La Cavalière/02

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Société générale de librairie catholique (p. 27-51).


II

comment un beau postillon fut engagé par la grande hélène.


Les chalands des Trois-Rois connaissaient déjà la demoiselle Olivat et ne lui répliquèrent point. Elle reprit en se tournant vers Nicaise.

— Garçon, tu sauras que la gentillesse ne sert de rien dans un ménage.

— Quoique les agréments personnels ça ne nuit pas non plus, demoiselle, murmura le Fatout d’un ton flatteur.

Hélène, pensive, continuait de vider ses poches.

— Les graines pour le jardin, dit-elle.

— Les fleurs que vous aimiez dans notre Lorraine, dit Nicaise attendri. Les fleurs, ça pousse partout, demoiselle.

— Et ça ne trahit pas, garçon ! prononça tout bas Hélène.

Nicaise pensa :

— La voilà qui pense encore à M. Ledoux ! Je l’haïs, cet homme-là ! Si je pouvais seulement la consoler de lui ! Et n’y aurait qu’à lui dire mon fait hardiment… Mais je n’ose point ! Je suis si bête !

— Un pantin, poursuivit Hélène, fouillant à pleines mains dans ses poches, un mirliton, un flageolet. Pour le coup, ils vont s’en donner, les méchants petits drôles ! Et gare à mes oreilles !

— Êtes-vous assez bonne, au moins, demoiselle ! murmura Nicaise, qui avait presque la larme à l’œil. Êtes-vous assez bonne !

Hélène le regarda de travers.

— Crois ça et bois de l’eau, toi ! répliqua-t-elle,

— Moi, je vous dis, insista le Fatout, que vous êtes la meilleure des meilleures !

Elle haussa les épaules avec un souverain mépris.

— Innocent, va ! dit-elle. Tu ne vois donc pas que tout ça, c’est pour moi, rien que pour moi !

— Comment, demoiselle ! Pour vous, vrai ! Vous allez vous amuser avec le pantin, souffler dans le mirliton, et jouer du flageolet ? Trébigre ! Et voilà encore un poupard ! et des billes ! et un lapin qui roule en battant du tambour ! Ah ! dame, ah ! dame, vous n’allez point vous ennuyer désormais, demoiselle, si vous jouez avec tout ça !

Hélène se mit à rire de bon cœur.

— Va, mon pauvre Nicaise, dit-elle. Au fond, je ne m’occupe jamais des autres. Qu’est-ce que ça me fait ? Le pauvre père le disait bien ; Charité bien ordonnée commence par soi-même. Appelez-moi égoïste, je m’en moque ! Comprends donc bien une fois en ta vie, oui, c’est pour moi, rien que pour moi, la surprise de Mariole, le tambour, le flageolet, le pain d’épice que je ne peux pas souffrir, et jusqu’au tabac…

— Vous n’en usez pas, demoiselle !

— Suis-moi bien. C’est pour les voir tourner autour de moi, quand je vas monter tout à l’heure : Mariole sournoise et toute rouge de curiosité. Ah ! elle sait toujours d’avance qu’il y a quelque chose ! La tante Catherine branlant la tête et ouvrant ses yeux avides qui disent : A-t-on pensé à moi ? Les enfants inquiets, pressés, gourmands comme des petits loups, s’embarrassant dans vos jambes, flairant, tâtant vos poches, pour deviner plus vite par la forme ou par l’odeur ce que vous apportez. C’est le monde en raccourci, vois-tu mon pauvre Nicaise ! Enfants, jeunes gens, vieillards ne vous font fête que dans l’espoir d’avoir leurs étrennes ! Est-ce vrai ?

— Moi, je ne sais pas, demoiselle, répondit le fatout simplement ; on ne m’a jamais rien donné.

— C’est juste, ça, dit Hélène adoucie.

— Et puis, reprit Nicaise en riant, dame ! écoutez donc, chacun sait ça, les petits cadeaux entretiennent l’amitié.

— Tais-toi, ordonna Hélène avec rudesse.

Il obéit, gardant son rire à ses lèvres, un rire pétrifié.

— Ne ris pas ! continua-t-elle.

— V’là que je ne ris plus !

— Je te défends d’être gai, nigaud ! C’est triste, entends-tu ? ça me navre le cœur ! C’est pour ça que je suis en défiance contre tout le monde ! C’est pour ça que je ne pense qu’à moi, comme tout le monde ! C’est pour ça que je n’aime personne !

— Oh ! demoiselle !… personne !

— Personne ! répéta Hélène si résolûment que le pauvre fatout recula son escabelle.

Ensuite, il se leva, disant :

— Je vas charger les provisions, demoiselle.

Hélène le laissa faire un pas ou deux, puis elle dit :

— Non, reste !

Nicaise revint aussitôt.

— Assieds-toi ! commanda Hélène.

— Je n’aime personne, reprit-elle, excepté moi. Ah ! ah ! je m’aime bien, par exemple !

— Et vous avez raison, demoiselle !

— Mais oui, garçon, mais oui ! J’ai raison de m’aimer ! C’est si naturel ! Voilà qu’on est bien ici maintenant pour causer, tiens ! Tous ces bavards et ces curieux sont allés à leurs affaires. Nous sommes comme chez nous, ma parole !

— Approchant comme chez nous, approuva Nicaise, qui jeta un regard aux tables du cabaret, maintenant solitaires.

— Causons donc et causons de moi…

— Ah ! quant à ça, je veux bien demoiselle ! s’écria le fatout.

Hélène continua :

— Tu n’es pas un méchant garçon, non ! mais tu n’as point beaucoup d’esprit… Qu’est-ce que tu as à soupirer comme un soufflet de forge, dis ?

— Rien, demoiselle.

— Avance ici… plus près. Ton escabelle a-t-elle les pieds en terre ? Avance donc ! J’ai une idée et je veux te demander conseil.

— À moi, demoiselle ?

— Mais oui, à toi, nigaud ; c’est mon idée. Ne te tiens donc pas sur le petit coin de ton escabeau, hein ! Campe-toi comme un homme, une fois en ta vie et regarde-moi dans le blanc des yeux ! as-tu peur de me trop bien voir ? Et penses-tu que tu ne vailles pas ceux qui sont plus orgueilleux que toi ?

— Merci bien tout de même de vos honnêtetés, demoiselle, balbutia Nicaise, qui étouffait.

— Je veux te demander conseil, moi ! poursuivit la terrible Hélène. Qui peut m’en empêcher ? Tu as du bon sens, tu as de la bonne foi, c’est rare par le temps qui court. Écoute-moi bien. Je pense à moi quand on croit que je m’occupe des autres. Je vivrai vieille, moi, vois-tu, très-vieille, j’en suis sûre comme si j’y étais déjà !

— Que Dieu le veuille, demoiselle Hélène ! dit le bon fatout du fin fond de son âme.

Elle avait les deux coudes sur la table, et son robuste corsage semblait certifier l’authenticité de son calcul.

— Dieu le voudra, affirma-t-elle. Chez moi, comme on dit, la lame n’use pas le fourreau. Je ne me fais pas de mauvais sang, da ! rapport au tiers et au quart. Chacun pour soi, pas vrai ? Je mange bien, je dors bien, pourquoi ? C’est bête à dire et j’ai l’air de radoter, toujours la même chose, mais ça saute aux yeux : parce que je ne pense qu’à moi, garçon, le matin, à midi et le soir !

— Se vante-t-elle assez ! songeait Nicaise. C’est qu’elle le croit, oui !

— Ça me fait grand’pitié, mon gars, quand je vois celui-ci ou celle-là se rompre la tête à s’occuper des autres. Faut-il être innocent !

— Ah ! ma foi, oui, faut l’être ! approuva le lâche fatout.

— Faut-il être aveugle, bouché, estropié de raison !

— Faut être gauche, quoi ! déclara Nicaise. V’là l’avis que j’ai !

— Et tu juges bien, bonhomme ! Mon pauvre père disait : Après moi la fin du monde…

— Et ça n’a pas manqué ! acheva Nicaise dans sa rage d’approuver.

Hélène fixa sur lui ses yeux inquiets. S’il avait souri par malheur, elle l’eût battu. Mais Nicaise n’avait garde ; il suait sang et eau, écrasé sous le poids de l’honneur qu’on lui faisait.

— Nous disons donc, reprit Hélène, avec une pointe de défiance, que je vivrai vieille comme les rues. Tu n’y peux rien, ni moi non plus : c’est entendu.

— Oui, demoiselle.

— En conséquence, quand je vas me choisir un homme…

— Hein, demoiselle ? dit Nicaise en sautant sur son escabeau.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Rien… c’est-à-dire… l’idée que vous songez à vous remarier comme ça… tout d’un coup…

— Jarnicoton s’écria la grande Hélène, me remarier ! Les demoiselles ne se remarient pas, Nicaise, elles se marient. Tu me crois peut-être la veuve de M. Ledoux, qui n’est pas mort et que je n’ai pas épousé…

— Peut-être bien, demoiselle.

— Ne m’interromps plus, damné bavard !

— Non, demoiselle, promit Nicaise d’une voix altérée ; je ne vous interromprai plus.

— Où en étais-je ? Ah ! m’y voilà ! Je disais que je voulais me choisir un tout jeune mari, da ! et bien portant ! pourquoi ? Parce que je pense à part moi, toute seule : Eh ! ma fille, si tu prends un homme plus âgé que toi ou seulement de ton âge, méfiance ! Quand tu approcheras de la soixantaine, qu’est-ce que tu auras autour de toi à la maison ? Un vieux podagre qu’il faudra soigner le jour et la nuit… Vas-tu parler, Gribouille !

— Demoiselle, je me disais en dedans, pour pas vous interrompre, répliqua Nicaise humblement : V’là ce que c’est que d’avoir de la jugeotte et de l’esprit !

— Tu n’es pas si simple que tu en as l’air, garçon ! Tandis qu’au contraire, c’est moi qui entends être soignée, choyée, dorlotée.

— Bigre de bigre ! s’écria le fatout ; vous avez raison !

Il se pinça la jambe jusqu’au sang, sous la table, pour modérer lui-même ce transport.

— Qu’est-ce que ça veut dire, ça : bigre de bigre ? demanda la grande Hélène en fronçant le sourcil.

— Demoiselle, répondit Nicaise, ça veut dire que vous parlez bien, de tout en tout, comme à l’ordinaire,

— À la bonne heure… Pas vrai, qu’elle n’est pas maladroite, mon idée ?

— Je ne dis que ça, demoiselle : c’est une fameuse idée !

Il baissa les yeux. Les larmes lui venaient. À son tour, Hélène rapprocha son siège.

— Dis donc, Nicaise, reprit-elle confidentiellement.

Le sang se mit à courir dans les veines du bon fatout.

— De quoi, demoiselle ? murmura-t-il bien bas.

— Viens ça. Voici les gens qui reviennent et c’est des grands secrets. Il ne faut pas qu’on entende. Je vas avoir besoin de postillons, hé ?

— C’est sûr, demoiselle, étant la maîtresse de la maison de poste.

— As-tu vu ce beau postillon, qui était là près de la porte quand nous sommes arrivés de la foire ?

— Non, dit Nicaise, c’est-à-dire…

Il s’interrompit, la bouche béante et les yeux écarquillés, comme s’il eût été en face de la tête de Méduse. L’expression de sa physionomie était si violemment altérée, qu’Hélène se retourna avec vivacité, pour voir derrière elle ce qui produisait dans les traits du fatout ce changement si remarquable.

Elle n’aperçut rien. Il n’y avait rien, en effet, que la porte du fond ouverte, au delà de laquelle on voyait, d’un côté, le pied de l’escalier qui montait aux chambres de l’auberge, de l’autre, un bout du jardinet. Mais, s’il n’y avait rien au moment où Hélène se retourna, il y avait eu quelque chose.

Une vision qui avait passé, rapide comme l’éclair, mais dont le reflet restait encore sur la joue pâlie du fatout.

À l’instant où Hélène parlait de ce beau postillon qu’elle avait remarqué en revenant de la foire, Nicaise avait reconnu avec stupéfaction, encadrée dans la porte du fond, la gaillarde et belle figure de M. Raoul, le braconnier des coupes de Béhonne. Et M. Raoul était costumé des pieds à la tête en postillon !

Et cela lui seyait si bien qu’on eût dit en vérité que, de sa vie, il n’avait porté d’autre costume.

Un cri allait s’échapper de la poitrine du fatout, lorsqu’une autre figure s’était montrée derrière l’épaule de Raoul : le frais et pur sourire de Mariole.

La Poupette n’avait envoyé à Nicaise qu’un regard, mais quel regard ! Quand elle voulait, celle-là, elle vous avait des yeux à clouer les lèvres d’un avocat ! Elle avait collé son doigt sur sa bouche, et les deux visions avaient disparu.

Voilà pourquoi la grande Hélène n’avait rien vu, et pourquoi Nicaise demeurait comme pétrifié. Malgré tout, ce dernier n’avait pu s’empêcher de prononcer le nom de Mariole, Hélène lui demanda :

— Est-ce à propos du beau postillon que tu me parles de Mariole ?

— Oh ! non fait, demoiselle, répliqua précipitamment le fatout. Par exemple !

— Tant mieux !… mais te voilà bien ému, garçon ?

— Il m’a passé comme ça quelque chose. C’est fini.

— Alors revenons à moi : c’est ce qui m’intéresse, da ! Chacun a son caractère : je suis égoïste, on ne se refait pas. Je ne le connais pas autrement, moi, ce postillon, seulement, quand on a une bonne idée, tout s’y tourne. J’ai besoin de postillons ; l’âge, la tournure et la figure de celui là me vont, comprends-tu ?

— Ah ! oui, répliqua Nicaise, je comprends assez, demoiselle.

— Et te voilà tout triste !

— Moi, triste ?… commença-t-il en essayant de rire.

— Dieu me pardonne ! s’écria Hélène, tu as la larme à l’œil !

— Ah ! demoiselle ! dit Nicaise, qui mit ses poings dans ses yeux. Si vous saviez…

Elle l’interrompit doucement.

— Là, là, mon gars, dit-elle avec bonne humeur, ce n’est pas bien difficile à deviner. Vous avez grandi ensemble. Elle est bonne et jolie, tu n’es pas trop mal et tu es bon. Je ne suis pas née d’hier, sais-tu ! Et tout à l’heure encore tu me disais toi-même que Mariole était à ton goût.

— Ai-je dit ça ? se récria Nicaise épouvanté.

— Il n’y a pas de quoi pendre un homme, mon gars ! Ma Poupette aura l’âge de se marier un jour ou l’autre, ah ! tu croyais qu’on m’en passait, finaud ? Et pas plus tard qu’à l’instant, tu prononçais le nom de Mariole en parlant tout seul.

— Ah ! demoiselle ! demoiselle ! gémit Nicaise avec une désolation profonde, je n’ai pas mérité ça de votre part. Si vous saviez !…

— Eh bien quoi ? à la fin ! s’écria Hélène en colère. Si je savais… Ne peux-tu parler la bouche ouverte, grand innocent ? as-tu quelque chose sur la conscience ?

— Si vous saviez… répéta Nicaise, oppressé par un sanglot.

Il se donna au revers de la figure le meilleur coup de poing qu’il eût encore reçu de lui-même.

— Demoiselle, dit-il en se levant, je ne suis bon qu’à faire le gros ouvrage. Je vas charger la carriole toute prête pour demain matin… V’là qu’on allume et tout le monde vous regarde, sauf respect, comme une curiosité, rapport à la crotte que vous avez de bout en bout.

Hélène se leva à son tour, rouge de honte,

— Ne pouvais-tu me le dire plus vite ? gronda-t-elle. Dieu merci on a des hardes de rechange, et tous ceux qui sont ici n’en peuvent pas dire autant. Rangez-vous que je passe, vous autres : c’est de belle et bonne étoffe qui est sous la crotte, oui, tout laine ! Et qui a coûté quatre livres dix sous l’aune !

Hélène traversa la salle, la tête haute, et monta fièrement l’escalier.

Nicaise la suivait de loin, approuvant comme toujours et disant :

— Oui, oui, qu’elle a du rechange, la demoiselle ! Et qu’il y en a plus d’un qui voudrait être calé comme elle !

Mais il avait la tête bien basse et le cœur bien gros.

Au moment où Hélène disparaissait dans les ténèbres de l’escalier, Nicaise se sentit saisir par le bras. C’était Mariole. Il lui dit avec rancune et colère :

— Vous, laissez-moi, la Poupette ! je ne veux point parler avec vous !

— Il le faut pourtant, répondit Mariole de ce petit ton décidé qu’il lui avait vu une seule fois, le soir où elle l’avait envoyé malgré lui, par la neige et par la nuit noire, au rendez-vous de chasse de la Croix-Aubert.

Nicaise essaya de se dégager, mais elle le retint d’une main ferme. Ils étaient tous deux dans le petit carré qui séparait l’escalier du jardin. La nuit se faisait vite au dehors.

— Vous l’avez reconnu ? dit Mariole à voix basse.

— Oui, oui, murmura le fatout. Je ne l’ai que trop reconnu !

— Sur mon salut, je réponds de son innocence ! prononça gravement Mariole. Tu sais ce que je veux dire : la nuit où M. Olivat est mort on l’a soupçonné.

— La Poupette, répliqua Nicaise, tout cela ne me regarde point.

— Tu n’as pas parlé, n’est-ce pas, fatout ? demanda-t-elle en plongeant son regard dans ses yeux. Tu n’as rien dit sur lui à ma sœur Hélène ?

— Non, je n’ai pas parlé… quoique je l’aurais dû peut-être.

— Tu as bien fait, dit la fillette.

Il y avait dans ces mots comme une menace.

— Est-ce que vous voulez me faire peur ?… commença Nicaise qui n’était pas d’humeur endurante, ce soir.

— Non, dit-elle ; mais il y a des choses que tu ne comprends pas, mon bon Nicaise, et tu pourrais être la cause d’un grand malheur !

— Bien, la Poupette, bien ! Je me suis tu, je me tairai. À vous revoir !

Elle le retint encore.

— Ce n’est pas assez de te taire, il faut agir.

— Oh ! oh ! vous en demandez trop, aussi !

— Je veux que ma sœur Hélène l’ait pour postillon à Nonancourt.

— Lui ! chez nous ! s’écria Nicaise. Ah ! par exemple…

— Je le veux ! déclara Mariole.

— Et bien ! Moi, je ne le veux pas, la Poupette !

Hélène ne lui aurait point reproché, cette fois, de ne pas parler la bouche ouverte. Il se souvenait. La demoiselle en avait trop dit. Outre les raisons qui avaient leur source dans le passé, Nicaise puisait dans le présent des motifs de répugnance invincible. Mariole pourtant répéta :

— J’ai dit : je le veux !

Le fatout baissa ses pauvres paupières mouillées.

— Elle vous aime tant, la Poupette ! murmura-t-il. Je sais bien que vous pourriez la retourner contre moi.

— Et je le ferais ! prononça résolument la fillette.

— Ce serait d’un méchant cœur !

— Je le ferais !

Nicaise se prit la tête à deux mains.

— Mais, dit-il avec détresse, c’est mettre le couteau sous la gorge au monde, la Poupette. Si la demoiselle le reconnaissait…

— Ma sœur ne l’a jamais vu.

— C’est vrai, pensa le fatout ; la dernière fois qu’il vint au Lion-d’Or, il me demanda, à moi justement, comment elle était faite.

— Mais… voulut-il objecter pourtant, mais…

— Point de mais ! Il s’agit d’empêcher un mortel malheur. Si tu refuses, c’est moi qui te le dis, ma grande sœur ne t’écoutera jamais !

Nicaise joignit les mains pour demander :

— Et si je fais comme vous voulez, la Poupette ?

— Je serai ton amie, répondit Mariole, et je te servirai, parce que je te crois bon.

— Eh bien… reprit Nicaise, qui hésitait encore, nous verrons, petiote… plus tard, demain.

— Non, pas demain ; ce soir.

— Sitôt ?

— Tout de suite… il est là.

— Vous laisserez toujours bien à la demoiselle le temps de se changer peut-être ! Quand j’aurai chargé les marchandises…

— Tu chargeras après… et ma sœur Hélène n’est jamais longue à sa toilette.

Elle se tourna vers le jardin.

— Pstt ! fit-elle. Postillon !

Raoul parut aussitôt.

— Tu vas le prendre par la main, dit Mariole au fatout ; tu vas monter avec lui, tu vas le présenter toi-même à ma sœur Hélène.

Nicaise ferma ses deux poings. Il avait évidemment le plus sincère désir de les planter tous deux dans les yeux du beau postillon, mais Mariole ajouta :

— Songe à ce que je t’ai promis. Entre nous c’est la paix ou la guerre !

Nicaise choisit la paix et monta, bien à contre-cœur, en tenant son prétendu rival par la main. La grande Hélène avait passé déjà son autre robe.

— Tiens ! tiens ! s’écria-t-elle en voyant Raoul le voilà déjà ! et c’est toi qui me l’amènes, fatout ! Quand je te le disais, tu es un précieux garçon !

Nicaise reçut ce compliment en plein cœur, comme la plus cruelle de toutes les moqueries.

— Va chercher du vin pour ce jeune homme, ajouta Hélène. Dans mon pays, on arrose les marchés.

Les coups de poing qu’il n’avait pas osé distribuer à Raoul, Nicaise se les prodigua en descendant l’escalier.

— Et pourtant, se disait-il avec désespoir, tu vaux quelque chose, puisque la demoiselle elle-même l’a dit. T’aurais dû lui parler, mais t’es trop bête !

Quand il rentra, portant le vin, la grande Hélène disait en tapant familièrement sur l’épaule de Raoul :

— Jarnicoton ! vous êtes un jeune homme de bonne mine, et je crois qu’entre nous l’affaire est dans le sac.