La Chèvre d’or/30

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Lemerre (p. 146-151).


XXX

les fleurs de la reine


Une autre Norette !

J’aurais peine à reconnaître, quand elle passe me souriant, volontaire et vive, la demi-paysanne dont l’inconsciente timidité se déguisait de brusquerie.

Désormais Mlle Norette ignore la timidité. Mlle Norette est confiante, quoiqu’on ait négligé de faire M. Honnorat le confident de nos amours, et nous serions époux depuis deux ans qu’elle n’agirait pas d’autre sorte.

Ce matin, Mlle Norette m’aborde :

— « Vos fleurs sont belles, je les aime ; mais j’en sais de plus belles que les vôtres.

— Plus belles ?

— Les fleurs de la Reine ! Vos fleurs ne sont que fleurs de montagne. Les miennes sont du jardin féerique qu’une princesse venue d’Orient avait autour de son château.

« Aux veillées d’hiver où, un galet sur les genoux, un autre galet pour marteau, les filles, en chantant, cassent l’amande amère, vous pourriez entendre raconter à ce propos, par les paysans braconniers et les paysannes ramasseuses de litière et de feuilles mortes, des choses tout à fait surprenantes.

« Du jardin redevenu lande, du logis admirable autrefois, on ne voit plus qu’un grand rempart noir, et, çà et là, des pierres tombées. Mais, aussitôt les beaux jours parus, sous le vieux rempart, entre les vieilles pierres, poussent des fleurs comme personne n’en a vu, à coup sûr descendantes de celles qu’avait la reine en son jardin, et dont là-haut, tout près du ciel, la race s’est perpétuée.

— Et c’est bien haut, là-haut, près du ciel ?

— Très haut ! reprit Norette sérieuse, plus haut encore que le rocher de la Chèvre. Mais où ne monterait-on pas, avec l’espérance de trouver ce parterre des Mille et une Nuits, ces fleurs de la Reine, variées, innombrables, couleur de ciel et de rosée, des fleurs qui n’ont rien de terrestre et ne ressemblent pas plus aux grossières fleurs écloses dans nos vallons…

— Que Mlle Norette ne ressemble…

— Sans doute ! répondit Norette. C’est pourquoi, ce soir, nous irons ; mais Ganteaume nous accompagnera.

— Ganteaume ?

— Préféreriez-vous Saladine ? »

Trois heures ! la chaleur commence à tomber, c’est le moment de se mettre en route.

Misé Jano, heureuse d’être libre, nous précède. Ganteaume, un peu mélancolique, porte le panier aux provisions.

Norette se signe en passant devant le cimetière où dorment « les deux qui sont morts ». On laisse à gauche l’ermitage, le roc de la Chèvre, au pied duquel je reconnais de loin la haute taille de Peu-Parle, et nous voilà en pleine montagne.

À droite, à gauche, des rochers gris-bleu où l’arrachement des blocs éboulés laisse de larges taches blanches que les immortelles sauvages brodent de leur feuillage d’argent pale et de leurs rigides grappes d’or.

Au pied des rochers, ce sont de grands chardons pareils à des acanthes, des genévriers aux baies violettes, des caroubiers bossus décorant leur sombre verdure de gousses luisantes, comme vernissées, et des pins dont les branches basses, tranchées par la hache, pleurent des larmes d’ambre au soleil.

Sur tout cela, dans la pénétrante odeur des romarins et des lavandes, un grand silence à peine troublé par quelque chant d’oiseau, grêle et fin, en harmonie avec le paysage, et le bruit d’innombrables limaçons vides qui, jonchant le sentier, s’écrasent et craquent sous nos pas.

Ganteaume et Misé Jano vont devant.

Je marche côte à côte avec Norette, la main dans sa main, sans rien dire. Parfois nous retournant, éblouis de lumière, entre les troncs lisses des pins, par delà les pentes brûlées, nous voyons le bleu de la mer.

— « Qu’on s’arrête ici, et goûtons ! » commande Norette.

Ganteaume déballe les provisions, on s’installe sur l’herbe menue. Pendant quelques instants, un appétit noblement gagné par cette pittoresque mais rude montée nous fait oublier nos soucis d’amour.

— « Maintenant, tandis que je vais cueillir mes fleurs, libre à vous de contempler le paysage. »

Et Norette éclate de rire, toujours charmante et malicieuse.

Je relève la tête, mais le paysage a disparu… Un brouillard taquin, comme, à cette saison, il en rampe au flanc des montagnes, nous a sournoisement enveloppés. Un gentil brouillard, certes ! vrai brouillard de Provence, blanc, clair, plus léger qu’une gaze et tout pénétré de rayons. Arrivant sur nous par petits nuages pressés, il n’en cache pas moins l’étendue. Et d’en bas, tout près, le vent nous apporte les cocoricos des coqs dans les fermes, le bruit continu des flots.

— « C’est gentil de se savoir seuls ! »

En effet, la brume gagnant peu à peu, nous nous trouvons dans une atmosphère de nacre et d’opale, lumineuse pourtant, où Norette apparaît grandie, comme transfigurée, et sur laquelle, visibles à deux pas de nous, se découpent avec une singulière vigueur quelques tiges de graminées, et la silhouette d’un figuier enraciné au bord du précipice.

Tout à coup, Norette s’agenouille près du figuier, elle se penche, elle m’appelle. J’arrive à temps pour la relever, un instant dans mes bras, émue et frémissante.

— « Ah ! Ganteaume, que j’ai eu peur ! »

Heureuse d’avoir été secourue par moi, effrayée encore du léger péril et ne sachant comment exprimer cette émotion complexe, bravement, follement, n’écoutant que son cœur, elle embrasse ?… M. Ganteaume.

Et ce baiser, en contentant Norette, fit encore deux heureux par surcroît : Ganteaume qui l’avait reçu, et moi qui me le savais indirectement destiné.