La Cause du beau Guillaume/05

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Texte établi par E. Jung-TreuttelHetzel (p. 137-179).


CHAPITRE VI


tout est difficile.


Se débarrasser d’Euronique sans lui donner matière à remplir le village de méchants propos, tel fut le soin auquel s’attacha uniquement Louis.

Il songea à s’y prendre avec adresse, et comme il avait la cervelle excitée par sa réconciliation avec Lévise et par les émotions de l’entrevue, il machina une invention assez bizarre qui lui sourit par son apparence d’intrigue bouffonne.

— Voici venu, se dit-il plein de gaîté, le moment de marier Euronique et Cardonchas.

À peine rentré chez lui, il fit comparaître Euronique.

— Je vais voir ce soir votre ami Cardonchas, dit-il.

— Oh ! des amis comme ça, on en trouve à la pelle, reprit la vieille.

— Eh ! je croirais qu’il en tient pour vous !

— Le vieux coquin ! s’écria Euronique. Mais le ton dont cette épithète fut prononcée montrait un secret intérêt pour Cardonchas.

— Du moins, reprit Louis, d’après ce qu’il m’a dit de vous !…

— Ah ! monsieur l’a vu ? quand donc ? Il vous a parlé de moi ? Oh ! qu’il est malin !

— J’ai remarqué qu’il n’est pas aussi pauvre que vous le dites, Euronique.

— Le menteur !

— Son musée vaut de l’argent. Sa maison est grande et jolie.

— Voilà-t-il pas ! s’écria Euronique d’un ton qui prouvait encore que Cardonchas ne lui était pas indifférent. Moi aussi j’ai une maison.

— Eh bien ! deux maisons, cela ne ferait pas mal pour un seul ménage.

— Comment monsieur a-t-il dit cela ? demanda Euronique d’un air malin.

— Je dis qu’on pourrait bien réunir les deux maisons.

— Quel sacripant ! reprit la vieille servante, ma maison vaut plus que la sienne, le vieux voleur !

— Je ne sais pas trop… son musée…

— Ses plâtras ! j’aimerais mieux de bonnes vignes.

— Si le département lui achetait cependant un jour ses plâtras pour quelques bons billets de banque.

— Vous connaissez le préfet ? dit vivement Euronique, en manière de subite réflexion. Eh bien ! faites-lui acheter le musée s’il a tant de valeur.

— Oui, je connais le préfet, eh bien ? dit-il, mentant sans scrupule.

— Qu’est-ce qu’il en dit, le préfet, du musée du vieux fou ?

— Il le trouve très-curieux, répliqua Louis qui avait envie de rire.

— Et il ne l’achète pas tout de même ! Mon Dieu, vous en a-t-il compté ce Cardonchas ! quel madré ! Il y a longtemps que je le vois venir.

— Mais, Euronique, dit gravement Louis, si ce n’est pas le préfet, ce sera un Anglais qui achètera le musée.

— Oh ! a-t-il pu vous en dire, a-t-il pu vous en dire ! répliqua Euronique, riant de Cardonchas comme d’un ami dont on admire les bonnes farces.

— À Paris, continua Louis, on peut décider le ministre à prendre le musée, ce n’est pas une grande affaire ! Et puis tout n’est pas là. Cardonchas est un homme d’esprit.

— Ah ! le serpent d’arlequin, je le crois bien qu’il a de l’esprit, mais pas assez pour moi. Je sais tenir bon ! dit Euronique toujours remplie de bonne humeur.

— Enfin, c’est un homme important !

— Pardine, c’est juste, les petits enfants lui courent aux jambes quand il passe dans la grand’rue.

— Vous avez beau dire, Euronique, Cardonchas est considéré par les autorités et par les hommes instruits, ajouta-t-il.

— Oui, et la boulangère a des écus ! s’écria la vieille.

— Il est bien conservé, il est dégourdi et se présente bien ; il a bonne mine.

— Un vrai singe !

— Vous ne feriez pas une mauvaise affaire en l’épousant, pour peu que vous en ayez envie.

— Est-ce lui qui vous a prié de venir m’emberlificoter ?

— Pas précisément ! mais vous pensez bien que je n’ai pas inventé tout seul ce que je viens de vous dire. Je vous ai dit tout à l’heure que nous avions parlé de vous !

— Est·il hardi, ce vieux effronté ?

— Savez-vous ce que vous devriez faire, Euronique ? Vous devriez m’accompagner ce soir chez lui. Ça ne vous engage à rien. Mais peut-être aura-t-il à causer avec vous.

— Ah bien ! s’écria soudain Euronique, qu’est-ce qu’on dirait dans le pays de voir une fille aller comme ça chez un garçon !

— À l’âge ou vous en êtes tous les deux, Euronique ! Oh ! dit Louis se détournant pour comprimer le rire qui le tourmentait.

— Eh l’âge ! je n’en suis pas moins fille, et puis je n’ai pas déjà tant d’âge !

— Personne ne doutera de votre vertu, reprit Louis. D’ailleurs, je serai avec vous. Enfin, si je vous disais de m’accompagner pour porter un paquet, il faudrait bien que vous vinssiez !

— Eh ? dit Euronique en regardant sa robe, c’est que je ne suis guère brave. Je ne m’y attendais point.

— Bah !… le soir !… Du reste, cela vaut mieux, votre visite n’aura pas l’air d’être préparée.

— Bon ! va-t-on pas croire à présent que j’y vais pour faire des coquetteries ?

— Mais non, Euronique. D’ailleurs, si cela vous tracasse, nous irons une autre fois.

— Mais ça ne fera-t-il point l’effet que je cours après lui ?

— J’arrangerai cela, soyez tranquille.

— Mais c’est que c’est drôle tout de même d’y aller comme ça et de « l’ébaubir ». Ce serait bien plutôt à lui à venir me chercher, s’il a cette idée en tête.

— Justement, c’est pour le surprendre, Euronique. Et puis, que craignez-vous, puisqu’on ne lui parlera de rien, s’il ne commence pas lui-même ?

— Ah ! c’est égal, j’ai bien envie de n’y point aller.

— Mais voyons, Euronique, vous m’accompagnerez comme pour porter un panier. Nous aurons l’air d’entrer chez lui, par hasard, en passant. Vous ne paraîtrez pas venir exprès, et vous profiterez cependant de votre visite en apprenant des choses qui peuvent être bonnes à savoir. En tout cas, vous aurez été plus fine que lui.

— Eh bien ! allons-y, mais je me cacherai derrière vous !

— Vous ferez tout ce que voudrez, Euronique.

Euronique se couvrit vite de sa mante en indienne à capuche, et ils partirent. Louis n’était nullement sûr de rencontrer Cardonchas qui ne se doutait pas de la visite. Le jeune homme n’avait même aucun moyen arrêté pour nouer l’affaire. Il comptait mettre brusquement la vieille et le petit archéologue danseur aux prises avec l’idée de ce mariage, puis les planter là au besoin. Il se fiait sur l’inclination mutuelle qu’il avait cru reconnaître chez les deux personnages.

Louis marcha à dessein très-vite pour essouffler Euronique et ne pas lui laisser le loisir de conter en route ses scrupules et ses émotions. Il riait sans bruit, en faisant ses grandes enjambées et en entendant Euronique qui se démenait courageusement pour le suivre.

L’idée de vieillesse s’attachait involontairement à la servante, quoiqu’elle n’eût pas beaucoup plus de cinquante ans, à cause de son humeur hargneuse, de sa maigreur et de sa peau tannée. Elle faisait à Louis l’effet d’avoir quatre-vingts ans.

Cardonchas était chez lui et seul, circonstance fort rare.

Pendant qu’il les éclairait pour les mener dans une chambre au fond de la maison, la plus belle pièce de réception, Euronique regardait de côté les « antiquailles » avec défiance et elle dit à voix basse à Louis, en haussant les épaules : Si ça ne fait pas pitié ! Mais Louis était sûr que, depuis qu’il lui avait vanté le musée, le mépris d’Euronique était simulé.

Cardonchas, à la lueur indécise de sa chandelle n’avait pas reconnu Euronique emmitouflée et cachée derrière lui. Dès qu’il l’eut mieux vue, dans la chambre d’honneur, il prit une mine joyeuse, et comme il aimait les farces, il lui courut sus, lui saisit la tête à deux mains et l’embrassa bruyamment en s’écriant :

— Eh ! bon Dieu, voila ma promise !

Euronique se débattit d’un air effarouché en disant vertement :

— Voulez·vous me lâcher, vieux diable que vous êtes !

— Elle ne sera jamais contente, même quand nous irons à l’église ensemble ! dit Cardonchas.

— Plus souvent que nous nous marierons ! répliqua Euronique persuadée que Louis ne l’avait pas trompée. J’aimerais mieux me sauver en enfer. Il croit peut-être que je viens pour ça, le vieux vaniteux. Tenez, je vais m’en sauver. Il est là qui me regarde avec des yeux ! comme un loup-garou ! il n’a pas honte.

— Vous seriez peut-être fâchée d’être ma femme, n’est-ce pas ? dit Cardonchas, ne faites donc pas la petite bouche.

Cardonchas ne prévoyait pas où Louis allait le mener, grâce à ces plaisanteries qui servaient si bien son petit plan.

— Je suis convaincu, dit Louis, que vous ne demanderiez pas mieux, vous, monsieur Cardonchas, d’épouser « mademoiselle ».

— Pardi, si Euronique veut, moi je suis tout prêt ! s’écria le petit homme enchanté du divertissement.

— Eh dam ! riposta la vieille qu’on eût crue furieuse, si vous êtes prêt, qui est-ce qui vous dit que je suis en retard ?

— Eh bien ! c’est ça, reprit Cardonchas, c’est entendu. Je vais chercher un piché et des verres, et nous boirons à la noce. Ah ! ah ! cette Euronique, elle est gaillarde ! Tenez, Euronique, voilà comme nous danserons à notre noce, vous ne pèserez pas plus qu’une quenouille.

Cardonchas prit Euronique à bras-le-corps et se mit à la faire sauter tout le long de la chambre en exécutant ses plus brillants entrechats. La vieille se tordait, criait, le battait et se trémoussait malgré elle en même temps :

— Laissez-moi, vieux mécréant, vieux payen, je n’en peux plus ! oh ! vieux âne, j’irai me plaindre au maire.

— C’est pour me faire mourir que je suis venue, dit Euronique que Cardonchas venait de laisser libre.

Toujours sautant, il était allé chercher à boire. Euronique gardait une figure composée qui révélait à Louis combien elle était pénétrée des galanteries de Cardonchas et de la gravité de la situation.

— Eh bien ! vous avais-je dit vrai ? lui demanda Louis.

— Oui, mais c’est une anguille, est-il vif ?

— Et à présent que vous êtes en bon chemin, Euronique, continua le jeune homme, il faut voir un peu du côté de l’argent et parler du notaire.

— Ah dam ! vous allez bien vite.

— Bah ! il y a peut-être dix ans que vous voulez vous marier tous deux, et que vous vous faites des coquetteries sans avancer. Je m’en suis mêlé à propos.

Cardonchas revint chargé de son piché et de ses verres dont il posa le plus beau devant Euronique, un gros verre à patte courte, sur lequel était gravé le portrait de Napoléon.

— Ma foi, dit Louis a Cardonchas, j’ai eu une bonne idée d’entrer ici avec Euronique. Je voulais seulement vous acheter une sculpture, mais nous pourrons nous flatter d’avoir vraiment fait d’une pierre deux coups.

Le jeu de mots de Louis ne fut pas immédiatement clair pour Cardonchas qui n’attachait pas une importance décisive à ces propos de mariage. Il ne le releva pas, et saisi au vif dans sa plus forte passion, il entama un grand discours sur les antiquités. Quant à Louis, il lui parut utile d’influencer Euronique et de lui donner bonne opinion du musée en sacrifiant vingt francs à l’achat d’un débris romain ou gothique. Le jeune homme était d’ailleurs enchanté du succès de ses manœuvres.

— Laquelle des sculptures voulez-vous acheter ? demanda Cardonchas en finissant sa grosse dissertation, je sais que vous êtes un fin amateur. Tenez, voici un bas-relief du temple de Junon Volpitrix.

Louis ne savait quelle singulière mythologie imaginait là Cardonchas, mais il ne fit aucune objection et regarda ce que lui montrait le petit danseur : une douzaine de personnages taillés à la queue leu-leu sur une grosse pierre et ayant tous perdu ou la tête, ou le bras, ou la moitié du corps à la bataille du temps.

— Cela vaut cinq cents francs comme deux liards ! dit Cardonchas.

Euronique regarda Louis avec une avide curiosité afin de voir si, confiant dans la valeur des plâtras, il allait offrir les cinq cents francs.

— On n’a encore découvert qu’un seul temple de cette Junon-là, continua Cardonchas, consultez les annales des « arcologues » de la Loire. Tous les morceaux qui en viennent disent un symbole, vous savez, pour un culte qui n’est pas très-connu, aussi ils valent mieux que toutes les antiquités des autres temples !…

— Oh ! interrompit Louis qui s’efforçait d’écouter avec recueillement, c’est un morceau trop capital pour moi. Il faut le réserver pour les collections de l’État. Je veux une petite chose, seulement, ce que vous avez de moins important.

— Cet « Herme » ne vous irait pas ? demanda le petit homme en désignant un dieu Terme informe.

— Non, montrez-moi une figure plus fine.

— Eh bien ! voyez-moi cette tête de « Belladone » en marbre, comme le nez est bien taillé, quand on pense que c’est fait à la main, et le trou dans les yeux ! on dirait qu’elle va parler ! Je l’ai déterrée moi-même avec ma pioche à une profondeur de dix pieds, dans ma vigne de la Petite-Mauve. Euronique sait bien où elle est, ma vigne !

Louis feignit d’examiner minutieusement la Bellone qui avait eu le crâne emporté par la pioche de Cardonchas, et, au risque de faire naître d’éternelles et dangereuses illusions chez le petit archéologue et chez Euronique, il déclara qu’elle lui convenait.

— Eh bien ! dit Cardonchas, comme vous êtes notre ami, je vous la laisserai pour la moitié de sa valeur. C’est une très-belle sculpture. On en a parlé dans le Bulletin « d’arcologie » d’Orléans. Vous me donnerez cent francs, et elle ne vous aura pas coûté cher.

Euronique ne respirait plus.

— Oh ! répliqua Louis, les Bellones ont beaucoup baissé, il y en a partout. Elles ne valent plus que vingt francs.

— Ah ! dit Cardonchas, vous n’appréciez pas le travail. Malheureusement nous la voyons à la lumière. Il y a « Belladone » et « Belladone ».

— Voila vingt francs, reprit Louis, et tâchez de trouver tous les jours des Bellones dans la vigne de la Petite-Mauve.

— Allons ! s’écria le petit danseur, il faut bien faire des concessions aux amateurs. Voulez-vous une Méduse ou un Anneau « dridique » ?

Euronique était fascinée. Son admiration éclata par ces mots :

— Ah bien ! il y en a pour de l’argent ici, si une méchante petite bonne femme comme ça, cassée, vaut vingt francs !

— Mais, Euronique, je vous ai toujours dit, ajouta Louis, que vous n’épouseriez pas un homme pauvre en vous mariant avec M. Cardonchas.

Celui-ci ouvrit de grands yeux à son tour. Louis avait eu peur un moment, en se lançant dans « l’arcologie » avec le petit homme, de ne plus pouvoir revenir à ses moutons. Heureusement, Euronique les y avait ramenés.

— Voyons, dit-il, puisque la noce est convenue, je vais faire l’homme de loi !

— Eh ! s’écria Cardonchas, c’est donc sérieux, la vieille ?

— Eh bien ! et vous, c’est donc des farces ? répondit-elle.

Louis frémit, un grain de sable pouvait faire verser le char jusque-là si bien conduit.

— Diable ! dit Cardonchas, on prévient les gens, au moins !

— Eh ! vous voilà tout prévenu, monsieur Cardonchas, interrompit Louis, les affaires n’ont plus qu’à se discuter.

— Tiens ! la vieille sournoise, elle y va « tambour battant » ! dit Cardonchas en tirant grotesquement la langue à Euronique.

— Eh ! la vieille bête ! riposta celle-ci.

— Bah ! il y a longtemps que tu en tiens, ma fille. Je le sais de loin. Va donc. Tu montres ton museau à la fin des fins, diablesse de fouine ! continua Cardonchas redoublant ses grimaces en guise d’amabilités.

— Il me dit des injures, ce bossu-là, répliqua la vieille à la fois en colère et minaudant, il me suit partout comme un chien, et il est toujours à renifler l’odeur de ma poêle. Si j’en tenais comme tu dis, vieux sac à méchancetés, il y a déjà longtemps que tu aurais mis ta patte dans mes pauvres écus. Ce magot qui croit que je fais attention à ses grimaces.

— Eh bien ! tope-là, la promise, reprit Cardonchas en lui tendant la main, c’est pour tout de bon, puisque tu cours la poste comme ça !

— Du tout ! le malin enjôleur ! fais voir ce que tu as de biens, d’abord. Donne un morceau de papier et une plume ; monsieur est assez bon pour écrire ce que tu as. Tu crois que je ferme les yeux et que la tête me tourne, peut-être !

Louis s’amusait. Il écrivit solennellement l’énumération des richesses des deux futurs. La fortune d’Euronique fut interminable à enregistrer. La vieille compta toutes ses douzaines de serviettes, tous ses poëlons, ses sacs de noix, ses pots de confitures, ses coiffes. Cardonchas pria le jeune homme d’évaluer son musée que Louis estima sans vergogne à cinq mille francs, de sorte que l’apport du petit danseur se trouva plus considérable que celui d’Euronique, au grand étonnement de celle-ci qui s’était toujours crue plus riche que « l’arcologue ». La vieille apportait six mille livres, et Cardonchas grâce aux antiquités, mettait en ligne huit mille francs !

— Nous ne ferons tout de même pas mal, Euronique, dit le danseur, d’autant plus que nous avons diablement retardé le saut jusqu’à cette heure.

— Vieux hypocrite, répondit Euronique, qui décidément ne connaissait pas d’autres mots aimables, à qui la faute ?

— Eh ! eh ! vous n’étiez pas si encourageante, ma commère, il y a seulement quelque temps !

— Parce que vous couriez après les filles, pour montrer vos singeries, vos sauts de carpes, vos pas de chat, quand vous faites zigue zigue avec vos jambes.

— Je t’apprendrai à sauter par-dessus le clocher de l’église, va, camuse !

— Eh donc ! vous l’avez peut-être déjà appris à la Hillegrin !

Euronique ignorait la réconciliation des amoureux et ne crut pas parler à l’intention de Louis. Mais Cardonchas regarda celui-ci en dessous, et le jeune homme éprouva un extrême déplaisir, en pensant que Lévise était traitée d’égale à égale par de tels personnages et qu’ils ne la respectaient pas ! Il eût volontiers puni Euronique en détruisant sur-le-champ le mariage qu’il s’ingéniait à nouer. Cependant, il tâcha de demeurer impassible en appelant à son secours quelque peu d’amour-propre, et en se disant que Euronique était trop loin de lui, trop inférieure pour pouvoir le toucher en quoi que ce fût. Il pensa aussi qu’elle n’avait dû avoir aucune raison pour faire une méchanceté, dans un moment où elle déployait toute son expansion et sa naïveté. En effet, Euronique se douta de sa maladresse, et reprit :

— Elle et bien d’autres ! mais quand je te tiendrai sous ma griffe, vieux fourbe, tu pourras lui dire adieu, à ton zigue zigue !

— Tant que tu seras bonne ménagère, je ne danserai qu’avec toi !

— Parbleu, ajouta Louis, monsieur Cardonchas, vous aurez bonne cuisine, je vous en réponds !

— Oh ! il ne sera pas nourri comme monsieur ! je ne veux pas engraisser un fainéant ! dit Euronique flattée du compliment.

Le jeune homme trinqua avec eux, et comme il se levait pour partir, Euronique se prépara chastement à le suivre. L’affaire était entendue.

Louis avait eu une journée royale. Tout allait bien, tout lui réussissait, et, le lendemain, Lévise revenait près de lui ! Il contempla longuement, avant de se coucher, le ciel étoilé dont la calme et profonde magnificence lui semblait répondre à la joie de son cœur. Il trouvait que la vie était un grand bienfait. Il veillait seul dans tout le village et jouissait de la beauté de la nuit comme si elle eût été faite pour lui seul. Il en sortait une musique secrète qui s’accordait avec le concert de toutes ses sensations de félicité. La splendide nuit ! se disait-il à chaque instant. Il pensa à Dieu, le remercia, le bénit, ne pouvant se rassasier ni d’étoiles, ni de transparente immensité, ni de bonheur, d’espérances, de souvenirs, ni même d’orgueil et de confiance. À deux heures du matin, seulement il se jeta sur son lit. À six heures il fut debout.

Comme il l’avait déjà fait jadis, il se pencha à la fenêtre du rez-de-chaussée, attendant l’apparition de Lévise à l’horizon de la route. Toute sa pensée était fixée sur elle et il frémissait d’anxiété ; l’attente le dévorait. Elle va paraître ! comme elle tarde ! murmura vingt fois Louis. Le temps lui semblait reculer, ses nerfs tressaillaient, il injuriait la lenteur des minutes.

À sept heures Lévise arriva, et avec elle la joie qui se répandit dans le sein du jeune homme. Lévise lui parut avoir repris sa beauté. Le même charme simple, vif, élégant émanait de sa personne.

Louis lui serra la main doucement, puis plus fort et longtemps pour qu’elle comprît de quel bonheur il était pénétré. Elle sourit de toute son âme pour ainsi dire. Puis il la laissa s’installer et alla prévenir Euronique du retour de l’enfant prodigue.

La vieille fut bouleversée, mais ne dit mot. Au contraire, elle s’empressa de souhaiter le bonjour à Lévise et eut l’air très-aimable.

La jeune fille, de son côté, prit vis-à-vis d’elle une attitude plus libre. Louis vit que Lévise se sentait forte.

Après être resté un moment livré à lui-même pour bien jouir de ses sensations, il revint auprès de la jeune fille et l’embrassa en la serrant longtemps contre sa poitrine.

— Laissez donc cet ouvrage, dit-il, ce n’est pas pour cela que vous êtes ici.

— Oh ! si, dit simplement Lévise.

— Tous les jours vous serez là, à présent ! reprit-il, n’insistant pas.

— Oui !

— Ma pauvre Lévise !

Il l’embrassa de nouveau et, tenant sa main, il ne se lassait pas de la regarder en souriant, songeant combien il était protégé du ciel puisqu’il la revoyait à cette même place.

Mais Louis ne tarda pas à concevoir combien Euronique allait gêner les élans de cette tendresse.

Il fallait se séparer de Lévise encore chaque soir et s’en éloigner pendant le jour. La distance n’était pas grande entre eux, mais elle l’était encore trop.

— Il faut être sages, dit-il à Lévise brusquement, nous ne sommes pas encore nos maîtres.

Louis pensait à ce moment qu’ils s’appartenaient encore bien peu. Il ne savait comment il pourrait avoir la force de n’être pas toute la journée auprès de Lévise. Il allait de chambre en chambre, s’agitait de toutes les façons pour échapper aux persécutions de la passion qui lui criait : Il faut que tu sois seul avec Lévise. Elle n’est pas à toi !

Louis envoya Euronique faire une longue course et, pris de la terrible fièvre amoureuse, il demanda à la jeune fille si elle voulait voir sa chambre. Il avait des frissons, ses genoux faiblissaient, ses mains étaient glacées, ses joues brûlantes, ses yeux éclatants. Lévise monta dans la chambre. Il s’appuya contre le mur pour se soutenir. Il la regardait sans rien dire.

— Qu’est-ce que vous avez donc ? dit-elle aussi troublée que lui.

Louis lui fit une humble, timide prière. Mais elle s’y refusa, en disant qu’elle voulait toujours l’aimer sans être son égale, qu’il ne fallait pas lui parler d’une chose à laquelle elle n’oserait jamais penser ; et elle s’enfuit en bas.

— Vous ne m’aimez donc pas ? lui dit Louis qui avait couru derrière elle.

— Ne me tourmentez pas, lui dit-elle, je serais moins heureuse.

Louis ne put que lui pardonner. Il lui annonça que bientôt Euronique allait se marier et partir.

Dans la journée, pour faire diversion, il alla chez Cardonchas et lui demanda s’il comptait toujours épouser Euronique. Cardonchas consentit à revenir avec Louis pour voir Euronique à qui le jeune homme ne voulait pas laisser le temps de respirer.

— Voyons, à quand la noce ? demanda gaiment le petit danseur, dès l’entrée.

— Vous êtes bien pressé, répliqua Euronique ; il n’y a pas que vous, ajouta-t-elle en glissant l’œil du côté de Louis.

— Bon ! arrangez-vous ensemble, dit celui-ci décontenancé.

Le pauvre Louis était comme une âme en peine. Tantôt son cœur était tout gonflé de choses douces, tantôt de choses amères. Il regrettait d’avoir gardé Euronique. Il dit à Lévise qu’il fallait dîner séparément tous trois, et que ce serait un petit sacrifice à faire durant peu de jours. Puis revenant sur la scène de la chambre, il lui demanda :

— Vous saviez bien ce matin que nous devons bientôt n’être plus que deux ici ?

— Oui.

— Méchante ! répliqua-t-il avec un geste d’affectueuse menace. Mais il n’osa pas se plaindre, comprenant qu’il y avait au fond de l’esprit de Lévise une pensée de respect envers son propre amour, qu’elle craignait de détruire.

Quand la jeune fille partit le soir, Louis fut navré.

— Non, songeait-il, ce n’est pas là être heureux ! J’ai trop de dangers à redouter pour elle quand elle n’est plus avec moi. Je ne suis pas sûr du lendemain. Qui me garantit qu’on ne peut la retenir, nous séparer ? Pourquoi ne l’ai-je pas gardée ? Qu’en aurait dit de plus Euronique et tout le monde ? La préoccupation de ces misérables propos peut-elle entrer en balance avec l’angoisse que j’éprouve lorsque Lévise est loin de moi ? Ces ménagements ne servent à rien et me sont odieusement pénibles. Que fais-je, que suis-je ici, seul, dans l’obscurité et le tourment ? — Il se trouvait presque aussi malheureux que l’avant-veille. Il voulait aller rôder autour de la maisonnette des Hillegrin pour s’assurer que rien ne s’y tramait contre Levise et contre lui.

Son corps était tourmenté comme son esprit. — Pourquoi ai-je laissé partir encore une fois ma Lévise, ma lumière, ma force ? — Il revenait toujours à cette pensée. Euronique vint pour faire la couverture du lit. Il eut envie de la chasser sur-le-champ. La maison était froide, laide, insupportable, et la vieille créature s’y agitait comme une bête repoussante.

En refoulant les paroles acerbes qu’il était tenté de lancer à Euronique, Louis eut subitement une autre idée, obtenir l’acquiescement de la vieille à son remplacement par Lévise. Il se glorifia aussitôt de ce nouveau sacrifice à la patience et à la prévoyance.

— Euronique, dit-il, si votre mariage se fait, je crois que j’y aurai eu ma petite part.

— Je remercie bien monsieur !

— Êtes-vous enfin contente ?

— Dam ! il était bien temps !

— Vous serez certainement très-bien avec M. Cardonchas.

— Il faudra bien !

— Qui est-ce qui me servira quand vous serez partie, car vous allez être obligée de me quitter d’ici à peu de jours, à cause de vos préparatifs !

— Qu’est-ce qui vous servira ? répéta Euronique d’un ton contraint ; je ne sais pas, moi !

— Croyez-vous, dit Louis, que l’ouvrière puisse faire mon affaire ?

— Faire votre affaire ? demanda Euronique stupéfaite.

Comme Louis s’y attendait, elle n’eut pas le courage de dire non.

— Dam ! c’est possible ! reprit-elle.

— Vous me conseillez de la prendre, n’est-ce pas ?

— Dam ! encore… bien, dit-elle ne sachant plus où elle en était.

— Je conçois, ajouta Louis, que vous ayez été contrariée de sa présence ici ; vous pouviez croire qu’elle cherchait à prendre votre place. Mais à présent que vous vous mariez, je suis sûr que vous aimez mieux être remplacée par elle que par une autre. Elle a l’air d’une bonne fille, laborieuse, docile, n’est-ce pas ?

— Ça se peut bien ! dit-elle.

— À ma place vous feriez comme moi !

— Ah ! elle est bien jeune ! objecta enfin la servante.

— Mon Dieu, il n’y a que cela à dire contre elle, n’est-ce pas ? Vous avez servi jeune…

— Ma foi ! dit Euronique qui se tenait sur la réserve.

— Je suis très-content que vous soyez du même avis que moi. Il est bon d’avoir le conseil de ceux qui s’y connaissent.

Euronique était tellement occupée de son mariage qu’elle ne s’inquiéta du reste pas beaucoup de cet entretien. Quand elle sortit, Louis lui fit la nique par-derrière comme un enfant ; c’était un signe de victoire approprié à la valeur du triomphe, en même temps qu’une espèce de soulagement pour l’ennui que lui causait la vieille. Ensuite il haussa les épaules par mécontentement de lui-même.

Louis espérait néanmoins que pouvant citer en témoignage le prétendu conseil donné par Euronique, celle-ci ne répandrait pas des discours malveillants dans le village. Ce misérable objet, le renvoi de la servante, fatiguait Louis plus que n’eût fait un obstacle plus grave, et lui enlevait tout calme.

Le jeune homme avait cru, il était certain, peu auparavant il aurait même juré qu’après le retour de Lévise il ne lui resterait rien à désirer, que chaque « goutte » de ses heures serait remplie par une absolue satisfaction. Au contraire une contrariété aiguë frappait sans relâche sur lui et augmentait peut-être encore en la présence de Lévise, car celle-ci était le fruit longuement convoité et toujours défendu même au moment où il appartenait à Louis.

Il fallait au jeune homme un refuge contre cette contrariété poignante, une compensation. Il pressait la jeune fille de ses instances moins parce qu’il succombait à la passion que pour secouer ses ennuis. Autrement il eût été aussi timide, aussi délicatement réservé qu’elle. Trois cruels jours se succédèrent où Lévise se retrancha dans la résistance, et cet insuccès, avec les autres désirs qui échouaient également, mit Louis hors de lui. Il devint acharné, et ne pouvant vaincre, il demanda à Lévise de se trouver à huit heures du soir sous les saules au bord de la rivière à un quart de lieue de Mangues. Il comptait sur l’influence d’une tiède soirée de printemps, légèrement éclairée par la lune, pleine des odeurs vives et alanguissantes des prés et des bois, engageante par la solitude, l’obscurité, et bonne, à cause de toutes ces séductions, à amollir la volonté de Lévise.

La jeune fille ne vit pas le piège que lui tendait la tendresse de Louis ou ne voulut pas le voir.

— Pas maintenant, jamais, plus tard, ce serait mal ! jamais cela ne m’était venu à l’idée en vous voyant, avait répondu Lévise à chacune des prières de Louis. Entraînée par le plaisir de ces entrevues nocturnes si chères aux amoureux, elle accepta le rendez-vous. C’était une grande nouveauté, une grande curiosité que de passer une soirée ensemble dans la campagne, et librement.

En allant au rendez-vous, Louis, le cœur plein d’ivresse, se représentait d’avance les moments qui allaient se passer. Il répétait tout prêts des mots qui avaient une douceur infinie déjà pour son cœur tout frémissant. Il riait, frissonnait, chantait, criait, célébrant à lui seul une immense fête pleine de fanfares.

Il trouva sous les saules l’ombre chérie qui l’attendait. Elle se leva comme une ombre en effet parmi les arbres. Et, dans la folie où étaient toutes les pensées de Louis, il se plut un instant à imaginer qu’il allait s’adresser à un être surnaturel.

— Ah ! s’écria-t-il, vous êtes arrivée la première : c’est donc moi qui suis le moins convaincu de nous deux ! Tenez, voilà un mois que je rêve cette promenade, que je rêve de vous sentir appuyée sur mon bras, comme vous êtes maintenant. Et, ajouta-t-il en se penchant à son oreille, puisque votre figure m’est cachée par la nuit et que je ne pourrai pas vous voir rougir, je vous dirai ce que je ne vous ai pas encore bien dit, mais à condition que vous aussi me direz ce que vous ne voulez jamais dire au grand jour !

— Moi ! répliqua Lévise d’un ton lent et voilé.

— Oui, vous ! Dites-le-moi sincèrement, croyez-vous à l’avenir avec moi ?

— Oui, dit-elle doucement.

— Plus vous aurez confiance en moi, plus je vous aimerai, continua Louis en serrant expressivement le bras de la jeune fille sous le sien. Puis il ajouta : Oh ! ce soir je suis plus heureux que jamais !

— Moi aussi, répondit Lévise. Oh ! qu’il fait beau ! s’écria-t-elle jetant toute son émotion dans cette exclamation.

— Quelle étrange chose ! reprit Louis, il y a deux mois, aurions-nous songé que nous serions ici tous deux ; et que ni pour l’un ni pour l’autre rien de ce qui existait avant cette rencontre n’aurait plus de valeur. Il me semble, pour moi, que je commence à vivre seulement depuis que nous sommes ici. Tenez, ne marchons plus, asseyons-nous, nous parlerons mieux…

Ils s’assirent. Louis prit la main de Lévise ; il ne savait comment contenir plus longtemps le débordement d’amour qui rompait toutes les digues en lui. Il aurait voulu se coucher comme un chien aux pieds de Lévise, se rouler sur l’herbe où elle avait marché. Il voyait en elle une reine, une souveraine. Il aurait désiré qu’elle lui donnât les ordres les plus extravagants, pour lui obéir, pour se faire esclave. Il la trouvait trop silencieuse, trop recueillie.

— Êtes-vous comme moi ? lui demanda-t-il, êtes-vous aussi heureuse que je le suis ? Et je pense que c’est vous, vous seule, qui avez été assez puissante pour chasser loin de moi les soucis, les inquiétudes, les colères qui n’ont cessé de s’emparer de moi depuis que je ne suis plus un enfant ! Et ici je me trouve enfin si calme, si sûr de l’avenir, si confiant dans tout ce que je veux entreprendre !

— Je voudrais bien vous porter bonheur, dit Lévise.

— Et moi, vous porterai-je bonheur ? vous ne dites presque rien, pourquoi ne parlez-vous pas ?…

— Non je ne pourrais pas parler ! mais vous, parlez ! j’aime tant à vous écouter, je comprends tout ce que vous dites.

Louis appuya sa tête sur l’épaule de Lévise. Elle posa sa joue contre celle du jeune homme. De son bras il lui tenait la taille, et son autre main serrait celles de Lévise.

— Oui ! reprit-il ne pouvant se lasser de répéter la même chose, je sens que j’ai toujours été malheureux jusqu’à ce que j’aie rencontré ma Lévise, ma chère Lévise. Je n’ai jamais vu personne comme elle… Tu es si bonne, si belle, dit-il d’une voix plus basse, tu m’as paru si franche, si simple, tu as tiré de ton pauvre cœur des choses si merveilleuses… Et tu as été jalouse, oui tu as été jalouse, et c’est ce qui m’a fait tant de plaisir en te faisant beaucoup de peine à toi !… Veux-tu m’aimer comme je t’aime, ajouta-t-il à voix tout à fait basse, ma Lévise ? tu m’as rendu fou, maintenant je t’aime trop !

Lévise un instant après lui disait aussi : je t’aime ! avec cette voix basse qui donne un accent si profond, si passionné aux paroles.

Ils restèrent longtemps sans parler, suspendus dans une région sereine et splendide où il n’y avait plus qu’eux seuls. Et si Lévise ne savait exprimer ce qu’elle sentait, elle comprenait aussi complètement que lui.

Tout pour eux semblait avoir doublé d’éclat et de charme. Le ciel était plus brillant, plus immense, le silence plus solennel. Les étoiles jetaient une lueur triomphale, la rivière coulait en chantant un hymne, la senteur des herbes fraîches et des bois était plus pénétrante. Et dans la poitrine des deux jeunes gens s’était glissé subtilement un fluide doux et puissant comme un cordial magique.

— Oh ! Lévise, ma Lévise, ma chérie ! s’écria Louis.

— Que me veux-tu, mon ami bien doux ? répondit-elle.

— Rien ! dit-il en souriant.

Ce tutoiement était le trophée qu’il avait eu tant de peine à conquérir et il surpassait toute caresse.

Maintenant Lévise était la maîtresse de Louis, véritablement sa maitresse ; il avait obtenu victorieusement qu’elle prît possession de lui, et ce tutoiement était la chaîne d’or qui les unissait.

Louis se jura à l’instant même d’être loyal envers la jeune fille, de ne jamais trahir sa confiance, de ne jamais l’abandonner. Cette pensée fit qu’il craignit aussitôt qu’elle n’eût quelque inquiétude sur cette loyauté, car Lévise restait silencieuse.

— Est-ce que tu es fâchée, est-ce que tu as du regret ? demanda-t-il avec anxiété.

— Oh ! répondit-elle en se jetant à son cou, que dis-tu là ?

— Quoi de plus beau que mon sort ! se dit Louis tout le long du chemin en revenant, et ne sentant qu’une chose : c’est qu’il était heureux, très-heureux.

L’irrésistible pouvoir féminin s’était abattu sur lui. Que la femme soit une paysanne, une courtisane, une bourgeoise, une princesse, une servante, la femme est éternellement victorieuse. Rien ne sert de lutter contre elle. Qui oserait nier cette puissance qui renversera toujours à ses pieds l’homme tout entier : vertu, intelligence, honneur, énergie, esprit, scepticisme, férocité, vice, égoïsme ?

La timidité n’a qu’un charme qui s’émousse promptement, aussi Louis vit-il avec plaisir le jour suivant que Lévise s’était comme redressée et avait une allure gaie et fière. Il en fut frappé.

Quant au jeune homme, l’atmosphère où il vivait était toute remplie de Lévise. Un rien dans la personne de celle-ci l’absorbait. Il passait des heures à la regarder aller et venir, à contempler ses cheveux, son visage, la ligne de ses épaules, y découvrant sans cesse de nouvelles merveilles. Tout en elle semblait une caresse et la jouissance de cette continuelle admiration ne s’affaiblissait jamais. Le sourire s’élevait du fond de la poitrine de Louis pour ainsi dire, seulement dès qu’il entendait Lévise marcher, et il croyait distinguer dans l’air un souffle tiède et parfumé quand elle approchait de lui. Il y avait d’elle à lui une influence tout à fait neuve et qui extasiait cet homme de vingt-quatre ans à qui ces choses étaient jusqu’alors restées inconnues. Elle causait une impression singulière à ses yeux, à ses oreilles, à tous ses nerfs ; la voir, l’entendre donnait à Louis une volupté sans interruption, intense et absolue, que nul plaisir ne lui avait jamais apportée.

La bonté des yeux de la jeune fille lui apparaissait si grande, si inépuisable ! La tendresse de ses lèvres, soit qu’elle parlât, soit qu’elle sourît, enveloppait Louis d’une magie incroyable : quelque chose de moelleux, d’embaumé, glissait alors sur les joues du pauvre garçon ébloui plein de béatitude ; ce quelque chose, il le respirait et il en était réchauffé, et il l’écoutait résonner comme un cristal d’une extrême pureté.

Il aurait nié, à l’époque où il était ignorant, ce pouvoir d’ensorcellement dont est armée la femme, être très-subtilement formé d’une chair féerique.

Et pourtant celle-ci n’était qu’une paysanne en qui, malgré le mirage amoureux, devait être resté quelque germe de grossièreté, quelque imperfection dans le charme général.

Tout faire pour elle, tout lui donner, sa vie, son avenir, Louis ne trouvait pas que ce pût être assez. Tout son temps suffisait à peine à s’occuper, à s’émerveiller des moindres gestes, des moindres pas de la jeune fille, qu’il priait de faire à sa guise.

Elle ne travailla que peu à coudre et voulut s’emparer presque aussitôt du domaine d’Euronique. Quand il la vit entrer sur le territoire de la vieille, Louis alla les examiner curieusement par la porte entr’ouverte. Il fut enthousiasmé de la tranquillité dominatrice de Lévise. Elle inspecta, arrangea et donna des ordres à Euronique, des ordres ! puis revint à Louis toute glorieuse pour l’informer de ses opérations.

— Il est temps que je prenne soin de tout cela ! dit-elle pleine d’importance.

Euronique n’était plus qu’un vaincu résigné et Louis se serait volontiers figuré qu’il assistait à une victoire épique.

Lévise prit tout à fait le rôle de chef, bouleversant entièrement la maison et bientôt elle devint aussi le commandant de Louis lui-même. Elle lui dit qu’il fallait presser le mariage de la vieille et aller en conséquence stimuler Cardonchas. Enchanté, il obéit comme Euronique, et courut chez le paysan archéologue pour en réchauffer le zèle nuptial. Dans son étourdissement de joie, il mit sa dignité de côté et se chargea des commissions du paysan pour les apprêts de la noce. Il acheta de sa part chez les marchands du village l’anneau d’alliance et une affreuse broche pour attacher la pèlerine de la mariée.

Louis était comme un enfant, il avait une hâte singulière de rentrer afin de raconter à la jeune fille qu’à son tour il venait d’accomplir soigneusement ses instructions.

Lévise demeurait pleine d’une réserve très-juste, très-raisonnable vis-à-vis de lui dans la maison, mais il ne put en faire autant et voulut qu’elle dinât avec lui devant Euronique dont il ne se souciait maintenant pas plus que d’une chaise. Mais Lévise s’y refusa et Louis trouva qu’elle avait plus de bon sens que lui. Il admira davantage encore les qualités de sa Lévise qui semblaient se multiplier. Il les comptait : la raison, la douceur, la délicatesse, l’énergie, l’activité, la franchise, la bonne humeur ! Il les comptait avec le délire presque extravagant de l’homme qui, croyant avoir trouvé un trésor d’une importance modérée, s’aperçoit que ses calculs ont été de beaucoup dépassés.

Par une tacite entente, les deux jeunes gens n’avaient point reparlé de la soirée de la veille, et lorsque le dîner fut terminé et Lévise prête au départ, Louis eut peur qu’il n’y eût pas une seconde promenade dans la campagne. Il ne se hasardait pas à y faire songer Lévise, lorsqu’elle l’amena dans l’ombre du corridor et l’embrassant lui dit :

— Comme hier, sous les saules !

Jusqu’à ce qu’Euronique fût mariée, Louis et Lévise allèrent chaque soir se promener au même endroit qu’ils appelèrent, à cause du ciel et des étoiles, le palais des diamants. Les tapis, les plafonds, les illuminations du palais donnaient texte à toute sorte de gais enfantillages.

Mais ce même second soir Louis questionna Lévise sur Volusien qu’il avait un peu oublié.

— Il est très-content, répondit-elle.

— J’aimerais mieux, dit le jeune homme, qu’il n’eût rien su de tout cela.

— Oh ! mais cela ne le regarde pas ! reprit Lévise avec la conviction féminine qui tranche tout à son avantage.

Et cette simple réplique persuada entièrement Louis pour le moment.

Le jeune homme était, depuis son arrivée à Mangues, comme un marin sur son vaisseau qui prend un intérêt extraordinaire au petit nombre de choses qui l’entourent. Louis était embarqué, lui aussi, loin du monde, et son équipage se composait de Lévise, d’Euronique et de Cardonchas.

Chaque journée, chaque soirée était donc marquée pour lui par un « grand » fait, et il faisait à tout moment comme une sorte de croix sur sa poitrine pour en garder le souvenir.

Lévise s’habillait avec un soin extrême et donnait des tournures particulières à ses cheveux, à ses tabliers, à ses mouchoirs de cou, elle mettait ses petits bijoux et soignait ses mains qu’elle n’avait pas vilaines. La jeune fille avait des instincts élégants, et on peut dire même que, sans les défauts de l’éducation première, elle avait l’âme élégante. Voilà pourquoi elle s’était portée si vivement vers Louis qui lui apparaissait à côté des paysans, comme un être supérieur, avec lequel elle s’élevait au-dessus de cette sphère brutale et sordide qui avait toujours répugné à sa nature.

Euronique ne leur soufflait mot et se montrait très-affairée, employant vis-à-vis de Lévise des façons de condescendance assez forcée et sournoise.

Louis et Lévise ne se tutoyaient pas dans la maison. Cela ne se faisait que le soir, et alors Lévise reprenait une grâce, une câlinerie un peu intimidée qui doublait le prix de tout ce qu’elle disait. Le soir surtout, chaque mot tombait sur le cœur comme une goutte de rosée, y glissait comme un doux chatouillement ou bien y frappait comme un marteau velouté.

Une fois Louis avant parlé de la « ville », Lévise l’arrêta :

— C’est bien beau la ville ? demanda-t-elle d’un ton câlin et hésitant.

— Oui, dit Louis qui ne songeait qu’à Mangues et qui fut étonné.

— Tu y retourneras !… ajouta-t-elle de la même façon.

Louis crut qu’elle entendait qu’un jour ou l’autre il l’abandonnerait.

— Je n’y retournerai peut-être plus…

— Tu m’emmèneras avec toi, si tu y retournes, n’est-ce pas ?

— Je t’emmènerai à Paris ! dit Louis, pensant à l’impossibilité d’aller se heurter à sa famille.

— À Paris ! tu veux donc y demeurer, à Paris ! répéta Lévise avec une espèce de stupeur produite par l’effet ordinaire de ce mot. Tu me le promets ?

— Tu as donc peur que je ne te quitte.

— Oh non !

— Nous ne nous quitterons jamais, mais rien ne presse d’aller là-bas ! Tu as donc bien envie de voir Paris ?

— Ou bien la ville !

Louis ne voulut pas l’affliger en lui disant pourquoi il ne pouvait l’y conduire.

— Paris est plus beau, reprit-il, mais tu ne te plais donc pas ici ?

— Je veux être toujours avec toi, et tu ne resteras pas toute ta vie à Mangues.

Louis se demanda si quelque ambition ne saisissait pas déjà Lévise et ne l’invitait pas à s’élancer hors de son nid, si une mobilité impatiente ne la poussait pas ; si même ses paroles ne signifiaient pas que Lévise avait l’arrière-pensée d’un mariage.

En quelques secondes il fit beaucoup de réflexions. Il lui sembla qu’une telle pensée de la part de Lévise ne prouvait pas un grand amour. Il s’était bien juré de ne jamais la séduire et aujourd’hui elle était séduite. Il s’était bien juré aussi de se conduire en honnête homme, mais la passion s’effrayait du mot mariage, elle y voyait un importun fantôme. Le mariage avec Lévise soulevait aussitôt une longue suite d’obstacles, de luttes avec la famille, avec l’opinion. Louis ne s’affirmait pas qu’il ne l’épouserait jamais, mais, au moment où l’amour donnait sa précieuse récolte de bonheur, fallait-il envisager l’épouvantail ? Et quelle garantie aurait-il donc que Lévise n’eût pas manœuvré habilement, ainsi que l’avait prétendu Euronique pour se faire épouser ? Louis fut effrayé de remuer toutes ces idées et de se voir en face d’un parti à prendre ou d’une accusation à porter contre Lévise. Il ne voulait que profiter des joies de la tendresse sans se fatiguer d’autres préoccupations. Il se dit qu’il avait gagné son bonheur et qu’il serait toujours temps de le troubler lui-même.

Lévise rompit presque aussitôt l’enchantement mauvais qui venait de s’abattre sur le jeune homme.

— Es-tu contrarié ? demanda-t-elle ; ce que je crains, c’est que tu ne restes peut-être ici à cause de moi.

Lévise était bien loin des pensées que lui supposait Louis. Il s’en douta à ses dernières paroles ; mais l’esprit inquiet du jeune homme était toujours sur le qui-vive. Malgré lui, Louis cherchait pourquoi Lévise désirait sitôt quitter Mangues. Il analysa soudain toute l’attitude de la jeune fille depuis les derniers jours. Il crut voir qu’elle se métamorphosait en une personne bien autrement décidée et douée d’initiative que par le passé. Cependant il eût dû comprendre par la fuite de Lévise que celle-ci suivait facilement son premier mouvement. Il s’aiguisa l’esprit pour pénétrer clairement dans la nature de la paysanne, et il retira de cette investigation un soupçon mordant qui avait déjà montré sa pointe.

— Lévise, se dit-il, est naïve et non candide, délicate et non pure.

C’est une chose cruelle qu’un soupçon et qui laisse souvent le remords d’une injustice.

Louis sentit la crainte que Lévise n’eût eu un amant avant lui ! L’entretien sur la ville et Paris prouvait le désir d’échapper à quelque gêne. Mais alors le remords, le chagrin de déflorer sans raisons peut-être sa chère idole, l’angoisse de commettre quelque absurde erreur, d’empoisonner volontairement et stupidement son cœur le ramenèrent, dans un meilleur chemin. Il chassa toutes ces idées noires et s’écria intérieurement : Non, elle est bien ma Lévise ! et il la serra dans ses bras.

La pauvre Lévise n’aurait jamais pu imaginer qu’un simple mot dit par elle dans une bonne intention avait pendant de si courts instants armé tant de doutes ennemis dans le sein de Louis.

Bientôt le cours de cette existence, qui coulait comme un ruisseau sur la mousse, étouffa toute trace de ces préoccupations. Louis ne se souvint même pas d’avoir été troublé.

Six jours de bonheur sont un lot trop extraordinaire pour un homme, et la destinée jalouse les fait expier.

Pendant une autre promenade, tandis qu’ils revenaient, ils virent des feux s’allumer dans le lointain et courir sur les coteaux. En même temps, une vague clameur s’élevait dans l’air. Ces feux marchaient capricieusement et formaient une sorte de banderolle lumineuse. De plus près, Louis reconnut une file de torches et entendit des chants, puis il aperçut des gens qui dansaient. Leurs ombres se détachaient en noir sur la fumée rougeâtre des torches.

— Qu’est-ce que cela ? demanda-t-il à Lévise.

— Ce sont les branles ! C’est pour l’arrivée de l’été, les garçons, les filles et les enfants s’en vont chanter dans les vignes.

Louis et Lévise s’amusèrent quelque temps à regarder et écouter. Toutefois ces chants, ces lueurs au milieu de la nuit se perdaient dans l’obscurité générale qu’ils n’égayaient pas. Les torches se consumèrent jusqu’au bout, et il n’en resta plus que quelques-unes d’où s’échappaient les dernières étincelles. Le branle s’éloigna à travers les vignes laissant une trace à peine saisissable de son passage par quelques feux scintillants et des chants de plus en plus assourdis.

— J’aimais bien à courir les branles quand j’étais petite, dit Lévise.

Une bande de jeunes paysans vint à passer à deux cents pas d’eux en chantant. Ils revenaient du branle et les seuls mots de leur chanson qui fussent distincts étaient deux rimes terribles : « La Hillegrin » et « son pain ».

On faisait des chansons contre Lévise dans le village !

La première impression de Louis fut terrible. Quelque chose comme l’illumination d’un éclair traversa son cerveau. Il fut terrible. Les gens du village poussaient un redoutable cri de guerre, et c’était à Lévise que la guerre était déclarée. Il fallait vivre en ennemis, peut-être en assiégés parmi ce peuple grossier ! et quelle mortification, quelles insultes n’allaient pas retomber sur la tête de la jeune fille ! Comment la protéger, comment châtier l’insolence des paysans et l’en préserver ? La position lui parut effrayante, il ne connaissait personne à Mangues, et ne pouvait se faire d’alliés, de partisans, de défenseurs au besoin. Pour sa part, il dédaignait trop les paysans pour s’inquiéter de leurs dispositions à son égard ; mais ce qui le désespérait, c’est qu’il voyait que Lévise seule souffrirait, seule serait frappée par la vindicte villageoise !

Il pensa à quitter Mangues, mais où aller ? À la ville il eût trouvé une autre vindicte parmi les familles de la bourgeoisie. À Paris ? mais il n’avait pas assez d’argent et on ne lui en donnerait pas chez son père. Dans un autre village du département ? mais la situation deviendrait bientôt la même, et il y faudrait toujours trouver une issue.

Il songea un instant à aller trouver son père, à lui demander son consentement pour le mariage avec Lévise. Il se heurtait à un projet impossible. Il se vit acculé dans Mangues ; ses actions depuis un mois lui semblaient insensées, l’envie de s’enfuir surgit parmi le trouble, il l’étouffa avec colère croyant se prendre en flagrant délit de lâcheté. L’impossibilité de sortir de cette position se dressa comme une immense muraille devant lui. Alors l’excès même des difficultés le ranima, il se dit qu’il s’exagérait les choses, que les paysans le laisseraient tranquille ainsi que Lévise, s’il demeurait lui-même tranquille et ne faisait aucun bruit, qu’il avait peut-être eu tort de s’alarmer pour une chanson d’enfants de quinze ans, et que d’ailleurs cette chanson avait peut-être été faite avant son arrivée contre les braconnages de Volusien, qu’il serait toujours temps de revendre la maisonnette et d’emmener Lévise en quelque autre endroit. L’amour-propre s’en mêla, il ne pouvait céder à des paysans. Il s’était habitué à la petite maison, le cœur lui saignait en songeant à la quitter. Et enfin, puisque le frère, Volusien, ne s’opposait en rien à l’installation de Lévise chez Louis, personne ne pouvait avoir le trouver mauvais.

Le jeune homme aurait pourtant ardemment voulu que la chanson des paysans ne fût pas parvenue aux oreilles de Lévise. Il s’attacha à se persuader, afin de n’être pas tourmenté, que cette chanson datait du passé. Il était heureux que Lévise ne montrât en rien qu’elle eût entendu le refrain, lorsque la jeune fille vint elle-même le rassurer bien mieux en disant : Il ne faut pas faire attention à cela. On a toujours fait des chansons contre mon frère et moi, je ne sais pas pourquoi. Ils sont méchants ici, mais puisque je suis avec toi, cela m’est égal !

Louis s’empressa de donner foi à cette explication qui le soulageait. Il respira, il était ainsi délivré des angoisses qui l’avaient menacé. On aime à se rassurer, à écarter la pensée du mal dès qu’on peut se leurrer, et se figurer, sans trop de fraude vis-à-vis de soi-même, que le mal n’est pas imminent. En effet il eût été cruel pour Louis, lui qui s’était flatté de rendre heureuse la pauvre Lévise, cruel qu’il lui eût attiré dès les premiers pas des souffrances et des insultes.

Malgré cela, il était un peu ébranlé, et le soupçon que la jeune fille n’eût eu un autre amant surnageait de temps en temps dans son esprit malgré ses efforts pour l’en chasser. Peut-être c’était là le motif pour lequel on chansonnait Lévise ! Mais le jeune homme avait besoin d’être heureux, et rien n’était capable de prévaloir sur son admiration et son enthousiasme pour Lévise. Il n’avait qu’à la regarder et toutes ces imaginations fâcheuses s’évanouissaient. Il fallait un nouveau et vif échec pour les rappeler.

La grande affaire du départ d’Euronique absorba bientôt uniquement les deux « amis ».

Cardonchas qui venait continuellement conférer avec la servante ne se montra point pendant deux jours. Les bans étant publiés, le mariage devait avoir lieu une semaine environ après cette publication, et Lévise avait offert à Euronique de l’aider à coudre la robe de noces à laquelle elles travaillaient toutes deux. Euronique et Lévise étaient devenues très-bonnes amies en apparence.

Louis entendit une de leurs conversations, qui le convainquit que Lévise avait noué cette amitié, moins par sympathie que par intérêt. Elle voulait s’enquérir du caractère du jeune homme, de ses habitudes, et questionnait la vieille pour savoir qui il était au juste, car elle n’avait osé rien demander à Louis à ce sujet. Louis écoutait quelquefois derrière la porte ce babillage de femmes avec un extrême plaisir, et il souriait en entendant Lévise qui disait : — Il est si bon, est-ce un noble ? Il est d’une grande famille n’est-ce pas, madame Cardonchas ? Savez-vous pourquoi il est venu ici ? et ensuite qu’est-ce qu’il aime à manger ? Que faisait-il le soir ? et mille autres choses analogues. Euronique répondait que Louis n’était pas méchant, mais qu’il avait ses lunes ; qu’il était « très-gourmand », qu’il était très-riche à en juger par le coffre doré, qu’il était venu pour une mystérieuse affaire, car il avait souvent l’air préoccupé : qu’il fallait toujours faire semblant de dire comme lui quand il se montrait extravagant, ce qui lui arrivait souvent, et ne pas se déranger tout de suite parce qu’il changeait vite d’avis ; qu’il n’était pas difficile à mener et qu’on lui en faisait facilement « accroire ».

Euronique, en un mot, paraissait ne voir absolument en Lévise qu’une femme de ménage comme elle-même. Du reste, la vieille préoccupée de la disparition de Cardonchas parlait plus de celui-ci que du jeune homme, et Lévise, pour séduire la servante, était obligée de prendre un grand intérêt au petit danseur.

Dans l’après·midi du troisième jour où l’on ne vit pas Cardonchas, Louis se tenait près de la porte, l’oreille tendue : Euronique poussa un gros soupir !

— Qu’est-ce qu’il a donc ce singe-là ? dit-elle, croit-il que je vais rester le bec ouvert comme cela pendant longtemps ?

— Il ne faut pas vous impatienter, répondit Lévise, il aura en quelque affaire, il vous prépare peut-être une surprise…

— Qu’est-ce qu’il avait besoin de mettre son vieux groin dans mon bien, ce faux-là, reprit Euronique qui dans la joie et le chagrin employait le même vocabulaire injurieux.

— Il ne s’est passé que deux jours !… dit Lévise pour la consoler.

— Eh ! ce sont ceux qui comptent, justement. Je ne veux pas donner la comédie, moi ! J’aurai bientôt fait d’aller lui bousculer son musée et lui jeter son papier au nez.

— Oh ! répliqua Lévise, « monsieur » ira ce soir chez lui !

— Je ne suis pas embarrassée, continua Euronique, je trouverai plus d’hommes qu’il ne trouvera de femmes. Et puis, je ne veux plus entendre parler de noce, d’ailleurs, j’en ai la tête bourrelée. J’ai une bonne place ici, j’y resterai.

Derrière la porte Louis frémit à cette menace. Heureusement, Euronique dans sa colère variait promptement.

Elle ajouta :

— S’il ne vient pas demain, aussi vrai que me voilà, je prends la marmite et j’irai lui en coiffer sa tête de vieux menteur.

Euronique se lamenta ainsi longtemps encore ; Lévise essayait de la réconforter. Enfin Cardonchas arriva. Il fut reçu d’abord par Louis, les deux femmes étant renfermées dans la chambre de travail. Le petit archéologue avait l’air fort renfrogné.

— Puis-je parler à la vieille ? demanda-t-il au jeune homme.

Aussitôt la porte s’ouvrit brusquement, et Euronique se précipita vers lui.

— Vous pouvez bien vous en retourner chez vous, mal appris ! cria-t-elle. Est-ce que je suis à vos caprices, moi ? Si vous ne voulez pas apprendre la politesse, moi, je ne suis pas faite pour qu’on me manque !

— Allons, la voilà aussi, celle-là ! dit Cardonchas en fronçant le sourcil. Si l’on se met à m’ennuyer de tous les côtés, j’envoie le mariage au diable !

— Eh ! allez-y vous-même !

— Ah ! interrompit Lévise avec une certaine adresse, voyez-vous, mademoiselle Euronique, je me doutais bien que si M. Cardonchas n’était pas venu, c’est qu’il avait eu des ennuis !

— Oui, oui, il s’est marié avec la bouteille, le vieux ivrogne, il est tout égaré, reprit Euronique qui évidemment avait envie de donner un gros soufflet au petit homme.

Celui-ci répondit avec colère :

— À bas la langue, donc une bonne fois, bec de pie ! Elle fait plus de bruit à elle seule que Mâcheron et le père Lapotte.

— C’est cela il s’est grisé avec ses braillards. Je voudrais qu’on le mette aux galères ! dit Euronique.

— Eh ! j’y suis déjà aux galères en entendant votre maudit bec !

Louis, qui commençait à deviner la source du mal, fit un signe à Lévise. Il était de toute urgence de réconcilier les fiancés.

— Mademoiselle Euronique, dit Lévise, vous devriez être contente de revoir M. Cardonchas.

— Moi ! comme d’avoir la peste.

— C’est bien ! dit Cardonchas, sans disputer on peut s’arranger. Avec ce diable de mariage, on me fait tourner en bourrique.

— Qui donc ? demanda Louis, que vous est-il arrivé ?

— Eh bien ils disent que je suis un traître ! répondit l’archéologue avec une mine sombre.

— Vos amis ?

— Oui, Mâcheron et le vieux Lapotte.

— Parce que vous vous mariez ?

— Ils m’ont dit que je sacrifiais à mon intérêt personnel et que je n’étais plus digne…

— Eh bien qu’il y reste avec ses braillards ! s’écria Euronique.

— C’est ce que je ferai. Il faut rester célibataire parce que les femmes vous détournent de vos principes.

Euronique était une personne fière. Sans se rendre bien compte du mot principe, elle supposa que Cardonchas donnait à des choses de peu d’importance la préférence sur sa main.

— Il peut aller danser avec ses… machines ! dit-elle furieuse, qu’il ne reparaisse plus devant moi ou je lui campe une jatte d’eau bouillante sur le museau.

— Eh bien ! oui, je resterai fidèle aux amis, dit Cardonchas plein de majesté, une marmite ne me fera pas renoncer à mes aspirations.

— Une marmite ! répliqua Euronique exaspérée. Si je suis une marmite, il n’est qu’un tonneau percé ! Ah ! il viendra pour me dire des insolences !

Aussitôt elle se jeta dans la cuisine et s’y enferma avec fracas.

— J’aime mieux cela, dit Cardonchas, assez piteux cependant, on ne m’appellera pas renégat !

Il salua et s’éloigna d’un pas rapide.

— Vite, vite ! dit à Louis Lévise consternée, cours après lui, je vais prêcher Euronique. Il ne faut pas que l’affaire manque…

Louis s’élança derrière le petit homme, mais ce ne fut pas sans quelques efforts qu’il parvint à le ramener. Lévise gronda Euronique et la disposa aussi à un raccommodement.

Louis et Cardonchas trouvèrent les deux femmes prêtes à la réception. Les jeunes gens s’indiquèrent par un petit clignement d’œil leur mutuelle réussite.

— Eh bien ! voyons, la vieille, dit Cardonchas, une bonne poignée de main ? ne faut-il pas qu’on nous raccommode comme si nous étions encore à l’école ?

— Aussi il s’emporte comme un poulain, répondit Euronique en lui donnant la main et en regardant Louis et Lévise d’une façon grotesque. Un reste de bouderie, le ravissement, une espèce d’embarras pudique tiraillaient sa laide figure tannée et en faisaient un masque des plus bouffons.

— Vous avez eu tort et raison chacun de votre côté, prononça Louis comme un nouveau roi Salomon ; maintenant que la paix soit faite pour toujours !

Il les laissa, et Lévise alla le rejoindre pour lui apprendre comment elle avait apaisé la vieille.

— Qu’est-ce qu’on dira dans Mangues à présent que les bans sont publiés ? On fera des chansons. Vous êtes vive. M. Cardonchas a été fâché d’être mal reçu. Il vous aime bien. Il va revenir, avait fait comprendre Lévise à la servante.

Celle-ci fort désappointée du départ de l’archéologue n’avait pas résisté longtemps, mais en cédant, elle avait dit :

— Toutes les souleurs qu’il me fait, il me les paiera quand nous serons mariés. Qu’il soit tranquille, il se rappellera qu’il m’a appelée marmite, le vieux sans-respect.

Louis et Lévise rirent de ces histoires qui se terminaient heureusement, et la jeune fille amusa son ami toute une journée en singeant les mines et les discours de madame Cardonchas.

Lévise devenait plus impatiente que lui du départ d’Euronique, elle en ressentait une agitation inquiète, et à tout moment revenait dans ses paroles cette phrase : Quand donc allons-nous être seuls ? Elle ne laissait plus rien faire à la vieille, lui disant toujours : Vous n’avez pas de temps à vous, il faut vous occuper de vos préparatifs. Et elle aidait Euronique, elle la pressait dans la confection de son trousseau avec une hâte singulière.

À la fin, Lévise dit à Louis d’un ton de volonté enfantin et impérieux :

— Il faut qu’elle s’en aille, je n’ai pas besoin d’elle.

Et le même soir, Louis exécuta ses ordres. Il expliqua à Euronique qu’il pouvait se passer de ses soins et qu’elle ne devait plus s’occuper que de sa noce.

Euronique prit donc congé d’eux très-amicalement en invitant expressément Louis à assister aux fêtes du mariage. Quant à Lévise, jamais dans le village elle n’avait été invitée à aucune cérémonie.

À peine Euronique fut-elle partie que la dernière ombre de gêne et de contrainte disparut de la petite maison, et que, fous de contentement, les deux jeunes gens, pour célébrer la conquête définitive de leur intérieur, mirent tout sens dessus dessous et remplirent toutes les chambres de cris joyeux, de rires et de jeux. Ravis d’avoir si bien noué et mené la machination du mariage, ils s’en amusèrent comme des enfants.

Puis, comme la nuit était tombée, Lévise dit :

— Je vais courir jusque chez Volusien, (elle ne dit pas chez nous) je ferai un petit paquet de ce que j’ai et je reviendrai tout de suite !

— Je t’accompagnerai, répondit Louis, et nous ferons notre dernière promenade à la bergère, au bord de la rivière !

La jeune fille partit. Louis la suivit d’assez loin pour ne pas être rencontré avec elle, car il y avait encore quelques fenêtres éclairées aux maisons.

Il la suivit, le cœur échauffé d’un doux sentiment de protection, plein d’une sécurité tranquille qui enveloppait toute sa chair, tous ses nerfs d’une sensation fraîche et veloutée. Il attendit paisiblement assis sur l’herbe que Lévise eût fini ses petits arrangements, se répétant sans cesse et tout bas : Elle est à moi, je l’ai gagnée ! et se berçant de cette seule phrase qui éclatait pour lui autant que la plus triomphante fanfare.

Il voyait, quoiqu’il fût assez loin de la maisonnette des Hillegrin, l’ombre de Lévise s’étendre sur les carreaux de la fenêtre, en disparaître, y glisser, s’y effacer, puis s’y marquer nettement, et il s’amusait à deviner tous les petits actes, les mouvements qui amenaient ces jeux d’ombre.

Quand Lévise entra dans la maisonnette, Volusien s’y trouvait. Assis sur une espèce de coffre et la tête penchée comme un homme qui réfléchit, il réparait à la clarté d’une torche de résine quelques engins de chasse. L’arrivée de sa sœur ne lui fit pas tourner la tête.

Lévise le regarda avec hésitation, se demandant comment il accueillerait l’annonce qu’elle allait lui faire. Non pas que l’opinion de Volusien pût avoir de l’influence sur elle, leur vie avait été réciproquement trop indépendante pour que la jeune fille consentît à lui rendre compte de ses actions. Seulement dans l’état de sereine satisfaction où elle était, elle redoutait une altercation, un moment de mésintelligence qui eût terni cette satisfaction. Cependant elle se décida sur-le-champ.

— J’entre en place ce soir ! dit-elle, Euronique est partie.

— Ah ! répondit Volusien indifférent.

— J’emporte ce que j’ai !

— As-tu de bons gages ? demanda Volusien.

— Oui ! dit Lévise qui fut fâchée de la question, car elle ne songeait plus déjà qu’elle dût paraître une véritable servante.

Elle se mit à rassembler divers objets qui lui appartenaient.

— Quand Guillaume reviendra, qu’est-ce qu’il faudra lui dire ? reprit Volusien.

— Rien ! répondit-elle comme si elle donnait un coup de fouet.

Volusien resta silencieux un instant.

— Dam ! vous vous arrangerez ! ajouta-t-il.

Il avait l’air contrarié et ne disait certainement pas ce qu’il pensait. Mais Lévise avait tout intérêt à se contenter de la moindre apparence de consentement. Elle continua rapidement à rassembler les petites choses qui lui appartenaient, sans parler.

— Pourras-tu me donner de l’argent si j’en ai besoin ? dit Volusien deux minutes après.

— Oui, tu viendras me voir, répliqua la jeune fille qui se hâtait.

— Et alors, reprit-il, rien à Guillaume ! ce sera difficile !

— Que m’importe ? répondit-elle avec un peu de colère.

Volusien se tut de nouveau et fuma sa pipe, gardant sa mine indifférente.

Lévise avait tout réuni dans un panier ce qu’elle voulait emporter. Elle s’approcha de Volusien dans l’intention de lui faire des adieux un peu moins froids que ne l’avait été la conversation.

— Je suis prête, je m’en vais ! dit-elle.

— C’est une drôle d’heure pour entrer en place ! répliqua Volusien entre les dents.

Lévise rougit et fit un geste de contrariété.

— Euronique s’en est allée en laissant tout en désordre, dit-elle sèchement.

— Alors tu vas là à demeure ? reprit Volusien.

— Oui ! répondit Lévise en le regardant fixement pour lire sur sa figure si quelque scène violente allait éclater.

Volusien haussa les épaules.

— Au bout le bout ! dit-il, ici nous sommes comme des lépreux. Eh ! bien, pourquoi nous gênerions-nous ? Au moins si le gibier ne rapporte pas, j’aurai mon tabac et mon vin… Va, fais comme tu l’entendras !

— Es-tu content, oui ou non ? demanda Lévise qui se sentait forte, en n’étant pas poursuivie par la désapprobation de son frère.

— Eh bien ! dit-il, adieu, pars !

Il lui tendit la main.

— Tu viendras me voir.

— Oui, oui ! répliqua Volusien avec une sorte d’impatience.

Lévise comprenait qu’une lutte intérieure agitait son frère. Une visible tristesse s’étendit sur les traits de la jeune fille. Elle se sentait condamnable selon une façon de voir qui lui paraissait étroite, misérable, et pourtant elle était glorieuse de sa faute et elle aurait voulu pouvoir sacrifier à Louis plus que son honneur si elle avait eu davantage à sacrifier ; elle se serait presque étonnée et irritée qu’on ne partageât pas son enthousiasme.

— Eh bien ! tant pis ! murmura-t-elle comme une réponse aux objections, aux blâmes, aux réprobations dont l’air lui sembla chargé à ce moment, non-seulement là dans la chaumière, mais partout, dans le village entier et dans toute la campagne. Puis elle prit la main de son frère, dit encore une fois adieu et s’élança dehors.

La beauté du ciel, la paix de la nuit lui firent l’effet d’un encouragement et la ranimèrent ; elle courut allègre et rassérénée vers Louis.

Le jeune homme avait entendu le bruit de la porte qui se refermait et il ne tarda pas à distinguer la chère forme noire qui s’avançait légèrement vers lui. Dès qu’elle l’eut rejoint, Lévise lui répéta ce qu’elle lui avait déjà dit : Volusien est content et il viendra bientôt me voir !

Auprès de Louis, tout était beau, juste et bien, et le monde dont elle s’inquiétait était renfermé tout entier en lui. Le reste n’existait que passagèrement.

Le lendemain Lévise était la servante de Louis Leforgeur par-devant tout le village.