La Chèvre d’or/18

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Lemerre (p. 90-95).


XVIII

les chasses du curé


C’est à croire positivement que la Chèvre existe.

Depuis le jour où, tirant sur sa pipe et raillant, patron Tuf m’en parlait à la calanque d’Aygues-Sèches ; depuis ma rencontre, le soir, dans le vallon, avec Misé Jano, — car tout le monde l’appelle Mademoiselle, l’espiègle et cabriolante favorite de Norette ! — et la trouvaille que je fis d’une clef de collier perdue par elle : voici la troisième fois que cette endiablée Chèvre d’Or se met en travers de mon chemin.

Dieu sait que j’étais venu au Puget-Maure sans intention criminelle et que certes, en arrivant, je songeais à tout, excepté à la Chèvre d’Or. Mais puisqu’on me soupçonne, puisqu’on m’accuse, puisque Galfar et le ciel lui-même semblent d’accord pour m’y pousser, je vais délibérément me mettre à la poursuite du joli monstre au pelage roux ; et je le jure par ses cornes ! avant huit jours j’aurai découvert ce qui se cache de vérité sous la pittoresque légende à travers laquelle il galope.

Qui interroger cependant ?…

Les gens du village ? Ils sont, hélas ! peu communicatifs : la moindre question imprudemment posée leur ferait partager aussitôt les méfiances dont Galfar m’honore.

M. Honnorat ? Selon ce que Ganteaume m’a rapporté des discours de Galfar, les Gazan doivent être plus ou moins directement mêlés à ces histoires de trésors cachés et de chèvre. D’ailleurs, comment parler de la Chèvre d’Or à M. Honnorat sans lui parler aussi de la mystérieuse clochette ? Or, Norette, pourquoi ? exige que je me taise sur ce point.

D’un autre côté, marcher seul ne me paraît pas bien commode.

Le hasard m’a secouru en amenant chez moi l’abbé Sèbe, juste au moment où en désespoir de cause, je m’apprêtais à me rendre chez lui.

Nous sommes maintenant amis inséparables.

Je me sentais d’abord médiocrement porté, à vrai dire, vers ce garçon trop bien portant, parlant haut, buvant dur, d’allure restée paysanne, et plus semblable avec sa soutane rapiécée, sa barbe qu’il rase seulement tous les huit jours, à un marabout musulman qu’à un ministre de l’Évangile.

Mais il tenait à faire ma connaissance, et, vers quelque point de l’horizon que je dirigeasse mes promenades, j’étais certain, dans les sentiers caillouteux blancs sous le soleil, d’apercevoir, doublée par son ombre, la noire silhouette de l’abbé Sèbe.

Je le fuyais, évitant son coup de chapeau, craignant qu’il ne voulût me convertir.

Erreur ! l’abbé Sèbe laisse la gloire et le souci des conversions à de plus dignes. Il baptise, marie, enterre, se fiant au Père Éternel pour le surplus, et très satisfait s’il réussit à mener, sans trop d’accidents, d’un bout à l’autre de l’année, le troupeau mécréant dont le destin l’a fait pasteur.

Le matin où, vaincu par tant d’insistance, je m’arrêtai et lui parlai, à travers la brosse de sa barbe, sa peau brune se colora d’une enfantine rougeur ; et cet homme de Dieu, incapable de dissimuler une vraie joie, m’écrasa les phalanges d’une poignée de main si cordiale que tout de suite je devinai qu’avant de porter calice et ciboire, il avait, montagnard frotté d’un peu de latin appris à l’étable en hiver, plusieurs années durant poussé la charrue dans l’humble ferme paternelle.

Savant à sa manière, grand amateur de pots cassés, grand collectionneur des sous antiques que les paysans ramassent parfois à fleur de sol après la pluie, et ne rentrant au presbytère que les poches bourrées de cailloux, l’abbé Sèbe, depuis que M. Honnorat, aimable jadis, s’enfonce dans une paresse de plus en plus turque, n’est pas fâché de trouver quelqu’un à qui confier le trop-plein de ses observations et de ses pensées.

Je m’intéresse aux Romains qu’il aime ; lui, sans bien comprendre, fait effort pour s’intéresser à mes recherches sarrasines. Mais c’est mon fusil, j’en suis certain, qui finira par faire de lui un orientaliste distingué.

Oui ! mon fusil. Lorsque je vais à travers champs, j’emporte toujours un fusil en manière de contenance. Chasseur dans l’âme et fin tireur, l’abbé souffrait de me voir promener, sans jamais m’en servir, ce fusil ridiculement inutile.

Un jour, loin du village, et sûr de n’être vu par personne, il me le prit des mains, histoire de rire, pour essayer.

Il essaya et tua un lièvre.

Le lendemain, il essayait encore, et décimait une compagnie de perdrix.

Deux fois je rapportai mon carnier plein, ce qui, tout en stupéfiant M. Honnorat, me donna de la considération dans le village.

Et depuis, c’est chose entendue : quand nous sortons, ma cueillette érudite faite, je m’étends à l’ombre d’un roc, sous un arbre, et livre le fusil avec les cartouches au bon abbé qui, la soutane retroussée, montrant ses souliers à clous, son pantalon de bure roussi dans le bas par la terre, se met à poursuivre perdrix et lièvres.

Nous y trouvons notre compte tous les deux.

L’abbé, pris d’une subite ferveur scientifique, m’indique des restes curieux de constructions, me signale les noms de famille ou de quartier paraissant se rattacher à l’ensemble de mes études ; mais, coïncidence bizarre, partout où l’abbé connaît quelque chose qu’il juge digne de m’être montré, nous rencontrons toujours, par surcroît, un lièvre qui attend au gîte ou des perdreaux mûrs pour le plomb.