La Chèvre d’or/17

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Lemerre (p. 82-89).


XVII

à monte-carlo


Ganteaume est venu m’éveiller, rayonnant, plein d’enthousiasme.

Hier, au Bacchus navigateur, où il dînait seul en m’attendant, ainsi que cela lui arrive parfois, pendant que je courais la montagne, Ganteaume a entendu causer le Turc. Or, ce Turc me connaît, paraît-il, et racontait sur moi des choses étranges.

Il faut ici que j’ouvre une parenthèse et que je fasse un pénible aveu.

Pas très loin du Puget-Maure — huit ou dix heures de voyage, mais l’oiseau d’un coup d’aile franchirait les quelques bois de chênes-lièges ou de pins, les quelques montagnettes brûlées et les quelques promontoires blancs qui l’en séparent — est un singulier pays par ses habitants appelé Mounègue, et plus connu parmi les Français sous le sobriquet italien de Monaco.

M. Honnorat prétend même, laissons-lui la responsabilité de cette affirmation, que, par certains jours clairs, avec une bonne lunette, on peut, du haut de ma tour, découvrir, sur son roc trempant dans la mer, le vieux Monaco moyen-âge ; plus bas Monte-Carlo, ses jardins de marbre, ses palais ; et entre eux, le petit port d’Hercule où des tartanes se balancent.

Je vois mieux cela dans le souvenir.

Et surtout je me vois moi-même, il n’y a pas deux mois, sous les grands rosiers fleuris en hiver, respirant l’air salin, écoutant les palmiers chanter, admirant la splendeur frissonnante du golfe.

Personne encore ! Au milieu du décor féerique mi-parti de nature et d’art, une délicieuse et paradoxale solitude.

Six heures sonnent, un train siffle : le train de Nice avec son chargement quotidien de joueuses et de joueurs.

Par les rampes en escalier, où déjà les gaz s’allument dans le jour mourant, la foule défile.

Des hommes fiévreux, mais corrects ; des femmes plus visiblement passionnées, dissimulant moins leur impatience de se retremper au bain d’or. Et maintenant laissons briller là-haut les inutiles étoiles qu’aucun regard ne cherchera ! De vagues parfums féminins ont remplacé l’odeur des roses ; les palmiers et les flots cessent leur dialogue, semblant exprès faire silence pour qu’on entende seul le bruit des louis remués.

Avant ma retraite chez patron Tuf et sur le point de mettre à exécution mes projets de sagesse définitive, j’avais donc voulu, je l’avoue, goûter une dernière fois aux sensations violemment contrastées que Monte-Carlo procure.

Passant mes journées en plein air, rêvant de Virgile dans quelque bois de pins, ou m’endormant en compagnie de Théocrite au creux d’un rocher, sur le rivage, j’éprouvais le soir une âpre joie à me mesurer, tantôt vainqueur, tantôt vaincu, avec l’Or, — César méprisable et tout puissant qui commande au monde.

Bref ! une semaine durant, ayant affecté certaine somme à cet usage, j’exerçai l’état de joueur, et de beau joueur, paraît-il, car la nuit où je perdis mon dernier écu, les beautés cosmopolites du lieu, Américaines, Moscovites, parurent compatir à ma peine, et le grand diable de laquais à gilet rouge, providence des gosiers rendus arides par l’angoisse, m’offrit, sur un plateau d’argent, le traditionnel verre d’eau avec une visible considération.

Il y a mieux !

Un de ces honorables chevaliers, professeurs sans diplôme de roulette et de trente-et-quarante, dont l’industrie consiste à révéler les arcanes de l’art aux joueurs novices, et à leur apprendre, Midas en redingote râpée, la marche infaillible pour faire sauter la banque chaque soir, monsieur Pascal, oui ! monsieur Blaise Pascal vint me retrouver.

Il avait bien, ce M. Blaise, un titre à désinence italienne, et, sur ses cartes, quelque chose ressemblant à une couronne de comte ; mais on l’appelait plus volontiers, à Monaco, Blaise Pascal, car il n’acceptait jamais rien pour ses consultations, se contentant de vous faire souscrire (cela coûtait généralement un louis ou deux) à une édition avec notes et commentaires, prête à paraître le lendemain depuis vingt ans, du Traité de la roulette que composa, comme chacun sait, l’illustre auteur des Provinciales :

Historia Trochoïdis sive cycloïdis
gallice la Roulette.


Un mystificateur avait soufflé cette idée au bon professeur de martingale, lequel, sur la foi du livre imprimé chez Guillaume Després, rue Saint-Jacques, à l’image Saint-Prosper, traitait Blaise Pascal en confrère et ne doutait pas qu’il eût été un illustre grec du temps de Louis XIV.

Lieu de l’entrevue : la place du Palais des jeux, devant le grand café qui fait face à l’hôtel et, par delà ses toits, regarde la Turbie : car, depuis longtemps, M. Pascal n’était plus admis à pénétrer dans les salons.

— « Il paraît, me dit-il après s’être offert un verre d’absinthe, tribut volontiers consenti par moi en échange de ses bavardages parfois amusants, il paraît que vous repartez pour Paris ? Décidément la bille ne vous aime pas, non plus que les cartes, et vous avez raison de renoncer à les attendrir. »

Je m’inclinai, témoignant par là combien cette constatation tardive me paraissait justifiée.

— « Mais j’ai mieux à vous proposer…

— Ne vous gênez pas, proposez, mon cher monsieur Blaise.

— Une affaire immense, stoupendo ! (M. Blaise baragouinait italien aux moments de grande émotion) une affaire étonnante, miravigliosa, des millions, des milliards, de quoi acheter Monte-Carlo, Monaco et la France entière, rien qu’avec une mise de fonds misérable : dix mille, quinze mille francs tout au plus. »

Et le voilà me racontant je ne sais quelle nébuleuse histoire de trésor caché, de secrets surpris par un matelot. Il ne s’agissait plus, et pour cela l’argent était nécessaire, que de mettre la main sur de vieux papiers, des manuscrits, surtout un mystérieux objet dont le détenteur ne voulait pas se dessaisir. Le matelot s’en chargeait ; ma il fallait de l’argent d’abord, oun pétit arzent.

En tout autre endroit, la proposition m’eût fait sourire. Elle n’avait rien d’extraordinaire à Monaco, où j’ai vu se brasser, entre gens d’ailleurs convaincus, des affaires bien autrement chimériques.

Et puis, pourquoi marchander l’espérance à cet excellent M. Pascal ? Je ne lui dis ni oui ni non, demandant à réfléchir, promettant une réponse aussitôt mon retour, poussant même la condescendance jusqu’à me laisser présenter le matelot en question, qui nous attendait abominablement ivre, dans un cabaret de la Condamine.

Je ne m’étonne plus, maintenant, d’avoir trouvé au beau Galfar un air d’ancienne connaissance.

Le matelot ivre, l’homme au trésor, je m’en rends compte, c’était lui !

Dans son long récit, écouté par moi d’une oreille relativement distraite, maître Blaise Pascal a-t-il, à propos de trésor, prononcé le nom du Puget-Maure, et Galfar, au milieu de ses effusions affectueuses, auxquelles j’eus quelque peine à me soustraire, laissa-t-il par hasard échapper le mot de Chèvre d’Or ? C’est ce que je ne saurais me rappeler ; en tout cas je ne le remarquai point.

Cependant Galfar s’imagine, non sans une apparente vraisemblance, que je suis venu au Puget traîtreusement, sur les indications de maître Blaise Pascal et les siennes, que je veux conquérir à moi tout seul les trésors de la Chèvre d’Or, et que mes courses à travers champs, l’attention que je prête aux papiers anciens, mon intimité même avec M. Gazan et Norette, n’ont d’autre but que la découverte du secret.

Tel est le résumé du rapport ému que m’a fait Ganteaume touchant la conversation par lui surprise, hier, au Bacchus navigateur.