La Chèvre d’or/16

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Lemerre (p. 78-81).


XVI

le cousin galfar


Non ! ce n’est pas par sympathie que l’émir me regardait.

Nous venons de nous rencontrer devant la porte des Gazan. Il était là comme chez lui, appuyé au mur et fumant, le fusil sur l’épaule, son chien à ses pieds.

Un solide gaillard, ma foi ! une manière de brigand corse, vêtu de velours, le poil en broussaille ; avec cela je ne sais quel air de jeune assurance, et, dans sa figure hâlée, de grands yeux bleus hardis et doux.

Où diantre ai-je vu ce beau sauvage ? car certainement je l’ai déjà vu.

À tout hasard, je le salue. Lui s’incline poliment, non sans intention d’ironie. Mais au moment où je m’apprête à lui adresser la parole, il siffle son chien et s’en va.

— « Eh bien ! vous le connaissez, maintenant ? me crie Saladine. C’est Galfar, le cousin, l’homme au chemin d’âne. On était content, depuis deux mois, de n’avoir plus de ses nouvelles. Le voilà revenu maintenant, sans doute avec quelque mauvais coup en tête. Drôle d’idée que les gens ont eue tout de même de choisir un pareil chrétien pour faire le Turc.

— Vous savez bien, interrompt M. Honnorat, que, d’après la coutume, le Turc doit sortir de notre famille. Il est donc naturel qu’à mon refus… »

M. Honnorat dit « à mon refus » d’un ton contraint, presque vexé. Peut-être ne lui a-t-on pas offert de faire le Turc cette année, peut-être aussi Norette n’a-t-elle pas voulu ? Cependant je me représente M. Honnorat, le grave M. Honnorat faisant le Turc : image qui me remplit de joie.

— « Choisir ce Galfar, si c’est Dieu possible ! »

Ce Galfar, à première vue, ne me paraît pas précisément un méchant diable. Pourtant, s’il faut en croire la rancunière Saladine, j’aurais tort de me fier aux apparences.

C’est un mange-tout, un songe-fêtes, le digne fils des vieux Galfar, riches jadis, mais prodigues, tenant maison ouverte, et sous prétexte de cousinage, tout le monde est cousin quand on cherche ! logeant et nourrissant des mois entiers les premiers venus.

— « Une fois, chez eux, du temps de l’arrière-grand-père, il y eut pour le souper de Noël quarante-deux personnes à table, quinze peaux de brebis encadrant le rond du portail ; et des personnes se souviennent avoir vu sur leur perron, du jour de l’an à la Saint-Sylvestre, une table couverte d’une nappe blanche avec un verre et une cruche de vin, aussitôt vidée, aussitôt remplie, gratis, à la disposition de qui avait soif et passait.

« En la gouvernant ainsi, une fortune est vite fondue, surtout quand les procès arrivent.

« L’une après l’autre, peu à peu, toutes les terres se vendirent, et maintenant les Galfar sont si pauvres qu’ils pourraient, sans crainte des voleurs, fermer leur porte avec un buisson.

« Il ne leur reste qu’un petit bien dont les huissiers n’ont pas voulu et sur lequel ils vivent. Le père essaie de le cultiver, mais il s’est mis trop tard à la pioche : être paysan ne s’apprend pas dans les collèges ! Après avoir couru, navigué, essayé de tous les métiers, un matin, le fils est revenu ; il fait de la poudre en contrebande et braconne. La mère, travaillée d’orgueil et d’idées noires, n’a pas assez de la journée pour pleurer les larmes de son corps.

— Et c’est depuis la ruine que les deux familles sont brouillées ?

— Non pas ! M. Honnorat voulait au contraire se rapprocher d’eux, leur venir en aide. Les Galfar n’ont pas répondu. Galfars et Gazans naissent en guerre ; ils tètent ça avec le lait. »

Saladine n’exagérait pas.

J’ai beau interroger sur ce point M. Honnorat et Norette ; j’aurais beau sans doute interroger le cousin Galfar. Peine perdue ! ils sont ennemis, voilà ce qu’ils savent ; mais les uns, pas plus que les autres, ne pourraient me dire pourquoi.