La Chèvre d’or/43

La bibliothèque libre.
Lemerre (p. 214-218).


XLIII

le bon gendarme


Où suis-je ? Mon œil s’étonne et ne reconnaît pas l’étage de tour froid et nu qu’il avait coutume de voir à l’heure ordinaire de mes réveils.

Des yatagans, des narghilés en terre rouge incrustée de filigrane, des guéridons et des miroirs fleuris de corail et de nacre, partout des tapis, des tentures… Eh ! parbleu ! c’est la chambre de M. Honnorat, celle qu’il appelle, en exagérant un peu, la chambre aux merveilles, et Mlle Norette, plus simplement : la chambre aux pipes.

Il paraît que je dois la vie à Peu-Parle, toujours en chemin, dès l’aurore, et dont la subite arrivée, sur le coup de fusil, a fait fuir mon meurtrier inconnu.

Je m’étais évanoui. Des gens, par Peu-Parle appelés, m’ont mis en travers sur des branches. On m’a porté chez les Gazan : et, comme l’escalier de la tour se trouvait trop étroit pour le transport d’un blessé. Saladine a pris sur elle, bonne Saladine ! de transformer en infirmerie la propre chambre de M. Honnorat.

Tant pis si M. Honnorat se fâche ! Il n’aura qu’à changer ses habitudes et fumer ses pipes ailleurs.

Car M. Honnorat n’est pas encore revenu, non plus que Norette. Il n’y a de présents que Peu-Parle et Saladine. Ganteaume, après avoir aidé à un premier pansement sommaire, est parti, je ne sais où, chercher le médecin.

Cependant, quelqu’un s’incline sur mon lit, me parlant comme à un enfant, murmurant des paroles douces. Si c’était Norette, ou seulement M. Honnorat ? le fin profil oriental de la fille ou la grosse figure du père, d’un si réconfortant égoïsme ?

Malédiction ! C’est un gendarme. Un bon vieux gendarme à moustache couleur de cirage, avec le baudrier, le tricorne, en costume de procès-verbal.

— « Voilà bien la quatrième fois, me dit Saladine, que, depuis l’accident de ce matin, il vient demander de vos nouvelles. »

Tant de sollicitude me touche. Affaibli, léger de pensées, je me sens prêt à ouvrir mon cœur au représentant de l’autorité.

Cependant, sans insister, sans avoir l’air, le bon gendarme m’interroge. Il met, certes, des gants pour m’interroger, mais ce sont des gants d’ordonnance ; et je n’ai pas de peine, malgré mon état, à déjouer sa diplomatie, tout ensemble grossière et ingénue.

Ce gendarme, désireux de se faire honneur, étant relativement lettré, d’un procès-verbal « rédigé sur place », voudrait savoir quand et comment, et par qui j’ai été blessé.

— « Mais, mon Dieu, lui dis-je, monsieur le gendarme, je vous crois assez perspicace pour l’avoir tout de suite deviné. J’ai été blessé ce matin par un, j’ignore lequel ! des trois Piémontais employés à paver le passage d’âne, et que j’avais surpris en train de piller la maison. L’ont-ils pillée, au moins ?

— Hélas ! répondit Saladine.

— On ne les a plus vus ?

— Et on ne les reverra jamais !

— Donc, leur absence les dénonce. Ils avaient, d’ailleurs, monsieur le gendarme, autant que la nuit me permettait de voir, de fortes bottes non cirées, et se parlaient en italien. »

L’air fâché, bonhomme et méfiant, le gendarme m’écoutait dire. Il ajouta :

— « Nous avons constaté le vol, et vos dépositions concordent. Nonobstant, le coup de fusil m’étonne. Ce n’est pas du fusil que se servent généralement les Piémontais.

— J’ai pourtant reçu une balle.

— Sans doute !… Mais venant ainsi de simples Piémontais, une balle n’est pas dans l’ordre, reprit le gendarme qui, évidemment, avait ses soupçons et son idée. Ne vous connaîtriez-vous pas, par hasard, quelque rival, quelque ennemi ?

— Eh ! par l’amour du ciel, interrompit Saladine, laissez ce pauvre Monsieur tranquille ! Il va retomber en faiblesse et j’ai eu bien tort de vous laisser entrer avant le médecin. »

Le gendarme s’inclina, sourit ; et son sourire signifiait :

« Ce sont là histoires du Puget-Maure. Vous ne désirez pas que le gouvernement s’en mêle, à votre aise ! »

Puis il sortit, d’un pas militaire, tandis que Saladine, jalouse avant tout de l’honneur des Gazan, heureuse du scandale évité, me jetait le seul regard aimable que je lui ai connu de sa vie, et que Peu-Parle, desserrant les dents, murmurait :

— « Vous avez raison ! Querelles d’honnêtes gens ne regardent pas les gendarmes. Ce matin pourtant, nul autre que nous ne le saura, il m’a bien semblé reconnaître la voix du fusil de Galfar. »