La Cause du beau Guillaume/01

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Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 11-40).


CHAPITRE PREMIER


l’aurore


En arrivant dans le village, Louis rencontra une jeune paysanne qui lui parut assez jolie. Ils se regardèrent tous deux en se croisant sur la route. Le plaisir donnait sans doute à la figure de Louis un air sympathique, car les yeux noirs et doux de la jeune fille s’arrêtèrent, et de loin, assez longuement sur ceux de Leforgeur.

L’envie de parler à la paysanne vint au jeune homme, qui trouva lui-même la chose extraordinaire puisque les femmes le gênaient et l’intimidaient extrêmement. Peut-être recouvra-t-il plus de hardiesse envers une paysanne, qu’il considérait comme étant d’une classe inférieure, de sorte qu’il se sentit plus à l’aise vis-à-vis d’elle.

Fut-il animé par le sentiment de sa complète émancipation, ou bien un attrait plus vif qu’à l’ordinaire lui imposa-t-il sa domination ?

Bref, Louis demanda le chemin de l’auberge à la jeune fille. Elle le lui indiqua en rougissant un peu. Il la salua, et ils se séparèrent. Puis Louis alla jusqu’à l’auberge, mais sans se rendre compte qu’il était bien plus affermi qu’auparavant dans la conviction que Mangues-le-Vert était le lieu le plus ravissant de la terre, un centre de bonheur et de joies.

Les premières journées s’écoulèrent pour Louis telles qu’il les avait imaginées, dans une absolue paresse, une contemplation délicatement savourée du paysage, une expansion et un contentement intérieurs, d’où naquit en lui une assurance d’allures qu’il ne se connaissait pas.

L’aubergiste lui fournit quelques meubles pour sa maison et lui envoya la célèbre cuisinière Euronique. Louis s’installa, rangea, jouit avec ivresse de ces premiers délices de la liberté, et se remit entièrement entre les mains de sa servante, qui fit tout ce qu’elle voulut.

Sa vie fut toute réglée d’après le temps. Quand il y avait du soleil, ou le matin une brume légère, transparente comme un voile, il se promenait. Si les nuages s’abaissaient et rendaient le ciel gris et mélancolique, ou seulement, vers le soir, lorsque la campagne s’effaçait sous les teintes de plus en plus sombres et confuses du crépuscule, Louis se rendait à l’auberge et se réjouissait à voir le grand feu dans la grande cheminée avec la grande broche, chargée de poulets et de pigeons, tandis que la salle resplendissait d’une lueur éclatante où étincelaient les vaisselles rangées sur les buffets et le couvert mis sur une nappe blanche.

Cette vie d’une simplicité complète et si peu mouvementée le charmait, uniquement parce que lui-même se la créait et la réglait. Si elle eût dépendu de l’ordre et de la règle de la famille, il l’eût trouvée insupportable.

Louis éprouvait un certain agrément à causer avec l’aubergiste et à jouer aux cartes avec un vieux capitaine en retraite qui prenait ses repas à l’auberge. Tout cela venait du libre exercice de sa volonté.

Mais ce calme devait être bientôt dérangé.

Un jour que Louis était arrêté sur la place de l’église, il vit passer un grand garçon en blouse, accompagné d’une jeune fille. Il reconnut la paysanne avec laquelle il s’était croisé en chemin lors de son arrivée à Mangues. Celle-ci le reconnut aussi, et lui fit un petit salut de la tête en souriant et en rougissant encore.

Ce salut et ce sourire transportèrent Louis dans un monde nouveau. Il lui semblait qu’une sorte de souffle parfumé avait effleuré son visage. Jamais une femme ne lui avait témoigné ainsi un intérêt aussi spontané, aussi simplement direct, et il avait une grande reconnaissance pour la première qui venait de la sorte lever l’interdit dont la timidité de Louis l’avait toujours frappé.

Louis suivit des yeux le couple jusqu’à ce qu’il eût disparu, et il se sentit tourmenté par le besoin de savoir quels rapports pouvaient exister entre la jeune fille et son compagnon. Ce dernier était une espèce de colosse, de taureau, à l’air sauvage et presque féroce. Louis haïssait, étant frêle et nerveux, la force physique. Le paysan lui déplut et lui inspira même de la répulsion. Il se demanda si c’était là un mari, un promis, un frère ; suppositions qui le froissèrent du premier coup, sans réflexions ; il espéra que la jeune fille avait simplement rencontré quelque compagnon de route. La pensée d’une alliance entre la jeune fille et ce garçon le contrariait. L’air doux, délicat, presque élégant de la paysanne ne s’accordait pas avec l’allure brutale du paysan. Et Louis la trouvait à plaindre, si quelque lien existait entre eux.

Quant à ce que le grand garçon fût un mari, Louis écarta cette conjecture. Il y avait dans la paysanne un aspect limpide de jeunesse, qui ôtait absolument de l’esprit l’idée qu’elle ne fut point une jeune fille.

Enfin Louis se disait qu’il avait produit une certaine impression sur elle, puisqu’elle se souvenait de lui, et qu’elle avait tenu à le lui montrer ; dès lors il ne pouvait s’empêcher d’être préoccupé de l’homme qui accompagnait la jeune fille et de le considérer déjà presque comme un rival.

Ces émotions ou plutôt ces sensations lui semblèrent d’abord assez légères, et bien que Louis désirât ardemment aimer et fût disposé à croire à ses illusions, bien qu’il pensât que peut-être il y avait là le commencement d’une passion, et qu’il arrangeât déjà quelque rêve heureux, il se dit cependant qu’il ne fallait point se flatter si promptement et que le sourire de la jeune fille qui lui avait fait l’effet d’un souffle parfumé était un gage bien fugitif.

Il se raisonna, se morigéna et rentra chez lui avec une certaine tristesse, car il n’avait jamais été amené si près d’une espérance pareille et il pouvait la perdre. Malgré lui, tout cela remplissait sa tête et il ne s’en délivrait pas.

Quelque temps après, un matin, Louis était allé sur la route, faire sa promenade habituelle. Le temps était ravissant. De légers nuages clairs jetés comme un store très-fin entre le soleil et la terre commençaient à se rouler vers l’orient et y laissaient voir le bleu du ciel. L’air, chargé d’odeurs d’herbes et de feuilles mouillées par la rosée, arrivait frais aux joues. Les champs étaient d’un beau vert vigoureux. Les insectes et les oiseaux chantaient partout. Louis marchait lentement, ayant aux lèvres des airs de valse assez langoureux, inspirés par l’harmonie de la campagne. Il pensait à la jeune fille. Il était rare qu’il ne sortît sans quelque espoir de la rencontrer, et il avait déjà tenté quelques courses à travers les courtes ruelles du village pour la retrouver. Elle était devenue à ses yeux un ornement de plus dans Mangues-le-Vert, et son absence dans l’ensemble des agréments du village en diminuait un peu le charme général.

Le bruit d’une charrette, loin en arrière, enleva Louis à ses « songeries ». Ce bruit était compliqué d’un autre son confus, indéfinissable à distance. La charrette se rapprochant de lui, Louis distingua des gémissements, des cris, des sanglots, des plaintes, qui se mêlaient d’une manière sinistre. Le cœur lui battit. Il crut qu’on tuait quelqu’un, ou que la voiture était chargée de blessés, et il attendit avec une certaine anxiété l’approche de cette charrette redoutable.

Bientôt Louis remarqua un homme assis sur le brancard et conduisant le cheval au grand trot, puis il vit des formes sombres s’agiter dans la voiture, secouées par les cahots, et qui poussaient ces gémissements, ces plaintes lugubres.

De plus près, Louis reconnut avec étonnement dans l’homme assis sur le brancard le grand garçon qui lui avait tant déplu sur la place de l’église. Celui-ci sifflotait avec assez d’insouciance. Néanmoins son attitude indifférente ne rassurait pas beaucoup Louis, qui se défiait peut-être trop de sa mine féroce et sournoise. Louis examina donc avec une vive attention les formes sombres et gémissantes qu’il voyait remuer à travers et par-dessus la claire-voie de la charrette.

C’étaient trois femmes, couvertes de longs capuchons de drap bleu foncé qui leur enveloppaient la tête. Agenouillées, elles tenaient le front baissé et appuyé sur quelque chose dont Louis ne put apprécier la nature. Elles sanglotaient presque furieusement, jetant des cris bizarres, puis, relevant brusquement la tête et la renversant en arrière, elles poussaient leurs longues plaintes, semblables à des hurlements.

Ces femmes pleuraient un mort, cela n’était pas douteux, et Louis assistait au mode d’enterrement particulier à Mangues. Le jeune homme se rappela en avoir lu la description dans les livres archéologiques de la province.

Lorsque la charrette passa devant lui, les trois femmes relevèrent la tête, afin évidemment de satisfaire une invincible curiosité, en regardant le « monsieur », et Louis aperçut la jeune fille dans le groupe.

Malgré la solennité de la circonstance, qui aurait dû chasser toute pensée étrangère au recueillement, la jeune fille ne manqua point à son petit salut qu’elle adressa cette fois d’un air sérieux, sans sourire.

La charrette s’éloigna, laissant encore longtemps entendre les cris et voir les étranges mouvements des têtes qui se levaient et se baissaient.

L’apparition de ce singulier char funèbre teinta de noir ou plutôt de gris l’esprit de Louis, qui ne put s’empêcher de se dire : — Cette pauvre fille si souriante est tombée maintenant dans la tristesse. Elle a perdu peut-être un père ou une mère. Et désormais, quand je la rencontrerai, elle ne m’apparaîtra plus que pâle, soucieuse, et elle ne sourira plus.

Ainsi il avait déjà vu la jeune fille en trois circonstances de plus en plus frappantes. Chaque fois, elle s’était attachée davantage à sa pensée. Et, à la dernière, un sentiment plus fort venait s’ajouter à ceux qu’il avait déjà éprouvés.

D’abord le charme naturel de la jeune fille lui était apparu, puis elle avait été l’occasion d’un grand acte de courage de la part de Louis : le premier, il avait parlé à une femme qui n’était ni vieille, ni laide, et il en ressentit l’orgueil qu’on éprouve lorsqu’on a enfin tenté une entreprise redoutable devant laquelle on a longtemps hésité.

À la seconde rencontre, il avait pu supposer que cette femme, à qui déjà il devait une joie, le remarquait et pensait à lui. Événement tout nouveau qui le jetait dans le trouble et l’espérance. Et, comme pour développer le germe d’inclination ainsi créé, il avait fallu que Louis, en voyant le grand paysan, eût à craindre de perdre presque aussitôt le précieux et fragile trésor de sa tendresse naissante, et qu’une sorte de rivalité avec cet homme s’établît dans son esprit et le forçât à penser plus souvent, plus longuement à la jeune fille.

Enfin, au troisième choc, pour ainsi dire, la petite paysanne se présentait à lui, entourée d’un appareil propre à s’emparer tout à fait de l’imagination. Elle émouvait sa pitié. Un lien plus étroit lui attachait Louis. Il ne pouvait plus oublier la jeune fille. Il était contraint de se demander à toute heure ce qu’elle était, d’où elle venait, quel était son sort, et si cette mort ne l’atteignait pas cruellement et même ne l’éloignerait pas de Mangues.

Louis ne tarda pas à rentrer chez lui, et il questionna aussitôt Euronique.

La servante de Louis avait vite conquis la domination dans la petite maison. Le jeune homme n’était pas exigeant, et, quoique peu communicatif, il lui avait laissé, dès le commencement, le privilège de bavarder, de discuter, de proposer et de tout régler à sa fantaisie ; il s’en était aperçu, mais s’en amusait.

— Qui donc est mort dans le pays ? demanda-t-il.

— C’est la tante aux Hillegrin, répondit la servante enchantée de converser.

— Qui est-ce cela, les Hillegrin ? dit Louis.

— Eh bien ! c’est Volusien et Lévise, le frère et la sœur ! ils sont assez connus !

Volusien, Lévise, Euronique ! Louis était étonné de cette abondance, à Mangues, de noms bizarres, que le mauvais parler des paysans détournait sans doute depuis longtemps de leur prononciation primitive.

Le nom de Lévise surtout s’accrocha à ses lèvres, s’ajoutant encore au reste pour retenir la pensée du jeune homme sur la jeune fille. Un nom plus ordinaire eût eu moins de force. Mais tout concourait à émouvoir et à frapper Louis.

— Volusien ! reprit Louis, n’osant mettre en avant le nom de la jeune fille, n’est-ce pas un grand garçon énorme ?

— Oui, un braconnier, un vilain chien, dit brutalement Euronique.

— Et la sœur ? demanda Louis avec une petite émotion, car il savait Euronique méchante langue, et il n’eût point aimé à entendre dire du mal de Lévise. Aussi fut-il froissé lorsque la servante lui répondit :

— La sœur ! ce n’est pas grand chose non plus. Ça travaille à coudre de temps en temps, mais ça aime mieux se promener et faire la coquette. Depuis qu’ils n’ont plus ni père ni mère, les Hillegrin n’ont pas bien marché !…

— Elle a eu des amoureux ? demanda vivement Louis, et il craignait encore une mauvaise réponse.

— On ne sait pas… non…, dit Euronique, mais on ne sait pas non plus comment ils vivent et surtout comment ils vivront, car la tante qui est morte les tenait encore et leur donnait de l’argent.

Louis n’admettait pas beaucoup la véracité des renseignements d’Euronique. Volusien pouvait, à ses yeux, mériter la mauvaise opinion qu’en avait la servante, mais Lévise ne « devait » pas la mériter, il en était sûr.

— Et la tante, demanda-t-il, leur laisse-t-elle quelque chose ?

La sollicitude de Louis se portait aussitôt sur le sort de la jeune fille.

— Rien, puisqu’ils lui ont tout mangé de son vivant ! dit la servante.

Louis était mécontent qu’il n’y eût rien de bon à dire sur le compte de Lévise, et il accusa intérieurement Euronique d’aigreur et d’exagération.

Comment cette jeune fille, jolie, d’une physionomie douce, d’une élégance rare parmi les paysannes, avenante, ouverte, et qui avait témoigné si simplement, si naïvement sa sympathie à Louis, eût-elle été une personne déconsidérée, peu estimable ? Il voyait dans les paroles d’Euronique une jalousie de vieille créature contre la jeunesse.

— Tout mangé ! s’écria-t-il, mais quoi enfin !

— Eh bien ! quoi ? répliqua la servante, ils y dînaient le jeudi et le dimanche, et elle donnait des robes et des rubans a la petite…

— Beaucoup de robes et de rubans ? dit d’un air de doute Louis, qui n’avait point remarqué que Lévise eût de brillantes toilettes.

— Dam ! répondit Euronique avec une certaine mauvaise humeur, elle lui en achetait une à la Saint-Pierre et une à la Toussaint…

— Bien ! cela fait deux robes tous les ans !

— Oh ! tous les ans, non, elle se serait donc ruinée, alors !

Louis fut enchanté de prendre Euronique en flagrant délit de médisance et de la voir se contredire. Cela rendait Lévise entièrement blanche, ainsi que quelque chose l’avait crié dans la poitrine du jeune homme.

— Enfin, Euronique, reprit Louis, cette femme aimait ses neveux, voilà ce que vous me prouvez.

— Eh pardine ! c’est là son tort, puisqu’elle est morte de s’être sacrifiée pour eux.

— Cependant, ajouta Louis, quel âge avait-elle ?

— Quel âge ? eh bien ! quoi ? soixante-dix ans ! reprit Euronique avec colère, car elle sentait qu’on la poussait dans ses retranchements, qu’est-ce que ça fait l’âge ? On ne m’ôtera pas de la tête qu’elle est morte en se sacrifiant.

Louis sourit de la mauvaise foi de sa servante, dont les premières paroles lui avaient été pénibles comme un présage fâcheux. Maintenant il savait la vérité, ou du moins il savait qu’Euronique ne disait pas vrai.

Le jeune homme réfléchit un moment à ce mot prononcé par Euronique et qui l’avait ému : on ne sait comment ils vivront !

Il entrevoyait la jeune fille ayant faim, ayant froid, vêtue de guenilles, pliée sous l’inquiétude et la misère, livrée à de durs travaux !

Une idée lui vint et rendit sa figure joyeuse.

— Cette fille sait coudre ? demanda-t-il à Euronique. Elle doit avoir besoin d’ouvrage, si la mort de sa tante la laisse sans ressources ! Il doit y avoir ici quelque raccommodage de linge à faire, on pourra le lui donner…

— Je le raccommoderai bien moi-même, interrompit Euronique.

Louis fit un mouvement d’impatience.

— Mais non, vous avez assez à faire, dit-il, bien qu’il sût que la servante n’était point surchargée de besogne.

— Eh bien ! dit Euronique, je lui porterai l’ouvrage !

Louis rougit. Il avait déjà combiné que Lévise viendrait travailler chez lui, qu’il s’occuperait d’elle, l’aurait sous sa « protection » ! Il pensa qu’Euronique conspirait contre lui, s’obstinait à l’éloigner de Lévise, devinait son penchant secret et naissant pour la jeune fille et se mettait en travers.

— Mais, dit-il sèchement, je veux que rien ne sorte d’ici et que le travail se fasse sous mes yeux.

La vieille servante le regarda curieusement et lança un : ah ! assez moqueur qui déplut à Louis.

Il fronça le sourcil, plein de dépit qu’on pénétrât si promptement sa pensée.

— On jasera…, continua Euronique sur le même ton railleur, sec et déplaisant.

Louis se fâcha presque.

— Eh ! qu’on jase ! répliqua-t-il ; cette « fille » travaillera ici !

— Dam ! dit Euronique, ce sont les affaires de monsieur. Moi, j’ai parlé pour le bien, mais ça ne me regarde pas !

— Oui, ajouta Louis d’un ton bref, et demain vous irez la chercher.

Il eut à la fin honte de paraître donner raison aux suppositions d’Euronique en lui livrant un combat si vif au sujet de Lévise, et il s’écria de nouveau, pour terminer la bataille :

— Eh ! bien ! laissez-moi tranquille avec cette… personne, c’est vous qui raccommoderez le linge !

Euronique s’en alla en murmurant un petit discours dont Louis n’entendit qu’un seul mot : les enjôleuses !

Et ce fait insignifiant, cette conversation si ordinaire, où il n’était question que de choses peu intéressantes, représentait un événement pour Louis. Tout, jusqu’à la résistance et à la basse moquerie d’Euronique, formait maille pour retenir son esprit uniquement dirigé vers Lévise. C’étaient d’invisibles cordes qui se nouaient à lui, attachées par l’autre extrémité à la jeune fille, et il était conduit et poussé dans un chemin d’où il ne pouvait plus sortir et qui le menait droit vers elle.

Bien souvent, dans les choses d’amour, il semble que cette première sympathie qui naît entre deux personnes jusqu’alors étrangères l’une à l’autre engendre d’elle-même une foule de petits hasards qui doivent l’agrandir et la transformer en passion.

Euronique, qui était d’une familiarité impossible à réprimer, se mit à rire et dit :

— Allons ! allons ! vous êtes amoureux !

L’insistance d’Euronique à mettre le doigt sur la plaie de Louis, qui ne voulait pas s’avouer qu’il fût amoureux, et qui d’ailleurs n’était encore qu’attiré vers la jeune fille, le troublait. Comme il démêlait bien à quel degré en étaient ses sentiments, il était contrarié qu’on l’accusât d’amour.

La dernière réplique d’Euronique l’exaspéra.

— Euronique, lui cria-t-il, vous commencez à me fatiguer !

— Mais c’est monsieur qui me parle ! riposta la vieille servante avec le sang-froid habituel aux êtres taquins et hargneux.

Louis sentait facilement le comique, le sien propre et celui des autres, mais cette fois la lutte soutenue contre Euronique ne lui apparaissait pas sous son côté bouffon et inférieur. Il la prit au sérieux et fut en proie toute la journée à une violente mauvaise humeur qui ne se dissipa que vers la nuit, où probablement une divinité bienfaisante intervint et dessina devant l’imagination du jeune homme un petit tableau frais et réjouissant.

Louis se voyait avec sa future ouvrière : par la porte de la route, ouverte sur des prés et des arbres, entrait Lévise, tandis que derrière elle le ciel bleu, les feuillages verts remplis de soleil, les fleurs rouges et jaunes semées dans l’herbe, formaient un fond joyeux et rempli d’harmonie. Et Louis prenait la jeune fille par la main et commençait avec elle la plus longue, la plus douce, la plus chaste des conversations.

Louis se prépara si bien à cette petite fête que, ne pensant plus qu’Euronique prendrait à la lettre le contre-ordre donné à la fin de leur discussion, il attendit, le matin suivant, l’arrivée de la jeune fille. Étonné, impatient, inquiet, après avoir longtemps « tournaillé » dans la maisonnette pour tromper son attente, Louis finit par appeler Euronique.

— L’ouvrière (il tenait à honneur de paraître désintéressé aux yeux de la servante, et en même temps ne pouvait dissimuler la vérité), l’ouvrière, dit-il, n’a donc pu venir ?

— Comment venir ? répondit la batailleuse Euronique, on n’a pas été la chercher, pour qu’elle vienne.

— Je vous ai pourtant dit d’aller chez elle, reprit Louis.

— Oui, et ensuite de ne pas y aller, répliqua l’impitoyable servante.

Louis était vaincu, la servante avait le droit pour elle. Il ne sut s’en tirer que par une nouvelle colère.

— Vous ne voulez plus me servir, à ce qu’il paraît ! s’écria-t-il.

— Oh ! j’y vais tout de suite, et je la ramène. Seulement monsieur dit tantôt blanc, tantôt noir !

Là-dessus Euronique fit mine de s’élancer au-dehors.

Ses critiques, son empressement moqueur calmèrent Louis, qui tourna sa colère contre lui-même et se résigna à être la victime de ses propres maladresses, ne pouvant faire mieux.

— Eh ! mon Dieu ! vous irez ce soir, afin qu’elle vienne demain. Ce sera assez tôt, quoique ce linge tombe en loques et ait grand besoin de l’aiguille.

Louis espérait ainsi se faire contre la pénétration d’Euronique un bouclier de l’urgente nécessité de réparer le linge. Et il crut assez naïvement qu’il donnait le change à la servante.

Il aurait voulu, par une sorte de pudeur timide, que personne ne s’aperçût de la préoccupation que lui causait Lévise, et en même temps il ne pouvait s’en cacher : de même ces statues qui ont un vêtement trop court, et découvrent une moitié de leur corps pour voiler l’autre !

Cependant Louis comprenait bien qu’il ne parvenait guère à détourner la sagacité d’Euronique ; mais comment réussir dans une entreprise impossible !

Le lendemain, à peine Louis fut-il levé, qu’Euronique vint d’un air de mystère lui dire : Elle est en bas !

Louis trouva, dans une des pièces du rez-de-chaussée, Lévise qui attendait ses ordres.

Elle était vêtue d’une robe d’indienne assez laide qui ne justifiait point les attaques d’Euronique contre la coquetterie de la jeune fille. Un foulard noir à points blancs se croisait sur ses épaules, et elle était tête-nue. Elle était venue en habit de travail.

Louis fit attention à tous ces détails, et il regarda presque avec minutie les mains, la taille et le visage de Lévise, comme s’il eût craint de s’être trompé à son égard et qu’il eût voulu se confirmer qu’elle était bien telle qu’il l’avait vue pendant les premières rencontres.

Bien que rapide, cet examen naïf embarrassa la jeune fille, qui baissa les yeux, puis regarda Euronique, ayant l’air de lui demander où était l’ouvrage.

Louis comprit sa gêne et lui dit :

— Eh bien ! mademoiselle, Euronique vous a sans doute parlé du travail dont vous étiez chargée. Vous convient-il ? Vous passerez la journée ici. Combien, ajouta-t-il en s’adressant à la servante, est-il d’usage de donner en pareil cas ?

Le jeune homme tenait à bien établir que Lévise n’était qu’une ouvrière pour lui ; mais il lui répugnait de parler d’argent avec la jeune fille, de se montrer à elle comme un maître, un « patron ».

Lévise, plus simple, répondit tout naturellement :

— C’est quinze sous par jour.

Louis se dit qu’elle avait plus de bon sens que lui, en réglant ainsi directement, sans détours ni fausse délicatesse, le prix de son travail, puisque son métier était de travailler.

Louis rougit un peu, néanmoins, d’avoir pu laisser supposer qu’il n’osait aborder la question, et qu’il mettait des réticences, des arrière-pensées.

— Eh bien ! mademoiselle, reprit-il, c’est entendu. Voulez-vous commencer aujourd’hui-même ?

Euronique et Lévise étaient étonnées de la politesse caressante du jeune homme, du jeune « bourgeois » envers une paysanne.

— Oui, monsieur, dit Lévise, je n’ai rien ai faire en ce moment.

— Euronique, donnez tout ce qu’il faut.

Louis assista avec une sollicitude particulière à l’installation de sa protégée. Il fut satisfait de la façon dont elle marchait, de ses gestes, de son timbre de voix. Il lui mit une chaise auprès de la fenêtre, d’où la vue était gaie.

— Serez-vous bien là ? demanda-t-il.

— Oh ! merci, monsieur, dit la jeune fille pleine de confusion et lui prenant la chaise des mains pour qu’il ne la portât pas lui-même.

— N’aurez-vous pas froid ici ? continua-t-il avec vivacité. Voulez-vous un tapis, un banc sous vos pieds ? Préférez-vous être placée ailleurs ?

— Oh ! je suis très-bien, merci, monsieur, répondait Lévise de plus en plus confuse.

Louis cherchait un coussin, faisant pour Lévise ce qu’il n’eût pas fait pour la femme la plus distinguée. En se retournant, il vit qu’Euronique haussait les épaules.

— Eh bien ! lui cria·t-il, irrité de ce mouvement irrespectueux, donnez donc un banc à mademoiselle.

Jamais la jeune paysanne ne s’était entendu appeler mademoiselle par qui que ce fût. Elle se resserrait sur sa chaise, ne pouvant se faire assez petite à son gré, gênée, surprise, mais doucement caressée par les manières du jeune homme, de son « maître » !

Euronique du reste ne bougea pas, et Louis, craignant d’avoir laissé voir une amabilité, une « bienveillance » trop vives, les laissa toutes deux et remonta dans sa chambre.

Mais au bout d’une heure un invincible besoin de se trouver auprès de la jeune fille, de lui parler, de s’informer si la maison lui plaisait, le ramena en bas. Il combattit un instant contre lui-même, et, au plus fort de l’attraction qui l’entraînait vers la petite chambre où travaillait la jeune fille, il se sentit saisir par une singulière timidité. Le sang monta à ses joues, et son cœur battit. Lorsqu’il mit la main sur la clef de la porte de cette chambre, son trouble fut tel qu’il s’arrêta un moment, ne sachant plus ni avancer ni reculer. Il fut même convaincu que sa main avait tourné cette clef, sans que sa volonté s’en mêlât. Dès qu’il aperçut Lévise dans l’éblouissante clarté de la fenêtre, il retrouva son calme. Qu’était-elle de plus que cette même paysanne qu’il avait vue plusieurs fois avec plaisir et qu’il ne voulait pas laisser tomber dans la misère ? Pourquoi avait-il été troublé ? Quel sentiment bizarre avait pu la lui faire apparaître comme un être si important, si « auguste », qu’il fût troublé et frémît à la pensée de venir en sa présence. Il sourit intérieurement de cet étourdissement si soudain et si vite passé, du moins à ce qu’il imaginait.

Du reste, Euronique était déjà derrière lui, et cela suffit pour que Louis prît garde et se dît : Allons, elle va être persuadée que je veux décidément faire la cour à cette « fille ».

L’espionnage de la servante obligeait Louis à s’apaiser de manière presque à se donner le change sur ses propres mouvements. Comme il ne voulait pas justifier les soupçons de la vieille femme, il s’armait contre lui-même et se contraignait à ne considérer Lévise que comme une « protégée » ; il chassait tout autre sentiment et se persuadait que sa pensée n’allait pas, en effet, au-delà de ce qu’il désirait que crût Euronique.

Il feignit de chercher un livre dans la chambre, puis, comme si une idée subite le frappait, il dit à Lévise :

— Aimez-vous les arbres ? je vous ai indiqué cette place pour que vous puissiez bien les voir.

Lévise rougit extrêmement, baissa la tête et ne répondit rien. Louis le remarqua et, pour ne pas prolonger l’embarras de la jeune fille, il traversa la chambre en répétant avec affectation : Où est donc ce livre, où peut-il être ?

Puis, au moment de sortir, il regarda Lévise, dont les yeux fixés sur lui se détournèrent immédiatement et retombèrent sur l’ouvrage.

Louis revint à son cabinet, ému de l’émotion de Lévise et plus encore de ce regard attaché sur lui tandis qu’il s’éloignait.

Cette fois, il se demandait avec une assez grande chaleur d’espérance s’il ne plaisait pas réellement à la jeune fille. Il récapitulait leurs rencontres, cette persistance à lui donner un bonjour souriant, cette promptitude à accourir, ces rougeurs, ces regards à la dérobée. L’aimerait-elle ? Cependant devait-il se laisser aller à une présomption absurde ? Ne valait-il pas mieux qu’il l’étudiât davantage en se tenant sur ses gardes ?

Mais si réellement il était aimé, quelle joie des joies ! Tenir ce bien précieux, qu’il avait appelé avec tant de force et de désespoir, qu’il avait craint de ne jamais posséder, qu’il s’était résigné amèrement à perdre, et qu’il retrouvait, alors qu’il en portait pour ainsi dire le deuil. Il tremblait de se tromper, et il était avide de s’assurer par des expériences prudentes, lentes, de la certitude d’un bonheur aussi inattendu.

Louis marchait à grands pas dans son cabinet, la tête en feu, le corps soulevé tout entier par un désir impatient d’agir, de savoir la vérité.

Il cherchait mille moyens de connaître Lévise. Il eût voulu se trouver longuement seul avec elle, et il en redoutait en même temps l’épreuve.

À la fin, il imagina de faire dîner Lévise avec lui et non pas, selon la coutume, avec la servante.

Et l’idée de ce premier dîner amoureux ou presque amoureux, ou qui du moins pouvait décider la grande question, vérifier la grande espérance, séduisit tellement Louis, qu’Euronique ne lui sembla pas être un obstacle, et qu’il pensait presque faire une chose toute naturelle.

Cette heure du diner, Louis l’attendit avec une sorte de rage contre les minutes et les secondes. Il imagina et refit au moins vingt fois le petit poème de ce festin, créant les paroles échangées avec Lévise, les gestes de l’un et de l’autre, ressentant déjà la tendresse, le charme profond, insinuant de cette entrevue.

L’heure du dîner arrivée, Euronique mit le couvert de Louis. Alors il commença à s’apercevoir que l’entreprise n’était point trop facile pour quelqu’un qui ne voulait pas attirer l’attention sur ses actes et ses desseins.

Par quel motif excellent justifier devant Euronique un tel bouleversement des usages et des rangs ? Louis essaya assez maladroitement de la ruse

— Je ne dînerai pas ici ! dit-il à sa servante. Il calculait qu’il feindrait de sortir, reviendrait, trouverait Levise à table avec Euronique… mais c’était là ce qui le révoltait : cette jeune fille, qu’il élevait déjà si haut dans ses pensées, mise au rang d’une servante !

D’un autre côté, il prévit la résistance d’Euronique à son projet, et tenter de forcer un tel obstacle lui parut impossible au moment où il fallut l’aborder de front. Louis sacrifia le désir de dîner seul avec Lévise, et il ne vit plus qu’un moyen d’arriver à la faire asseoir à la même table que lui, moyen douloureux, répugnant et grotesque, c’était d’y faire asseoir également Euronique. Pour dîner avec Lévise, il fallait qu’il dinât avec sa servante. Et alors le charme rêvé quelques instants auparavant était cruellement défloré.

Et encore cette dernière entreprise n’était-elle pas toute simple à réaliser. Certainement Euronique trouverait fort extraordinaire que Louis l’invitât à sa table, et elle y verrait matière à médire sur le compte de Lévise.

Dans cet embarras, Louis entrevit vaguement une façon de se tirer d’affaire.

Euronique lui avait répondu : Oh ! j’ai fait un si bon dîner !

— Vous le mangerez avec l’ouvrière, dit Louis.

— Mais c’est trop bon pour elle ! s’écria Euronique, je ne l’ai pas fait pour elle ! Il ne faut pas la gâter !

Louis avait compté sur les objections de la servante pour entrer dans une feinte colère et mettre son désir sur le compte de cette colère.

— Elle mangera son dîner ! reprit-il de son ton le plus dominateur.

— Oh !!! dit Euronique qui secoua la tête pour protester et faire entendre que la volonté du maitre ne serait point exécutée.

— Eh bien ! s’écria Louis avec plus de force, elle le mangera avec moi !

Il crut un moment avoir remporté une victoire complète, mais Euronique le considéra de l’air stupéfait et effrayé qu’on prend pour regarder quelqu’un qui devient fou, puis elle s’écria à son tour avec indignation : Comment ! elle dînera ici, en haut ?

Son attitude exprimait si bien qu’elle ne se prêterait jamais à une pareille révolution, que Louis n’osa pas aller plus loin.

— Eh bien ! puisque vous ne voulez jamais obéir, je dînerai aujourd’hui à la cuisine avec vous ! et nous verrons si vous refusez d’exécuter ce que je vous commande.

— Oh ! je n’ai jamais vu pareille chose ! murmura Euronique entièrement désorientée.

— Allez, et ne faites plus de réflexions à l’avenir ! ajouta Louis.

— Eh bien ! c’est tout prêt, alors, répliqua-t-elle, et elle partit en se touchant le front pour montrer à Louis qu’elle croyait qu’il avait perdu la cervelle.

Louis pensa un moment à cette situation singulière, presque bouffonne, et, entendant Euronique crier à Lévise du ton qu’on emploie avec un chien : venez-vous dîner ! il éprouva un accès de rire, rire un peu nerveux où entraient du mécontentement et de la honte à cause de toute cette comédie.

Quelque chose le blessait intérieurement quand il entra dans la cuisine, bien qu’il voulût ne voir la chose que sous le côté amusant.

La table était prête, sans nappe, avec les couverts en fer et des écuelles de bois. L’aspect n’en avait rien d’agréable. Une chandelle fumeuse jetait une lueur triste et mesquine qui assombrissait tout. Louis se sentit mal à l’aise, et regretta son invention. Cet appareil grossier rabaissait son poème. Louis pensa aussi en ce moment à la figure que feraient son père et sa mère, s’ils le voyaient se commettre ainsi. Mais cette idée le fit sourire et le ramena un peu au sentiment comique qui l’avait d’abord poussé en avant.

Il s’assit. Lévise arriva et s’arrêta sur le seuil, interdite de trouver Louis dans un tel endroit, et ne sachant plus où allait être sa place à elle, si celle du « maître » était là. Elle distingua bien qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Elle n’eût pas été étonnée de dîner à la même table qu’un paysan chez lequel elle aurait travaillé ; mais voir Louis, dont elle avait une haute et respectueuse idée, attablé dans cette espèce d’antre, ceci la confondait.

Louis ne fut pas moins surpris et décontenancé presque au même moment par madame Euronique qui prit sans façon place à son côté et dit à Levise : Tenez, ma fille, mettez-nous la soupière sur la table.

Ce n’était pas ce que Louis avait combiné. Il fut fortement humilié qu’Euronique cherchât à humilier Lévise en sa présence, et il avait peur, s’il « rembarrait » la servante, d’aggraver l’humiliation de la jeune fille, car il lui aurait dévoilé les intentions sournoises d’Euronique, tandis que Lévise pouvait croire la chose toute simple.

Lévise s’empressa en effet de servir, d’un air de plaisir. Elle allait s’asseoir, quand Euronique lui commanda d’apporter le vin.

Le repas devenait amer pour Louis, et il se contenait pour ne pas éclater, plus mécontent encore de n’avoir pas prévu ces petits échecs que froissé de la méchanceté comique de la vieille femme. S’il laissait faire celle-ci, il était évident que jamais la petite ne mangerait, et Louis, qui avait voulu au contraire lui donner le plaisir d’être « servie par des domestiques », dit à Euronique de servir elle-même le vin, d’autant plus qu’il était à portée de sa main.

— Ah ! dit-elle sans se déranger, elle est plus jeune que moi, elle peut bien se remuer un peu !

Louis resta consterné de cette réponse cavalière. Ses bonnes intentions envers Lévise tournaient au détriment de celle-ci.

Mais déjà la jeune fille avait posé le vin près de lui. Enfin elle s’assit, et Louis remarqua que sa main tremblait pendant qu’elle mangeait. Elle ne levait pas les yeux.

Était-ce à cause de lui ou à cause d’Euronique que la jeune fille paraissait si émue ? Euronique buvait et mangeait de toutes ses forces, ne disant mot et ayant bien soin de ne rien offrir à la jeune fille. Louis tomba un moment dans le silence, cherchant un moyen de rendre à ce singulier dîner un peu d’agrément pour Lévise. Et bientôt celle-ci montra par son air timide et troublé qu’elle serait morte de faim ou de soif plutôt que d’oser rien demander. Louis songea à la ranimer en lui parlant un peu d’elle, ce but tant et si mal poursuivi jusqu’alors.

— Vous trouvez-vous heureuse dans votre pays ? demanda-t-il.

— Pardine, si elle est heureuse ! interrompit Euronique.

Lévise courba davantage la tête vers la table ; voyant qu’on répondait pour elle, elle s’abstenait de parler. Louis aurait volontiers jeté la servante dans le grand chaudron qui se balançait au milieu de la cheminée. Ce nouvel accident le rejeta dans une silencieuse contrariété. Et, à la lueur de la chandelle qui les éclairait à demi, ces trois personnages, si bizarrement assortis, demeurèrent le front penché et soucieux. Seulement Euronique coulait des regards malins et en dessous vers Louis et la paysanne.

Enfin Louis retrouva l’énergie et le calme nécessaires pour revenir à la charge, et il recommença : Vous êtes en deuil, vous avez perdu une parente ?

— Eh bien oui ! sa tante ! je l’ai déjà dit à monsieur, répondit encore Euronique.

Louis se redressa brusquement, essayant de terrifier la servante par des yeux menaçants.

Il était tout à fait honteux de penser que Lévise allait certainement croire qu’il se laissait dominer par Euronique et qu’il était par conséquent un être de la dernière faiblesse.

Puis il se dit que peut-être Euronique se lasserait de bavarder, s’il feignait de ne point l’entendre et ne faisait aucune attention à elle, et il continua, s’adressant bien directement à Lévise :

— Il me semble, en effet, vous avoir rencontrée le jour de l’enterrement !

— Dam ! oui, puisque vous me l’avez dit en rentrant ! reprit Euronique.

Lévise semblait étrangère à la conversation.

— Euronique, occupez-vous de quelque chose dans votre cuisine ! s’écria Louis violemment.

— Tenez, ma fille, dit Euronique pleine de flegme, levez-vous et prenez des tasses sur le buffet.

Louis n’y tint plus.

— Je fais venir mademoiselle pour travailler au linge et non pas pour servir…

— Oh ! elle n’est pas fière ! n’est-ce pas ? ajouta Euronique en riant au nez de Lévise, qui était de plus en plus intimidée de ce conflit. La jeune fille exécuta les ordres de la servante. Louis rongeait son frein, décrétant en lui-même qu’Euronique ne resterait pas longtemps dans la maison.

— Vous n’avez plus que votre frère ? demanda-t-il de nouveau à Lévise.

— Eh oui, un grand diable ! dit Euronique.

— Mais laissez-nous donc parler, morbleu ! cria Louis.

— Ah ! dit la servante d’un air patelin, je croyais que monsieur dînait à la cuisine pour s’amuser à entendre des pauvres paysannes parler le patois du pays !

C’était ôter à Louis, aux yeux de Lévise, tout le mérite que celle-ci pouvait vaguement lui soupçonner, et insinuer à la jeune fille qu’elle servait de jouet et de divertissement au jeune « monsieur ».

Ce fut le coup le plus sensible que la servante enragée eût encore porté à Louis. Aussi lui imposa-t-il enfin silence d’un ton qui ne souffrait plus de désobéissance. Alors Euronique s’étendit sur sa chaise avec une physionomie de mauvaise humeur et se mit à lancer des regards terribles à Lévise.

La jeune fille avait heureusement démêlé chez Euronique le dessein bien arrêté de contrarier son maître, et elle ressentait contre la servante une certaine irritation.

— Que fait votre frère ? dit Louis à Lévise.

Elle répondit, mais d’une voix si basse qu’il entendit à peine :

— Il travaille.

— Oh ! oh ! ricana Euronique.

Louis se retourna vivement vers elle et elle cessa son ricanement.

— À quoi travaille-t-il ? demanda Louis à la jeune fille.

— À la terre ! dit Lévise, du même accent faible.

La voix d’Euronique éclata de nouveau, trompette d’ennui et d’agacement qui fit presque tressaillir Louis, devenu rouge à cette autre surprise.

— Allons, ma fille ! dit Euronique, il ne faut pas faire de mensonges. À la terre ? et depuis quand donc ?

La tête de Lévise ne s’était pas encore penchée si bas sur sa poitrine, et Louis vit une larme glisser le long de sa joue, quoique la jeune fille se fût efforcée de la cacher !

Il fut pris d’une violente exaspération contre la brutale grossièreté d’Euronique, qui se plaisait à tourmenter la pauvre enfant ; mais il ne savait quelle réparation offrir à celle-ci, et il bouillait de contrariété d’être obligé de supporter les conséquences de la faute qu’il avait faite en imaginant cette réunion absurde.

Lévise se leva et dit de sa voix la plus humble, la plus basse toujours : J’ai mangé, je vais aller finir mon ouvrage.

Louis reçut un coup de poignard. Il ne devait pas en douter, elle était blessée, outragée, il ne la protégeait pas !

Lévise sortit, et il l’entendit dans l’autre pièce remuer sa chaise pour s’installer.

Louis demeura debout au milieu de la cuisine, immobile et absorbé. Dans le premier moment, il avait voulu mettre Euronique à la porte. Puis il songea qu’en la renvoyant il l’exciterait à lancer mille mauvais propos contre Lévise ; l’échantillon donné dans la soirée permettait bien de craindre la langue d’Euronique. Louis restait donc suspendu entre deux nécessités égales : le châtiment à infliger à Euronique, et l’adoucissement à porter aux peines de Lévise. Ce dernier soin lui parut le plus pressé, et il alla retrouver l’ouvrière, laissant la servante ébahie.

Lévise ne se détourna point de son ouvrage à l’entrée du jeune homme. Il s’approcha, elle ne bougea pas.

— Mademoiselle, dit-il presque avec humilité, il ne faut pas attacher d’importance à ce que dit cette femme. Elle est à moitié folle. Je suis très-fâché de ce qui s’est passé. Cela n’arrivera plus…

Lévise se remit à pleurer, et il s’arrêta fort embarrassé en face de ce chagrin qu’il ne savait comment apaiser. Enfin la jeune fille essaya de parler, au milieu des sanglots mal comprimés qui entrecoupaient ses paroles.

— C’est… commença-t-elle ; mais elle ne put aller au-delà.

— Calmez-vous ! Pourquoi pleurez-vous ?

— C’est… à cause… reprit Lévise avec un plus grand effort, interrompu par les pleurs.

— Oh ! dit Louis, mais vous avez bien vu que je n’ai pas souffert qu’elle continuât…

— C’est… à cause… de vous !… Telles furent les paroles qui sortirent enfin des lèvres tremblantes de Lévise.

Louis fut littéralement étourdi par ces trois mots qui lui apparurent comme un éclair éblouissant.

N’était-ce pas le cri de l’amour qu’il venait d’entendre ? Cette note dont il ne connaissait même pas l’écho ! cette musique qui lui avait été cachée jusqu’alors, malgré ses recherches, ses supplications secrètes au ciel. Louis en devint presque aussi tremblant que la jeune fille. Un trouble extraordinaire l’agitait. Il regardait Lévise sans la voir. Son cœur battait violemment, et il sentait comme des entraves se rompre dans son sein, sous l’effort et le tumulte intérieur du sang.

Mais, ainsi qu’un mendiant qui apprend la nouvelle subite d’un héritage, Louis n’osait croire à une telle bienveillance de la destinée. La défiance et le long découragement de sa jeunesse dressaient devant lui, pareille à un fantôme, la crainte d’une déception amère ! Il ne voulait pas y croire !

Avait-il bien compris ? N’était-ce pas par inexpérience qu’il s’était imaginé entrevoir dans les paroles de Lévise un « aveu », une « déclaration ».

Quoi ! cette paysanne qui pleurait sur sa chaise pleurait pour lui ? Et, dans ce cœur humilié et doux, tout appartiendrait à Louis ? C’était trop. Il devait se tromper. Il ne pouvait pas avoir tant de bonheur !

Les nerfs de Louis furent ébranlés si profondément que, frémissant, touché jusqu’à la moelle des os, il ne chercha plus qu’à détourner l’entretien de ce sujet qui l’émouvait trop fortement, et remit au lendemain, à plus tard, la confirmation de son espoir ou de sa crainte.

Il feignit donc, pour mettre fin à l’étrange et nouveau supplice qu’il subissait, de n’avoir pas attaché d’importance aux derniers mots prononcés par Lévise. Mais il était poussé cependant, au milieu du désordre où il se trouvait, par un désir extrême, intense, qui dominait tout, sans qu’il sût s’en rendre compte. C’était que Lévise revînt chaque jour, et restât auprès de lui le plus longtemps possible pour qu’il éprouvât encore toutes ces sensations aiguës, délicieuses déjà, qui l’avaient caressé et endolori depuis qu’elle était venue dans sa maison.

— Ne vous tourmentez pas ! dit Louis à la jeune fille, ne vous découragez pas ! Je pense que cela ne vous empêchera pas de revenir demain !

— Non, monsieur, répondit Lévise, qui paraissait un peu soulagée.

— Je m’arrangerai de façon à ce que la servante ne vous… ennuie plus ! Il faudra que vous me fassiez d’ailleurs un plaisir, qui sera de vous refuser à exécuter les petits ordres qu’elle pourrait prétendre vous donner. Vous n’aurez, du reste, que fort peu de rapports ensemble !

— Je ne voudrais pas qu’on fît de la peine à Euronique pour moi, dit Lévise.

— Ne le craignez pas, reprit Louis ; mais il ne faut pas non plus que ses lubies vous exposent à perdre votre travail. On a toujours besoin de travailler, et c’est à cela qu’il faut penser par-dessus tout.

En parlant de travail, Louis éteignait enfin le feu auquel il avait peur de se brûler.

Il éloignait les idées de trouble qui remplissaient l’air un moment auparavant. Outre qu’il se délivrait d’une émotion accablante, excessive, il se demandait s’il n’accomplissait pas un acte loyal, en reportant l’esprit de Lévise vers les choses régulières, au lieu de l’attirer « peut-être » sur un terrain dangereux, au lieu de le retenir dans des pensées de tendresse, souvent funestes pour les jeunes filles… Mais, en cela même, Louis ne s’apercevait pas combien il était enveloppé par ces pensées !

À ce moment, Louis aurait voulu être seul pour se replier un peu en lui-même et réfléchir sur les « immenses » événements qui venaient de se passer.

La présence de Lévise prolongeait pour Louis l’émotion, le trouble nerveux. Ne voulant rien lui confier de ce qui l’agitait, il ne pouvait en parler pour ainsi dire qu’avec lui-même. Ce n’était que seul qu’il pouvait repasser les petites scènes qui s’étaient déroulées depuis son arrivée à Mangues, les analyser, en jouir. Et c’était bien là ce qu’il voulait : rechercher dans ces scènes des indices où il puiserait davantage la croyance que la jeune fille l’aimait. Il voulait peser encore les sourires et les saluts de leurs premières rencontres, et chacun des mots prononcés, chacun des gestes faits pendant la journée.

Louis voulait compter son bien.

Lévise, d’ailleurs, lui semblait fatiguée.

— Vous ne devez pas être très-disposée à travailler, lui dit-il, il vaut mieux que vous rentriez pour vous reposer. Ne continuez pas ! Demain vous reprendrez votre ouvrage.

Louis entendait depuis un instant, à la porte, un bruit à peine distinct. Se doutant de l’affaire, il y courut sur la pointe du pied, et l’ouvrit brusquement.

Madame Euronique qui était là, écoutant de toute son oreille droite, fit un saut en arrière et s’en alla, feignant de passer dans une autre pièce.

Lévise ploya le linge et dit à Louis : — Bonsoir, monsieur ! d’une voix un peu plus ferme qu’elle ne l’avait eue jusqu’alors.

En partant, elle prenait quelque bravoure.

— À demain ! dit Louis.

Elle fit signe de la tête.

Louis s’élança à la fenêtre pour la regarder s’éloigner. La démarche de la paysanne lui paraissait charmante. Quand la jeune fille eut disparu, et qu’il redescendit l’escalier pour aller se promener, il rencontra Euronique.

— C’est comme ça que les jeunesses se perdent ! dit-elle sentencieusement.

Louis haussa les épaules.