La Cause du beau Guillaume/02

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Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 41-88).


CHAPITRE II


le seuil de la maison


Louis avait désormais un ennemi domestique dans la personne d’Euronique. Mais, sûr de s’en débarrasser quand il lui plairait, il considérait la servante comme un amusement.

Le jeune homme sortit et s’en alla tranquillement le long de la route. Le ciel était couvert ; la lune, voilée par les nuages, éclairait la campagne d’une lueur égale et vague. Un silence absolu, plus sensible que des milliers d’immenses bruits, couvrait aussi la plaine où brillaient quelques lumières.

Louis, rafraîchi par l’air et par la réaction qui succédait à l’ébranlement de l’heure précédente, se sentait heureux, calme surtout. Il comparait avec joie le passé triste, ennuyé, à travers lequel il s’était traîné, aux journées vivantes qui venaient de s’écouler. Il était plein d’espoir pour toutes choses, pour l’avenir. Il avait confiance en lui. Il était plus léger. Une certaine allégresse chantait dans son sein. C’était moins à Lévise qu’à lui-même qu’il pensait. Il se tâtait avec un étonnement ravi. Il ne se reconnaissait plus. Le changement était merveilleux. Il se trouvait plus vigoureux, moralement.

Des chants s’élevèrent en avant de lui, dans le lointain, de grossiers chants de paysans avinés, et bientôt une bande de sept ou huit garçons, qui se tenaient par le bras, apparut, venant à sa rencontre.

Louis n’aimait guère les paysans, ni les ouvriers. Il redoutait « les gens de la blouse » comme une race hostile, pleine de haine, de bassesse et d’insolence, surtout comme une race matérielle, douée de trop gros bras et de trop larges épaules pour être autre chose que mécanique et brutale. Cette aversion n’était pas raisonnée : il ne pouvait la vaincre.

Les paysans qu’il croisa sur le chemin braillaient à tue-tête, et avaient certainement beaucoup bu. En l’apercevant, la bande obliqua visiblement de son côté, afin de se donner le plaisir de bousculer un peu en passant « le monsieur ».

Louis marcha sans se déranger, la bande se rabattit un peu du côté opposé ; mais il fut néanmoins heurté rudement par un grand garçon qui était à l’un des bouts. Louis s’y attendait, et ce fut le paysan qui faillit perdre l’équilibre.

— Drôles ! s’écria Louis irrité, et qui, s’il avait pensé n’avoir affaire qu’à un seul d’entre eux, eût donné volontiers un coup de canne.

Mais les paysans enchantés continuèrent leur chemin en braillant encore plus fort, et, malgré sa colère, Louis n’entreprit point de casser les reins à huit grands gaillards, dont chacun avait les mains larges comme la moitié des épaules du frêle jeune homme.

La figure de celui qui l’avait heurté, il l’avait vue quelque part ! En cherchant, il se rappela en effet le frère de Lévise, Volusien !

Ce choc à coups de coude sembla à Louis un présage menaçant.

Lévise ne viendra pas demain, se dit-il, et il rentra inquiet, pensant que si quelque rapport s’établissait entre la jeune fille et lui, idée à laquelle il ne voulait pas croire, mais qui revenait toujours à son esprit, le frère de Lévise serait un obstacle, et se mettrait peut-être invinciblement en travers.

Louis désirait être levé avant l’heure très-matinale où devait arriver la jeune fille. Malheureusement il ne put s’endormir qu’au petit jour, et, lorsqu’il se réveilla, Euronique lui apprit que Lévise était installée depuis longtemps dans la chambre du travail.

Pendant toute la nuit, Louis avait eu peur que Lévise ne revînt pas, non-seulement parce que son frère pouvait la retenir, mais parce qu’elle-même serait peut-être dégoûtée d’une maison ou la servante l’avait maltraitée et offensée.

Il respira librement, à la nouvelle que Lévise était revenue. Mais comme il s’obstinait à se tromper lui-même sur les sentiments qu’il éprouvait, comme il craignait toujours de trop se flatter par l’espoir que la jeune fille pensait à lui, quoiqu’il eût très-vivement cet espoir, et comme, se sentant si vivement entraîné, il s’efforçait de mettre une certaine loyauté à ne rien faire pour « séduire » Lévise, Louis crut penser sincèrement ce qu’il se dit tout bas : Allons, cette fille est raisonnable, elle n’est sagement préoccupée que de gagner sa vie. Elle n’a pas ces idées subtiles qui me tourmentent si sottement. Aussi verra-t-elle par mon long sommeil de ce matin que l’amour ne m’empêche pas de dormir !

Cependant il s’habilla promptement pour aller lui faire une petite bienvenue, de ce qu’elle n’avait pas gardé rancune des injures de la veille !

Dès le seuil, le visage de Louis prit un accent de satisfaction étonnée. La jeune fille était vêtue avec beaucoup plus de soin. Elle avait mis son fourreau neuf, comme disait Euronique, un joli tablier de soie, un bonnet à rubans lilas ; sa robe ressemblait à du foulard, et un petit cœur en or était suspendu à son cou.

C’était une nouvelle personne. Sa toilette lui donnait un air de fête, un air brillant, animé, attrayant. Euronique dit à son maître :

— Elle est bien brave, ce matin !

Elle eut un ton particulier, qui fit juger a Louis que la vieille subissait aussi l’influence de cette petite tenue propre, gentille, élégante même. Mais, en regardant Lévise de plus près, Louis comprit la vraie signification des paroles de la servante.

Des marques bleues et rouges sillonnaient la figure de la jeune fille.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Louis ému, que vous est-il donc arrivé, mademoiselle ?

— Rien ! dit Lévise ; et une rougeur éclatante s’étendit sur son visage et jusque sur son cou !

— Rien ! mais on dirait des traces de…

Louis hésita à prononcer le mot coups.

— Je suis tombée.

— Vous avez dû vous faire beaucoup de mal ? reprit-il ; puis il ajouta brusquement :

— Votre frère n’est-il pas rentré tard, cette nuit ?

Lévise le regarda avec embarras et surprise.

— Ah ! pardine ! dit brutalement Euronique, ce n’est pas la première fois qu’il l’a « rossée » !

La confusion de Lévise devint extrême ; mais elle ne pleura point comme la veille. Elle serra les dents, et, enhardie par la protection de Louis, répliqua avec une colère concentrée :

— Vous êtes une méchante femme ! Mon frère ne me bat jamais ; je ne me laisse pas battre. Vous ne faites que dire du mal de nous !

Louis était ravi de la colère de Lévise. Euronique fut décontenancée par la soudaine révolte de la « petite », si timide le soir précédent. Elle ne trouva pas de réponse.

Louis, voyant que Lévise ne se plaignait pas et défendait son frère, ne pensa pas d’abord à l’odieux qu’il devait y avoir dans la conduite de ce taureau, qui, ivre, frappait la jeune fille.

Le sérieux de l’aventure était effacé par la naïveté des allures de Lévise, qui le divertissait doucement, et il s’amusa à exciter davantage sa confusion et sa colère.

— J’ai rencontré votre frère très-tard sur la route, et il commençait à n’avoir plus son bon sens, dit-il.

Lévise fit un mouvement pour protester ; mais contre Louis elle n’osa pas. Alors elle se retourna vers Euronique :

— Mon frère rentre quand il veut, et n’a pas de comptes à rendre. Et puis, c’est moi qui le mène…

— Et vous le menez bien ; ça ne l’empêche pas d’avoir la main leste, dit Euronique.

Lévise frappa du pied à terre, et ses yeux brillèrent.

— Eh bien ! et quand même il me battrait, c’est que cela me convient ! s’écria-t-elle.

— Vous avez lu Molière ? dit Louis à Lévise, en souriant.

Cette plaisanterie, qu’elle ne pouvait comprendre, troubla la jeune fille. Elle se tut, n’essayant point de lutter contre des phrases singulières, vis-à-vis desquelles elle n’avait point de défense. Ces mots étranges lui semblèrent recéler quelque sens redoutable et mystérieux. Ses yeux pleins de défiance montraient qu’elle sentait que le jeune homme se moquait d’elle dans une langue étrangère. Louis vint alors à son secours, en renvoyant Euronique et en remontant chez lui.

Une chose assez curieuse était que Louis ne voulait toujours pas s’avouer qu’il fût amoureux. Pour rien au monde, il n’eût prononcé les mots amour ou passion devant Lévise. Il aurait voulu pouvoir se persuader qu’il n’éprouvait pour elle qu’un intérêt, vif peut-être, mais uniquement bienveillant.

Il avait peur de lui-même. Il craignait d’entraîner Lévise à devenir sa maîtresse, et, par affection même, il aurait voulu lui épargner ce qu’il considérait comme un malheur pour elle.

Il craignait aussi, s’il était jamais engrené dans une passion, de s’y laisser aller avec tant de violence qu’il compromettrait tout, famille, fortune, avenir. Et il sentait qu’il le ferait, aux pensées qu’il lui venait dès qu’il s’abandonnait à rêver qu’il « aimerait » Lévise. Alors tous ses projets devenaient insensés, extrêmes. Il se voyait entièrement consacré à elle, enseveli auprès d’elle dans quelque coin, renonçant à sa famille, au travail ! Aussi, bien qu’il ne pût résister aux attractions qu’exerçait la jeune fille sur lui, il s’obstinait à ne pas vouloir les « voir », et se répétait avec acharnement du matin au soir : Non, je n’aime pas, je n’aimerai pas ! Ce que cette fille m’inspire, c’est un intérêt bien naturel, et voilà tout !

Grâce à cette duperie, Louis se laissait aller de plus en plus à ses pensées de tendresse. Il lui eût été impossible de s’arrêter sur ce chemin, doux comme du velours. En se disant qu’il n’aimait ni n’aimerait Lévise, en appelant les choses autrement que par leur nom, il satisfaisait ses scrupules, et se donnait par là le droit de ne pas faire d’efforts réels pour se priver de ce qui était son bonheur, quoiqu’il le regardât aussi comme un mal pour l’avenir.

Louis fut très tourmenté, dès qu’il fut seul, par la pensée que Volusien frappait Lévise. Cette jolie fille, naïve, aimable, resterait donc exposée aux brutalités de ce grand coquin, son frère ! Pouvait-il donc se trouver un être assez grossier pour ne pas comprendre que cette fleur sauvage, mais pleine de parfum, devait être soignée délicatement ? Comment concevoir le dessein de frapper, de froisser même une créature gracieuse, qui semait la joie, le sourire autour d’elle, et qui avait besoin de protection et de bonté ?

Louis s’attendrit sur le sort de cette fille demeurée sans parents, sans appui, abandonnée et peut-être même poussée par son frère vers de dangereux hasards. Il se promit de la protéger contre ce garçon odieux, en même temps qu’il se promit « qu’elle ne serait jamais séduite » !

Et comment Louis, qui se faisait de si merveilleuses fêtes d’être amoureux et d’être aimé, et qui pleurait de chagrin autrefois de ce qu’aucune passion ne venait secouer et illuminer sa pesante oisiveté de jeunesse, comment Louis pouvait-il s’affirmer qu’il tiendrait une telle promesse, quelque loyale qu’elle fût ?

Louis redescendit auprès de la jeune fille.

— Voyons, lui dit-il, ne pouvez-vous m’avouer si vous êtes malheureuse par votre frère ? Vous venez de perdre votre tante, qui était un soutien pour vous. Si votre situation est pénible, il ne faut pas craindre d’en convenir. Il n’y a aucune honte là-dedans. J’ai été souvent très-heureux de trouver des gens qui m’écoutaient lorsque je leur parlais de mes soucis. On pourrait vous mettre dans une position meilleure, si…

— Oh ! vous êtes beaucoup trop bon, monsieur, et je vous remercie bien, je ne suis pas malheureuse, dit Lévise avec une timidité douce, mais qui ne ressemblait pas à l’embarras de la veille.

— Mais enfin, c’est votre frère qui vous a ainsi maltraitée !

— Oh ! dit-elle avec une naïveté cruelle pour Louis, cela ne lui arrive que quand il boit trop.

— Mais s’il boit souvent ! dit Louis qui secoua la tête avec colère.

— Oh ! non, ce n’est que par moments. D’ailleurs, il ne s’occupe pas de moi et il fait même ce que je veux !

— Est-ce bien sûr ? demanda Louis, étonné qu’elle ne semblât montrer aucune rancune contre Volusien.

— Oh ! oui.

— De sorte que vous ne lui en voulez pas ?

— Je n’ai pas de raisons pour lui en vouloir. Et puis, ajouta-t-elle avec un accent affligé, on dit aussi trop de choses contre lui.

— Il n’a pas une très-bonne réputation, en effet.

— Eh bien, ce n’est pas juste ! reprit vivement la jeune fille.

— Enfin, dit Louis non moins vivement, de quoi vit-il ? comment gagne-t-il sa vie ?

— Il chasse !

Louis regarda Lévise fixement. Elle détourna les yeux.

— On m’a dit, ajouta-t-il d’un ton bref, que votre frère était braconnier.

— Oh ! braconnier ! s’écria-t-elle, eh bien ! est-ce que je ne rapporte rien à la maison, moi ?

— Vous travaillez pour vous deux, alors !

Lévise devint confuse. Louis voyait qu’elle était inquiétée par toutes ces questions et paraissait désirer la fin de son interrogatoire. Il la soupçonnait de vouloir disculper son frère par fierté, et non pas parce qu’elle avait conscience de dire la vérité.

— Il ne peut se plier à faire comme les autres, reprit la jeune fille ; il aime sa liberté.

— Il n’est pas le seul, mais je crains que chez lui cela ne s’appelle paresse.

— Oh ! il rentre quelquefois bien fatigué.

— Il fait là un métier défendu et dangereux.

— Il faut bien tuer le temps, dit Lévise avec fatigue, il ne peut vivre autrement.

Il y avait dans sa voix une nuance d’impatience. Louis s’aperçut bien qu’elle sentait qu’elle justifiait mal son frère.

— Mais, reprit-il, vous êtes une femme, on ne bat pas les femmes ! Il est lâche envers vous. Pourquoi donc vous a-t-il battue ?

La figure de Louis exprimait, chaque fois qu’il prononçait ce mot, un mécontentement concentré, presque sombre, qui causait une certaine crainte à Lévise.

— Je ne sais pas… dit-elle.

— Il a dû cependant avoir un prétexte. Il y a eu un commencement quelconque à votre querelle.

Louis se demandait si Volusien n’avait pas frappé sa sœur à cause du « monsieur » chez lequel elle venait. Il frémissait de colère à cette pensée, car la nécessité de protéger et de défendre Lévise lui paraissait un devoir plus impérieux, si en effet lui-même était la cause des maux de son « amie ».

Lévise ne répondit pas tout de suite.

— Je ne me rappelle pas, dit-elle enfin !

— Est-ce que vous craignez d’attirer quelque mal à votre frère, en disant la vérité ? ajouta Louis. Il pensait que Lévise devinait l’envie qu’il avait de s’interposer entre son frère et elle.

Mais Lévise ne se doutait pas qu’il fût intéressé si directement dans ce débat. Elle croyait que Louis était poussé par la répulsion et l’animosité que les gens du pays témoignaient contre son frère, et qu’elle attribuait à l’état de braconnier du jeune paysan.

Louis, la voyant très-troublée, chercha à la rassurer.

— Nous n’avons nullement l’intention de lui faire du mal, reprit-il, mais nous voulons vous mettre à l’abri de ses habitudes brutales.

— Il est fort, mon frère ! répondit Lévise avec assez d’orgueil et comme pour donner le conseil de ne point chercher noise à Volusien.

— Enfin, dit Louis, ne trouvez-vous pas inutile d’être battue ?

— J’y suis habituée, répliqua Lévise en souriant légèrement.

— Cela vous fait donc plaisir ? reprit-il impatienté.

Elle sourit un peu plus.

— Je n’y pense pas !

Louis commença à croire que Lévise avait dû avoir des torts graves envers son frère, et il se creusa la cervelle à chercher le motif de la brutalité de Volusien. Il se demanda, en sentant le froid glisser dans ses nerfs, si quelque amourette avec un autre garçon n’avait pas irrité Volusien. Mais il lui semblait déjà impossible que la jeune fille eût de l’inclination pour un paysan. Elle n’était plus à ses yeux une paysanne. Il pensa ensuite que Volusien avait peut-être été mécontent que sa sœur n’eût pas rapporté l’argent de sa journée.

— Ne serait-ce pas, dit-il tout à coup à Lévise, parce que l’argent manque à la maison ?…

— Oh ! ce n’est pas cela, s’écria Lévise, il ne faut pas vous inquiéter pour moi.

Louis, tout en ne voulant, croyait-il, témoigner à Lévise aucun sentiment de tendresse, eût désiré cependant qu’elle reconnût combien il était préoccupé d’elle. Aussi vit-il dans ces derniers mots beaucoup plus qu’ils ne contenaient. Il y vit que Lévise pénétrait ses arrière-pensées, et le lui signalait clairement en le priant de ne pas « s’inquiéter » pour elle. Il lui avait donc trop montré d’empressement, ou bien elle transformait trop promptement en sollicitude inquiète ce simple bon vouloir qu’elle lui inspirait. Il ne fallait donc pas que Lévise se fît d’illusions sur le compte de Louis et se mît en tête des idées qu’il voulait écarter. Il devait par conséquent rétablir les choses dans leur état réel et surtout éviter à la jeune fille une méprise fâcheuse.

— Ce n’est pas la curiosité, lui dit-il, qui m’a poussé à vous questionner. On prend toujours un intérêt naturel aux personnes que l’on voit maltraitées, blessées devant soi. Je vous aurais offert de vous être utile si votre situation vous eût paru pénible. Ce sont des services qu’on aime à rendre à son prochain.

Lévise l’avait écouté avec une profonde attention mêlée d’étonnement et de d’inquiétude, le langage étant un peu solennel pour son oreille.

Louis n’attendit pas de réponse et quitta aussitôt la chambre.

Une multitude d’idées passaient dans la tête de Louis et de Lévise au même moment.

Lévise éprouvait un tel bien être, le temps s’écoulait avec une si grande douceur pour elle auprès de ce jeune homme, créature d’un ordre supérieur et merveilleux, dont tout l’être était caressant, espèce de bon génie dont la voix, les yeux, la tournure, les paroles, avaient un empire mystérieux et plein de charme sur elle, qu’elle subissait la fascination de cet être « supérieur » avec une entière candeur et s’y laissait aller comme on se laisse aller au courant d’une belle rivière, claire, éclatante, bordée de fleurs et d’ombrages.

Elle ressentait, sans pouvoir s’en rendre compte, ce qu’on éprouve vis-à-vis des belles choses ; elle sentait que sa vie devenait une fête, un plaisir perpétuel.

Il n’y a pas d’oiseau blotti chaudement dans son nid qui s’y trouve aussi bien que Lévise se trouvait, lorsqu’elle était assise devant la fenêtre dans la chambre d’en bas chez Louis, et travaillait activement.

Quant à Louis, malgré les efforts qu’il faisait pour se tromper lui-même, il ne cessait de penser à Lévise, à tout ce qui se rattachait à Lévise, à son frère qui la frappait, mais qui ne la frapperait plus impunément, et ce qu’elle n’avait pas voulu avouer les causes de la querelle, à la présomption qu’il ne fallait point lui laisser acquérir de se croire aimée, au plaisir d’exercer vis-à-vis d’elle cette haute vertu, cette haute loyauté d’étouffer la tendresse, « si elle venait », plutôt que d’exposer la jeune fille à une faute, et en même temps au bonheur qu’il y aurait d’aimer cette personne sans se contraindre, et à la facilité qui se présentait de le tenter ! puis à des choses plus éloignées, plus enfoncées dans l’avenir, à toute l’existence qu’on pourrait mener avec Lévise ! Louis termina enfin ses songeries en revenant vers un fait plus proche : le dîner de la veille à la cuisine. Comment régler désormais ce grand point du dîner ?

Louis ne pouvait continuer à s’attabler dans la cuisine. C’eût été une conduite trop ridicule. Livrer Lévise pendant une heure entière aux tracasseries d’Euronique, s’il les faisait manger ensemble, ne lui souriait pas davantage. L’élever à l’honneur de partager le repas seule avec lui était impossible, parce qu’Euronique ne l’eût pas souffert, que Lévise eût pu prendre cela pour une preuve trop claire d’affection, et que d’ailleurs la jeune fille eût été compromise et perdue aux yeux du pays.

Aussi embarrassé qu’un vaudevilliste qui cherche le dénoûment d’une intrigue trop compliquée, Louis décida enfin que les trois personnages de la comédie mangeraient séparément, bien qu’il jugeât encore cette solution assez ridicule et pleine de périls.

Il hésita longtemps à annoncer son nouveau décret à Euronique. Celle-ci poussa une espèce de cri sauvage :

— En voilà bien une autre ! grogna-t-elle irrespectueusement.

Pour motiver son décret, Louis ajouta qu’il séparait les deux femmes afin qu’on ne perdît pas de temps en bavardage.

— Je ne la servirai point, par exemple, dit Euronique.

La régle établie porta donc que Lévise irait chercher son repas à la cuisine et l’emporterait dans la chambre de travail. Louis prévit que la redoutable Euronique soulèverait encore quelque tempête, et il alla présider à l’exécution du règlement. Lévise se trouvait dans l’antre d’Euronique lorsqu’il y arriva, de sorte que le système de la séparation était peut-être bien inutile. D’ailleurs Louis était condamné à ne dîner qu’après Lévise puisqu’il s’imposait une faction pour la préserver des atteintes d’Euronique. Il se sentait toujours très-ridicule et tendait toutes les forces de son esprit vers la solution de la difficulté.

— Vous avez dit à mademoiselle comment nous nous arrangions, demanda-t-il à Euronique.

— Non, répondit sèchement la servante.

Louis se trouva subitement très-embarrassé pour expliquer l’affaire à Lévise. Il avait peur de lui paraître singulier, mystérieux, et de la pousser à croire que tous ces troubles venaient de ce qu’il était amoureux. Euronique secouait rageusement ses casserolles, et Lévise attendait. Et naturellement Louis, après un instant de silence, élabora une phrase entortillée d’une politesse exagérée et propre à exciter dans l’esprit de Lévise ce qu’il ne voulait pas qui y vînt.

— Mademoiselle, dit-il, j’ai pensé qu’il vous serait plus agréable de manger à part ; j’ai mes habitudes particulières pour mes repas… Euronique a les siennes… et…

Louis vit Euronique hausser les épaules, Lévise ouvrir de grands yeux.

Il fut pris d’une honte bizarre, tout à coup, parce qu’il se montrait gauche et maladroit « devant la jeune fille » ; il perdit la tête, et quittant comme un fou la place, il se sauva dans sa chambre, avec la nouvelle peur d’avoir froissé Lévise, qui croirait qu’il la mettait à l’écart maintenant par dédain, et n’apprécierait pas ses intentions.

Enfin, ayant repris courage après quelques minutes, et étonné de n’entendre aucun bruit en bas, il retourna sur le champ de bataille.

— Eh bien ! demanda-t-il à Euronique qui mangeait tranquillement sa soupe, eh bien ! dîne-t-elle ?

— Je n’en sais rien, répondit la servante sans se déranger.

— Comment vous n’en savez rien ! s’écria-t-il, vous ne lui avez donc rien préparé ?

— Ma foi, non, je lui ai dit d’aller se chercher son manger.

— Elle est sortie ? dit vivement Louis en courant à la chambre où travaillait Lévise.

Un pressentiment qui lui serra la poitrine lui disait que Lévise, fâchée contre lui, était partie pour ne point revenir. Il s’élança dans la rue, regardant de tous côtés, anxieux, désolé, regrettant amèrement de ne pas s’être découvert davantage à Lévise.

Presque aussitôt la jeune fille rentra. Elle tenait à la main un morceau de pain et un petit paquet enveloppé de papier.

Louis fut soulagé et en même temps profondément touché, attendri. Il se figurait tout à l’heure Lévise se dirigeant chez elle, la tête basse, le cœur plein d’amertume contre l’insolence du jeune homme. Elle s’éloignait pour ne plus jamais reparaître… et voilà qu’elle reparaissait, remplie de résignation et de douceur, ou peut-être bien appréciant les intentions de Louis comme il le désirait.

Il fut touché de ce qu’elle souffrait toujours des mortifications qu’il plaisait à la vieille servante de lui infliger, de ce qu’elle allait manger son pauvre petit morceau de pain, tandis qu’il lui avait destiné de bonnes choses.

Il ressentit aussi une colère plus sérieuse contre Euronique qui tourmentait sa préférée, ainsi qu’il l’appela tout bas en n’osant prononcer un mot qui en dît davantage.

— Qu’est-ce que cela signifie donc ? dit-il violemment à la servante, pourquoi ne faites-vous pas ce que je vous ordonne. Vous ai-je commandé d’envoyer « l’ouvrière » manger au dehors ? Apprêtez tout de suite ce qu’il lui faut, et prenez garde, si vous recommencez encore.

Euronique essaya de regimber.

— Dam ! ce n’est que depuis que l’ouvrière est ici, que monsieur n’est pas content de moi. Monsieur veut sans doute me renvoyer, parce qu’elle lui a monté la tête…

— Allons, que diable, obéissez donc ! s’écria-t-il en la poussant par les épaules devant les fourneaux.

Euronique plia enfin, mais elle fit semblant de pleurer comme pour reprocher à Louis l’emploi de la force. Cet accès de sensibilité ne lui réussit pas. Ses grimaces pour forcer les larmes à couler devenaient si drôles que Louis ne put s’empêcher de rire.

Enfin Lévise eut un bon dîner. Euronique était à moitié domptée. Louis n’avait pas perdu sa journée ! Il était dans le ravissement.

Le jour suivant, s’étant levé de bonne heure, il put voir, de sa fenêtre, arriver Lévise. Elle portait une énorme brassée de fleurs. La jeune fille en avait toute sa charge.

Louis crut d’abord qu’on avait donné à Lévise la commission d’apporter ces fleurs à quelqu’un du village, lorsque la jeune fille entra dans la maison avec ses fleurs.

— Elles sont donc pour moi ! se dit Louis, et le sang lui monta aux joues.

Voilà, pensa-t-il en souriant tout seul de son idée, voilà la récompense de ma belle conduite d’hier. Lévise me témoigne sa reconnaissance.

Louis s’élança en bas. Son temps se passait à descendre et remonter continuellement à propos de Lévise.

La jeune fille arrangeait déjà en grande hâte ses fleurs dans de vieux vases de jardin, en faïence qu’on laissait dans la pièce où elle travaillait. À côté d’elle se tenait Euronique secouant avec dédain la grosse gerbe fleurie. La vieille disparut dès qu’elle aperçut Louis.

— Oh ! dit-il à Lévise, quelles belles fleurs vous avez apportées là ! Et le jeune homme ne s’imaginait pas combien sa voix était caressante lorsqu’il parlait à sa « protégée ».

— Je me suis amusée à les cueillir en chemin parce que j’avais vu qu’on ne faisait rien de ces vases… et puis parce que c’est plus gai… et que ça ne coûte pas bien cher !…

— J’en mettrai deux bouquets en haut dans ma chambre, dit Louis en saisissant deux grosses poignées d’herbes.

Lévise était pleine de joie de l’accueil fait à ses fleurs.

— Mais vous avez dû vous fatiguer à les cueillir ! dit Louis.

— Oh ! j’en aurais apporté davantage, mais je ne savais pas trop si cela vous plairait. Tout le monde n’aime pas les herbes communes.

— Je vous en remercie beaucoup. Si j’avais eu quelque chose à vous demander, ç’aurait été en effet des bouquets des champs.

Louis se mit à aider Lévise. Ils vannaient l’énorme gerbe et faisaient une pluie de fleurs en les secouant pour les trier et les mettre dans les vases. Leurs mains se rencontraient. Ils se regardaient en souriant. Quelques petites exclamations s’échappaient de leurs lèvres, quand les mains se touchaient et se retiraient rapidement. Les regards avaient quelque chose de particulier, de clair, de pénétrant. Les fleurs exhalaient une odeur vive et subtile. Louis eut peur. Sa tête se troublait. Lévise était trop près de lui. Il tremblait. Il se sauva, emportant les deux vases dans sa chambre. Puis il sortit. Il avait besoin de rafraîchir son esprit et sa tête, que cette petite alerte matinale avait singulièrement mis en feu. Il resta toute la journée dehors, car cet ébranlement eut quelque peine à s’apaiser.

Louis était étonné, inquiet. Il se repliait sur lui-même. Devait-il enfin reconnaître ce vif entraînement qu’il niait toujours ? Ne venait-il pas de se prendre en flagrant délit ? Il ne voulut pas encore se l’avouer, car il eût fallu, ou qu’il capitulât avec tous ses sentiments de désintéressement pur vis-à-vis de la jeune fille et qui étaient chez lui la plus grande marque de la tendresse, ou que, pour y rester fidèle, il congédiât Lévise son ouvrière.

Il aima mieux méconnaître le véritable état de son cœur afin de n’avoir rien à sacrifier. Louis se dit mensongèrement qu’il y avait à Mangues dix autres « belles filles » auprès desquelles il eût éprouvé l’émotion dont il avait été saisi le matin à côté de Lévise.

Quand le jeune homme rentra à quatre heures de l’aprés midi, la première chose qui le frappa, en mettant le pied dans sa chambre, ce fut qu’on avait enlevé les fleurs.

Aurait-il pu nier qu’il reçut un choc à cette vue ? Qui donc avait enlevé les fleurs ? Était-ce un caprice subit de Lévise, une leçon indirecte qu’elle essayait de donner à Louis, comme s’il n’était plus digne, par trop ou trop peu de réserve, de mériter ses bouquets ?

Ces idées s’éveillèrent les premières dans la cervelle naïve du jeune homme.

Mais comment Lévise aurait-elle eu la hardiesse de monter jusque chez lui ? Quelle signification attribuer à ce nouvel événement ? Quel sens avait-il dans la pensée de la jeune fille, cette pensée où Louis surveillait avec anxiété le développement de l’amour !

Louis redescendit immédiatement pour en avoir le cœur net. La chambre ou se tenait Lévise était également dépouillée de fleurs ! La jeune fille penchait sa tête sur le linge, très-bas comme pour se cacher. Elle ne regarda point qui entrait. Sa figure semblait chagrine, altérée, presque sombre.

La surprise de Louis s’échappa par un premier cri : Il n’y a plus de fleurs ici non plus !

Le jeune homme demandait ainsi involontairement à Lévise pourquoi elle avait fait ce ravage inattendu !

Lévise resta penchée sur l’ouvrage et muette !

— Il n’y en a plus, la-haut ! continua Louis dont le ton était mêlé de colère et interrogeait.

La jeune fille ne bougea pas. Elle paraissait avoir elle-même un grief contre Louis.

— Est-ce que ?… reprit-il en hésitant… comment cela se fait-il… est-ce que vous les avez ôtées ?

— Moi ? dit brusquement Lévise en levant la tête et en le regardant avec des yeux étonnés où se voyaient une tristesse et un mécontentement contenus.

Un moment, Louis crut qu’elle jouait la comédie. Et ils restèrent quelques secondes en face l’un de l’autre, immobiles, se regardant et cherchant mutuellement à lire sur leurs visages.

— Euronique m’a dit, reprit enfin Lévise dont les lèvres tremblaient légèrement, que vous lui aviez commandé de les jeter, parce qu’elles étaient laides !

— Moi ? s’écria Louis comme avait fait la jeune fille un instant avant. Euronique a menti impudemment.

Lévise n’avait point l’air de le croire.

— Et quand vous a-t-elle dit cela ? demanda Louis vivement.

— À trois heures !

— Euronique ! appela Louis de sa plus grande voix, Euronique !

Il était atterré et enragé à la fois ! La figure de Lévise, redevenue sereine, montrait qu’elle reconnaissait la sincérité du jeune homme !

— Euronique ! cria-t-il de nouveau avec violence.

La vieille ne se pressait point d’arriver. Enfin elle se décida à apparaître l’oreille basse, l’œil en dessous.

— Pourquoi avez-vous jeté les fleurs ? Qui vous l’a permis ?

— Elles étaient fanées.

— Vous prétendez que des fleurs cueillies toutes fraîches le matin et mises aussitôt dans l’eau sont fanées à trois heures de l’après-midi !

— Monsieur en aura de bien plus belles chez le jardinier ! Je l’ai fait pour le bien ! c’était trop commun pour la maison de monsieur, répondit la vieille sournoise.

— Pourquoi avoir dit à mademoiselle que je vous avais ordonné de jeter ces fleurs ? ajouta Louis exaspéré.

Euronique resta d’abord interdite, mais son trouble ne dura pas.

— C’était pour dire quelque chose ! répliqua-t-elle.

La réponse calma la colère de Louis, car elle était trop burlesque pour qu’on pût s’en fâcher.

— Prenez garde, dit-il sévèrement, je suis fort mécontent de vous, je ne supporterai pas longtemps une telle conduite.

Dès ce moment, Louis condamna intérieurement Euronique à être renvoyée ; mais la sérénité, reparue sur la figure de Lévise, causait trop de plaisir au jeune homme pour lui laisser exécuter sur-le-champ sa sentence.

Peut-être Louis « y regardait-il à deux fois » dans un pays tel que Mangues avant de renvoyer une excellente cuisinière.

Le jeune homme aurait bien dû se douter qu’Euronique était le criminel qui avait jeté les fleurs par la fenêtre, mais, dans son esprit, Lévise était tellement liée aux fleurs que, selon lui, celle-la seule qui les lui avait données pouvait les lui ôter.

Euronique courba la tête sous la semonce que lui infligea Louis, et retourna cacher son dépit dans son domaine enfumé.

— Ainsi, demanda Louis à Lévise, vous m’accusiez de « mépriser » les bouquets que vous aviez bien voulu prendre la peine de m’apporter ?

— Vous êtes un « monsieur » ce n’est pas comme nous, répondit-elle naïvement.

— Mais, dit Louis en souriant, si je suis un « monsieur », c’est une raison de plus pour que je sois au moins poli. Vous avez une bien mauvaise opinion de moi.

— Oh non ! dit Lévise.

Louis était enchanté d’avoir trouvé le mot « poli » qui limitait les inductions de Lévise et la détournait de songer à aucune galanterie, à aucune avance de la part du jeune homme.

— Si vous voulez, reprit-il, m’apporter d’autres fleurs demain, je vous promets qu’elles seront mieux conservées et défendues contre leurs ennemis.

Lévise sourit et dit : — Je veux bien, je peux en apporter encore davantage.

Le soir, il y eut encore une révolte d’Euronique. Une provision de tabac que Louis avait apportée se trouvant épuisée, il le dit à la servante afin qu’elle lui en procurât d’autre. La vieille répliqua que, le bureau de tabac étant au chef-lieu de canton, à plus d’une lieue de Mangues, une pareille course serait bien désagréable, bien longue, que son maître lui rendait le service très-dur, qu’il ne lui tenait pas compte de son attachement.

Louis ne se souciait guère de son côté de faire cette course, et il poussa un soupir en songeant qu’il serait obligé de s’y résigner, s’il voulait fumer, le lendemain. Il ne pouvait raisonnablement exiger d’Euronique une promenade de trois lieues. Cependant, devant Lévise, il était contrarié de paraître céder à la vieille femme après tant d’actes de vigueur.

Le lendemain matin, Lévise vint avec la gerbe de fleurs promise, une gerbe presque aussi grosse qu’un fagot. On eût dit qu’il y avait une grande fête dans la maison, à voir toutes les chambres parées d’énormes bouquets.

La jeune fille était en retard de près de deux heures, et son retard avait donné de l’inquiétude à Louis, bien qu’il eût pensé qu’on ne ramasse pas tant de fleurs sans y mettre le temps.

Lorsque tous les vases furent garnis, Lévise tira de la poche de son tablier un petit paquet brun. Louis jeta un cri de plaisir, c’était le tabac désiré.

Le jeune homme fut saisi d’un grand élan de reconnaissance envers celle qui avait tant d’attentions pour lui ! Il lui saisit la main, ne songeant pas à contenir son enthousiasme. Et, avec son système de retenue à outrance, il avait fallu en effet un véritable enthousiasme pour l’entraîner à un acte si familier ! Le vase s’emplissait peu à peu.

— Ah ! que je vous remercie ! s’écria-t-il, vous me rendez le « plus grand service » !

Puis il craignit d’avoir perdu la mesure qu’il voulait garder, et essaya de réduire la force de ses mots.

— Je suis fâché, ajouta-t-il que vous ayez été si « obligeante ».

Mais Louis revint aussitôt à des expressions mieux en accord avec ses sentiments.

— Vous avez pris une peine « énorme », dit-il. Si j’avais pu le prévoir, j’aurais sacrifié mon envie de fumer, plutôt que de souffrir que vous ayez même la pensée de vous écraser de fatigue comme vous avez fait ce matin.

— Ce n’est pas bien loin, dit-elle avec un sourire.

— Mon Dieu ! dit Louis avec un accent ému et où il y avait comme une plainte pour le mal qu’avait dû se donner Lévise.

Que lui servait-il de vouloir dissimuler puisqu’il le faisait si maladroitement ?

— J’ai trouvé le temps long, reprit Lévise, parce que je voulais être ici de bonne heure. Cela m’a fait prendre l’air, d’ailleurs, ajouta-t-elle gaîment.

Louis l’aurait embrassée. Il y avait dans ce visage riant et doux, embelli par la pensée de toutes ces petites délicatesses dont le jeune homme était redevable à Lévise, il y avait une attraction qui troublait Louis de plus en plus, l’étonnait, le portait à se raidir davantage et en même temps ne le lui permettait pas !

— Ah ! répondit-il, me voilà très-peiné. Je vous aurais peut-être priée de me faire une petite commission, à la condition de ne pas vous détourner de votre chemin. Mais vous voir aller à deux lieues, revenir, cueillir des fleurs, vous épuiser… c’est vraiment trop ! je suis furieux contre moi-même, je ne me pardonne plus mon plaisir…

Et, voyant qu’elle s’installait pour travailler, Louis ajouta :

— Mais il faut vous reposer… vous avez bien le temps de vous remettre à l’ouvrage.

Lévise ne discernait pas bien s’il était satisfait ou mécontent. Les paroles de Louis : Je suis furieux contre moi-même, inquiétaient la jeune fille.

— Je ne sais quels remercîments vous faire, continua Louis. Il faut que vous me demandiez, à votre tour, un service aussi grand que vous pourrez le souhaiter… Voyez, reprit-il, comme vous avez chaud… Si vous tombiez malade, maintenant… je mériterais une grande punition !

— Ah ! dit Lévise avec un mouvement de joie parce qu’elle vit distinctement le plaisir que ressentait Louis, j’espérais bien vous faire une surprise !

— C’est égal, ne recommencez plus, si vous ne vous ne voulez pas que je me fâche, répondit Louis en souriant. Il sentait une larme de tendresse rouler dans ses yeux.

Le jeune homme eût voulu trouver d’autres paroles. Il craignait que Lévise ne sût pas combien il était touché !

— Ce n’est rien, reprit Lévise, cela m’a amusée toute la matinée. Vous désiriez du tabac. Je sais combien mon frère est ennuyé quand il n’en a pas… Puisque je pouvais y aller, il n’aurait pas été bien de ne pas le faire !

— Mais l’auriez-vous donc fait pour un autre ? faillit s’écrier Louis.

La question mourut sur les lèvres du jeune homme. Elle l’effraya. La réponse eût pu être cruelle, et c’était, en tout cas, provoquer une explication sur son propre mal, et mettre au grand jour ces choses redoutables de l’amour qu’il n’osait envisager que dans l’ombre et le secret. Il y a des gens qui mettent à ne pas dire : j’aime, ou je suis reconnaissant, la même pudeur qu’à ne pas se vanter d’être braves, spirituels.

Seulement, Louis avait repris la main de la jeune fille et, la serrant avec une certaine expression, il lui dit d’une voix pénétrée et pénétrante : Je m’en souviendrai !

Euronique le voyant possesseur de tabac, et sachant qu’il n’était pas sorti de la matinée, devina, avec le flair des domestiques jaloux, par quelle voie le paquet brun était entré dans la maison.

Après avoir tourné quelque temps dans la chambre du jeune homme, elle dit tout à coup :

— Monsieur ne veut plus que je le serve, je le vois bien !

— Qu’est-ce qui vous prend encore ? demanda-t-il impatienté.

— Je serais pourtant bien allée chercher le tabac, reprit-elle.

— C’est hier soir qu’il fallait le dire !

— « On » voudrait faire croire que je ne suis pas capable de servir monsieur, ajouta la vieille.

— C’est bien, je n’ai pas besoin de vous ici, répondit-il, laissez-moi !

Euronique montra toute la journée une activité merveilleuse. Jamais danseuse ne fut plus leste. À la moindre demande, au moindre ordre, elle ne marchait pas, elle sautait, courait et bondissait, Louis se divertit de cette légèreté d’oiseau subitement révélée. Les trois dîners séparés eurent lieu sans encombre, sans murmures !

Mais ces aventures des fleurs et du tabac donnèrent à Louis le goût de mettre désormais Lévise à des épreuves de plus en plus décisives. Il commençait à acquérir quelque certitude sur les sentiments de la paysanne à son égard, et il pensa à user de ruses innocentes pour amener la jeune fille à se découvrir tout à fait. Il imagina qu’en lui payant ses journées, il reconnaîtrait en elle quelque trace d’embarras, de répugnance à recevoir de l’argent d’un homme qu’elle aimerait, une espèce de désenchantement, en un mot, qui se traduirait par l’hésitation. Il pensait que Lévise éprouverait une certaine amertume, s’il affectait de jouer le rôle d’un bourgeois aisé, payant froidement les heures employées à raccommoder le linge, chute glaciale et décourageante après les « aspirations » !

— Combien vous dois-je, mademoiselle ? lui demanda-t-il, le soir.

— Trois francs, répondit Lévise naturellement et tranquillement.

— Et vingt-quatre sous que vous avez avancés pour le tabac, ajouta Louis, étonné du résultat négatif de son expérience.

— Oui, monsieur, dit Lévise qui ne parut pas émue.

— Les voilà !

La jeune fille tendit sa main et l’argent résonna joyeusement en tombant dans sa poche.

Louis fut d’abord contrarié de l’insuccès de sa tentative, mais il réfléchit et se dit : Je ne suis qu’un être à la fois subtil et borné ! Elle a besoin de son argent et le prend avec plaisir. Je reçois une leçon de simplicité ! Et je n’ai seulement pas eu encore la pensée d’offrir à Lévise un cadeau en guise de remercîment, un cadeau qui puisse être agréable à une femme !

Mais il eût été bien que Louis connût un peu mieux les goûts, les habitudes de la jeune fille. Il ne savait pas encore où elle demeurait, n’avait aucune notion sur l’intérieur de la maison des Hillegrin. Peut-être Lévise cachait-elle une détresse qui demandait secours ! Assurément un petit ornement de toilette pouvait lui plaire, mais n’y avait-il pas mieux à faire pour elle ? Comment Louis ne s’en était-il pas encore sérieusement occupé ? Il n’avait pensé qu’à lui !

Un quart-d’heure après ses réflexions, le jeune homme suivait de loin Lévise qui rentrait chez elle. Ce fut pour lui un charme nouveau et vif, au milieu d’une belle nuit que la lune rendait à demi-claire, de marcher ainsi derrière Lévise sans qu’elle le sût, de contempler sa forme légère, mince, qui glissait sur le chemin emportant avec elle une ombre allongée.

Ce cadeau, serait-ce une croix d’or, une boucle, une ceinture, une boîte, un miroir, un mouchoir ? Louis était joyeux que la jeune fille ne se doutât point de ce qu’on préparait pour elle, et il la voyait en imagination repasser le lendemain à la même heure, par le même chemin plus légère et plus allègre encore.

Lévise s’arrêta à une « chaumière », véritablement recouverte de chaume et y entra. Les lèvres de Louis prononcèrent d’elles-mêmes et tout haut : Ah ! c’est là qu’elle demeure ! si haut qu’il en fut surpris et crut presque qu’une autre personne avait parlé derrière lui !

Cette découverte de la chaumière enchaîna davantage la pensée de Louis à la jeune paysanne. Il garda peint dans son esprit l’aspect de la chétive maisonnette que, désormais, il saurait retrouver quand il le voudrait et qui était l’écrin de son joyau. Il était heureux de penser que la petite cabane verrait la fête de Lévise lorsque la jeune fille rapporterait le présent qu’il comptait lui faire.

Louis qui, pour son tabac, forte passion cependant, n’avait pu se décider à aller au chef-lieu de canton, s’y dirigea d’un pas rapide pour acheter à Lévise un mouchoir de soie ! C’est ce qui lui avait paru le cadeau le plus convenable et en même temps le moins significatif ! Louis inventa un acte de haute politique, du moins il le crut tel. Il imagina d’acheter aussi un mouchoir pour Euronique afin de lui fermer la bouche et d’éviter ses mauvaises humeurs et ses mauvais propos. Elle n’aurait rien à dire, et quoique ce don commun pût en affaiblir peut-être la valeur aux yeux de Lévise, celle-ci, en fille simple, n’y serait pas moins sensible.

Les trois lieues qui s’étendaient devant Louis, aller et retour, furent dévorées en deux heures. Le jeune homme soupesait le paquet de mouchoirs avec une satisfaction qui ne lui laissa point sentir qu’il était en nage, et que ses jambes devenaient raides, vers les derniers pas.

Son compliment était tout prêt. Toujours imbu de son idée diplomatique, Louis commença par Euronique.

Il déplia le mouchoir à elle destiné sans lui laisser voir l’autre, et lui dit cauteleusement : Euronique, « comme vous m’avez toujours bien servi », j’ai pensé à vous, voilà une petite chose.

Euronique jeta des cris de joie, sans attendre la fin du discours, s’empara de l’étoffe, la drapa autour de son cou et sortit aussitôt pour se montrer triomphalement aux voisins.

Louis vint alors à Lévise, mais en plus grande cérémonie.

— Pour me punir, dit-il en riant d’un rire plein de bonheur, pour me punir de la course que mes indiscrétions vous ont fait faire hier, je l’ai faite aujourd’hui à mon tour. Et comme vous avez bien voulu m’apporter un petit paquet, je me suis permis de vous en rapporter un autre.

Lévise déplia aussi son mouchoir, et ce fut cette fois qu’elle eut l’air tout honteux, tout troublé, au supplice !

— Oh ! s’écria-t-elle, et cette seule syllabe disait admiration, reconnaissance, émotion profonde.

Puis Lévise ajouta :

— C’est trop, c’est trop beau !

Elle regardait tour à tour Louis et le mouchoir, n’osant le toucher, et le tenant du bout des doigts comme une chose sacrée.

— Mais il faut que vous le mettiez, répondit Louis, heureux comme un dieu !

— Oh ! non, dit-elle timidement, et avec une mine pleine de désir.

— Oh ! si, répliqua Louis.

Et, lui ôtant le mouchoir des mains, il le lui jeta doucement sur les épaules, sans les effleurer même de la main.

— Oh ! oh ! monsieur, répéta la jeune fille avec le même accent. ·

Et elle ne put s’empêcher de jeter un regard vers les pointes du mouchoir brillant qui revenaient sur sa poitrine ; puis elle attira un peu ces pointes en avant, puis les croisa, puis les attacha enfin avec une épingle. Mais ce furent quatre mouvements bien séparés, et qui donnèrent à Louis un doux spectacle.

— Heureusement, lui dit-il, il vous va très-bien.

Et, craignant encore quelque résistance de sa part, il s’éloigna.

— Quelle profonde jouissance on éprouve à se rendre agréable à autrui ! se disait Louis ravi, lorsqu’Euronique entra dans sa chambre.

La vieille servante faisait une moue baroque, dont Louis ne comprit pas d’abord le motif.

— L’ouvrière a un beau mouchoir, dit-elle très-courroucée.

— Eh bien ! vous en avez un, vous aussi !

— Oui, mais, répliqua-t-elle d’un ton qui trahissait une sourde fureur, elle en a un bien plus beau que le mien !

Ce mot révéla à Louis qu’il était tombé dans un nouvel abîme. En effet, il n’avait pas réfléchi à son action : le mouchoir de Lévise était en soie et coûtait cinq francs, celui d’Euronique était en coton, et quoique brillant de couleurs, ne valait que vingt sous ! Il avait semblé si naturel au jeune homme de les choisir différents ! Néanmoins, étourdi par sa maladresse, Louis ne voulut pas en convenir, et répondit à Euronique :

— Vous ne savez ce que vous dites ; ils sont aussi beaux l’un que l’autre !

Mais la vieille protesta, en secouant fortement la tête, et se retira.

Agacé de sa propre sottise, Louis se vengea sur un livre qu’il lança au fond de la chambre. Lévise et lui pouvaient être désormais la proie d’Euronique : il le craignit. Pour aviser à réparer les effets de cet accident, il alla demander de la sagesse au grand air, qui rafraîchit ordinairement la tête.

Ses pieds suivirent l’influence d’un aimant caché, et l’entraînèrent du côté de la maison de Lévise. Cette maison excitait un intérêt extraordinaire en lui. Là s’écoulaient de nombreuses heures de la vie de Lévise, qui étaient entièrement cachées pour Louis. Que faisait-elle ? que se passait-il là ? était-elle heureuse ? Il éprouvait une irritante curiosité et une certaine inquiétude devant ce mystère qui commençait à la porte de la maisonnette.

Tandis que le jeune homme contemplait longuement la « chaumière » dont ses yeux semblaient vouloir percer les murs ou pénétrer les secrets, il en vit sortir Euronique… Il crut d’abord se tromper. Mais c’était bien elle, avec le terrible mouchoir à son cou. Qu’avait-elle à faire là ? par quel hasard ? pourquoi ?

La première idée de Louis fut que Lévise était peut-être malade et avait envoyé Euronique ou chercher quelque chose, ou prévenir Volusien, et il se préparait à retourner chez lui. Ensuite il supposa que la jeune fille avait chargé la servante de porter le mouchoir de soie à la maisonnette. Hors de là il n’imaginait rien.

Louis ne voulut pas qu’Euronique le vît. Il se cacha derrière une haie et la laissa passer, espérant apprendre au retour le motif de son voyage. Mais il n’apprit rien. Lévise était tranquillement à la même place ; le beau mouchoir n’avait point quitté ses épaules. Euronique fredonnait dans la cuisine.

— Je saurai demain ! se dit le jeune homme.

Et toute la journée l’impatience « piétina » dans sa poitrine.

Le lendemain, en effet, Lévise apparut avec ces traces bleuâtres et rouges sur la figure, que déjà on y avait vues un matin. Louis frémit ; un frisson de douleur et de colère parcourut tout son corps. Lévise avait donc été frappée de nouveau par son misérable frère. Les sourcils froncés, les lèvres serrées de la jeune paysanne témoignaient d’un état de vive agitation.

Il était clairement écrit sur son visage « marqué » qu’Euronique avait averti Volusien que Louis donnait des mouchoirs de soie à la jeune fille. Louis eut envie d’étrangler sur-le-champ la vieille méchante créature. Il l’eût maltraitée, s’il l’eût trouvée à cet instant. Il la chercha furieusement partout ; mais, en apercevant Lévise, Euronique avait sournoisement filé dehors.

Louis revint près de Lévise.

— Enfin, dit-il avec force, vous ne pouvez plus le nier. Ce mis… votre frère vous a encore frappée !

— Oh ! je me défends, répondit-elle d’un air concentré et sombre.

Elle avait de longues marques enflammées, des écorchures, des meurtrissures au front et sur les joues. La vue en exaspérait Louis.

— C’est intolérable ! s’écria-t-il, cela aura un terme, je vous en réponds !… Et dites-moi au moins pour quelle cause…

— Eh bien !… c’est pour le mouchoir ! reprit Lévise d’un ton décidé et presque menaçant, comme si elle eût bravé son frère de loin.

À ce moment, Louis sentait qu’il était le protecteur obligé de Lévise, et une très profonde pitié remplissait ses yeux de larmes, car les souffrances de la jeune fille venaient de lui. Il n’eût désiré qu’une chose : étendre des tapis de velours sous les pieds de cette créature dont son esprit s’emparait comme d’un bien à lui, et le peu qu’il tentait de faire pour elle retombait sur la tête de Lévise en ennuis, en amertumes, en douleurs ! Mille idées lui passaient par le cerveau. Il eût voulu pouvoir écraser Volusien sous son talon. Il songeait à ne plus laisser rentrer Lévise chez elle. En même temps, il se dit rapidement que, par des scènes brutales, Volusien faisait entrer de force (le mot était bien juste) dans le cœur de Lévise le soupçon, et même, pourquoi non ? la certitude que Louis se conduisait envers elle comme un amant, que par là Volusien poussait la jeune fille dans les bras « du monsieur ».

Mais alors Louis ne concevait pas comment Volusien laissait revenir sa sœur, si les cadeaux lui déplaisaient. Louis se figurait que Lévise avait peut-être été enfermée et s’était échappée par une fenêtre, par-dessus une haie ! Aussi s’écria-t-il :

— Pourquoi donc vous a-t-il laissée revenir ?

— Il ne veut pas m’en empêcher, dit-elle étonnée, comme si la demande n’avait pas de raison d’être.

— Mais puisqu’il croit au mal ! reprit Louis tout animé.

— Non ! dit Lévise toute surprise.

— C’est incompréhensible. Pourquoi vous bat-il ? demanda Louis ; car s’il avait pensé à venger Lévise immédiatement, il avait un intérêt trop grand à poursuivre son interrogatoire et à sonder le cœur de la jeune fille, pour n’être pas détourné de son premier mouvement.

— Il a la tête montée, reprit Lévise.

— Par qui ? par quoi ?

— Il est toujours comme ça !

— Il est donc fou ?

— Oh ! dit Lévise, défendant son frère.

— Enfin, il est méchant pour le plaisir de l’être ?

— Il n’a pas ce qu’il voudrait. Il est en colère contre les autres.

— J’irai le trouver, moi !

— Oh ! monsieur, non. Oh ! non, ne le faites pas ! s’écria Lévise effrayée.

— De quoi avez-vous peur ? qu’on ne prenne votre parti ?

— Je ne viendrai plus, j’aime mieux cela ! ajouta-t-elle d’un air réfléchi, à la façon dont on prend une grande résolution qui tranche toutes les difficultés.

— C’est déraisonnable ! s’écria Louis ; il faut faire cesser les violences de votre frère.

— Oh ! il en a bien sa part, dit-elle vivement.

— Eh bien ! oui, vous vous défendez contre lui ; mais c’est odieux, votre frère est une bête fauve. Cela ne peut durer, cela ne durera pas !

— Je m’en irai ! dit Lévise d’un ton de résignation simple et pensif.

— Oh ! vous ne partirez pas ! s’écria Louis, achevant de perdre tout sang-froid à cette perspective.

— Oh ! si, dit sérieusement la jeune fille en se levant.

Il la saisit par le bras et la fit asseoir.

— Vous ne voulez pas qu’on intervienne entre vous et votre frère, reprit Louis, retournant sa colère contre la jeune fille. Eh bien ! soit, on ne vous contrariera pas. On vous laissera battre tout votre soûl. On y encouragera même votre frère !

Lévise sourit, et Louis en fit autant malgré lui, bien qu’il ne fût pas content de voir finir en plaisanterie des desseins très-sérieux.

— Mais cela n’empêchera pas, continua-t-il, que je ne règle un compte avec une autre !

— Euronique ? demanda la jeune fille précipitamment.

— C’est bien elle, n’est-il pas vrai ? Je l’ai vue hier entrer dans votre maison.

— Non, non, ce n’est pas elle !

— Ah ! celle-la aussi est sous votre protection ; elle est inviolable aussi ?

— La pauvre femme est toujours grondée.

— Vous êtes singulière, dit Louis.

Il attendit que Lévise parlât encore ; mais elle ne dit plus rien. Au bout de deux minutes de silence :

— Tenez, reprit Louis, je m’en vais ; vous m’irriteriez trop.

Louis se disait qu’il ne devait plus douter de la tendresse de Lévise, ou qu’il devait à peine en douter. Il se disait aussi que, de son côté, il lui avait probablement laissé croire qu’il l’aimait. Maintenant Louis ne voulait plus s’en cacher.

— Si elle juge ainsi, pensa-t-il, eh bien ! que les choses s’accomplissent !

Puis le jeune homme revenait à Volusien. Il eût voulu que Lévise l’accusât, s’en plaignît, et il se serait élancé contre le braconnier ; mais la résistance de la jeune fille à ce sujet, l’espèce de mystère dont elle semblait vouloir couvrir les scènes de son petit intérieur, faisait craindre à Louis que son intervention ne fût fâcheuse ou impossible. Il songeait à s’adresser au maire ; mais il eut peur d’éveiller l’attention sur ce qui se passait entre Lévise et lui, et de compromettre la jeune paysanne.

Cependant, vers deux heures de l’après-midi, Euronique rentra, en se glissant comme une souris. La vieille avait jugé ce temps nécessaire pour l’apaisement de la fureur du jeune homme. Elle espérait ne subir qu’un assaut ordinaire.

Dès que Louis l’entendit, il lui courut sus. Elle se faisait toute petite.

— Qu’êtes-vous allée faire hier chez les Hillegrin ? demanda-t-il avec une sévérité qui intimida la servante.

— Monsieur, je n’y suis pas allée.

— On vous a vu y entrer.

— Ce sont des menteurs…

— C’est moi qui vous ai vue. Qu’alliez-vous y faire ?

Euronique, visiblement, n’était point à son aise. Elle ne répondit pas.

— Vous convenez d’y être allée, n’est-ce pas ?

Euronique baissa le nez.

— Vous ne répondez pas, c’est que vous savez que je connais vos stupides méchancetés. Je vous chasse. Vous partez aujourd’hui même.

— Oh ! monsieur, dit Euronique d’un ton larmoyant, je vous jure que vous n’aurez plus rien à me reprocher. Monsieur sait bien que j’aime beaucoup son service. Monsieur a un moment d’emportement. Il ne trouvera pas de cuisinière comme moi dans tout le canton. Je ne dirai plus rien. Monsieur sera toujours content. Je me repens bien de ce que j’ai fait ; ce n’est pas par méchanceté. J’avais peur qu’on ne gruge monsieur, qui est si bon… Je vais faire à monsieur son dîner fin comme à l’ordinaire.

Louis ne semblait pas décidé à renvoyer Euronique ; probablement elle représentait un petit obstacle à son amour qui en augmentait le prix et y donnait le caractère de fruit défendu.

— Si vous restez à mon service, dit-il, c’est à mademoiselle Hillegrin que vous le devez. Tandis que vous excitez son frère, elle intercède pour vous !

Louis comptait les réconcilier en enchaînant Euronique par la reconnaissance.

— Je vais aller la remercier, reprit Euronique. Et, en en effet, la vieille créature fausse dit humblement à Lévise : « Mademoiselle » Lévise, je vous remercie bien de votre bonté, c’est vous qui me faites rester ici.

— Moi ! dit Lévise avec surprise, mais joyeuse que Louis lui eût attribué le droit de faire grâce

Ce qui n’empêchait pas que ce fût encore une maladresse de la part du jeune homme, car Euronique commença à penser que Lévise était la maîtresse dans la maison. Mais la grande affaire de Louis, c’était de faire plaisir à la jeune fille et il y avait réussi.

Quand Louis sentait Lévise dans sa maison, lorsqu’il la savait à deux pas de lui, un invincible besoin d’avoir sous les yeux la figure de la jeune fille, de parler avec elle, de s’informer de ce qui la concernait, saisissait le jeune homme et l’attirait dans la chambre où travaillait la paysanne. Il se trouvait enfant et il éprouvait toujours un léger battement de cœur chaque fois qu’il posait la main sur la serrure de la porte qui le séparait de Lévise.

La simple conversation ne fournissant pas de motifs suffisants pour qu’il fît de longs séjours dans la chambre de travail, Louis imagina un moyen qui lui permît d’y passer des demi-journées entières.

Il vint trouver Lévise avec un livre et lui demanda : Aimez-vous à lire, mademoiselle ?

— Je ne sais pas lire, répondit-elle intimidée.

Lévise, ne sachant pas lire, parut à Louis encore plus digne d’intérêt. Elle était décidément un être faible, qui avait besoin d’une tutelle. Et quoi de plus touchant que la faiblesse ?

— Eh bien ! aimeriez-vous à entendre lire ?

— Oh ! oui, beaucoup, dit la jeune fille.

— Voulez-vous que je vous fasse la lecture ? Cela vous amusera peut-être !

Lévise fit un signe de tête affirmatif. Louis la connaissait assez déjà pour discerner dans ce signe silencieux l’indice d’une émotion vive.

Louis lisait malheureusement très-mal. Sa voix se fatiguait vite et prenait un insupportable accent pleurard. Néanmoins il commença la lecture d’une petite histoire assez insignifiante. Il y mit d’abord un ton soutenable. De temps en temps, il regardait Lévise pour suivre sur son visage la progression de l’intérêt que l’histoire devait lui inspirer.

Tout alla bien d’abord ! Les yeux de la jeune fille indiquaient la grande tension de son esprit. Louis triomphait. Mais le maudit accent pleurard vint se mettre de la partie et jeter de l’engourdissement et de la monotonie dans la lecture. Louis aperçut de la fatigue et de la distraction sur les traits de Lévise. Ce résultat découragea Louis, le découragement rendit sa voix encore plus « pleurante », et le livre lui parut, à lui-même, excessivement ennuyeux et endormant.

Pourtant il continua, espérant retrouver le ton varié et expressif, mais il s’enfonça davantage dans les intonations larmoyantes. Ce n’était plus un roman qu’il récitait, mais des litanies, le De profundis. Il n’osait s’arrêter, ni lever les yeux sur Lévise, qu’il régalait d’un si singulier divertissement.

Enfin, ahuri, épouvanté, rendu stupide par cette lecture, accablé de fatigue et d’humiliation, il cessa brusquement, prêt à se sauver et à ne pas reparaître de la journée devant Lévise, qui devait, croyait-il, être remplie d’une colère sarcastique contre lui et le supplice qu’il lui infligeait. Il la regarda d’un air suppliant pour implorer sa grâce… Elle s’était endormie, en plein jour !!!

Louis remonta à son cabinet, partagé entre l’envie d’un rire fou et une profonde irritation que lui causait la conviction d’avoir agi sottement. Le jeune homme considérait l’échec comme très-grave. Il avait employé un fort mauvais moyen « pour attiser la flamme » dans le cœur de la jeune fille. Cependant, au bout d’une heure de réflexions mélancoliques, mêlées de réactions plaisantes, il lui fallut à toute force aller voir si Lévise dormait toujours et quelle était son opinion définitive à l’égard de la façon dont le jeune homme entendait l’art de plaire.

Lévise était réveillée, mais certes non moins contrariée que lui du « malheur » qui venait d’arriver. Sa mine le montrait assez, et elle ne savait si elle devait s’excuser ou se taire. Le rouge le plus pourpre couvrait sa figure.

Louis ne voulait pas la tourmenter, quoiqu’une petite rancune contre elle le tînt au cœur : il se disait qu’elle aurait bien pu lutter plus énergiquement contre le sommeil. Il fut cependant assez bon prince.

— Vous n’êtes plus malade ? lui demanda-t-il, lui suggérant à dessein un système de justification.

— On est bien malheureux quand on n’a pas reçu d’instruction, dit Lévise d’une voix si altérée, qu’il entendit à peine.

— Oh ! reprit-il en riant, c’est ma faute, j’avais cru apporter le livre qui fait tenir les yeux tout grands ouverts, et je me suis trompé, j’ai pris celui qui les fait fermer, le livre que le médecin m’a donné pour m’endormir le soir.

Louis jugeait Lévise assez naïve à l’endroit des livres pour ne pas distinguer s’il plaisantait ou s’il était sérieux : elle l’aurait cru volontiers pour se persuader qu’elle n’était pas coupable.

Dans le doute, elle répliqua : Il ne faut pas se moquer de moi, il est bien assez triste de ne pouvoir comprendre les belles choses !

Elle était navrée. Son chagrin amusa Louis, qui se laissa aller au plaisir de la taquiner.

— La lecture n’a pas été perdue, continua-t-il, puisqu’elle vous a procuré un peu de bon sommeil.

Les traits de Lévise se contractèrent. Louis vit qu’elle luttait contre les larmes, et, en effet, d’un ton amer et entrecoupé : Je voudrais… dit-elle, n’être jamais… venue ici.

Louis ne savait si l’amour-propre froissé ne se mêlait pas en elle à la crainte et au regret de l’avoir blessé. Pour la consoler, il reprit : Il ne faut pas vous affliger ; en dormant, vous avez montré bien plus d’esprit que si vous aviez écouté.

La phrase était trop déliée pour Lévise. Elle la prit pour une nouvelle moquerie, et, le dépit l’emportant sur tout autre sentiment, la jeune fille répondit en colère : Oh ! les gens de la campagne serviront toujours d’amusement aux messieurs de la ville !

Un grand éclat de rire, que Louis ne chercha pas à comprimer, acheva de la déconcerter.

— Vous avez tort de vous fâcher, mademoiselle, ajouta-t-il d’un air sérieux, la chose ne mérite d’être prise qu’en riant, et la comédie s’est jouée, après tout, à mes dépens.

Lévise secoua la tête.

— Vous êtes bien méchante, dit-il.

La physionomie de la jeune fille reprit tout à coup sa douceur, et Lévise dit à Louis ces mots, qui pénétrèrent très-avant dans son cœur et qu’il trouva admirables :

— Eh bien ! si vous voulez lire encore, vous verrez que je ne dormirai plus.

Louis sentit que le sourire qui « s’alluma » sur ses lèvres, devait avoir un éclat, un rayonnement particulier. Ce sourire révélateur, Lévise le refléta tout pareil. Il leur sembla à tous deux qu’il venait de tomber une espèce de barrière légère, de voile de gaze qui s’élevait entre eux et, bien que transparent, les empêchait de se voir tels qu’ils étaient.

— Ah ! s’écria joyeusement Louis, je ne serai pas moins généreux : je ne vous lirai plus que des choses excessivement amusantes.

Dans de tels enfantillages, la tendresse se montre plus subtile, plus ingénieuse que dans les solennelles déclarations. Elle met un masque et joue une petite intrigue pour se faire deviner. Louis se délectait de toutes ses manœuvres où, au lieu de dire en une seule et grosse fois : J’aime, on le disait de milles manières différentes avec la ressource de pouvoir s’en défendre si on voulait.

Le jeune homme ne se risqua point à recommencer ses lectures, et Lévise n’insista pas non plus pour l’entendre.

Le dimanche approchant, Lévise prévint Louis qu’elle ne viendrait pas le jour du repos.

Louis passa comme une âme en peine son dimanche. Il avait toujours peur que Lévise ne revînt plus.

Il remplit, tant bien que mal, quelques heures par des rêvasseries, des souvenirs, par des impatiences, des soupirs même. Mais le soir une distraction devint nécessaire. On était en mai, à l’époque où les jours sont longs, et à Mangues, le dimanche, on dansait sur l’herbe jusqu’à la nuit.

Louis se rendit au Mail, où tout le village était réuni sous les arbres.

Louis avait vu cent fois des fêtes de campagne, mais celle de Mangues excitait plus particulièrement son intérêt.

Au Mail, grande pelouse entourée de châtaigniers, deux joueurs de violon, perchés sur une charrette, animaient toutes les jambes. Les filles étaient pavoisées de rubans et de dentelles, les garçons en belle veste propre avaient arboré les chapeaux ronds en soie bleue. Les rires, les cris joyeux s’élevaient de tous les côtés. Les petites paysannes fraîches sous leurs bonnets admirablement blancs se promenaient deux par deux, trois par trois, se moquant des gros compliments que leur faisaient leurs amoureux. Les vieux étaient attablés à la porte d’un cabaret qui avait pour enseigne une énorme botte de genêts à fleurs jaunes. La petite rivière de Mangues, qu’on voyait plus loin briller à travers les troncs d’arbres, faisait assez de tapage sur son lit de cailloux pour qu’on l’entendît quand les violons s’arrêtaient.

Louis se plaça derrière le rang des spectateurs qui entouraient la danse et contempla le balancement des têtes des danseurs, joufflues et rouges. De temps en temps, des disputes s’élevaient entre les jeunes paysans pour une fille qui refusait de sauter avec l’un plutôt qu’avec l’autre, et des soufflets appliqués par des mères mécontentes sur la joue de leurs filles, venues en cachette à la danse, retentissaient au milieu des rires de la jeunesse qui avait la permission de s’amuser.

Louis ne voyait pas très-bien les danseurs ; un triple cordon de jeunes gens et de jeunes filles lui cachait la plus grande partie du spectacle. Tandis qu’il regardait, il entendit derrière lui de jeunes paysannes dire : Si Volusien n’était pas un loup-garou, il ne laisserait pas Lévise danser. Il n’y a pas quinze jours que la tante est morte.

Louis rougit involontairement, et son cœur s’agita à ces paroles qui attaquaient sa chère amie.

— Avec qui danse-t-elle ? demanda une autre paysanne, je ne la vois pas.

— Eh ! là-bas, avec Cardonchas.

— Elle se mettrait en enfer plutôt que de ne pas danser, reprit-on.

— Ce n’est pas bien, fut-il répliqué, je ne lui parlerai plus.

Louis n’osait se retourner pour voir qui parlait. Il lui semblait qu’on allait deviner ses sensations sur sa figure. Plongeant impatiemment les yeux dans le gros des danseurs qui étaient au moins deux cents, il cherchait à apercevoir Lévise, déjà mécontent qu’elle dansât avec ce Cardonchas, au nom grec ou provençal… un galant peut-être !

— Cardonchas est un fameux danseur ! Elle aussi va bien ! dirent les jeunes filles.

— C’est égal, la Hillegrin n’a pas de conduite, continua celle qui blâmait. Si j’étais en deuil depuis si peu de temps, je ne danserais pas.

— Ah ! pourtant, quand on entend la musique ! répliqua une autre dont les pieds trépignaient d’avance.

Louis distingua enfin Lévise. Elle exécutait un avant-deux avec un petit homme noir, d’une quarantaine d’années, vêtu d’un habit vert dont la longue queue lui battait furieusement les mollets à chacun des beaux entrechats qu’il faisait, selon l’ancienne mode.

— Il est impossible, pensa aussitôt Louis, que cet être grotesque soit le galant de Lévise et puisse lui plaire d’aucune façon.

Il était révolté d’avoir même l’idée que ce fût là un rival. L’aspect de Cardonchas empêcha la jalousie d’entrer dans l’esprit de Louis ; l’empêcha ! c’est-à-dire la combattit.

— Lévise danse avec lui, se dit le jeune homme, parce qu’il a sans doute une grande réputation de grâce et de légèreté dans le pays. Cependant les femmes sont si étranges !

Il se rapprocha de Lévise et de son cavalier, qui se trouvaient à l’autre bout du Mail, et lorsqu’il s’arrêta en face d’eux, quelqu’un disait encore : Est-il assez fou, ce Cardonchas ! mais c’est égal, c’est un fameux danseur !

Pourquoi la gloire de Cardonchas n’aurait-elle pas en effet séduit Lévise ? Louis en avait quelque inquiétude, mais il se gourmanda. La jeune fille était gracieuse dans sa danse ; on ne pouvait lui savoir mauvais gré d’aimer à danser. C’était la marque d’une nature joyeuse et vive. D’ailleurs, s’il y avait eu quelque chose à en dire, Euronique n’eût pas manqué de parler à Louis du petit homme noir, du célèbre danseur Cardonchas. De quoi s’inquiétait-il donc ? Ne supporterait-il pas que Lévise s’amusât ailleurs qu’auprès de lui ? Quel attachement rapide et insensé ! se dit-il.

Il en arrivait à rire des entrechats de Cardonchas auxquels il avait d’abord attribué une si grande influence sur Lévise.

Tout sa coup celle-ci vit Louis. Aussitôt elle parla à Cardonchas. Louis suivait tous leurs mouvements. Cardonchas offrit le bras à la jeune fille et la mena s’asseoir sur un des bancs placés tout autour du Mail, puis il alla prendre une autre danseuse.

Louis, ne comprenant pas tout de suite le motif pour lequel, à sa vue, la jeune fille avait cessé de danser, se demandait si elle le faisait pour qu’il n’eût pas de soupçons contre Cardonchas, ou si elle agissait par délicatesse, simplement pour prouver au jeune homme qu’elle ne voulait avoir en sa présence d’autre plaisir que celui qu’elle puisait peut-être dans cette présence même. Louis fit le tour du Mail parmi les promeneurs de façon à passer derrière le banc où était assise la jeune fille.

Elle ne montra point qu’elle le sût là, et, de son côté, il ne lui adressa ni paroles, ni gestes de reconnaissance, de peur de la compromettre aux yeux des paysans, d’autant plus qu’il n’y avait de redingote que celle de Louis dans toute l’assemblée.

Des jeunes gens vinrent tour à tour inviter Lévise. Elle refusa. Louis s’était caché un peu en arrière, à l’abri d’un tronc d’arbre, de sorte qu’elle ne pouvait le voir. Les yeux de la jeune fille parcouraient tout le Mail, et, de temps en temps, elle se tournait de côté et d’autre, comme pour chercher quelqu’un : Moi ! pensait Louis.

Une paysanne s’arrêta près de Lévise et lui dit : Eh bien ! grande bête, tu t’es donc tourné le pied ! Cardonchas a dit qu’il ne danserait plus avec toi. Tu lui as fait manquer sa grande pastourelle. Il te croyait plus solide sur tes pattes.

— Je ne danserai plus jamais, répondit Lévise en se levant, je vais rentrer.

— À cause de ta tante, tu n’aurais pas dû venir.

— C’est vrai ! Mais cela a été plus fort que moi. D’ailleurs, je voulais danser pour la dernière fois.

Les deux femmes partirent ensemble. Louis était plein de joie. Il croyait comprendre que Lévise lui sacrifiait sa passion pour la danse. Il voulut suivre Lévise et son amie, mais des bandes de sept ou huit grandes sottes de filles qui tenaient toute la largeur des contre-allées du Mail, et bousculaient tout le monde en pouffant de rire, l’arrêtèrent deux ou trois fois et les lui firent perdre de vue.

Louis rentra enivré : l’amour de Lévise lui apparaissait bien clair, « ingénu » et délicat.

— « Ma » charmante Lévise ! murmura-t-il tout le long du chemin, employant le pronom possessif, dont il ne se fût pas cru le droit d’user auparavant. Il ne s’étonnait plus à présent de la rapidité avec laquelle il en était venu à faire « sienne » la jeune fille, qui lui avait inspiré d’abord tant de prudence et de réserve.

Le lundi, « sa » Lévise, puisqu’il l’appelait ainsi, étant arrivée, Louis imagina de se donner une nouvelle petite comédie en la tourmentant un peu. Les légères, mais premières pointes d’inquiétude jalouse qui étaient entrées la veille dans la chair de Louis quand il avait vu la jeune fille danser avec Cardonchas lui inspirèrent cette idée de faire passer Lévise à travers les mêmes épines à son tour.

Pour mieux savourer son divertissement, Louis fit tous ses efforts pour ne pas se laisser entraîner à descendre avant midi auprès de la jeune fille. Il était d’avance égayé en pensant que Lévise s’alarmerait et qu’il l’apaiserait après l’avoir effrayée.

— Vous êtes-vous bien amusée hier ? demanda-t-il.

— Pas beaucoup.

— Vous vous êtes fait mal au pied ?

— Non ! dit-elle vivement.

— Cependant je l’ai entendu dire.

— Ah ! oui, un peu, c’est vrai, dit-elle en rougissant, parce qu’elle se demandait comment le jeune homme avait appris le mensonge par elle fait à Cardonchas.

— Vous aimez beaucoup la danse ? reprit Louis.

— Oh ! non, maintenant c’est fini.

— Sur le moment, votre pied vous a fait souffrir, à ce qu’il paraît, car vous avez quitté la contredanse.

— J’ai fait un peu semblant d’être malade. J’étais ennuyée.

— Qu’est-ce que c’est donc que ce Cardonchas ?

Lévise parut fort étonnée que le jeune homme connût le nom du paysan.

— Il danse bien, continua Louis.

— Oh ! oui.

— Mais est-ce qu’il ne vous donne pas envie de rire ?

— Oh ! il est bien habile ! dit Lévise ne concevant pas qu’on pût rire du talent du grand danseur Cardonchas. Moi aussi, continua-t-elle, je suis bonne danseuse.

— Et vous aimez à l’avoir pour cavalier ?

— Nous n’avions jamais dansé ensemble, c’est lui qui me l’a demandé.

— Il est bien laid ! ne put retenir Louis.

— Oh oui ! dit la jeune fille en éclatant d’un rire franc, et il est un peu fou !

Louis fut convaincu de l’innocence et de l’état inoffensif d’un homme dont on riait. Il commença alors l’exécution de son plan de malices.

— J’ai vu de bien jolies filles à ce bal, ajouta-t-il.

— Oui, il y en a, répliqua Lévise d’un air assez contraint.

— Il y en avait une surtout, ajouta Louis, qui m’a regardé plusieurs fois en passant. Oh ! qu’elle est jolie ! j’avais envie de l’inviter pour une contredanse.

Lévise ne répondit pas.

— Elle était élégante, continua Louis, et elle ne ménageait pas ses yeux. Je l’ai entendue causer. Elle a de l’esprit… vous devez la connaître : une personne brune, grande, charmante…

Lévise fondit soudain en larmes, avec une violence de sanglots qui arrêta et pétrifia Louis. Puis, se levant brusquement, elle courut à la porte en rejetant son ouvrage sur la chaise et sortit.

Elle est jalouse ! s’écria Louis, heureux et consterné à la fois.

Il crut que, le premier mouvement de chagrin passé, Lévise ne tarderait pas à reparaître ; il l’attendit d’abord avec tranquillité. Ne la voyant pas revenir, il regarda dans la rue mais n’aperçut pas la jeune fille. Il ne s’inquiéta pas encore.

— L’impression a été très-vive, se dit-il, il faut qu’elle ait le temps de s’affaiblir. Lévise est quelque part dans le voisinage, peut-être même chez elle. En mettant les choses au pis, elle sera calmée dans deux heures.

Le grand cri qui s’élevait dans la poitrine du jeune homme et écrasait toute autre sensation était celui-ci : Elle m’aime !

Les deux heures se passèrent. Point de Lévise ! Louis lui « accorda » toute la journée pour sa boutade. Elle ne revint pas. Il était assez calme, se sachant sûr de la jeune fille.

— Demain elle sera ici, pensa-t-il.

Mais les minutes du lendemain s’écoulèrent pesamment goutte à goutte. Lévise ne vint pas davantage, ni le surlendemain non plus.

Elle était partie, sérieusement partie !