porte des bureaux du câble français à Fort-de-France, puis imprimées par le Journal officiel de la colonie.
Fort-de-France, 3. — La nuit dernière, l’éruption volcanique de la Montagne Pelée a pris de grandes proportions. La ville de Saint-Pierre et les campagnes environnantes ont été couvertes par une épaisse couche de cendres grisâtres. De nombreuses détonations ont été entendues, et on a remarqué que le sommet de la montagne était sillonné d’éclairs.
Enfin, vers 2 heures du matin, le cratère a vomi des flammes et projeté des pierres d’un assez fort volume, dont quelques-unes sont tombées sur le quartier dit « Montagne d’Irlande », près du Prêcheur, qui est situé à plus de 2 kilomètres à vol d’oiseau du cratère.
Ce matin, la route du Prêcheur est presque interceptée par une épaisse fumée et de très fortes odeurs de soufre.
À Saint-Pierre, un brouillard intense empêche la circulation du tramway de Fonds-Coré. Une forte panique règne et les quartiers du Prêcheur, Morne-Rouge, Sainte-Philomène, sont désertés par les habitants.
À Fort-de-France, les toits des maisons et les rues sont couverts d’une légère couche de cendres.
Saint-Pierre, 8 heures du matin. — Nouveaux renseignements fournis par M. Sully : Au Prêcheur, on constate des trépidations bien marquées et des grondements souterrains. À Saint-Pierre, la pluie de cendres, qui avait cessé un instant, a repris avec plus d’intensité. Il est probable que l’éruption va augmenter de violence.
L’épaisseur de cendre tombée cette nuit est de 1 millimètre au Mouillage et de plus de 2 millimètres au Prêcheur. La population est très émue.
Fort-de-France, 4. — L’éruption volcanique de la Montagne Pelée continue. Hier, jusqu’à 6 heures du soir, la brise entraînait la pluie de cendres vers l’Ouest, ce qui formait un nuage noir très opaque se prolongeant jusqu’à l’horizon. De 6 heures 30 à 9 heures du soir, cette pluie de cendres s’est abattue sur Saint-Pierre et les environs, et un bruit sourd a été entendu toute la nuit.
Ce matin la pluie de cendres continue mais ne tombe plus sur Saint-Pierre.
Saint-Pierre, 9 heures du matin. — Nouveaux renseignements fournis par M. Sully :
L’éruption continue avec la même intensité ; les cendres continuent de tomber en abondance sous le vent des cratères. Un nouveau cratère s’est ouvert au nord de ceux déjà existants.
À Saint-Pierre, il est tombé 2 millimètres de cendres, au Fonds-Coré, 12 au Prêcheur très fortes quantités.
La Rivière-Blanche dont le cours avait considérablement augmenté est complètement desséchée.
Saint-Pierre, 5. — Renseignements fournis par M. Sully sur l’éruption volcanique :
Ce matin, période d’accalmie, cendre continue à tomber au Prêcheur et autres endroits sous le vent des cratères. Cendre tombée cette nuit à Saint-Pierre, 3 dixièmes de millimètre. On compte aujourd’hui en totalité 4 millimètres de cendres tombées à Saint-Pierre, 5 centimètres au Prêcheur et 25 à 30 centimètres sur les pentes moyennes de la montagne. Campagnes abandonnées par population ; pénurie complète de vivres et d’eau ; animaux meurent de faim et de soif ; branches arbres se brisent sous le poids des cendres. La nuit dernière, intensité de l’éruption avec déploiement considérable d’électricité atmosphérique, éclairs, tonnerre, langues de feu. Les habitants de Fonds-Coré désertent l’endroit.
La nuit dernière, les cendres tombaient également en abondance sur Macouba.
En dernière heure, on annonce que la Rivière-Blanche déborde d’une façon extraordinaire menaçant l’usine Guérin. M. Guérin déménage et gagne la ville avec toute sa famille.
12 h. 35. — Rivière-Blanche devenue torrent furieux roulant de la lave boueuse. « Rivière-Sèche » qui était à sec ces jours derniers roule des eaux noirâtres en petite quantité.
1 h. 22. — À l’instant, très forte poussée d’éruption ; la mer monte, un magasin a, dit-on, été envahi, des bateaux sont à la côte. On ferme tous les magasins ; c’est un raz de marée et les quais sont brisés. Le « Rubis » est à la côte, cela est dû, sans doute, à une secousse souterraine ; faits très graves, panique épouvantable.
1 h. 27. — Mer se retire de 25 à 30 mètres pour revenir au rivage avec dépassement niveau normal de plusieurs mètres ; formation nombreuses fumeroles et crevasses dans vallée de Rivière-Blanche depuis l’embouchure jusqu’à cratère volcan. Situation très grave, panique épouvantable.
1 h. 35. — À 1 h. 10, une coulée de laves, échappée de l’étang sec avec fumées énormes, est descendue à la mer en moins de trois minutes par la vallée de la Rivière-Blanche. Il y a très probablement des victimes.
Saint-Pierre, 3 heures du soir. — Vers une heure, une coulée de laves s’est précipitée du cratère et s’est dirigée vers vallée de la Rivière-Blanche. Usine Guérin en partie effondrée ensevelissant sous ses ruines tout le personnel de l’usine.
Victimes, vue soudaineté du désastre, semblent être très nombreuses.
La lave, arrivée à la mer, a produit une action de retrait qui très accentuée, des flots sont revenus ensuite vers le rivage en produisant une lame énorme qui a englouti les deux chaloupes à vapeur de l’usine Guérin. Panique épouvantable. Habitants se retirent vers les hauteurs.
Saint-Pierre, 3 heures 29 soir. — Le volcan fume très fort, la terre tremble légèrement ; le raz de marée est terminé, il n’a pas duré plus d’un quart d’heure. Les bateaux sur rade n’ont pas souffert ; la poussée de la mer les avait simplement rapprochés du rivage.
En ce moment, les bateaux paraissent se préparer à lever l’ancre.
5 mai, 8 heures (soir). — L’usine Guérin n’existe plus. Sur un parcours de plus de 600 mètres tout a été couvert par environ 10 mètres d’épaisseur de lave boueuse. Une tranchée énorme a été ouverte par le passage de la lave.
8 heures 30. — La route du quartier de la Rivière-Blanche n’existe plus ; elle est recouverte par une couche de boue d’environ 28 mètres.
9 heures 30. — On annonce de Fonds-Coré que la distillerie Isnard, le morne Saint-Martin, l’usine de la Rivière-Blanche et les magasins de la distillerie Furnon ont complètement disparu. La distillerie Bernard est fortement endommagée. Le postillon de Fonds-Coré, Sainte-Philomène et Prêcheur ne pouvant continuer a dû revenir sur ses pas.
Le départ du steamer américain Korona a été renvoyé à jeudi 8 courant.
Fort-de-France, 6. — Renseignements fournis par M. Sully.
Nuit dernière, éruption a continué très fort. Vers 3 heures du matin, un fort grondement, dû probablement à un débordement du cratère, s’est fait entendre pendant environ vingt minutes. Ce matin le débordement de boue assez abondant.
Renseignements fournis par M. Landes :
La Montagne Pelée était partiellement découverte ce malin. La digue de l’Étang sec brisée aux pieds du Petit-Bonhomme n’existe plus. Nous voyons rouler, de la hauteur, sur le côté du Petit-Bonhomme, faisant face au Morne à la Croix, des blocs et de la lave incandescente. Quelques instants après chute de nouvelles laves et blocs énormes venant du Morne-la-Croix qui remontent la paroi du Petit-Bonhomme.
Tout cela faisait un ensemble de phénomènes effrayants.
Si effrayants que l’on ne permettait plus le 7, d’afficher autre chose que des communications rassurantes. Cela est prouvé, cela est avoué…
Et l’on faisait dire à M. Landes :
« À mon avis, la Montagne Pelée ne présente pas plus de danger pour la ville de Saint-Pierre que le Vésuve n’en offre pour Naples. »
Et à M. Sully :
« D’après les apparences extérieures, l’intensité de l’éruption est en décroissance marquée. La hauteur de la colonne de cendre qui, dans la nuit de dimanche à lundi, atteignait 5,600 mètres n’arrivait plus dans la matinée d’aujourd’hui qu’à 2,500 mètres. L’éruption de boues fumantes dans la vallée de la Rivière-Blanche n’arrive plus à la mer.
Beaucoup de touristes se sont dirigés vers le cratère. »
Puis comme ces notes ne suffisaient pas, comme on se rappelait qu’en 1851 la population n’avait été rassurée que par des déclarations de savants réunis en commission, le 7 on affichait :
Fort-de-France, 7, 10 heures matin. — Le Gouverneur vient de nommer une commission à l’effet d’étudier les caractères de l’éruption volcanique de la Montagne Pelée. Cette commission est composée de MM. le lieutenant-colonel Gerbault, directeur de l’artillerie, président ; Mirville, pharmacien major des troupes coloniales ; Léonce, sous-ingénieur colonial des Ponts-et-Chaussées ; Doze et Landes, professeurs de sciences naturelles au Lycée de Saint-Pierre.
Les résultats des travaux de la commission seront portés à la connaissance du public.
Et c’était ensuite la suprême ironie du destin…!
Deux heures après l’anéantissement de Saint-Pierre, alors que l’on ne savait encore rien de la catastrophe on affichait ceci à Fort-de-France :
La commission nommée par l’administration de la Martinique pour étudier les phénomènes volcaniques de la Montagne Pelée s’est réunie le 7 mai à Saint-Pierre, à l’hôtel de l’Intendance sous la présidence d’honneur de M. le Gouverneur. Après examen des faits constatés depuis le commencement de l’éruption, elle a reconnu :
« 1o — Que tous les phénomènes qui se sont produits jusqu’à ce jour n’ont rien d’anormal, et qu’ils sont au contraire identiques aux phénomènes observés dans tous les autres volcans ;
« 2o — Que les cratères du volcan étant largement ouverts l’expansion des vapeurs et des boues doit se continuer comme elle s’est déjà produite sans provoquer des tremblements de terre ni des projections de roches éruptives ;
« 3o — Que les nombreuses détonations qui se font entendre fréquemment sont produites par des explosions de vapeurs localisées dans la cheminée et qu’elles ne sont nullement dues à des effondrements de terrain ;
« 4o — Que les coulées de boue et d’eau chaude sont localisées dans la vallée de la rivière Blanche[12] ;
« 5o — Que la position relative des cratères et des voilées débouchant vers la mer permet d’affirmer que la sécurité de Saint-Pierre reste entière ;
« 6o — Que les eaux noirâtres roulées par les rivières des Pères, de Basse-Pointe, du Prêcheur, etc., ont conservé leur température ordinaire et qu’elles doivent leur couleur anormale à la cendre qu’elles charriaient.
« La commission continuera à suivre attentivement tous les phénomènes ultérieurs, et elle tiendra la population au courant des moindres faits observés. »
Y a-t-il quelque chose de plus tragique… et savez-vous quelque chose de plus macabre que cette pièce officielle aux six considérants officiels d’encouragements officiels… rédigée par des savants officiels sous la présidence d’honneur du gouverneur.
Quand ils écrivaient cela ils avaient peur….
Quand ils affirmaient que les phénomènes du volcan n’avaient rien d’anormal ils sentaient qu’ils sombraient dans l’inconnu et ils avaient peur…
Et ils mentaient… !!
La métropole témoigna de suite quel vif intérêt elle porte à la Martinique et combien douloureusement avaient retenti en France les échos de la catastrophe où quarante mille Martiniquais, quarante mille français avaient trouvé la mort.
M. Decrais ministre des colonies et interprète officiel de la douleur française adressa au gouverneur par intérim toute une série de télégrammes que l’Officiel de la Martinique a publiés.
Voici le premier.
C’est avec la plus poignante douleur que le Gouvernement a appris la catastrophe dont la population et la ville de Saint-Pierre viennent d’être les victimes. Je vous prie de transmettre à nos infortunés concitoyens de la Martinique l’expression de la profonde sympathie qu’éprouve pour eux dans cet immense malheur la Nation tout entière. Jamais la Métropole n’a senti avec plus de force la puissance des liens qui l’attachent depuis des siècles à ses vieilles et fidèles colonies antillaises. Demain matin, le croiseur d’Assas partira avec une mission chargée par le Gouvernement de s’entendre avec vous pour la distribution d’une somme de 500.000 francs qu’elle apporte.
Puis, après les télégrammes arriva la pensée vivante du ministre, M. Maurice Bloch, le chef des comptables du Pavillon de Flore. Il apportait 500.000 francs et des consolations à bord du croiseur d’Assas.
J’ai assisté à son arrivée. Je ne l’ai pas vu distribuer les 500.000 francs. Mais je l’ai entendu verser les consolations.
C’était à la mairie de Fort-de-France, devant la Commission de secours, et voici quel fut ce discours… de consolation :
Messieurs, a dit l’éloquent interprète de la pensée ministérielle, je viens, au nom du gouvernement de la République, vous apporter le témoignage de douloureuse et profonde sympathie de la France.
À la nouvelle de la terrifiante catastrophe qui, en s’abattant sur une de nos plus anciennes et plus chères colonies, anéantissait une population de près de trente mille âmes et rayait une cité grande et prospère de la carte du monde, la stupeur et l’angoisse s’emparèrent du pays fout entier.
Dès qu’il apprit la destruction de Saint-Pierre, M. le ministre des Colonies, qui se trouvait dans la Gironde, rentra précipitamment à Paris, décidé à aller lui-même à la Martinique distribuer les secours et les consolations nécessaires ; mais les devoirs impérieux de sa charge, l’importance même des mesures à prendre, qui commandait sa présence dans la capitale, triomphèrent de son ardent désir et il dut me déléguer le grand honneur de le représenter, en me confiant le soin d’apporter quelque soulagement à tant de misères. Toutefois, pour bien marquer quelle part personnelle il prenait à vos souffrances, le ministre a tenu à m’adjoindre son secrétaire particulier, dépositaire de sa pensée, intime confident de son douloureux souci.
Je n’ai pas l’éloquence de M. Albert Decrais, je ne possède pas le charme inimitable de sa parole, je ne saurais trouver les mots qu’il aurait su vous dire, mais je puis au moins suivre ses instructions et donner toutes mes forces et toute mon âme à l’adoucissement des infortunes que je vais rencontrer ici. Je ne faillirai pas, croyez-le, à ce pieux devoir.
Messieurs, j’ai appris au cours de ce voyage qu’un superbe mouvement d’émotion et de confraternité s’emparait des nations qui accourent en foule à votre aide, et, s’il était possible de concevoir aujourd’hui quelque compensation à vos souffrances, il faudrait la chercher dans cette magnifique et puissante manifestation de solidarité humaine.
Avant de terminer, Messieurs, je tiens à donner au nom du gouvernement, en mon nom personnel aussi, un dernier salut à ceux qui ne sont plus. J’adresse donc l’adieu suprême à M. le gouverneur Mouttet, mort victime de son devoir, à Mme Mouttet, cette femme gracieuse et forte, cette femme française qui allait au danger en toute simplicité pour partager avec son mari les risques de sa haute mission, comme elle en partageait les honneurs.
J’adresse l’adieu suprême au colonel Gerbault et à sa femme qui, comme Mme Mouttet, n’a pas voulu, à l’heure du combat contre la nature révoltée, se séparer du compagnon de sa vie.
Je m’incline devant M. Michon, le directeur de la Banque, devant les sœurs de charité, les prêtres, les officiers, les magistrats, les fonctionnaires de tout rang, devant la jeunesse de nos écoles, aujourd’hui fauchée, devant les enfants et les femmes, devant tous nos concitoyens, devant tous les chers disparus ; je m’incline et je pleure, confondu par la grandeur du désastre et par cette désolation.
Je suis venu ici vous présenter les condoléances émues du gouvernement. La nation tout entière a ressenti une poignante douleur à la nouvelle de cette catastrophe qui, en quelques instants, a fait de la cité florissante de Saint-Pierre, le centre le plus important de la colonie, un amas de décombres et de ruines.
Dès mon arrivée, on m’a rendu compte de tout le dévouement dont on fait preuve, dans les secours apportés aux sinistrés et leur sauvetage, les officiers et leurs troupes, les fonctionnaires et les magistrats municipaux qui, comme des soldats à l’assaut, ont été les premiers au danger.
Je n’ai pas besoin de rappeler la conduite héroïque du Suchet et de son admirable commandant ; le souvenir de tout ce qui a été fait dans la circonstance par l’équipage de ce navire est trop présent dans les esprits.
Je n’ai pas non plus besoin d’insister sur la courageuse attitude de votre dévoué sénateur, qui, oubliant ses malheurs de famille et ses intérêts particuliers, s’est immédiatement porté au secours de ses concitoyens en détresse.
Enfin, puisque M. le maire de Fort-de-France est devant moi, qu’il me permette aussi de lui rendre hommage pour l’activité et l’esprit de sacrifice vraiment admirables qu’il a montrés dans les douloureuses circonstances que nous traversons. Il donne à l’administration de la colonie le concours le plus entier, le plus absolu.
M. le Gouverneur, grâce à ses brillantes qualités d’administrateur et à sa sollicitude toujours en éveil, a su trouver les ressources nécessaires pour parer aux besoins les plus urgents des malheureuses victimes du 8 mai. Au nom du gouvernement, j’adresse à M. Lhuerre qui, brusquement privé de son chef dans une période critique sans précédent, a su assurer sans faiblesse tous les services de la colonie, ainsi qu’au maire de Fort-de-France, mes plus sincères félicitations.
De mon côté, je m’efforcerai d’apporter un soulagement à toutes les infortunes et à toutes les douleurs dont nous sommes les témoins attristés. Je suis chargé par le ministre des Colonies de distribuer, à titre de secours, une somme de 500.000 francs. Si ces fonds sont insuffisants, j’en ferai part à la Métropole, et je suis convaincu que son cœur ne restera pas insensible à mon appel.
Je vais vous laisser, Messieurs, à vos travaux. Je serais heureux de venir parfois au sein de votre commission. Vos infortunés compatriotes peuvent compter sur tout mon dévouement.
Est-ce beau !
Les infortunés Martiniquais pouvaient compter sur tout le dévouement de M. Maurice Bloch…, lequel n’avait, par ailleurs, mandat de rien… de rien que de consoler.
La mort fige le rire. Un décor de tombes ne convient pas à la satire…
Mais, vous conviendrez avec moi que pour la blague macabre, le susdit Maurice Bloch et son seigneur notre Ex-Excellence Albert Decrais détiennent le record…
J’avais chez un nègre de mes amis plaisanté la diarrhée verbeuse qui caractérise les gens des Antilles. J’ai revu ce nègre après le discours Bloch. « Ne croyez-vous pas que nous soyons réhabilités !… » — « Oh ! si… »
Passons. Passons.
XXXVIII
LA VIE À SAINT-PIERRE, SOUS LA MENACE DU VOLCAN.
Ce qu’était la vie à Saint-Pierre, durant les jours qui précédèrent la catastrophe, on a pu s’en faire une idée à la lecture des précédents articles de mon reportage. Il faut cependant que j’y ajoute encore quelques documents.
Tout d’abord, on prit l’éruption de la Montagne Pelée pour une amusante curiosité. On songeait au vaudevilliste qui faisait dire à l’un de ses personnages : « Comment, ces imbéciles avaient un volcan et ils l’ont laissé éteindre ! »
Le volcan se rallumait, le volcan fumait… Tant mieux… Cela donnait un nouvel attrait à la montagne Pelée. Le cratère devenait un but d’excursion, « sensationnelle ». Depuis le temps qu’on y allait et que c’était toujours la même chose, on commençait à s’en fatiguer… Les fumées du volcan donnaient, enfin, occasion d’organiser de belles parties de tourisme, et l’on insérait dans le numéro des Colonies daté du 2 mai, l’avis suivant :
Nous rappelons que c’est dimanche prochain, 4 mai, que doit avoir lieu la grande excursion à la Montagne Pelée organisée par les membres de la Société de gymnastique et de tir.
Ceux qui n’ont jamais été jouir du magnifique panorama qui s’offre à l’œil du spectateur étonné, à une altitude de 1.300 mètres, ceux qui désirent voir de près le trou encore béant par lequel s’échappaient, ces jours derniers, les épaisses fumées qui n’ont pas manqué de jeter l’effroi au cœur des habitants des hauteurs du Prêcheur et de Sainte-Philomène, devront profiter de cette belle occasion et venir se faire inscrire au siège de la Société, rue Longchamps, ce soir au plus tard.
La réunion des excursionnistes aura lieu à 3 heures un quart du matin au Marché du Fort, et le départ à 3 heures et demie très précises. On se rendra à la Rivière-Blanche, habitation Isnard, où l’on trouvera des conducteurs.
Ceux qui ne voudraient pas s’occuper de leur nourriture, devront verser une cotisation de 3 francs : ils ne regretteront pas de ne pas s’être embarrassés du soin de se procurer des vivres.
D’après les tuyaux que nous avons pu avoir, la compagnie sera très nombreuse. Si donc le temps est beau, les excursionnistes passeront une journée dont ils garderont longtemps un agréable souvenir.
Il reste entendu que ce jour-là il n’y aura point de tir au Jardin botanique.
L’inquiétude ne parut qu’assez tard. On affectait de conserver la gaieté, l’insouciance avec lesquelles on avait accueilli les premières fumées, les premières cendres… Les avait-on assez plaisantées ces premières menaces, ces premiers avertissements du volcan ! L’esprit créole avait trouvé pour cela des raffinements qui valent d’être conservés.
Telle cette fin de chronique non signée qui parut dans les Colonies du 30 avril :
Pour nous, insulaires de la Martinique, avril, s’il n’a pas été comique, aura été tragique, doublement tragique. Nous y aurons vu deux éruptions volcaniques, l’une dans les esprits, l’autre à la Montagne Pelée ; l’une électorale, l’autre physique ; l’une de discours, de propagande, de rhum, d’argent et de bulletins de vote, l’autre de fumée et de cendres. L’une n’est pas finie, car le volcan électoral fume encore et ne s’éteindra que dans douze jours ; l’autre continue, car notre Pelée est toujours en activité et éteindra ses feux nous ne savons quand. Ni de l’une, ni de l’autre on ne sait ce qui résultera. Espérons que ce ne sera rien de mauvais.
Oui, en vérité, mémorable sera notre avril 1902, surtout au point de vue de l’éruption physique ou volcanique, on en parlera comme on parle du 5 août 1851, date de l’avant-dernière. Quand nous entendions parler de celle-ci, nous eussions voulu y être ; cela nous paraissait un phénomène extraordinaire, et d’autant plus piquant que, croyant notre Pelée éteinte, nous n’espérions jamais voir un événement de ce genre. Aussi qu’elle n’a pas été notre surprise quand on vint nous dire que la Montagne Pelée fumait ! Nous prîmes tout d’abord la chose pour un poisson d’avril, et nous ne crûmes que quand nous eûmes vu. De grosses masses, tantôt noirâtres, tantôt blanches de fumée, sortaient de terre et montaient rapidement et verticalement dans les airs en s’arrondissant. Ensuite, une accalmie se produisait, puis le même manège recommençait. Nous vivrons encore cent ans que nous garderons intact ce souvenir. Précieusement, nous garderons aussi cette cendre mystérieuse, sortie des mystérieuses et enflammées entrailles de notre globe et vomie à des kilomètres de distance par la gueule de notre volcan. Sans doute, c’est de la cendre comme une autre ; mais à moins d’être dépourvu de toute imagination, on avouera que cette cendre tient de la nature du phénomène quelque chose de particulièrement intéressant. Nous la gardons donc comme une relique. Elle est fine, légère, menue comme du ciment, d’une couleur semblable à celle du ciment, mais un peu plus bleuâtre. Cette cendre est pour nous un poème. Il est fait déjà dans notre imagination, et, si nous l’écrivions, nous l’intitulerions : La cendre du Volcan ! Et quelles flammes, amis, nous ferions jaillir de cette cendre !
Nous ne manquerons pas, par exemple, d’en célébrer la vertu bienfaisante pour la culture cacaoyère et caféière. Les habitants du Prêcheur prétendent qu’elle détruit les microbes de leurs plantations, et favorisent celles-ci. Ils assurent que les exhalaisons sulfureuses qui, depuis quelque temps s’échappaient de la montagne, ont hâté déjà la floraison de leurs cacaoyers et que l’on n’y a jamais vu tant et de si précoces fleurs !
Parfait. Pourvu que cela s’arrête là et que la montagne se contente de fumer et montrer de la cendre.
Mais pour Dieu ! qu’elle ne se mette pas à trépider ! C’est pour le coup que les cœurs trépideraient et danseraient aussi. Mais nous ne nous attendons pas à ce mauvais coup de sa part. La Montagne Pelée voyant que les bonnes coutumes s’en allaient a voulu simplement nous faire manger un poisson d’avril. Aimable avril ! aussi puisque tu vas te coucher, dors bien ! Et toi, mai, salut.
Ces lignes plurent sans doute beaucoup aux Pierrotins, et l’auteur en fut certainement complimenté quand il parut au Cercle artistique… Lues après le cataclysme, elles nous apparaissent macabres.
Mais l’inquiétude venait tout de même.
Je lis dans le dernier numéro des colonies, celui du 7 :
L’émigration de Saint-Pierre continue à se faire de plus en plus intense.
Du matin jusqu’au soir et toute la nuit ce ne sont que gens pressés portant des paquets, des malles, des enfants et se dirigeant vers le Fonds-Saint-Denis, le Morne-d’Orange, le Carbet, etc., etc. Quant aux vapeurs de la Compagnie Girard, ils ne désemplissent pas.
Et le journal appelle cela un « mouvement d’affolement. »
J’ai publié dans d’autres chapitres, les déclarations de M. Clerc et la lettre de M. Riffard, sur les appréhensions de M. Landes. Voici une interview de ce professeur dans le journal du 7 ;
Le 5 au matin, M. Landes a vu des torrents de fumée s’échapper de la partie supérieure de la montagne à l’endroit dit « Terre Fendue ». Il remarqua que la Rivière-Blanche s’enflait périodiquement et fournissait un volume d’eau cinq fois supérieur au volume normal des grandes crues. Elle charriait des blocs de rochers qui pouvaient peser jusqu’à 50 tonnes.
M. Landes se trouvait sur l’habitation Perrinelle et cherchait à midi 50 l’Étang sec ; il vit une masse blanchâtre descendre avec une rapidité de train express la pente de la montagne, s’engager dans la vallée de la rivière en marquant son passage par une épaisse fumée blanche. C’est cette masse de boue et non de lave qui a submergé l’usine. Plus tard, au bas du Morne Lénard, il a paru à M. Landes qu’il existait une branche nouvelle et qui peut être fournissait de la lave.
La vallée a reçu le contenu de l’Étang sec dont la digue s’est rompue, laissant tomber des eaux boueuses à une hauteur de 700 mètres. Si, chose surprenante, il n’y a pas eu trépidation du sol sous l’influence de cette énorme chute, c’est que la mer a fait tampon.
Il résulte des observations de M. Landes que, dans la matinée d’hier, la bouche centrale du volcan située aux fentes supérieures vomissait plus que jamais, mais par intermittence, des matières pulvérulentes jaunes et noires.
Il faut fuir le fond des vallées avoisinantes et habiter à une certaine hauteur pour éviter d’être submergé comme le furent Herculanum et Pompéï.
Le Vésuve, ajoute M. Landes, n’a jamais fait que de rares victimes. Pompéï fut évacué à temps et l’on n’a trouvé que peu de cadavres dans les cités ensevelies.
Conclusion : La Montagne Pelée n’offre pas plus de danger pour les habitants de Saint-Pierre que le Vésuve pour ceux de Naples.
Mais le journal ajoutait :
Cependant, ce matin, la montagne était découverte ; le morne Lacroix s’est montré présentant à sa base, du côté de l’Étang plein, une échancrure de 100 mètres de long sur 40 de hauleur, rendant possible la chute partielle de cette éminence qui pourrait amener un peu de trépidation du sol.
Et je prends encore dans ce même numéro le récit des phénomènes du 6.
Le 6, vers 7 heures, le débit de la Rivière des Pères augmenta. La rivière roulait une eau noirâtre. On croyait à une simple augmentation de volume causée par les pluies. Soudain un torrent arriva entraînant une très grande quantité de bambous ; puis succédèrent des arbres, des roches énormes que l’on peut encore voir dans le lit de la rivière. Le pont de l’habitation Perrinelle a disparu, pour ainsi dire, sous les blocs de roc. Si ce n’était le mur de la propriété qui a été assez fort pour ne pas céder, les écuries auraient été emportées par le torrent.
Ce premier débordement dura jusque vers 10 heures, diminua peu à peu, pour recommencer vers 2 heures du matin.
La Roxelane a débordé à son tour vers 7 heures du soir. Les eaux charrient de la cendre. À l’embouchure de la rivière flottent des poissons morts.
Est-ce qu’il n’était point normal que de tels phénomènes donnassent de la « panique » ?
Le 6, le quartier nord de Saint-Pierre était menacé…
Dans cette même journée du 6, un habitant de Saint-Pierre, M. Berte, écrivait à son frère les deux lettres que voici :
Joseph vient me réveiller et m’apprend qu’une grande partie de la population s’est transportée sur les boulevards se dirigeant vers le Fonds-Saint-Denis. Il paraît que la Rivière des Pères est envahie par une coulée de boue. Je perçois distinctement une odeur de bourbier. Le ciel est pur cependant. Avant de prendre une décision, je fais les constatations suivantes : il a plu dans la nuit, ce qui explique l’odeur infecte qui se dégage de la ville ; les détonations n’ont pas augmenté en intensité ; elles sont plus fréquentes et rappellent le tonnerre. Les brouillards de la montagne ont disparu, ce qui me permet de bien observer que le cratère n’a au-dessus de lui ni flammes ni cendres.
À l’Est, le temps est à la pluie.
La rue Castelneau est en émoi, c’est une danse de fanaux assez originale ; beaucoup de personnes portent des paquets sur la tête et marchent vite. La lumière électrique ne fonctionne pas depuis hier soir, les machines étant engorgées par les cendres. Tout bien pesé, je ne crois pas que le moment soit venu de suivre mes concitoyens affolés… et je reste malgré Joseph Claude, et Pauline.
Hier, à 1 h. 1/2, l’usine Guérin a été engloutie ; une vague de 2 mètres a envahi la Roxelane, a remonté la rivière et s’est arrêtée au Pont de Pierre. L’onde se propageant a atteint le Carbet. Depuis le matin, la Rivière-Blanche roulait une masse considérable de boue bouillante. Deux gendarmes à cheval partis de Saint-Pierre pour le Prêcheur vers 6 heures du matin avaient pu facilement traverser cette rivière ; à leur retour, vers 9 heures, ils ont été arrêtés par la violence du débordement et sont retournés au Prêcheur. À partir de ce moment, le courant augmente à vue d’œil, et des boulevards on pouvait suivre, par la vapeur qui s’y dégageait, l’avalanche de boue se précipitant par bonds prodigieux sur l’usine… l’usine fut complètement recouverte… Toute cette partie de Saint-Pierre n’est plus qu’une plaine, une plaine affreuse, puante, chaude, fumant abondamment. De loin, on dirait qu’un cratère s’est formé à cet endroit.
Il est 4 heures, mon cher Émile. Je m’habille et cours mettre cette note à la poste. Conserve-là. Inutile de te dire que je n’ai pas encore perdu mon sang-froid. Quand je ne pourrai plus prendre de notes, je saurai que le danger est imminent.
Je viens de visiter le lieu du sinistre d’hier. L’usine est ensevelie sous une montagne de boue. De l’endroit où se trouvait l’usine, jusqu’à l’habitation Neuilly, c’est une plaine de boue noire. Les maisons qui bordaient la route à droite ont disparu. Côtoyant la boue, je me suis rendu chez M. Isnard, et j’ai pu assister à la descente de la boue. On entend une détonation dans la montagne, puis une traînée de vapeurs blanches court avec une vitesse vertigineuse de l’endroit où l’explosion s’est produite. Pendant une demi-minute, on suit ces vapeurs ; on les perd ensuite de vue et, brusquement, vous voyez surgir devant vous une mer de boue fumante qui se rend dans la mer. Cela se fait avec un grondement formidable perceptible jusqu’à Saint-Pierre. Le lit de la Rivière-Blanche, ainsi que la gorge où coule cette rivière ayant été comblés, il est à présumer que la houe envahira la Rivière-Sèche.
D’où provient cette boue ? C’est le morne Lacroix et toutes les parties élevées de la montagne qui, sorties par l’eau bouillante et les gaz du cratère, se sont précipités dans le nouveau lac. Le volcan rejette toute cette masse de terre par saccades. Il en résultera une nouvelle configuration de la montagne. La chaîne se trouvera partagée en deux parties à son sommet : l’une du côté du Prêcheur, l’autre regardant Saint-Pierre.
Le volcan est toujours en pleine activité ; je crois même qu’il y a recrudescence. Les colonnes de fumée s’élancent gigantesques du cratère ; elles sont de plus en plus compactes et sont franchement éclairées par le feu intérieur. Jamais je ne les ai vues s’élever si haut et en telles masses. L’effet est saisissant et vous fait rêver malgré vous. Si je n’avais pas d’enfants, j’aurais été au Dos-de-Mulet, en compagnie de quelques amis, assister au spectacle merveilleux qui doit s’accomplir au four de la fournaise ! Je ne puis malheureusement que voir de loin.
La vague, qui s’est fait sentir à Saint-Pierre et dans ses environs, a atteint la route au Fonds-Coré. Elle a endommagé toutes les maisons de ce hameau ; maintenant, l’aspect est le même que celui qu’un ras de marée laisse après son passage. La mer de boue est une chose hideuse à voir. Quelque flegmatique que l’on soit, on éprouve une certaine émotion quand on l’aperçoit. Ce bruit sinistre qui vous environne et qui se propage par le sol, ces témoins dénudés qui s’offrent à la vue, ce changement absolu de choses qui, hier encore vivaient, tout cela vous jette dans un recueillement profond. On revient de ces lieux désolés, l’âme ou l’esprit, je ne sais, préoccupé. Le phénomène est beau, sublime, parce que grand, mais combien triste aussi ! Je ne puis le comparer à une tempête sur mer, n’en ayant jamais vu ; il doit être plus grandiose et plus horrible à la fois.
La population est affolée, tes femmes surtout. Il y a des chipies qui ont, dans leur jeunesse, brûlé bambous et roseaux, qui vous engueulent sans maille ni raison. Elles vous crient à la face, sans vous connaître : « Eh bien, pas ni bon Dieu. » Elles voient partout une intervention occulte. Si leurs filles ont trouvé un mâle, grâce à Dieu ! si un volcan entre en éruption, grâce à Dieu ! si elles se cassent la jambe, grâce à Dieu ! Maudites soient les gens qui exploitent ainsi la crédulité ignorante des foules.
Ainsi les gens avaient peur. Ils sentaient le danger. Ils avaient le pressentiment de quelque chose qui les engloutirait. Les gens à prétentions scientifiques parlaient de l’écroulement de la montagne et d’un tremblement de terre. Les autres ne parlaient pas de la nature de la catastrophe redoutée. Ils pensaient tout simplement qu’il y en aurait une et ils avaient peur. Et ils voulaient fuir.
Cela est indiqué dans l’affiche que le maire de Saint-Pierre fit placarder le 6, et dont voici la copie, l’original m’ayant été seulement prêté par un habitant de Fort-de-France, M. Josa, qui en avait reçu un exemplaire de Saint-Pierre :
Une nouvelle calamité vient de frapper notre malheureux pays déjà si éprouvé.
La commune de Saint-Pierre et celle du Prêcheur sont les plus atteintes par l’éruption du volcan de la montagne Pelée.
Cet événement a jeté la consternation dans toute l’île.
Les habitants des hauteurs de Saint-Pierre avoisinant la montagne, ceux du quartier de la Rivière-Blanche et de Sainte-Philomène sont sans asile et sans pain.
Aidée par la haute intervention de M. le Gouverneur et de l’autorité supérieure, l’Administration municipale a pourvu, comme elle le pouvait, aux premiers secours en vivres. Des logements sont fournis à ces émigrés intéressants, à ces travailleurs du sol dont les produits alimentaient Saint-Pierre et qui, en une nuit, ont vu le fruit de leur pénible labeur englouti sous la cendre.
Il vous appartient, chers concitoyens, dans ces douloureuses circonstances, de montrer ce que votre cœur renferme de générosité et de sollicitude pour ces victimes.
Que ces malheurs ne vous laissent pas indifférents, et que votre solidarité si connue trouve, en ce moment, une occasion de se manifester.
Le calme et la sagesse dont vous avez fait preuve depuis ces quelques jours d’angoisses nous font espérer que vous ne resterez pas sourds à notre appel.
D’accord avec M. le Gouverneur, dont le dévouement est toujours à la hauteur des circonstances et que nous avons accompagné hier à Sainte-Philomène et au Prêcheur, nous croyons pouvoir vous assurer que, vu les immenses vallées qui nous séparent des cratères, nous n’avons pas à craindre un danger immédiat et que la lave n’arrivera pas jusqu’à la ville : les événements seront localisés aux endroits déjà éprouvés.
Ne vous laissez donc pas abattre par des paniques sans fondement. Ne vous découragez pas et permettez-nous de vous conseiller de redoubler d’ardeur comme en 1890 et 1891, et de reprendre vos occupations habituelles afin de donner le courage et la force nécessaires au peuple si impressionnable de Saint-Pierre et des environs pendant une heure de calamité publique.
En même temps que cette affiche, Mme Josa recevait une lettre de la sœur du maire, sa parente. Cette malheureuse femme qui a péri le 8 attendait la mort dès le 6.
Nous vous remercions beaucoup de votre gracieuse offre, mais, ne pouvant abandonner la maison, nous attendons, avec résignation et soumission à la volonté de Dieu, la mort prématurée.
Nous vous embrassons tous peut-être pour la dernière fois.
Votre cousine dévouée.
Ainsi dès cette date, les femmes avaient peur, effroyablement peur. Le 8 au matin leur peur avait atteint son paroxysme. Peur de quoi… elles ne savaient pas exactement… mais elles avaient peur, les malheureuses, elles sentaient la mort.
À bord du Canada qui nous ramène en France ont pris passage deux religieuses de l’hôpital de Fort-de-France.
L’une d’elles m’a conté que le 8 au matin leur supérieure a reçu une lettre de la sœur Providence, supérieure du lycée de Saint-Pierre. Cette religieuse avait écrit sa lettre à 5 h. 1/2 et l’avait portée au bateau de 6 heures.
Je répète les paroles de la sœur de Fort-de-France.
« La mère nous lut la lettre au réfectoire. C’était une lettre d’agonie. Elle disait :
Nuit terrible. Nous n’avons pu nous coucher. Nous avons marché toute la nuit dans notre dortoir… à peine osions-nous regarder le ciel du côté de la montagne. Tonnerres. Éclairs. Détonations et feux dans le volcan. Un gros orage. Nous mourons de peur…
Priez Dieu pour nous… Comment va se passer celle journée… Priez pour nous…
Au moment où la Mère nous montrait cette lettre d’angoisse écrite ou plutôt griffonnée au crayon… une écriture tremblée, une écriture d’effroi qui à notre tour nous remplissait de terreur ; à ce moment nous avions déjà reçu la pluie de cailloux, et la pluie de cendres tombait toujours… et nous avons prié, et nous avons pleuré aussi car nous sentions, nous savions que notre prière était pour des mortes…
À bord du Canada se trouvaient aussi trois petites filles ; leur père, un instituteur de Saint-Pierre et leur mère avaient péri dans la catastrophe. Elles allaient en France chez leurs grands parents.
L’aînée, douze ans m’a dit tout ce qu’il y avait d’angoisse et de craintes à Saint-Pierre « des jours avant ».
« Le volcan, les nuits, je l’ai vu donnait du feu. Et tout le monde à Saint-Pierre avait peur, dans notre quartier…
« Les gens couchaient au moins à cinquante dans la même maison ; tous les voisins se mettaient ensemble pour avoir moins peur. Et ils priaient le bon Dieu pendant toute la nuit. Mais cela ne les empêchait point d’avoir peur. Il y en avait qui pleuraient. Maintenant c’était des gens du peuple, car l’école était dans un quartier de gens du peuple… Ailleurs je ne sais pas. Cependant Mme X… Mme Y… et d’autres… des amies de maman chez qui nous sommes entrées quand nous allions à la Savane pour voir le volcan, toutes ces dames avaient aussi très peur.
« Et papa aussi. Il disait comme ça que c’était bête de vouloir s’obstiner contre un volcan, qu’il arriverait malheur pour sûr. Il voulait s’en aller avec nous. D’autres fonctionnaires aussi. Mais on n’a pas voulu. On lui avait seulement permis de nous conduire à Fort-de-France, et il devait revenir tout de suite. Il avait conduit maman avec nous… Mais quand il est reparti, comme il était triste, et que maman n’aimait pas le voir triste, maman est repartie avec lui, nous laissant toutes seules. Et ils étaient tristes tous les deux… Ils ne sont pas revenus… »
Et quand cette enfant vêtue de noir me disait cela sur le pont du paquebot qui filait joyeux en Europe, elle était triste…
Moi aussi…
Une de ses petites sœurs, toute petite, qui ne savait pas bien, qui ne comprenait pas, mais qui se voyait en noir, et qui n’aimait pas le noir, et qui se rappelait des pleurs, et je ne sais quelles terreurs, et peut-être aussi quelles visions… une toute petite jouait avec ma barbe et m’appelait l’Ogre…
Non mignonne, l’Ogre c’était l’autre, c’est les autres…
J’ai encore d’autres lettres, d’autres notes… mais celles-là, je crois, suffisent pour montrer dans quelles terreurs, dans quel affolement a péri Saint-Pierre… et surtout pour prouver que si on avait laissé les gens libres d’obéir à leur instinct le nombre des victimes ne se chiffrerait point par milliers.
Devant la mort, devant les grandes menaces de la nature il y a un instinct qui avertit les êtres en leur donnant la peur.
Les animaux obéissent à cet instinct et fuient.
Les gens simples écoutent leur peur et veulent fuir.
Les gens trop civilisés méprisent cette peur, ne la comprennent plus et restent.
Il fallait fuir… La nature tout entière le criait. La terre le disait. Elle frémissait au poids des vivants. Elle les secouait. Elle leur mettait dans les jambes un tremblement comme pour les forcer à marcher, à s’en aller, à fuir…
Une institutrice qui arrivait de Saint-Pierre à Fort-de-France le 8 par le bateau de 6 heures du matin, Mlle D…, qui ne pouvait donc rien savoir encore des dernières menaces du volcan, de celles entre 6 et 7, disait à un ami :
« Il va arriver quelque chose… pour sûr… Je suis dans un état… La terre a frémi toute la nuit… On ne pouvait tenir en place… J’ai encore ce frémissement dans les jambes… Je ne pouvais rester… une force m’obligeait à marcher… à m’en aller. »
XXXIX
CONCLUSIONS
En serait-il besoin ?
Est-ce que de toutes ces choses vues, entendues, notées, et qu’on vient de lire, ne se dégage pas la vérité ?
Faut-il insister ?
Non.
Un point cependant.
On a dit que puisque M. Clerc avait eu la majorité au premier tour, ce n’était pas l’intérêt du gouvernement de faire voter au ballottage, et qu’en dispersant la population de Saint-Pierre, il aurait travaillé pour son ministère, tandis qu’en la maintenant sous la menace du volcan, il travaillait pour l’adversaire…
Non.
Un des deux concurrents de M. Clerc, M. Lagrosillère, d’ailleurs aussitôt après pourvu d’une situation officielle, s’était désisté en faveur de M. Percin, qui, grâce à cet appoint, aurait eu la majorité.
Ainsi tombe le seul argument des défenseurs de… l’imprudence homicide… de M. Decrais.
J’aurais voulu que cette leçon du volcan qui a tué les noirs et les blancs sans s’inquiéter de la couleur de leur peau, eût appris aux irréconciliables de là-bas, qu’en dehors de la loi républicaine à quoi ils ne veulent pas se soumettre, il y a d’autres lois devant quoi tous les hommes sont égaux, celles de la souffrance et celles de la mort…
Allez reconnaître dans le charnier de Saint-Pierre les blancs des noirs…
Allez…
Mais les passions des hommes sont plus puissantes que la raison…
L’avenir maintenant.
L’avenir que les misères du jour montrent si sombre.
Le recours à la charité ?
On ne peut plus admettre la charité. Ni les indemnités. Ni qu’on mendie. Ni politique dégradante… suivie par tous.
La mendicité qui pleure et qu’on écoute, ce n’est pas un remède, ce n’est pas une solution.
Ceux qui sont morts n’ont plus besoin de rien.
Ceux qui survivent, on ne leur doit que le droit au travail.
C’est une organisation du travail à la Martinique qui est nécessaire.
C’est de leur sol que les survivants doivent tirer leur subsistance, de leur travail par leurs bras et non de l’aumône.
La terre est clémente sous les tropiques.
On y vit sans grand effort.
Le programme est simple.
— Assurer, par une répartition des terres libres, et des avances de subsistance et de semences, les cultures vivrières qui permettent à l’homme de vivre, sur son sol, de son sol.
— Comme encouragement, comme secours, dégrever à l’entrée en France, les produits martiniquais actuellement frappés de droits.
Et c’est tout.
NOTES ET DOCUMENTS
POUR COMPLÉTER MON REPORTAGE
XL
LA CATASTROPHE, LA RELIGION ET LA SUPERSTITION
Toutes les grandes catastrophes, les épouvantables deuils et les effroyables peurs qui les suivent provoquent une réaction de foi religieuse chez les survivants, que la religion soit le fétichisme africain ou le catholicisme romain.
Ce phénomène n’a pas manqué.
Un correspondant de Fort-de-France écrivait le lendemain de la catastrophe au Courrier de la Guadeloupe :
C’est horrible !… L’imagination et la raison humaine sont confondues. Sur les ruines fumantes, dans ce silence de nécropole on ne croit pas à la réalité. Je ne puis y croire et j’ai pleuré sur les ruines d’une ville si animée, si pleine de vie… Hier je ne croyais pas en Dieu. Aujourd’hui j’y crois !
Un conseiller général de Fort-de-France, esprit fort en temps ordinaire, m’affirmait très sérieusement que parmi les victimes notables de la catastrophe se trouvaient trois personnes, haut placées d’ailleurs, qui avaient affiché leur impiété en mangeant gras le vendredi saint. Et il en concluait que leur impiété avait été punie par le Seigneur, lequel les aurait pour ce, attirées de Fort-de-France à Saint-Pierre le jour même de la catastrophe.
Les blanchisseuses de Fort-de-France affirmaient sérieusement que la ville de Saint-Pierre avait été anéantie parce que l’on y avait dansé en carême. Et l’une d’elles qu’un troupier conviait à se réjouir un vendredi, répondit que ce n’était pas « jour à bêtiser », car le Seigneur l’en punirait certainement par une nouvelle pluie de feu.
D’autres rappelaient qu’en partant pour la France à la suite de « persécutions politiques », Monseigneur de Cormont aurait jeté sa malédiction sur la ville impie et que le volcan se serait chargé de sanctionner cette malédiction…
Pline nous a conté que les gens de Pompéi entendaient, voyaient des géants infernaux dans la montagne en feu, en fumée, que dans les airs embrasés les prêtres montraient à leurs fidèles les génies vengeurs… Ça n’a pas manqué à Saint-Pierre ni à Fort-de-France.
J’ai entendu une femme dire que lors des deux éruptions elle avait vu des diables dans les nuages de fumée et que ces diables avaient reçu du Seigneur liberté de venir punir les pécheurs martiniquais. Et la pauvre hallucinée ajoutait que son confesseur lui avait dit que c’était vrai. Des gens qui se croyaient des personnages sérieux m’ont dit sans rire que les nuages de la deuxième éruption avaient des formes démoniaques infernales…
Un instituteur m’a conté que les prêtres avaient dans toutes les communes de la Martinique, su très habilement profiter de la terreur causée par l’anéantissement de Saint-Pierre pour réchauffer le zèle religieux de leurs ouailles.
« C’est en punition des fautes de l’île et des fautes de la France, où triomphe le mauvais esprit, que Dieu, vengeur, a frappé Saint-Pierre. »
Et pour adoucir la légitime colère du Seigneur, pour l’implorer pour lui demander de ne pas choisir à la Martinique de nouvelles victimes expiatoires, ces prêtres prescrivaient non seulement des prières et des offrandes, mais aussi des pénitences parfois très dures. Notamment celle de rester à genoux au soleil pendant une heure et plus…
Une légende aussi se crée, et peut-être demain parlera-t-on de miracle.
Une vierge de plâtre aurait été miraculeusement transportée par la trombe de feu, à l’abri, sans être endommagée.
Voici maintenant deux documents plus typiques de la mentalité du clergé en cette occurrence.
Les prêtres de la Martinique furent officiellement très réservés.
Ceux de la Guadeloupe le furent moins. C’est chez eux que nous trouverons le rappel de Sodome et de Gomorrhe, des villes frappées par la colère du Seigneur.
C’est d’abord la lettre pastorale de l’évêque de la Guadeloupe.
Elle est assez intéressante pour que je la publie presque intégralement :
Nous n’avons pas à vous apprendre l’horrible catastrophe qui vient de supprimer la ville, naguère si florissante, de Saint-Pierre (Martinique). Les cent voix de la renommée ont déjà porté la triste nouvelle jusqu’aux extrémités du monde, et Nous sommes convaincu qu’un immense cri de douleur et de pitié s’élève en ce moment de tous les rivages, en faveur des victimes consumées, comme en faveur des parents et des amis qui leur survivent. On demeure forcément atterré et anéanti en présence d’une semblable calamité, et on vient même parfois à se demander si l’on n’est pas le jouet de quelque affreux cauchemar ? Mais non : la réalité s’affirme implacable et terrifiante !
Hier, la grande cité commerciale des Antilles françaises était debout et pleine d’animation ; aujourd’hui, elle n’est plus qu’une ruine fumante et un vaste cimetière ! Tout s’est effondré : Cathédrale, églises paroissiales, établissements publics, collèges, pensionnats, hôpitaux, demeures particulières, sans aucune exception ; et tout ce qui respirait est mort, sans que personne ait pu se dérober !
Que s’est-il donc produit, grand Dieu ! et quel est le gigantesque destructeur qui a passé par là, précédé de la terreur et suivi du deuil.
Vous savez N. T. C. F., qu’au-dessus de ce qui était la ville de Saint-Pierre, se dresse, presque égale à notre Soufrière, une haute montagne, aux puissants contreforts, désignée sous le nom de Montagne Pelée, sans doute parce qu’aucune végétation ne s’étage sur ses flancs. Eh bien ! c’est des profondes entrailles de ce monstre bouillonnant que s’est échappé le fléau longtemps prisonnier. On croyait le volcan éteint, car depuis plus de 50 ans il n’avait donné aucun signe d’activité ; mais il préparait sourdement, dans le travail mystérieux de sa force irrésistible et inconsciente, le grand coup qui vient d’éclater.
En effet, après quelques trépidations isolées qui avaient marqué le début de ce mois, après de timides essais qui avaient consisté en détonations plus ou moins bruyantes et en vomissements intermittents qui, malgré de lamentables ravages, avaient partagé la population entre la crainte et l’espoir : l’ardente fournaise s’élargit soudain, le sol chancela violemment, une trombe de feu s’élança avec fracas, et, suivant une direction précise, s’abattit, avec une fureur inouïe, sur la cité sans défense et sur les quartiers environnants.
Moment indescriptible ! Écrasement vertigineux, puisque pour changer en cendres toute une région verdoyante, pour abîmer dans les flammes tous les navires mouillés en rade, pour coucher dans la mort plus de trente cinq mille victimes humaines, quinze minutes ont suffi !!!
Ô chère Martinique, la matinée du 8 mai 1902 restera à jamais ineffaçable dans les annales de tes infortunes !
On dit même que la montagne homicide, comme si elle avait eu honte de sa foudroyante victoire, s’est affaissée sur ses bases, et a perdu les deux tiers de sa fière altitude !
La plume Nous tombe des mains, N. T. C. F., et Nous Nous demandons si Nous ne devons pas la briser, après un tel récit.
Ah ! il nous faudrait un autre Jérémie, pour dépeindre ce désastre sans précédent qui ne peut se comparer qu’à la ruine de Sodome, sans qu’il ait eu pourtant les mêmes causes déterminantes ; il nous faudrait le chantre inspiré du malheur pour nous dire comme autrefois : « J’ai vu les montagnes, et elles tremblaient ; j’ai vu les collines, et elles étaient toutes ébranlées ; j’ai jeté les yeux autour de moi, et je n’ai point trouvé d’hommes, et tous les oiseaux même du ciel s’étaient retirés ; j’ai vu les campagnes les plus fertiles devenues un désert, et toutes les villes détruites devant la face du Seigneur. » « Comment cette ville si pleine de peuple est elle maintenant solitaire et désolée ? » — « Ô vous tous qui passez sur le chemin, arrêtez-vous, et voyez s’il est une affliction semblable à la mienne ! » — « Souvenez-vous, Seigneur de ce qui nous est arrivé. » — « Nous avons acheté l’eau à prix d’argent. » — « Nous avons cherché du pain jusque chez l’étranger, et notre peau s’est brûlée au contact du feu. »
Qu’il Nous soit au moins permis, après l’éminent et sympathique Gouverneur de la Guadeloupe, de déposer sur la nouvelle nécropole notre souvenir le plus ému. Ô mélange informe de tant de corps calcinés ! Ô égalité suprême cruellement ironique !!! Oui Nous Nous inclinons vers vous, innombrables disparus, chef honorable du Gouvernement de l’île-Sœur, fonctionnaires de tous les services et de tous les degrés, officiers de notre armée, soldats pleins de jeunesse, familles de tous les rangs, artisans obscurs…
Mais qui pourrait Nous reprocher d’évoquer plus particulièrement la mémoire bénie des onze Prêtres du clergé martiniquais, des quatorze Pères de la congrégation du Saint-Esprit, des trente-trois religieuses de Saint-Joseph de Cluny, des vingt-huit sœurs hospitalières de Saint-Paul de Chartres, et des huit religieuses de la Délivrance, qui gisent pêle-mêle dans cet amas de cadavres ? À tous ceux qui ne sont plus : paix et repos dans le Seigneur !!!
Mais à ceux qui restent : énergie et courage !
Nous avons voulu offrir sans retard à la Colonie si éprouvée le tribut de notre affection, et, dès la première heure, Nous avons député vers elle deux prêtres à l’âme généreuse et au cœur élevé : M. l’abbé Duval, notre Vicaire général, et M. l’abbé Amieux, Archiprêtre de notre Cathédrale. L’arrivée de nos envoyés, Nous le savons déjà, a vivement touché le clergé, les communautés et les familles de la Martinique, et tous deux ont pu prendre la parole dans la belle cathédrale de Fort-de-France, à la grande consolation des fidèles accourus de toutes parts. Le distingué et pieux administrateur qui, en l’absence du vénérable Mgr de Cormont, actuellement en France, porte le poids du Diocèse, a bien voulu Nous donner lui-même cette assurance, par une lettre qui exhale un parfum suave de sincérité, et que Nous vous communiquons :
« Ces Messieurs que Votre Grandeur a bien voulu m’envoyer pour me donner, dans mon malheur et au milieu du deuil d’un pays entier, un témoignage de l’intérêt qu’Elle porte à l’île-Sœur si horriblement éprouvée, et à son pauvre et -chancelant administrateur, vous feront mieux que je ne saurais le faire moi-même le récit et le tableau de l’immensité de la catastrophe. Pour moi, plein de reconnaissance pour cette marque de votre haute sympathie, je ne sais comment vous l’exprimer. Mais je me sens réconforté devant tant de bienveillance, et je me dis : si les Pontifes de Jésus-Christ s’émeuvent devant nos malheurs, il n’est pas possible que le Chef des Pontifes, du haut du ciel, demeure sourd aux supplications de son peuple qui, malgré ses fautes, revient à lui. Oui, il aura pitié de nous, et nous retirera de l’abîme où nous sommes : j’en ai pour gage votre cœur, Monseigneur, et le cœur de vos deux représentants qui nous ont prodigué toutes les marques de la fraternité la plus émue et la plus touchante.
« À Votre Grandeur, Monseigneur, et à eux ma plus vive gratitude et la reconnaissance de la Martinique.
« Veuillez, agréer, Monseigneur, l’assurance des sentiments respectueux avec lesquels je suis,
« le très humble serviteur.
Toutefois, N. T. C. F., notre tâche n’est pas encore achevée, puisque les âmes qui animaient tous ces corps brûlés ont paru devant Dieu, et qu’elles ont certainement besoin de nos prières et de nos suffrages. À quoi leur serviraient nos larmes stériles et nos regrets superflus, si nous n’implorions en même temps pour elles la miséricorde et le pardon ? Nous leur serons ainsi beaucoup plus utiles qu’en demandant au Souverain Maître des hommes et des choses le pourquoi de ces cataclysmes qui confondent dans le même creuset l’innocent et le coupable, et qui peuvent parfois déconcerter les esprits superficiels. Dès lors que nous ne possédons pas, pour nous prononcer, tous les éléments qui nous seraient nécessaires, pourquoi récriminer et blasphémer peut-être ? Qu’il nous suffise de savoir qu’il existe des lois physiques générales qui expliquent certains phénomènes, et même certains bouleversements naturels ; qu’il nous suffise également de savoir que Dieu ne fait rien sans raison, que ses jugements sont plus éclairés que les nôtres, et qu’un avenir réparateur redressera les contradictions et les injustices appareilles du présent. Et puis courbons-nous humblement sous la main du Seigneur, qui nous frappe en ce monde pour nous épargner dans l’autre.
Enfin, N. T. C. F., envisageons avec générosité et résolution le devoir qui, aujourd’hui, s’impose à nous. Les fléaux, vous ne l’ignorez pas, traînent toujours après eux la misère et la faim, et quand la vie sociale et religieuse d’un pays a été profondément troublée, elle ne peut reprendre sa marche et sa vigueur qu’avec des secours matériels, abondants. Or, la Martinique ne peut plus les tirer de son sein, et elle s’adresse à la Guadeloupe, sa sœur moins malheureuse. Chers diocésains, vous entendrez tous sa voix éplorée, et en face de l’immense tribulation qui l’étreint, au souvenir des largesses qu’elle vous a prodiguées à l’heure de vos propres calamités, vous ne vous contenterez pas de lui donner l’obole de votre surabondance. Vous saurez prendre sur votre nécessaire, pour soulager, dans des proportions exceptionnelles, une infortune qui dépasse toute proportion. N’oubliez-pas que Dieu est toujours le plus fort, et que son bras n’est ni désarmé, ni raccourci ; et si vous voulez que sa protection vous soit plus assurée, rappelez-vous que l’aumône chrétienne constitue le rachat du péché et devient pour les individus, les familles et les nations, la meilleure garantie des bénédictions du Ciel, etc. etc.
Imaginez l’effet produit par ce rappel du bras de Dieu « ni désarmé, ni raccourci » sur le cerveau de pauvres noirs affolés par les récits terrifiants de la catastrophe.
L’évêque avait parlé de Sodome, un de ses prêtres, le curé de la Pointe-à-Pitre, prononçant un sermon le 10 mai, osait à peine faire allusion aux villes maudites… mais quelle allusion.
Voici son sermon, d’après le Courrier de la Guadeloupe :
… Ni la foi, ni la religion ne nous défendent les larmes, — cette seule réalité d’ici-bas ; — ni le deuil, cette divine et secrète religion du cœur !
Ah ! devant un tel désastre il faudrait plaindre l’être humain, l’être raisonnable et sensible qui, d’un œil sec contemplerait un spectacle de désolation et de mort pareil à celui que nous entendons raconter depuis quelques heures et dont nous ignorerons longtemps, grâce à Dieu, l’épouvantable réalité dans tous ses atroces défaits. Ne vous semble-t-il pas que vous relisez le xxixe chapitre de la Genèse, après que le feu du ciel eut détruit jusque dans leurs derniers fondements je ne sais plus quelles villes coupables de désordres tellement monstrueux qu’ils nous paraissent légendaires ? Loin de nous la pensée d’une assimilation que tout ici repousse ; mais combien le rapprochement, dans ses résultats terribles, est frappant !
À la place qu’hier encore occupaient des champs fertiles, de riches habitations, des villes peuplées, Abraham voyait la cendre monter de la terre comme la fumée qui s’échappe d’une fournaise. » (V. 27.)
Le deuil ! — Mais ceux qui furent engloutis vivants dans les flammes ardentes de cette fournaise, ceux qui, encore pleins de vie, de jeunesse, de santé, étouffèrent dans les tourbillons de cette cendre, c’étaient nos frères ! vos fils, vos enfants et vos femmes, le sang de votre sang ! le cœur de votre cœur !
Et puis, y avez-vous songé ? Tous ont péri sous ce niveau de feu et de lave… tous !
Avaient-ils donc tous mérité cette horrible agonie ? N’y avait-il dans cette foule, je vous le demande à vous qui les avez connus, estimés, aimés, n’y avait-il pas un seul juste ? Pas un seul innocent ?
Oh ! certes non !
Et Dieu les a frappés… Ah ! Nos jours sont courts et mauvais ; nos œuvres chancelantes ; nos volontés incertaines. L’avenir nous échappe ; le passé ne nous instruit guère ; le présent nous déconcerte et la nature garde bien ses secrets ; malgré notre science, elle n’obéit qu’à Dieu !
À Dieu seul ! car c’est toujours à lui qu’il faut revenir, à lui qui n’est jamais ni cruel, ni injuste ! Entendez-le parler à Jérémie : « Ils viendront à moi dans les larmes et je les ramènerai dans ma miséricorde. »
Retenons ces paroles.
Aux cris de douleur, aux larmes de nos yeux, au deuil de nos âmes fraternelles ajoutons pour ceux qui ne sont plus, la prière ; pour ceux qui survivent, hélas ! dans quelle détresse, la compassion, les secours généreux de la charité sous toutes ses formes, et gravons profondément dans nos cœurs saignants la leçon que Dieu nous donne : « Veillez ! priez ! vous ne connaissez ni l’heure ni le jour !… »
Il y avait dans la foule des victimes de Saint-Pierre des gens qui « avaient mérité cette horrible agonie ». Voilà l’effroyable menace que les ministres du Dieu de la Bonté et du Pardon laissent tomber du haut de leur chaire aux Antilles… Pour un peu je serais tenté d’écrire en aussi mauvais français que le monseigneur de la Guadeloupe et de répéter sa phrase : « La plume Nous tombe des mains, N. T. C. F. et Nous Nous demandons si Nous ne devons pas la briser après un tel récit… »
Si encore on n’avait accusé que les dieux les diables ou les zombis !… Mais cela allait plus loin. Qui attirait sur Saint-Pierre, qui attirait sur Fort-de-France les feux du volcan et les feux du ciel ?… Vous ne le savez pas. La populace a trouvé tout de suite. C’était l’électricité. C’était la lumière électrique. Les bonnes gens de la Martinique ont toujours cru et croient encore plus crue jamais qu’il y a de la sorcellerie dans cette chose inconcevable de fils de fer dont les uns sont à l’air et ne portent rien, et dont les autres sont dans des verres et brûlent, éclairant…
Il n’est pas possible que cela soit une chose humaine, une chose chrétienne, c’est diabolique, c’est de l’autre monde.
Je faisais visite à une bonne personne chez qui viennent quelquefois les filles de Béhanzin que je voulais saluer. La confidente, l’amie à tout faire de son ex-altesse était navrée et se répandait en amères doléances contre le gouvernement des blancs qui exposait les pauvres noirs à de telles catastrophes… Sans doute avait-on juré de leur perte… « Comment et pourquoi donc ? » — « Avé leu électicité chéi…! » Et ne croyez pas que je plaisante. Pendant mon séjour Fort-de-France demeura plusieurs nuits sans lumière électrique.
Le maire avait dû obéir aux ordres de la population… D’ailleurs, à la mairie même j’ai entendu des gens sérieux me dire que les lumières électriques amenaient le volcan :
XLI
LA CATASTROPHE ET LES VOYANTES
Il fallait s’y attendre.
La catastrophe devait avoir été prédite par les voyantes, et surtout par la voyante.
Les créoles n’ont pas manqué de le rechercher, et le 20 mai le Courrier de la Guadeloupe publiait ce curieux article :
Une de nos lectrices nous fait tenir, avec prière de la publier, une page de prophéties de Mlle Couédon. Voici cette page extraite de l’Écho du Merveilleux du 1er août 1899 :
Un danger du ciel menace les Champs-Élysées qui seront incendiés, détruits.
Près des Champs-Élysées
Je vois un endroit pas élevé,
Qui n’est pas pour la piété
Mais qui en est approché,
Dans un but de charité
Qui n’est pas la vérité.
Je vois le feu s’élever
Et les gens hurler.
Des chairs grillées,
Des corps calcinés
J’en vois comme par pelletées.
L’autre n’est rien à côté
De longs voiles crêpés
J’en vois comme des milliers
Le feu va y passer
Et cela sans tarder
Une catastrophe aisée
Dont on n’a pas idée.
Des hommes vont griller
J’en vois plus d’un millier.
Et puis, comme à côté,
Je vois des chairs glacées,
Une fièvre passée,
Je vois, sera redonnée.
Je vois les flammes s’élever
Dans un endroit aisé
Qui n’est pas éloigné
De celui qui a été.
Louise Polinière voit les détails de la deuxième catastrophe, les hommes se tordant dans les flammes. Un éboulement doit accompagner ce sinistre. Le nom de la rue ou de l’endroit commence par Mar…
Marie Martel, dans un entretien dit : L’incendie du Bazarde la Charité n’a été qu’un premier avertissement. Si la France ne fait pas pénitence, un autre avertissement plus terrible lui sera donné, ce sera une catastrophe épouvantable produite par le feu encore, et où il périra beaucoup plus de monde que dans l’incendie du bazar de la Charité. Si après ce dernier avertissement les hommes ne reviennent point à Dieu, alors les grands châtiments commenceront.
Préservez les petits enfants… Ça sera proche… quelle catastrophe… que de monde détruit ! Que sera l’autre à côté si ce n’est qu’une petite épreuve ? Avant la fin de l’année… épargnez les petits enfants ! Ce seront des petits martyrs… faites qu’ils ne souffrent pas le feu de la terre. (Louis Polinière.)
Ce sera encore pire… encore des petits enfants… Ce ne sera rien à côté de l’autre… Je vous supplie, épargnez-les tous… encore des petits enfants… Épargnez-les, ce n’est pas leur faute… (Marie Martel.)
Ça vous est approché.
Des flammes vont y aller.
Un incendie s’élever,
Des enfants y seront brûlés,
L’autre ne sera rien à côté.
Je vois des mères éplorées.
C’est un, endroit aisé
Qui n’est pas haut monté.
Le vent va y aider,
Et l’eau va manquer.
Les chairs vont s’émietter
Beaucoup de livres seront brûlés
Des parchemins aisés,
C’est une calamité
Des enfants vont y aller,
De velours habillés,
Car c’est une fête aisée,
La richesse est donnée
Dieu, on va l’accuser.
Jésus est irrité,
Jésus est blasphémé,
Il faut bien vous rappeler
Que son sang il l’a donné.
Cela fut très commenté aux Antilles, où la croyance au merveilleux est très répandue…
Si les amateurs de faits pouvant passer pour des pré-indications veulent que je leur en serve un inédit, voici.
J’avais l’intention de n’aller qu’en Haïti et à Saint-Domingue. Lorsque je prismes billets de passage à la Compagnie Transatlantique à Paris, j’avais demandé : aller Port-au-Prince — puis Port-au-Prince-Saint-Domingue — puis Saint-Domingue-Port-au-Prince — et enfin Port-au-Prince retour.
L’aller Port-au-Prince, c’est Bordeaux-Port-au-Prince ; mais le retour c’est Port-au-Prince-Le Havre.
Pour revenir par un transatlantique de Port-au-Prince en France en débarquant à Bordeaux, il faut aller prendre à Fort-de-France par l’annexe des Antilles le paquebot de la ligne de Colon-Bordeaux.
Or, sur mon billet retour de Port-au-Prince en France, billet pris à Paris en février, l’employé avait inscrit Port-au-Prince-Bordeaux… alors que j’avais la ferme intention de rentrer d’Haïti directement sur le Havre sans faire crochet par la Martinique. Connaissant cette île je croyais que jamais je n’aurais quelque chose de nouveau à y étudier…
J’avais compté sans le volcan…
Et la distraction d’un employé me libellait un billet régulier pour me faire passer par l’île au volcan..
Pensez-en ce que vous voudrez… mais bien que j’aime beaucoup ce brave Méry, ne croyez pas que j’aie l’intention de travailler concurremment avec Mlle Couesdon pour l’Écho du Merveilleux… Non…
XLII
LE CRATÈRE AVANT LA CATASTROPHE
Au cours des divers entretiens que j’ai publiés, divers renseignements ont été notés, sur l’état du cratère de la Montagne Pelée, entre les jours où il commença de manifester son activité et les 5 et 8 mai.
Dans le dernier numéro (7 mai) du journal les Colonies, qui se publiait à Saint-Pierre, j’ai lu un récit très intéressant d’une visite faite au cratère par MM. Boulin, Waddy, Décord, Bouteuil, Ange et Berte le 27 avril.
Leur récit fut publié sous ce titre :
Note pour servir à l’histoire de l’éruption de 1902.
La voici :
Arrivé au lieu dit la Petite-Savane, ou Morne-Paillasse, le chemin tortueux qui conduit au sommet de la montagne se bifurque. D’où deux sentiers : l’un va au lac situé au pied du Morne Lacroix, l’autre à l’Étang sec. Le sentier de l’Étang sec n’est pas fréquenté ; seuls, les individus qui récoltent les choux palmistes le parcourent quelquefois, sans pour cela atteindre l’Étang sec, où il n’y a rien à voir. Les touristes, sous la conduite de plusieurs guides, gracieusement mis à leur disposition par M. Emm. Isnard, se sont dirigés vers cet ancien étang. Ils ont dû descendre pendant plus d’une heure avant d’y arriver. Le sentier était comblé d’arbres enchevêtrés, barrant absolument le passage. Les mains aidant les pieds, ils ont pu franchir force ponts de branches, de troncs pourris formant fouillis bizarres ; cela, en respirant un air souillé de gaz nauséabonds. Brusquement, après cette heure de marche, une clairière s’est présentée à leurs yeux. Un spectacle inattendu les arrêta net et muets d’admiration. Tous reculèrent instinctivement devant la magnificence de la scène qui s’offrait aux regards. On était en présence d’un lac immense et d’un volcan en activité.
Avant 1852, l’Étang sec, au dire des vieux, était rempli d’eau. Par suite de l’éruption survenue à cette époque, l’Étang s’était desséché et par quelques fissures du sol, fissures qu’on n’apercevait presque plus jusqu’à l’éruption actuelle, des émanations sulfureuses se faisaient sentir de temps à autre. C’était là tout ce qui restait de l’Étang, aussi ne tarda-t-on pas à désigner ce lieu sous le nom de « La Soufrière ». Depuis 1852, on n’y allait presque plus, à part quelques chasseurs et quelques cultivateurs ; le chemin qui y menait était abandonné ; le gazon avait remplacé l’eau de l’Étang ; des arbres de haute futaie y avaient même poussé en certains endroits.
Quand les touristes se trouvèrent en présence du cratère, ils furent littéralement éblouis de surprise. Que l’on se représente une cuvette gigantesque mesurant approximativement : le fond 300 mètres de diamètre ; la partie supérieure 800 mètres. Sur les parois de cette excavation des arbres uniformément recouverts d’un enduit noir, à reflets métalliques ; au fond, un lac de 200 mètres de diamètre ; tout contre le fond et les parois, vers l’Est, un tronc de cône de 10 mètres de hauteur, de 15 mètres de diamètre au sommet, surplombant légèrement le lac ! Il était alors onze heures du matin ; le soleil frappait perpendiculairement le cirque ; tout était illuminé étrangement. Le lac sur lequel flottait de la cendre noire balayée par un vent intense présentait l’aspect d’une mer de plomb fondu ou de vif-argent. Les arbres étincelaient par la poussière qui les recouvrait.
Du point où ils se trouvaient, les touristes avaient le cratère en face. On entendait distinctement le mouvement tumultueux d’un liquide en ébullition ; la fumée s’envolait par gros flocons de la bouche du volcan ; l’eau rejaillissait en cascades sur les bords du cratère et allait se répandre dans le lac immédiatement à sa base.
L’eau du lac a la température du corps.
Quand on y plonge la main, on n’éprouve aucune autre sensation que celle du liquide lui-même. Elle a donc environ 37 degrés. Il y a lieu de croire qu’elle est bouillante à la sortie du cratère ; mais la superficie du nouveau lac jointe à la violence du vent en accélèrent le refroidissement. D’ailleurs, en un point plus déclive que celui du lac, on trouve de l’eau chaude. On peut supposer que le centre du cratère communique par un conduit passant sous le lac et à une grande profondeur dans le sol avec cette source d’eau chaude.
L’eau du lac est grise. Enfermée dans une bouteille bien bouchée et soustraite à toute agitation elle laisse déposer une poudre fine et devient limpide. Cette poussière impalpable est gris ardoisé ; elle ressemble à la plombagine, au bioxyde de manganèse. C’est elle qui tamisée à la surface du lac, sur les arbres du cirque et éclairée par le soleil avait produit l’étrange illumination dont il est parlé ci-dessus.
Cette eau contient aussi une grande quantité de gaz parmi lesquels semblent dominer les gaz sulfureux et sulfhydrique. Le bouchon est chassé avec force quand on débouche la bouteille. Des boutons d’argent ont été noircis sous l’influence des gaz qui se dégageaient du cratère et du lac.
Malgré tous leurs efforts, les touristes n’ont pu approcher du cratère. Pour cela, il leur aurait fallu traverser le lac dans un de ses plus grands diamètres, soit 300 mètres environ. Ils ont cherché un gué et avaient cru le trouver quand la voix des guides les a avertis. Ça et là, en effet, au milieu et sur le pourtour du lac, dans l’eau même, on voit des feuilles flottantes immobiles et encore vertes. Les touristes croyaient qu’ils pouvaient avoir pied en ces endroits. Mais, désignant l’un de ces îlots minuscules les guides affirmèrent que l’on avait tout simplement affaire à un arbre d’une vingtaine de mètres de hauteur et dont le sommet sous l’aspect d’une touffe de feuilles émergeait à peine.
Le cône volcanique existait-il avant l’éruption ? Les touristes ne le pensent pas. Il leur a semblé de même constitution que les lapilis. Ces cendres sortant du cratère, en suspension dans l’eau, se sont accumulées autour de l’ouverture et ont formé un monticule de 10 mètres de hauteur environ. Le cône sera donc très probablement disloqué au fur et à mesure que les apports intérieurs diminueront.
Le lac n’a pas d’issue visible, et bien qu’on ait stationné une heure sur ses bords on n’a pas vu le niveau augmenter. En revanche, le débit de la Rivière-Blanche s’étant accru on peut supposer qu’il y a des fissures dans le fond.
Les touristes n’ont trouvé ni lave ni pierres dans le voisinage. De la cendre noire partout.
Dans la nuit de vendredi 2 mai, l’éruption a été rendue palpable pour tous par les cendres qu’elle a répandues sur Saint-Pierre et ses environs, cendres qui diffèrent absolument par leur aspect extérieur de celles que les touristes ont trouvées sur les lieux mêmes.
Le mercredi 30 avril il y a eu trois secousses de tremblement de terre : la première à 3 h. 40, la deuxième à 5 h. 5, la troisième à 6 h. 10. Ces secousses n’ont pas été perçues par tous ; elles se faisaient horizontalement.
Depuis samedi matin, MM. Boulin et Berté n’ont pas cessé de remarquer que la colonne de cendres, de flammes qui s’élève sur la montagne, se produit juste au point où le nouveau cratère s’est formé.
Dans le même numéro j’ai coupé une autre note curieuse intitulée vers le cratère et signée E. G.
Le phénomène qui s’est produit samedi, à 1 heure du matin, enveloppant tout Saint-Pierre d’un large et épais manteau de cendre, était à la fois trop attrayant et trop intéressant pour que la curiosité individuelle ne fut pas excitée à monter sur les lieux et à se rapprocher le plus près possible de la cuvette explosive.
Il est 6 heures du matin, nous partons en voiture, laissant Saint-Pierre dans une agitation folle au milieu d’une pluie de cendre épaisse et incessante. Devant l’Ex Voto les chevaux s’arrêtent, la pluie de cendre redoublant d’épaisseur et de violence, nous pénètre dans les yeux et dans les organes respiratoires, malgré les mouchoirs qui nous masquent totalement la figure ; le cocher terrifié déclare qu’il ne peut plus continuer et regagne Saint-Pierre. Nous continuons à pied jusqu’à la propriété dite Le Pommier où nous arrivons suffoquant, les vêtements poudrés d’une épaisse couche de cendre qui se transforme, dans les articulations, en boue noirâtre sous l’effet de la transpiration.
L’atmosphère est grise et la vue ne s’étend pas au-delà de 10 mètres ; le vent souffle violemment par intermittences et fait tomber, des arbres, des gouttelettes solides de poussière noirâtre dont la chute est semblable à celle des premières gouttes d’une pluie indécise. Les mugissements des animaux abandonnés, les cris de détresse des oiseaux voltigeant aveuglément, se mêlent aux grondements sourds et aux détonations terribles du volcan en éruption.
À 7 h. 30 notre marche est reprise. Nous suivons le chemin de la digue sur le parcours duquel des travailleurs en grand nombre groupés autour de leur cahute, immobiles, transis de frayeur, nous prédisent un insuccès certain dans l’entreprise de notre ascension. Des grondements ont cessé momentanément, mais la pluie de cendre n’est pas moins abondante. Nous suivons un chemin qui conduit à l’Habitation Isnard que nous trouvons ainsi que ses dépendances complètement abandonnées. La fuite a dû être précipitée car les portes des cases occupant la partie gauche de l’Habitation sont restées ouvertes. Seule une vieille femme à la mine bouleversée et réduite est devant la porte d’une de ces cases et nous indique la route à suivre pour arriver à la Montagne.
Des champs de canne couverts de cendre se déroulent à nos yeux ; la saturation est moins intense et la vue a une plus longue portée ; la Montagne est invisible car elle projette de temps à autre une cendre noirâtre qui monte verticalement en colonne épaisse et qui la cache totalement à nos yeux. La cendre tombe toujours, mais en quantité moindre ; celle qui nous arrive dans le moment provient des arbres des champs voisins plus élevés et des cimes environnantes encore invisibles, que le vent balaye et entraîne avec lui dans la direction Ouest, c’est-à-dire de Saint-Pierre.
L’immensité ténébreuse et grisâtre s’éclaircit peu à peu et à mesure que nous approchons. Le vent souffle de temps en temps par bouffées et nous amène de la poussière très fine. Son épaisseur sur le sol et sur les feuilles des arbrisseaux est de 1 cent. 1/2, la marche est pénible, mais nous atteignons enfin le sommet du Morne Saint-Martin ; il est 10 heures.
Partout ce n’est que cendre ; le Morne-Bardury qui est à notre gauche en est couvert, les arbres sont très hauts et leurs branches sont courbées vers le sol. Soudain une détonation se fait entendre accompagnée de grondements sourds et prolongés, puis une deuxième, puis quatre autres à différents intervalles. Le ciel s’obscurcit aussitôt et du cratère dont nous ne sommes éloignés que de 800 mètres environ, sort une épaisse et noire poussière qui se dirige vers le Prêcheur. Des mugissements lointains arrivent à nos oreilles, des cris d’animaux effarés s’élèvent au milieu du profond silence qui suit les détonations, ce sont des bœufs qui fuient dans toutes les directions, couverts de cendre et poussant ces mugissements sinistres. Les petites conduites d’eau sont sèches ; l’eau est absorbée et remplacée par une couche de cendre de 2 centimètres. Nombre de petits oiseaux gisent sur le sol grisâtre ; pas une goutte d’eau pour les ranimer.
Le sommet de la montagne est clair. À droite, le soleil montre de timides rayons qui viennent augmenter encore la blancheur tranchante de la cendre sur la verdure des arbres et des sommets.
La Nature est triste et monotone, aucun chant d’oiseau, aucun bruit que le mugissement des bœufs sauvages et les ronflements souterrains du sol de la Montagne.
Un phénomène curieux qui ne manquera de surprendre ceux de nos lecteurs qui n’ont pas été sur les lieux, est l’accès de plus en plus facile qui s’offre au fur et à mesure que l’on approche du cratère. La cendre au pied de la Montagne ne se rencontre plus que sur les arbres et le sol, et c’est bien à tort, croyons-nous, que les organisateurs de l’excursion de la Montagne Pelée ont cru devoir renvoyer la partie.
La Montagne est absolument accessible ; nous nous proposons d’ailleurs, d’y retourner bientôt et d’offrir à nos lecteurs un compte rendu plus intéressant et plus complet de cette nouvelle ascension.
XLIII
CE QU’ÉTAIT SAINT-PIERRE
Au cours de ce volume j’ai donné quelques indications brèves sur ce qu’était Saint-Pierre avant la catastrophe. Une très belle photographie de M. Sully en a montré aussi la splendeur si animée, si vivante.
Quelques détails complémentaires ne seront pas de trop.
Au premier janvier 1902, la ville comptait 26.011 habitants, dont 6.164 électeurs. La banlieue et les environs avaient un chiffre égal de population.
L’annuaire commercial publié à Saint-Pierre par M. Hurard, décrit ainsi la ville disparue :
La ville est bâtie au bord de la mer, le long d’une plage de sable, et s’élève en amphithéâtre sur un terrain dont les pentes sont généralement peu rapides. Les rues sont assez régulières mais moins larges que celles du chef-lieu. Elle est traversée par une rivière, la Roxelane, qui la divise en deux parties formant, l’une, le quartier du Fort, en souvenir du fortin qu’y éleva d’Esnambuc à son arrivée, et l’autre, le quartier du Mouillage. Aujourd’hui, la ville se divise, au point de vue religieux, en trois paroisses, celle du Fort, du Centre et du Mouillage, auxquelles on a ajouté une paroisse très restreinte dite de la Consolation. La rivière limite la paroisse du Centre, au Nord, et la rue du Petit-Versailles, numéros pairs, la limite au Sud.
Les maisons de Saint-Pierre sont presque toutes bâties en pierre. Un arrêté municipal interdit les constructions en bois. Les maisons sont belles et jouissent la plupart de l’avantage précieux de posséder des fontaines dans l’intérieur des appartements. Ces fontaines particulières et celles de la ville sont alimentées à l’aide des eaux de la Roxelane et d’un de ses affluents, ainsi qu’à l’aide des eaux de la source dite Morestin, captée à environ 7 kilomètres de la ville. Trois canaux distribuent ces eaux, savoir : le canal du Fort qui débite par seconde 300 litres ; celui du Mouillage qui en débite 400 et la conduite d’eau Morestin qui en fournit 100 ; total 800. Ces eaux vives et très abondantes tempèrent la chaleur et purifient l’air.
La position topographique des deux quartiers de Saint-Pierre a la plus grande influence sur leur plus ou moins grande salubrité. Dans le quartier du Mouillage, les vents d’Est sont interceptés par les mornes du voisinage, d’où résulte une chaleur qui se trouve encore accrue par les rayons du soleil que les escarpements réfléchissent sur cette partie de la ville où la population est le plus dense et où se trouvent agglomérés les établissements commerciaux.
L’autre quartier, au contraire, n’étant dominé par aucune hauteur voisine du côté de l’Est, les vents de cette direction y soufflent avec liberté et tendent sans cesse à rafraîchir l’atmosphère.
Sa situation topographique, sa rade foraine ne lui permettent guère d’être une ville fortifiée. Aussi n’y trouve-t-on que trois batteries ou fortins : la batterie Sainte-Marthe, la batterie Villaret et la batterie Saint-Louis.
En débarquant à Saint-Pierre, on se trouve sur une vaste place pavée, appelée Place Bertin, où s’élèvent, d’un côté, une tour ronde, qui est le sémaphore, et une fontaine à jet continu ; de l’autre, une construction carrée, en forme de chalet, avec des galeries à l’entour au rez-de-chaussée, et au fronton de laquelle se trouve une horloge qui donne l’heure aux bateaux ; c’est l’hôtel de la Chambre de commerce de Saint-Pierre.
La Chambre de commerce a succédé, le 17 mars 1855, sous le gouvernement du contre-amiral de Gueydon, au Bureau de commerce qui avait été institué le 17 juillet 1820 sous l’administration de M. le lieutenant général comte Donzelot. — Le premier président en a été M. Paul Rufz (9 avril 1855). M. Gustave Borde lui a succédé le 25 avril 1860.
Disons en passant que cette ville si importante par son commerce n’a point de Tribunal de commerce. Le Tribunal de première instance juge commercialement.
Deux postes sémaphoriques, situés l’un sur le Morne-Folie, l’autre sur la Place Bertin, signalent tous les navires passant au large et correspondent avec eux au moyen du code commercial de signaux.
La baie de Saint-Pierre est éclairée, la nuit, par le phare de la place Bertin, feu fixe rouge de quatrième grandeur, d’une portée de 9 milles.
À la batterie Sainte-Marthe située à l’extrémité de la colline qui domine le quartier du Mouillage, un feu blanc au mât supérieur, un feu vert au mât inférieur : portée, 4 milles ; ces feux sont superposés et placés dans un plan vertical. Ils indiquent la direction à suivre pour se rendre au centre de l’endroit de la rade appelé le Plateau.
Le Plateau est ainsi dénommé parce que les fonds, dans cette partie de la rade, ont moins de déclivité que dans les autres et forment relativement à ceux qui existent devant la ville, un exhaussement qui permet d’y mouiller par 24 brasses d’eau, en se tenant à deux encablures de la côte.
Saint-Pierre est le siège d’un tribunal de première instance, de la Cour d’assises, de deux justices de paix, de la Banque de la Martinique, du Crédit foncier colonial. C’est, depuis 1853, la résidence de l’évêque de la Martinique.
On y remarque un certain nombre d’établissements méritant d’être cités :
Le Lycée colonial, créé en 1880-1881, est installé au Mouillage depuis 1883 dans les locaux de l’ancien couvent des sœurs de Saint-Joseph de Cluny.
Le Séminaire Collège diocésain est situé dans le quartier du Fort et domine la rivière de la Roxelane et une grande partie de la ville.
Le Pensionnat colonial, situé rue Victor-Hugo, près de la Batterie d’Esnotz dans l’ancien immeuble Jacquin, a pour limites, la rue du Théâtre, le boulevard et la rue Pesset.
Le Théâtre, tel qu’il existe actuellement, date de 1831-1832. Un arrêté inséré dans le Bulletin de la Martinique de l’année 1831 autorisait l’acquisition d’un immeuble pour faciliter les abords de la « Salle de Spectacle » à Saint-Pierre. Mais Moreau de Jonnès parle de la « Salle de Spectacle » de Saint-Pierre, pour y être allé en 1802. À cette époque elle devait contenir environ 200 personnes.
L’Hôpital militaire, situé près de la place Berlin, a été fondé en 1685 par les frères de Saint-Jean-de-Dieu. Il compte 100 lits.
L’Hôpital civil, qui compte 200 lits, est situé dans le quartier du Fort. Un arrêté du 16 juin 1854 porte création des hospices civils dans la colonie. Par sa lettre du 16 décembre 1854, le ministre de la Marine et des Colonies approuvait la concession provisoire qui avait été faite le 11 novembre précédent, par le Gouverneur à la municipalité de Saint-Pierre, de l’ancienne caserne d’artillerie sise rue Hurtault, pour être transformée en hospice civil.
L’Église du Mouillage a été provisoirement instituée église cathédrale par un arrêté du 29 avril 1851 du Gouverneur de la Martinique. Elle a subi des transformations de 1853 à 1885, époque de la construction des tours qui en composent la façade. L’altitude de ces tours est de 42 mètres.
L’Église des Ursulines a été érigée en église paroissiale du Centre par un arrêté du Gouverneur en date du 8 août 1851. Cependant fermée en 1847 pour défaut de consolidation suffisante, elle n’a été livrée au culte que le 16 mars 1852. Elle a été agrandie en 1878-1879.
L’Église du Fort semble remonter au xviie siècle. Le premier desservant de cette paroisse aurait été en 1640, s’il faut en croire certains documents, le Père Bouton, de l’ordre des Jésuites. Le clocher est de construction plus moderne. Son altitude est de 30 mètres.
Le Jardin des Plantes est situé hors ville, à l’endroit dit les Trois-Ponts. Les mouvements variés du terrain où ce jardin est situé, la multitude de plantes indigènes et exotiques qu’on y cultive, et les mornes boisés qui le dominent, contribuent à lui donner l’aspect le plus agréable et le plus pittoresque. On y remarque une très belle cascade. M. Garaud, dans son ouvrage, Trois ans à la Martinique, dit que ce « jardin est une des merveilles du monde, mais une merveille inconnue ».
Parmi les établissements dignes d’être signalés, citons encore l’Hôtel du Gouvernement, la Mairie, la Banque, l’Évêché, certaines rhumeries industrielles, la sucrerie Perrinelle, l’Asile de Bethléem, l’Entrepôt des Douanes, la caserne d’Infanterie de marine, la Maison coloniale de santé qui reçoit normalement 150 aliénés.
Saint-Pierre est traversé par quatre ponts ; il compte trois cimetières, deux savanes[13], deux marchés dont un couvert, tout en fer ; un abattoir, quatre places publiques.
Le pont le plus ancien de la ville est le pont de pierres. On peut y lire aujourd’hui encore, du côté faisant face à la mer, l’inscription suivante, gravée sur une plaque en marbre :
L’an MDCCLXVI du règne de Louis XV, ce pont a été construit sous le généralat du comte d’Ennery et l’intendance du président Thomassin de Peynier par les soins et sous la direction du frère Cléophas Danton, religieux de la Charité, qui a rendu ce service au public aux dépens des paroisses du Fort, du Mouillage et du Prêcheur.
À droite et à gauche de l’inscription, sont gravés les écussons du comte d’Ennery et du président Thomassin de Peynier.
La superficie de la ville est de 75 hectares environ. Elle compte 103 rues, places, cales et ruelles dont le développement total représente 19 kilomètres. Le nombre des maisons s’élève à 2.985.
Les principales altitudes des environs de Saint-Pierre sont : le Morne-d’Orange, 124 mètres ; le Morne-Abeille, 140 mètres ; le plateau de l’ex-grand séminaire (Trouvaillant), 153m,70 ; le plateau de l’habitation Tricolore, 195 mètres. Le parapet de la Batterie Sainte-Marthe est à 43 mètres ; le bas de l’allée Pécoul, en face de la chapelle de la Consolation, est à 45 mètres d’altitude.
Saint-Pierre, avec les « habitations », les usines et les plantations de sa banlieue, avec les rhumeries de ses faubourgs industriels contribuait, pour la plus large part, au mouvement commercial de la colonie. L’annuaire de 1902 ne donne qu’une statistique d’ensemble pour ce mouvement commercial en 1901.
En voici les chiffres les plus significatifs, relatifs aux exportations de « denrées du cru ».
C’est 488.000 kilogrammes de cacao valant 880.000 fr.
C’est 39.748.590 kilogrammes de sucre valant 15.723.410 francs.
C’est 14.447.964 litres de rhum valant 4.229.973 francs.
Ajoutez à cela café, campêche, casse, mélasse, fruits confits, peaux brutes, ambrettes, liqueurs, vanille… pour obtenir une exportation de 26.973.431 kilogrammes de produits valant 24.016.649 francs.
Presque tout cela, on pourrait même dire tout cela, chargeait à Saint-Pierre. Toute l’importation était également faite par Saint-Pierre, où se trouvaient les grandes maisons de consignation de l’île.
XLIV
LA PREMIÈRE NOTE PUBLIÉE SUR LES DÉBUTS DE L’ÉRUPTION
Ce fut le 26 avril dans le journal les Colonies, et cette note disait, sous le titre :
Depuis quelques semaines, les habitants du quartier du Prêcheur sont constamment incommodés par une forte et désagréable odeur de soufre, qui se dégage du cratère du volcan éteint.
L’odeur est si forte parfois, que les chevaux passant sur le grand chemin du littoral hésitent.
Depuis cette nuit, une fumée blanche très épaisse se dégage du cratère. Elle attire de tous côtés des groupes de curieux.
Dans les hauteurs de la pointe Lamarre, le sol est couvert d’une cendre épaisse.
De temps en temps, la fumée s’arrête pour être ensuite vomie par masses énormes.
C’est sans doute alors que sont lancées les matières solides que l’on aperçoit, paraît-il, avec la lunette de la Chambre de commerce.
Sommes-nous à la veille d’un tremblement de terre ? d’une catastrophe ? se demandent quelques personnes avec anxiété.
Le temps est couvert, lourd ; on respire difficilement, et, pourtant, à midi, la température ne dépasse pas 28 degrés.
XLV
L’ÉRUPTION DE LA MONTAGNE PELÉE EN 1851
Au cours de ce volume, j’ai eu l’occasion de parler de l’éruption de 1851 qui fut bénigne, et constituait, pour beaucoup de personnes, un précédent « optimiste », un précédent qui leur faisait nier le danger pourtant évident de l’éruption actuelle.
Voici, de l’éruption de 1831, la relation publiée dans le Bulletin officiel de 1852 :
Une tradition, sans fondement historique, il est vrai, puisqu’elle remonte au delà de l’établissement des Européens dans les îles, mais fortement imprimée dans les esprits, racontait que la Montagne Pelée avait été le siège d’un volcan. La forme conique de cette montagne, particulière à toutes celles où ce grand phénomène s’est manifesté, l’épithète de Pelée donnée à sa cime, l’existence en ce point d’un lac pouvant passer pour un ancien cratère, la nature ponceuse du terrain dans un rayonnement de plusieurs lieues, tout venait en aide à la tradition et entourait la montagne Pelée de ce respect que l’homme paye aux choses qui lui font peur. On savait aussi que dans l’une des gorges de cette montagne, il y avait un lieu où l’on trouvait du soufre, et qui pour cela était appelé, par les habitants voisins, la soufrière.
Depuis le 10 mai de cette année (1851), la Martinique n’avait pas été secouée par les tremblements de terre ; mais on apprenait par toutes les occasions que la Guadeloupe ne cessait pas de l’être, et vivait dans des craintes continuelles. Si mens non læva fuisset, si la prévoyance humaine n’était très limitée, nous devions donc nous attendre à quelque grand phénomène cosmique, à l’enfantement de quelque chose d’extraordinaire.
Cependant, le 5 août, Saint-Pierre s’était endormi paisiblement, la ville était dans ce premier sommeil calme et profond, que lui assurent les travaux du jour et la monotonie de sa vie habituelle : si quelqu’un y rêvait volcan, ce n’était certainement pas au volcan de la Montagne Pelée !
Vers la onzième heure du soir, un bruit sourd, lointain, sinistre, commença à se faire entendre ; dans le premier moment, chacun le confondit avec le bruit dont il avait l’habitude, celui-ci avec le bruit du tonnerre, celui-là avec le mugissement de la vapeur, quand la soupape de la machine d’un steamer est ouverte, ou bien encore avec le roulement d’une rivière qui déborde ; mais le bruit ne finissant pas et allant au contraire en augmentant, beaucoup en furent éveillés et commencèrent à s’en inquiéter.
J’étais sur mon habitation du Fonds-Canonville, qui de toutes les habitations-sucreries est, à vol d’oiseau, la plus proche du lieu d’où venait le bruit. Depuis quelques moments, à demi éveillé, je prenais aussi pour du tonnerre ce que j’entendais, mais j’en trouvais pourtant la continuité assez étrange, quand je m’entendis appeler du dehors par des cultivateurs de l’habitation. — Vous n’entendez donc pas ce bruit, me crièrent-ils ? — Oui, répondis-je, c’est le tonnerre. — Non, c’est la soufrière qui bout… J’interrogeai le ciel, la montagne, la terre, je ne vis rien et continuai à entendre le bruit que tout le monde entendait.
Le reste de la nuit se passa dans une grande anxiété ; nous voyions courir rapidement sur les mornes des flambeaux allumés, qui indiquaient la fuite d’autant de personnes, en même temps que d’autres passaient aussi sur la grande route, annonçant qu’elles se rendaient aux églises de la ville, pour implorer la miséricorde divine ; toutes n’en savaient pas plus que nous et ne répondaient à nos questions que par ces mots lugubres : c’est la soufrière qui bout ! Nous achevâmes la nuit aux pieds de l’une de ces croix de mission qui, depuis quelque temps, ont été plantées à l’entrée de presque toutes les habitations du Prêcheur.
Avec le jour, nous apprîmes que Saint-Pierre n’avait pas été moins effrayé que nous ; le bruit y avait été aussi entendu par beaucoup de monde et, au réveil, on avait trouvé les toits des maisons, le pavé des rues, les feuilles des arbres couverts d’une couche légère de cendres grisâtres, qui donnait à la ville l’aspect d’une ville d’Europe, couverte par le givre des premiers jours de l’automne. Cette cendre couvrait aussi toute la campagne placée entre la ville et la Montagne Pelée, le Morne-Rouge, et s’étendait, dit-on, jusqu’au Carbet. La rivière dite Rivière-Blanche, à cause de ses eaux, ne méritait plus son nom, car elle roulait des eaux noires semblables à une solution de cendres ou d’ardoises, dont la trace, à l’embouchure de cette, rivière, se faisait voir au loin dans la mer, comme après les grands débordements.
Ces lignes ont été écrites par M. Leprieur, en collaboration avec MM. Rufz et Peyraud, le premier, pharmacien en chef de l’hôpital de Fort-de-France, le second, médecin, et le troisième, ex-pharmacien de la marine, tous trois chargés d’une mission à ce sujet par le gouverneur.
La Montagne Pelée, de 1.350 mètres, est la plus haute de l’île ; à son sommet se trouve un lac, dit des Palmistes, et qui serait le cratère dont parle la note précédente. Ce lac mesure 150 mètres de circonférence. C’est le seul que l’on connaisse à la Martinique.
XLVI
LES MOUVEMENTS SISMIQUES ET VOLCANIQUES DANS LA ZONE DE MOINDRE RÉSISTANCE
C’est Humboldt, je crois, qui a qualifié de zone de moindre résistance aux efforts d’expansion de la masse liquide centrale, la zone du centre Amérique et des Antilles, où il aurait calculé que la croûte terrestre est d’épaisseur moindre.
L’éruption de la Montagne Pelée n’a pas été un phénomène isolé. Elle a fait partie d’une série de manifestations du mouvement qui a agité toute la zone « de moindre résistance ».
Il y a eu tremblements de terre et éruptions volcaniques, successivement, au Guatemala, à la Martinique et à Saint-Vincent.
L’éruption de la Montagne Pelée a commencé en avril, juste à l’époque des éruptions et des tremblements de terre de Guatemala, qui étaient ainsi annoncés par Reuter et Havas :
New-York, 21 avril. — Une dépêche du Guatemala au Herald annonce que trois secousses de tremblement de terre ont eu lieu vendredi soir, détruisant la ville de Quesaltenango et détruisant de fond en comble Amatitlan.
Cinq cents personnes auraient été tuées à Quesaltenango, mais le nombre des victimes ne peut encore être exactement évalué à l’heure actuelle. (Reuter.)
New-York, 23 avril. — Le Herald publie un télégramme de Guatemala, disant que la plupart des villes, villages et plantations situés dans l’ouest de la République ont été détruits. Les volcans de Chingo, de San-Salvator et de Santa-Maria sont en éruption.
Le centre des récentes secousses de tremblement de ferre paraît avoir été dans ses derniers volcans. (Havas.)
L’île de Saint-Vincent fut aussi très cruellement éprouvée.
Deux mille cinq cents victimes et toute la partie nord de l’île ravagée par le volcan dont l’éruption paraît avoir été de même nature et de mêmes effets que ceux de la Montagne Pelée.
Un ami, qui venait de Saint-Vincent et que j’ai rencontré à Fort-de-France, m’a dit que c’était même volcan, même éruption.
Voici à ce propos quelques détails, d’après le Tidende :
L’éruption commence le 7, à 9 heures du matin.
La soufrière tonne et lance des éclairs. À 1 h. 30 de l’après-midi ce sont des grondements formidables avec d’énormes colonnes de fumée. À 2 h. 40, grêle de scories suivie d’une pluie de fines poussières. La cendre tombe à Kingston. Secousse de tremblement de terre. Plusieurs habitations détruites.
À 4 heures, obscurité complète.
Le 8, des morts, des dégâts.
Le 9, soufrière en pleine éruption.
Le 10, toute l’île « est couverte d’une humidité particulière et l’inhalation de vapeurs nocives répand la maladie ».
Le 16, il y a cinq mille personnes dans la misère et deux mille cinq cents morts.
Il s’est formé de nouveaux cratères à la soufrière de Saint-Vincent.
Un ministre wesleyen « qui fit une excursion jusqu’à 8 milles du cratère dans la journée du mercredi, vit s’élever une colonne de fumée de 13 kilomètres (?) puis un immense nuage de fumée descendit sur la route et l’avertit de ne plus avancer. Ce banc de fumée et de vapeurs sulfureuses avait la forme d’un gigantesque promontoire, puis se transformant en collection de nuages tournant avec rapidité, aboutit à des efflorescences de formes admirables brillamment illuminées de reflets électriques ». Des renseignements officiels disent qu’on ne peut s’approcher à plus de 5 milles du volcan à cause de l’intense chaleur. Le lac du sommet semble avoir disparu. Toute la contrée de Carib est couverte par de la terre volcanique.
Le 7 jusqu’à 7 heures du soir à la Barbade il y eut quelques éclairs dans le Nord-Ouest. Après 9 heures l’obscurité devint épaisse. Les tramways suspendirent leur service à huit heures.
Le lendemain le jour s’ouvrit triste et gris. La surface de la terre était couverte d’une fine poussière d’un gris brun. Les toits et les arbres en étaient chargés.
« Un gentleman a calculé qu’il était tombé 2.252.120 tonnes de poussière en 12 heures, soit 50 tonnes par hectare » (!).
Cette poussière venait de Saint-Vincent.
XLVII
LA PEUR DES CADAVRES
Ce n’est pas seulement la crainte d’éruptions semblables à celle de la Montagne Pelée qui agitait les îles voisines, c’est aussi la terreur de la contagion que pouvaient apporter les cadavres entraînés par les courants…
Lisez cette proclamation lancée par le maire du Grand Bourg à la suite d’échouements de cadavres à Marie-Galante.
Les cadavres des malheureuses victimes de la terrible et inénarrable catastrophe de notre sœur la Martinique, qui sont venus échouer sur nos côtes et auxquelles j’ai eu la satisfaction de pouvoir donner place dans notre cimetière parmi nos morts, ont, à juste raison, jeté l’effroi dans vos cœurs.
Dans cette pénible circonstance vous avez montré jusqu’à quel point vous savez porter haut le sentiment de la solidarité humaine ; chacun de vous a fait son devoir, et à cette occasion, je vous envoie l’expression émue de ma vive reconnaissance.
L’histoire des Antilles depuis des temps immémoriaux n’avait point eu encore à enregistrer d’événements aussi douloureux.
Et malgré cela, l’état de l’atmosphère, l’élévation considérable de la température, l’apparence de la forte pression qui s’exerce sur les ondes, tout semble indiquer que les Antilles n’en ont pas encore terminé avec le phénomène cosmique qui a fait son apparition dans l’île sœur, et qui, peut-être, nous réserve, si ce n’est pas des suites, mais au moins des conséquence au point de vue épidémique.
Figurez-vous que de nombreux cadavres, comme ceux d’hier peuvent se trouver encore dans les eaux de la Martinique, et qui transportés ici par les courants seraient de nature à faire naître dans notre pauvre île des maladies calamiteuses.
Cependant il ne faut pas nous en alarmer, au danger il faut savoir opposer le courage, et j’ai pleine confiance dans le vôtre.
Toutefois il appartient, dans la circonstance grave du moment à une administration prévoyante et ayant le soin de sa responsabilité de prendre des mesures urgentes pour sauvegarder la sécurité publique.
En conséquence j’ai l’honneur de porter à votre connaissance qu’il a été décidé que des désinfectants tels que : goudron, acide phonique, grésil, ou autres seront brûlés fous les jours dans les principaux coins du bourg.
Il vous est reconnaissant d’en faire autant dans vos maisons, mais en prenant toutes les précautions nécessaires pour éviter les accidents.
Les cours et dépendances des maisons, les écuries et autres établissements doivent être tenus en parfait état de propreté et les immondices jetés dans la partie du Fort, sous le vent du Bourg.
Des croisières seront organisées pour la surveillance de nos côtes et ainsi, nous pourrons, peut-être, éviter le danger qui nous menace.
Hôtel de la mairie, 5 mai 1902.
XLVIII
AMÉNITÉS ANGLAISES
Il est écrit que les Anglais ne laisseront jamais échapper une occasion de manifester leurs sentiments à l’égard de la France en général et de Paris en particulier.
Voici ce que je relève dans les dépêches adressées aux Antilles anglaises par la compagnie télégraphique West India, dépêches publiées par le Tidende de Saint-Vincent, et reproduites par le Courrier de la Guadeloupe, no du 23 mai 1902.
C’est sous la rubrique : L’émotion du monde civilisé devant la catastrophe de la Martinique.
Des télégrammes de Paris disent que le peuple de cette ville seule demeure indifférent (sic). Les pavillons furent mis en berne hier, mais autrement la populace (sic) s’est livrée à ses plaisirs ordinaires du dimanche. Le Temps explique cela par cette raison que les nouvelles sont trop nombreuses pour être appréciées.
Voyez maintenant la suite :
À cette date des 12-13 mai l’émotion était extrême dans le monde entier et des navires de tous pavillons se précipitaient vers la Martinique avec des secours.
Mais ce n’est pas fini, voici le bouquet.
Le 16 les dépêches disent que la province s’intéresse plus aux secours que Paris où les journaux consacrent plus de place à l’accident du senor Sévero et à un procès en escroquerie qu’à la catastrophe.
Et l’on opérait de la même manière à la Trinidad ; témoin ce filet intitulé « Propos stupide et criminel » que je coupe dans l’Opinion :
Nous remercions du plus profond de notre cœur les habitants de la Trinidad, qui se sont vraiment surpassés pour procurer quelque bien-être à nos frères que les douloureuses circonstances du moment ont amenés sur cette terre hospitalière.
Sur l’initiative de notre compatriote, le sympathique Dr Lotat, un bateau à vapeur les a recueillis à bord du courrier et toutes les voitures de Port-of-Spain ont été mises gracieusement à leur disposition pour les conduire aux endroits qui leur avaient été assignés à l’avance.
L’élan de charité fut admirable ; en un moment des listes de souscription se remplirent ; des dons en nature furent offerts, et, discrètement, avec tout le tact voulu, de grandes souffrances purent être rendues supportables…
Pour briser cet élan, pour arrêter ce magnifique mouvement de solidarité, il n’a fallu que le propos stupide et criminel d’un misérable Anglais d’origine, qui déclara à ses compatriotes que « les gens pour lesquels ils se dévouaient n’étaient dignes d’aucun intérêt ; il avait assisté à l’élection du 11 mai qui avait été simplement écœurante, car c’est par des cris de joie que le succès du candidat a été accueilli. La musique s’était promenée par toute la ville et avait joué sur la Savane jusqu’à, une heure assez avancée de la nuit ».
Et tout cela au lendemain de la catastrophe du 8 mai, au moment où tous les cœurs étaient brisés !
Oh le misérable !
Si ce vilain personnage était réellement à Fort-de-France le 11 mai, à moins qu’il soit un alcoolique ou un fou, il n’a même pas dû remarquer qu’il y eût élection, car elle s’est passée avec tout le calme qui convenait dans ce douloureux moment.
S’il tient de personnages intéressés la canaillerie dont il s’est fait l’écho, nous déclarons ne pas vouloir comprendre, car il nous répugnerait d’admettre que des gens ont encore de la boue à la place du cœur.
Enfin, ce qui est tout à fait gentil, et pourrait-on même dire coquet, c’est le poulet qui suit :
Un voyageur qui vient d’arriver des Indes Occidentales raconte que les nègres de la Martinique manifestaient bruyamment leur joie de ce que les blancs ont péri dans la catastrophe. Ils croyaient un instant que toute la race blanche était exterminée et ils se considéraient comme maîtres du pays. Ils avaient même élu un gouverneur nègre.
Les équipages de deux navires qui ont débarqué peu de temps après la catastrophe ont trouvé les noirs chantant et dansant au son des tambourins.
Cela fut publié en tête de la première colonne de la sixième page du numéro du Petit Journal qui portait la date du 10 juin, édition de l’étranger, que j’ai acheté à Santander en revenant, le 13 juin…
Pas de commentaire, n’est-ce pas… sinon que les gens de Marinoni ont le sens critique bien développé lorsqu’ils reproduisent des dépêches de Londres !
- ↑ Il y a bien les articles de loi relatifs à l’homicide par imprudence ; mais comme chez nous la responsabilité ministérielle n’est qu’un mythe… on n’y songera point…
- ↑ Les Américains ont le secret des informations sensationnelles et alarmantes. Les reporters et les savants qui étaient à Fort-de-France, ont littéralement affolé la population par leurs renseignements et leurs prévisions pessimistes.
- ↑ Ce même ami que la foule en panique avait séparé de moi,
revenant au kiosque, dans la soirée nous dit un curieux effet de
la peur sur les femmes, ou, pour parler plus exactement, sur certaines
femmes. « J’étais à l’extrémité de La Savane, nous dit-il,
entre le carénage et le fort… Pas d’électricité… Vous savez que la
population croit que la lumière électrique attire le volcan… Donc
pas de lumière. De l’ombre. Une femme jeune qui fuyait me tombe
dans les bras « Sauvez-moi, Monsieur ! Je n’en puis plus… » Nous étions près d’un banc. Je la fais asseoir. J’essaie de lui donner du
courage par quelques paroles… Il lui fallait… Je ne sais encore si
je rêve… Mais ce fut effroyablement fou… »
Un des personnages effrayés qui buvait près de nous lança l’anathème sur mon ami : « Vous êtes un débauché et un impie… Monsieur… lui cria-t-il, c’est les gens comme vous qui font tomber la colère du Seigneur sur les autres, sur les innocents… »
- ↑ Les télégrammes reçus de Fort-de-France pendant la « composition » de ce livre ont annoncé, à la date du 9 juillet, une éruption plus violente que les premières, et rendant absolument inhabitable le nord de l’île.
- ↑ Un jeune homme, avec qui je causais de ces parties de plaisir à la montagne et des facilités de l’ascension, m’a dit : « Il y avait quelques endroits où l’on devait faire un peu de gymnastique. Aussi, pour aller à la montagne, les dames mettaient des pantalons… »
- ↑ Après avoir lu cet entretien avec M. Raybaud, dans le
Journal où j’ai publié quelques chapitres de ce livre, M. Chomereau-Lamothe
a bien voulu m’écrire deux lettres dont j’extrais ces
quelques lignes.
« Permettez-moi, monsieur, de vous remercier de ce que vous dites de M. Raybaud, auquel je dois une reconnaissance si grande.
« Laissez-moi ajouter que la modestie de nos amis vous a caché une grande partie de la vérité.
« Mes parents m’ont en effet écrit qu’ils doivent la vie à l’énergie, à la présence d’esprit, à l’initiative intelligente et soutenue au courage du jeune fils de M. Raybaud… »
- ↑ Propriétaire de l’habitation Chabert au morne des Cadets, vis-à-vis la montagne, à 6 ou 7 kilomètres à vol d’oiseau du cratère.
- ↑ Le prophète des lamentations, dans la Bible, avait déjà noté ce fait.
- ↑ Voir page 152 un arrêté d’un maire de la Guadeloupe sur les mesures à prendre pour que son île ne soit pas empoisonnée par les cadavres qu’apportent les vagues.
- ↑ Cette communication fut affichée le lendemain même à Fort-de-France, alors que Saint-Pierre était détruit déjà !
- ↑ J’ai passé à Porto-Rico en allant à la Martinique. Et j’ai aussi causé avec quelques personnes… Eh ! bien, la politique américaine n’est pas du tout ce que croit mon usinier martiniquais. On favorisera le propriétaire terrien peut-être… Mais, plus tard, quand il sera Yankee. Celui d’aujourd’hui, « on lui fait tirer la langue » pour qu’il vende et s’en aille.
- ↑ Cela était un mensonge officiel de la commission officiellement présidée par le gouverneur.
Le 6 (je cite plus loin un article du journal les Colonies et des lettres privées qui le disent) il y eut des coulées de boue et d’eau chaude dans la Rivière des Pères et dans la Roxelane, c’est-à-dire dans Saint-Pierre même. Le gouverneur le savait, le maire le savait, tous les membres de la commission le savaient… et cependant, pour maintenir les électeurs, ils disaient le contraire. Abominable mensonge !
- ↑ On appelle savane à la Martinique, les promenades et les grands boulevards plantés d’arbres.