La Cavalière/03

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Société générale de librairie catholique (p. 52-81).


III

comment le chevalier de saint-georges fut attaqué de nuit dans la forêt de saint-germain.


L’histoire parle sévèrement de certains hauts personnages de la cour du régent, à propos des deux tentatives de meurtre qui eurent lieu sur la personne du prétendant Jacques Stuart, pendant son voyage de Paris à la mer. À propos du même fait, l’histoire est plus explicite encore à l’endroit du comte Stair, ambassadeur de George Ier.

Sans avoir en aucune façon la velléité d’introduire dans ce récit des considérations politiques, nous avouerons qu’à part Philippe d’Orléans, défendu par son caractère chancelant et peu sûr, il est vrai, mais notoirement ennemi de toute violence, il est bien difficile de délivrer un bill d’indemnité aux divers complices de ce lâche attentat.

Piètre Gadoche, dans le jardin des Trois-Rois, n’en avait pas moins dit la vérité vraie au Hollandais Roboam Boër. En ces sortes d’entreprises, les outils humains qu’on emploie courent invariablement risque de leur cou, dès que l’honnêteté de tous élève la voix.

Parce que les gens qui ont été la tête du complot n’ont garde de négliger ce moyen sûr et facile d’apaiser le premier cri du courroux public, ce moyen qui consiste à livrer quelques subalternes à la main du bourreau. Depuis le commencement du monde, les choses se passent ainsi. Les grands coupables passent fièrement au-dessus du flot qui submerge les goujats de l’armée du crime.

Malgré ses vaisseaux, ses comptoirs et ses millions, mein herr Boër n’était qu’un goujat en comparaison des puissants intérêts qui le payaient. Il devait être pendu haut et court, selon la propre expression de Piètre Gadoche.

Piètre Gadoche, goujat par rapport à mein herr Boër, ne pesait pas ici l’once pour livre, et se sentait parfaitement la corde au cou.

Les autres, tels que l’Anglais Rogue, Salva, etc., goujats par rapport à Piètre lui-même, étaient tout naturellement gibier promis à la potence. Ils ne risquaient rien, en ce sens qu’un crime de plus ou de moins n’ajoutait rien à leur bilan, rayés qu’ils étaient déjà de la liste civique et faisant depuis des années banqueroute à l’échafaud.

Or Piètre Gadoche était un maître ès-arts coquins, et il avait plus d’une raison pour éloigner de Paris le dénoûment de l’aventure. Si un autre bureau de poste, plus éloigné que Nonancourt, se fût trouvé vacant, Piètre Gadoche eût reculé plus loin encore sa dernière et mortelle mise en scène.

Mais, en définitive, Nonancourt suffisait, à la condition d’avoir des bons relais jusqu’à la mer et de passer vitement le détroit ; ce que Piètre Gadoche comptait faire, avec un demi-million dans sa valise.

Il y avait bien huit jours qu’il ne s’était marié, ce féroce disciple de Barbe Bleue et d’Henri VIII, cet effronté précurseur des apôtres du divorce, et il rêvait déjà avec plaisir, dans un avenir prochain, les cierges allumés d’un autre hyménée, Au contraire, maître Roboam Boër, coquin commercial, qui avait vendu la vie d’un fils de roi comme il eût traité d’une marchandise, ne voyait pas plus loin que le bout de sa convoitise. Il n’avait jamais, jusqu’alors nous l’affirmons, songé à cette possibilité d’être pendu, lui, si riche et si rangé !

Il revint à son hôtel, au grand galop, aussitôt que Gadoche lui eut fait entrevoir ce côté scandaleux de la question : la potence, et envoya contre-ordres sur contre-ordres dans toutes les directions : Ce qui prouvait bien qu’il avait donné des ordres. Ses cavaliers, cette après-dînée, sillonnèrent en tous sens la forêt de Saint-Germain et envoyèrent au cabaret toute une nuée de sombres chasseurs qui, depuis le matin, grelottaient à l’affût. En oublia-t-on quelques-uns ?…

Il était environ cinq heures du soir. Le soleil abaissait son disque rouge derrière les futaies de chênes qui descendaient vers Poissy. Le ciel, dégagé vers le couchant, se couvrait ailleurs de grands nuages que le vent du midi poussait, apportant le dégel. Il faisait déjà brun sous les arbres.

À une demi-lieue de Poissy, dans la direction de ce beau château de Maisons, chef-d’œuvre de Mansard, un logis de veneur s’élevait au milieu d’une coupe de quinze ans, dont les rejetons étaient devenus des arbres. D’aucune part, en longeant les percées, on ne pouvait apercevoir cette loge, tout auprès de laquelle cependant charrettes et carrosses avaient accès par un chemin tournant.

C’était de là que venait la reine d’Angleterre, quand elle avait si cruellement éclaboussé la grande Hélène à la porte de Saint-Germain ; Raoul y était venu aussi avant de revêtir son costume de postillon pour aller aux Trois-Rois. La Cavalière y avait déjeuné dans la matinée, et d’autres encore, de sorte que, malgré sa situation isolée, la loge ne pouvait point passer pour un ermitage.

En apparence, elle était la demeure du vieux baron Douglas, qui satisfaisait là, de plain pied, sa passion pour la chasse ; en réalité elle servait de cachette au chevalier de Saint-Georges, confié à la garde spéciale des deux jeunes messieurs de Coëtlogon. La maison ne pouvait contenir qu’un nombre très-restreint d’habitants. Chaque nuit, le vieux Douglas, profitant de l’ombre, montait à cheval et venait coucher au château de Saint-Germain.

Ce soir, le vieux Douglas eut fantaisie de s’en aller de meilleure heure. Il avait reçu dans la journée un message d’Écosse et voulait conférer avec la reine-mère. Les nuages gardaient encore leurs teintes écarlates au couchant, quand les premiers pas de son cheval se noyèrent dans les flaques d’eau de la route tournante.

Dans les pièces de théâtre, tous les personnages, jeunes ou vieux, vont radotant leurs secrets au public dans de longs monologues. La vie réelle est autrement faite. Parler tout seul y est habitude de vieillards, mais l’âge du baron Douglas lui donnait droit au monologue.

— Rien n’est préparé, se disait-il en gagnant la percée qui allait en droite ligne à Saint-Germain. Gens de la Basse Terre et gens du Haut Pays commencent à se chamailler là-bas, et le roi George n’a besoin que de les laisser ensemble pour voir la fin de tout ceci ! Pauvres jambes-nues ! pauvres jambes-nues ! Grands cœurs, folles cervelles ! L’Anglais, moins brave, mais plus froid, vous lance les uns contre les autres comme des taureaux qui ont vu rouge ! Dans l’avenir, l’Anglais fera de vous son armée, de vous et de l’Irlande, et mangera son rosbif en paix, pendant que vous mourrez pour lui : deux vaillants peuples chargés ainsi de défendre et de garder le cauchemar qui les écrase !… Ils savent nos affaires là-bas. Mar m’écrit que, sans le régent, Jacques Stuart aurait été vingt fois assassiné. Il me demande ce qu’est Jacques Stuart. Dieu me protège ! C’est un loyal et doux jeune homme. J’engagerais ma vie qu’il tiendra noblement une épée et saura mourir comme le fils de son père doit tomber. Mais le sceptre est plus lourd à porter qu’une épée…

Il poussa un large soupir, et son regard, par habitude, interrogea les fourrés environnants.

D’ordinaire, il ne faisait guère cette route sans reconnaître, par la vue ou par l’ouïe, la présence de nombreux rôdeurs sous bois. Mein herr Boër dépensait rondement l’argent de mylord ambassadeur et faisait battre la forêt depuis le soir jusqu’au matin. Aujourd’hui Douglas ne voyait, n’entendait personne, parce que le contre-ordre de Roboam Boër avait déjà sillonné la forêt.

— Ont-ils trouvé la vraie piste ? se demanda-t-il. Stuart est-il menacé chez lui !

Et il eut l’idée de retourner sur ses pas pour donner au moins sa vie au roi, en cas de danger. Mais, loin de s’arrêter, il poussa son cheval.

— À cette heure, pensa-t-il, le roi a Drayton, les deux jeunes gens et M. de Chateaubriand-Bretagne. Celui-là vaut tous les autres à lui seul. Bonne tête ! cœur de lion ! S’il était permis de choisir son fils comme on choisit sa femme, Raoul serait l’héritier de Douglas.

Il en dit long encore, parce que la route était longue. Au bout d’une heure, il passa enfin le seuil du château de Saint-Germain avec l’intention bien arrêtée de sommer la reine d’en appeler à son autorité de mère pour obliger son fils à retourner en Lorraine.

Une seule fois, pendant le chemin, il avait cru entendre au loin des pas de chevaux sous les futaies. Il ne s’était point trompé. Une petite troupe de cavaliers, parmi lesquels étaient nos anciennes connaissances, Rogue le boiteux et Salva le juif portugais, galopait vers le nord-ouest en suivant les sentiers de chasse.

Ils étaient en retard, pour être restés trop longtemps au cabaret à boire l’argent de mein herr Boër. Ils regagnaient les heures perdues, ignorant qu’avant le coucher du soleil le sentier où ils galopaient avait été battu par les courriers du Hollandais portant ordre de s’abstenir.

Dans le logis du veneur cependant, le chevalier de Saint-Georges venait d’achever son goûter en compagnie des deux messieurs de Coëtlogon et de Drayton. Outre ceux-ci, qui étaient de la table du roi, il y avait quatre hommes bien armés à l’office, sous le commandement de Bouchart, le maître des écuries.

Celui-ci quittait peu la loge, obéissant strictement à l’ordre qu’il avait reçu de tenir jour et nuit deux chevaux sellés et bridés.

Le chevalier de Saint-Georges jouait volontiers à ce jeu, sorte de tric-trac abrégé que les Anglais appellent backgammon et auquel les deux derniers Stuarts, Charles et Jacques, étaient d’une force remarquable. Il proposa une partie ; René se mit à ses ordres. Yves, quoique sa blessure fût en bonne voie de guérison, portait toujours le bras en écharpe. Drayton sortit pour la ronde du soir. Le roi et Coëtlogon restèrent seuls dans la chambre à coucher, qui servait aussi de salon, car le rez-de-chaussée de la maison n’avait que quatre pièces, et l’étage supérieur ne contenait qu’un vaste dortoir de chasse entouré de lits de camp.

C’était une de ces rares soirées d’hiver où la température lâche et molle tient le corps en inquiétude et dispose mal l’esprit. Le vent soufflait du sud, fort mais chaud, et rabattait en grises rafales la fumée du foyer. Ces jours-là, le feu est incommode, donnant trop de chaleur, et quand on l’éteint, l’humidité apporte le froid.

Pour la première fois, depuis son départ de Paris, le chevalier de Saint-Georges était triste et s’ennuyait. Les deux Coëtlogon étaient plus tristes que lui.

Nous ne savons comment expliquer cela ; entre ces hommes dont deux étaient prêts, du matin au soir, à sacrifier pour l’autre tout leur sang jusqu’à la dernière goutte, il n’y avait point de sympathie.

Le roi les traitait froidement, quoiqu’il ignorât la folie de leur secret. Et eux ils étaient jaloux du religieux dévouement que le roi inspirait à lady Mary Stuart.

Ils se déplaisaient avec le roi, pour employer la locution commune, et le roi, plein d’estime pour leurs chevaleresques caractères, aurait choisi, s’il l’avait pu, d’autres compagnons, pour amuser les heures de sa solitude.

Ils n’avaient rien à se dire, peut-être parce que le même objet occupait leurs pensées. Entre eux, la partie fut silencieuse et languissante.

Le rêve de Jacques Stuart voyageait bien au-delà de ces étroites murailles. Il n’allait pas jusqu’en Écosse pourtant, chercher les vastes bruyères où le sort marquerait bientôt le champ de la bataille décisive. Son rêve s’arrêtait au château de Saint-Germain ; son rêve s’asseyait entre la reine et lady Mary Stuart de Rothsay.

Qui occupait cette place, en son absence ? et que faisait-elle, Mary, pendant ces longues soirées où jamais il ne lui était donné de la voir ?

Le chevalier de Saint-Georges était un fils pieux, un fiancé délicat. Pourtant la pensée de sa mère s’évanouit bien vite, et le rêve lui montra les brillants seigneurs empressés autour de Mary. Il remuait son cornet, il annonçait, il marquait, d’un geste fatigué, d’une voix ennuyée. Yves regardait les dessins d’un livre d’heures, auprès du foyer, et ne rêvait pas moins.

Je ne sais comment cela se fit, car le prétendant était la courtoisie même, mais vers la fin de la partie, il bâilla bel et bien. René se leva aussitôt. Le chevalier de Saint-Georges rougit et dit :

— Monsieur de Coëtlogon, je vous prie de me pardonner.

— Pas n’est besoin, sire, répondit René en souriant, car il faisait lui-même, pour étouffer un spasme du même genre, des efforts qui ne furent pas entièrement couronnés de succès. Ces choses sont contagieuses ; auprès de la cheminée, Yves bâilla de tout son cœur.

— Messieurs mes amis, dit le roi, c’est le temps qui veut cela.

— Et c’est le signal, je pense, poursuivit René, de prendre congé de Votre Majesté.

Le roi salua aussitôt, disant :

— Vous pouvez vous retirer dans vos appartements, messieurs !

Ils sortirent après avoir baisé la main du roi.

Les « appartements » d’Yves et de René consistaient en un seul cabinet, voisin de la chambre royale, et si étroit que leurs couchettes se touchaient presque. Entre deux il n’y avait place que pour une table.

René se jeta tout habillé sur son lit ; Yves s’assit au pied du sien. Ils ne se parlèrent point, quoique, certes, il ne fût pas encore l’heure de dormir. Le vent apportait dans le silence de cette solitude le son des cloches de Poissy, qui appelaient pour l’Angélus de six heures.

Quelques minutes s’écoulèrent. Aucune parole ne vint. Était-ce le temps encore ? ou bien quelque amer fléau avait-il rongé déjà jusqu’aux racines de leur mutuelle tendresse si belle ! Deux semaines auparavant, René avait dit : « À nous deux nous n’avons qu’un cœur ! »

Aucun bruit ne passait à travers la cloison de la chambre du roi. Sans doute, il vaquait à ses dévotions du soir, qui toujours étaient abondantes et longues. Le roi avait la fervente piété d’un saint.

Ce fut Yves qui rompit le premier le silence entre nos deux jeunes gens.

— René, murmura-t-il, tu ne m’aimes plus.

— Tu es fou ! répliqua René.

— Qu’as-tu donc alors ?

— Je souffre.

— Hier, reprit Yves, tu n’as pas voulu me dire où tu avais été le soir…

— Je ne dois de compte qu’au roi, et le roi ne me l’a pas demandé.

Le silence revint plus morne. Dans ce silence, on entendit tout à coup grincer la porte extérieure de la chambre où couchait le chevalier de Saint-Georges. D’un commun mouvement, les deux frères sautèrent sur leurs épées nues.

Et ils attendirent, en retenant leur souffle.

— Est-ce quelqu’un qui est entré ? murmura Yves.

— Est-ce le roi qui est sorti ? demanda René.

Ils attendirent encore, puis René ajouta tout haut :

— Sire, Votre Majesté a-t-elle besoin de nous ?

Il n’y eut point de réponse.

Les deux frères se regardèrent, pâles tous les deux.

— Le roi n’est plus dans sa chambre, dit Yves.

— Écoute ! dit René.

Un aboiement de chien retentit dans la cour ; un aboiement joyeux.

— C’est Fourchault qui saute après le roi ! s’écria Yves.

René se mit sur ses pieds et s’approcha de la fenêtre. La porte de la cour s’ouvrit. On entendit le trot d’un cheval dans le chemin. Les deux messieurs de Coëtlogon étaient maintenant debout à côté l’un de l’autre.

— Cela ne se doit pas, dit René. Mon devoir est de suivre le roi.

— Même quand le roi ne le veut pas ? demanda Yves d’une voix altérée.

René frissonna.

— Le roi ne peut se montrer au château de Saint-Germain ! prononça-t-il entre ses dents serrées.

— On peut se rencontrer ailleurs, répliqua Yves.

— Non.

— Qu’en sais-tu ?

Et dans cette question il y avait une sourde colère.

Les regards des deux frères se choquèrent : deux paires de beaux yeux, en vérité, doux comme le velours qui est sous les paupières des jeunes filles. Mais terribles, en ce moment où je ne sais quel feu profond y brûlait !

Yves cependant baissa les yeux le premier,

— Mon frère ! ô mon frère ! supplia-t-il, jamais ne soyons ennemis !

René prenait son épée et son feutre. Il souriait et murmura :

— Serait-ce possible !

— Je vais avec toi, dit Yves avec une timidité d’enfant.

— Non, riposta René. Tu es blessé, tu me gênerais !

— Ne m’embrasses-tu pas avant de partir, mon frère ?

Les lèvres froides de René touchèrent le front d’Yves, et il sortit. L’instant d’après, le pas d’un cheval sonna encore au dehors. Yves ne se mit même pas à la fenêtre. Il tomba à deux genoux près de sa couche et pria Dieu ardemment. Tout en priant, il se disait : « Je n’irai pas, dussé-je en mourir ! »

Mais, quand il se releva, il crut ouïr des sons étranges qui allaient et venaient en forêt. Était-ce le vent parmi les branches ? Il pensa : « Si mon frère avait besoin de moi ! » Il ne faut qu’un prétexte. Yves, à son tour, coiffa son feutre et ceignit sa rapière. Puis un troisième cheval sortit, mais au galop.

Arrivé dans la percée, Yves de Coëtlogon s’arrêta pour écouter. Ce fut d’abord autour de lui ce murmure large et confus qui est le silence des forêts, quand le vent des nuits arrache des milliers de soupirs aux branchées. Puis au loin, tout au loin, du côté de Saint-Germain, Yves entendit la terre sonner. Il rendit les rênes à son cheval qui bondit.

La route était déserte. Il vit une ombre noire au-devant de lui, quand il eut fait environ le quart d’une lieue. L’ombre était à cheval. Elle s’arrêta justement au beau milieu de la percée et se pencha comme pour jeter un regard attentif à l’intérieur du bois.

À cent pas de l’ombre, la route faisait un coude brusque. Yves avança doucement et mit les sabots de son cheval sur le gazon qui bordait le bas côté de la percée. L’ombre semblait ne point entendre.

Tout à coup, René, car c’était lui qui était l’ombre, se laissa glisser hors de sa selle et arracha ses deux pistolets de leurs fontes. Yves l’imita, mouvement pour mouvement.

Comme René se glissait sous la futaie voisine, Yves prit le même chemin. Leurs chevaux également bien dressés, les attendirent immobiles.

René arma le pistolet qu’il tenait à la main. Yves le rejoignait en ce moment et lui dit :

— Frère, tu n’es pas seul, je suis là !

René tressaillit et se redressa de son haut. Tout à l’heure, il guettait évidemment quelqu’un ou quelque chose ; maintenant il n’y avait plus là pour lui que son frère. Malgré l’obscurité, Yves crut voir qu’il tremblait.

— Tu es là ! répéta René, luttant contre le frémissement de ses lèvres. Pourquoi es-tu là ? Je t’avais défendu de sortir !

— Défendu ! balbutia Yves qui se sentit pâlir. Tu es rude avec moi, mon frère !

— Défendu ! prononça une seconde fois René. Tu es mon cadet, j’ai droit.

— Frère, dit Yves, je t’aime assez pour t’obéir ; mais tu es cadet comme moi, et tu n’as pas droit… Au nom de Dieu, tu étais là pour quelque chose. Calme-toi et faisons notre devoir, si devoir il y a !

Les feuilles sèches bruirent sous les taillis, et hors de vue. En même temps, le vent apporta des pas de chevaux qui semblaient aller paisiblement, au delà du coude de la route.

— Ils sont là ! murmura René, qui saisit ses tempes à pleine main. Tous deux !

— Qui donc est là, frère ?

— Écoute ! dit encore René, qui semblait dominé par une fièvre d’angoisse, je veux bien souffrir par le roi ; dans mon cœur, je ne dois que fidélité au roi. Mon sang est au roi, mais en dehors de cela, que m’importe le roi ? Je ne veux pas souffrir par toi que j’aime !

— Frère…

— Tais-toi… cela me tue de penser que je pourrais te haïr !

— Toi me haïr ! s’écria Yves épouvanté.

— Tais-toi ! je suis fou !

Il tomba à deux genoux, ajoutant avec une poignarde amertume ;

— Mon cœur a le délire !

Yves appuya sa main contre sa poitrine qui défaillait. Il murmura au travers d’un sanglot :

— Nos cœurs sont semblables, le mien est à la torture !

— Alors tu avoues ! dit René, qui se releva comme si une frénésie le poussait. Ah ! si tu n’étais pas mon frère !…

Il jeta son pistolet et s’éloigna d’un pas, car il se redoutait lui-même.

Tout près d’eux, les branches d’un buisson remuèrent, Et en même temps, deux coups de feu simultanés, suivis d’un troisième à distance, éclatèrent dans le silence de la nuit.

Les deux Coëtlogon s’éveillèrent violemment et ce fut en effet comme s’ils sortaient d’un profond sommeil.

— Le roi ! dit René ; les assassins du roi !

— Messieurs ! défendez le roi ! commanda une voix haletante, mais impérieuse et sonore qui les jeta, repentants, dans les bras l’un de l’autre. Leur étreinte passionnée ne dura qu’un instant. La Cavalière était debout devant eux et sa main tendue désignait le fourré.

— Madame, dirent-ils en sautant à cheval, nous le sauverons ou nous mourrons.

Ils s’élancèrent de front, perçant droit devant eux comme deux sangliers. Il y eut un bruit de mêlée : des détonations, des grincements de fer, des cris sourds : on se battait avec acharnement de l’autre côté du taillis.

Lady Mary détacha son cheval, caché là tout près et se mit en selle. Le nom de René vint à ses lèvres ; avait-elle entendu l’entretien des deux frères ?

Elle lança son cheval dans la direction du bruit ; mais elle songeait :

— La vraie fiancée du roi c’est la princesse de Pologne. Je suis la Cavalière ; je ne serai pas la reine.

Comme elle approchait du lieu l’on s’était battu, car la lutte, aussi courte que rude avait déjà pris fin, elle vit revenir Yves et René, la tête nue tous deux et se tenant par la main.

— Vive le roi ! crièrent-ils.

— Messieurs, demanda-t-elle d’une voix qui voulait en vain être ferme, aucun de vous n’est-il blessé ?

— Le roi est blessé, répondit Yves.

— Mais il est sauvé, ajouta René.

Naguère elle disait : Le roi, rien que le roi. Elle s’était informée de quelqu’un, ce soir, avant même de songer au roi.

— Messieurs mes amis, reprit-elle, je vous remercie.

René abandonna la main de son frère, qui fit un pas en avant.

— Ils étaient sept à l’embuscade, dit Yves, et il y en avait deux qui barraient la route du roi. C’est le roi qui a dit : « À moi je suis blessé ! » René, mon cher et noble René a délivré le roi. Moi, j’ai attaqué le gros de l’embuscade. Il y a trois corps morts dans la coulée, et personne n’a poursuivi le roi.

— Que Dieu vous bénisse, messieurs mes amis ! murmura la Cavalière, qui prit la main d’Yves et la serra dans les siennes, René, songez à ceci. Je suis une sœur entre ses deux frères. J’appartiens au roi, messieurs, comme vous êtes au roi.

Ils effleurèrent tour à tour sa belle main de leurs lèvres.

— Messieurs mes amis, reprit-elle, il faut rejoindre Sa Majesté. J’allais justement chez le roi, quand le vent que j’ai eu de cette embuscade m’a fait changer de route. Désormais le danger l’entoure de toutes parts, et ce serait folie de braver tant de périls inutiles. Tout est prêt : vous direz au roi que sa mère a ordonné et que je prie. Le départ aura lieu demain, deux heures avant le jour.

— La première étape, acheva la Cavalière, est dirigée par M. de Lauzan, la seconde par M. de Courtenay, la troisième, qui commence à Nonancourt, appartient à M. de Châteaubriand-Bretagne. Allez, messieurs, encore une fois, et du fond du cœur je vous remercie.

Ils se séparèrent. Tandis que lady Mary Stuart reprenait la grande percée, Yves galopait vers le logis du veneur, et René poussait son cheval dans la direction où le roi s’était éloigné. Ni les uns ni les autres ne devaient rencontrer, cette nuit, le chevalier de Saint-Georges.

À l’endroit même où ils s’entretenaient tout à l’heure, deux hommes traversèrent la route, coupant au court par un sentier de traverse qui allait droit à Saint-Germain. Ils étaient à pied, et l’un d’eux boitait…

La forêt était redevenue silencieuse depuis longtemps déjà. Un cavalier, qui semblait harassé de fatigue et chancelait sur sa monture, suivait comme au hasard les sentiers sablés conduisant à cette immense terrasse que Le Nôtre jeta comme une bordure à la montagne, sur une étendue de trois quarts de lieue.

Le vieux château dessinait sa masse pentagonale sur le ciel gris. Par les fenêtres éclairées, des bruits de fête filtraient joyeusement.

Le cavalier laissa errer sa monture jusqu’aux fossés. Là le cheval frémit entre ses jambes, puis s’affaissa. Il avait deux balles dans le poitrail : de ces balles qui coûtaient si cher à milord ambassadeur !

Jacques Stuart, c’était lui, eut bien de la peine à débarrasser ses pieds des étriers. Il était faible et perdait son sang par une blessure qu’il avait reçue au sein droit. Son regard se porta sur ces fenêtres, d’où tombaient les voix du plaisir.

— Elles sont là ! pensa-t-il.

Sa mère ! et celle qu’il appelait encore sa fiancée.

Machinalement, et cherchant peut-être une issue pour entrer au château, car la soif le brûlait et ses idées vacillaient dans sa cervelle, il arriva jusqu’au bout du fossé. Là commençait la haie qui bordait le jardinet des Trois-Rois, enclavé dans le parc.

Une ronde de nuit venait des grands parterres. Machinalement encore, le chevalier de Saint-Georges, ayant vague conscience du danger qu’il courait, se colla le long de la haie. Son dos pesa contre les branches, comme pour se creuser un abri. La clôture, qui était faible en cet endroit, et reprisée à l’aide d’un simple fagot de ronces, céda. Sans l’avoir voulu, le chevalier de Saint-Georges se trouva du bon côté de la haie, dans le jardinet de l’auberge des Trois-Rois.