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La Chair est faible/05

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 61p. 30-38).

v

Gaby a de l’imagination



Les femmes, qui sont souvent très entêtées, ont aussi parfois de brusques changements d’avis.

Gustave, l’ami d’Edgard, devait en faire l’expérience. Il avait vu la veille sa petite amie Gaby le quitter, presque fâchée parce qu’il voulait l’emmener avec lui à Ixy-sur-Loire… Il en avait été très ennuyé… et il maudissait son camarade, qui allait peut-être lui faire perdre une maîtresse dont il était encore follement amoureux…

Aussi était-il d’humeur très morose, lorsque, dès la première heure, l’attaché de cabinet était venu le réveiller.

— Delaperche est parti ce matin, expliquait Edgard à son ami. Il faut partir, toi aussi aujourd’hui, de façon à savoir à quel hôtel il est descendu, et le surveiller. Tu n’auras pas trop de quarante-huit heures pour préparer le chahut qui doit l’accueillir…

Gustave écoutait sans enthousiasme les explications de son ami. Il l’interrompit même pour lui dire :

— Mon vieux !… Tu es un ami pour qui je suis prêt volontiers à me jeter au feu ! Mais tu me mets dans un grand embarras. Si tu étais chic, tu n’insisterais pas…

— Pourquoi donc ?…

— Parce que… parce que ça m’ennuie beaucoup… D’abord, Gaby est fâchée avec moi, Gaby est furieuse, elle veut absolument aller à la mer. Le voyage à Ixy ne lui dit rien du tout…

Et Gustave raconta la scène que sa maîtresse lui avait faite la veille au soir.

Edgard protesta :

— Eh bien ! Elle n’aura qu’une peine, si elle est fâchée, ton amie, ce sera de se réconcilier avec toi ! Tu ne vas tout de même pas me refuser ce service pour le caprice d’une petite femme…

Gaston protesta vivement. Et les deux camarades commençaient déjà à se disputer lorsque des coups secs et répétés furent frappés à la porte.

Le jeune homme d’abord ne voulut pas ouvrir, se demandant qui pouvait venir l’importuner de si bonne heure…

Mais comme les coups se faisaient plus nerveux, il se décida en déclarant :

— Voilà, par exemple, un indiscret qui tombe mal !… Je vais l’envoyer au diable !…

Folle présomption ! Il n’enverrait personne au diable ! et lorsqu’il eut ouvert sa porte, il poussa une exclamation :

— Gaby !… À cette heure-ci !…

— Oui, à cette heure-ci… Je n’ai pas voulu attendre, je suis venue tout de suite… mon chéri, j’étais tellement ennuyée d’être fâchée avec toi…

— Ça, c’est gentil !…

— Alors, voilà… je viens te dire, que j’ai eu tort hier soir, que je ne veux pas que tu ailles à Ixy tout seul, et que si tu veux absolument faire ce voyage, je consens à t’accompagner…

Gustave poussa une nouvelle exclamation ; il prit la jeune femme par la main et l’entraînant dans sa chambre, il s’écria :

— Edgard ! Edgard !… Sois heureux ! Gaby accepte de venir avec moi !…

La maîtresse de Gustave fut bien un peu interloquée de se retrouver en présence de l’ami de son amant, mais elle reprit vite son assurance.

— Ah ! Vous étiez déjà là, monsieur. Vous aviez peur sans doute que j’empêche votre ami de partir…

— Et j’avais raison ! Justement, il venait de me rendre sa parole à cause de vous !…

— Bien vrai ?…

— Je vous le jure !…

— Ah ! ça, c’est bien !… C’est une preuve d’amour !…

Et Gaby sauta au cou de Gustave, lui appliquant sur les lèvres un fougueux baiser…

— Mais, puisque, maintenant, vous consentez…

— Oui, oui, je consens. Je suis prête à prendre le train avec lui quand il voudra…

— Vous n’aurez pas besoin de prendre le train. M Delaperche est déjà en route, et il n’y a pas d’express avant ce soir…

— Alors, nous serons en retard ! fit la jeune femme dépitée.

— Mâtin ! remarqua Gustave, hier tu ne voulais pas partir. Et maintenant, tu es si pressée que cela !

— Oh ! non !… mais monsieur doit tenir à ce que tu arrives en même temps que ce M. Perche…

— Delaperche, madame…

— Delaperche, si vous voulez… Je ne me rappelais plus son nom.

— Vous avez raison, je tiens à ce que Gustave soit à Ixy ce soir. Aussi j’ai loué une auto en son nom. Elle vous attend devant la porte…

Gaby sauta en battant des mains :

— Une auto ! Oh ! ça, c’est bath !…

Car, si l’amie de Gustave était une femme mariée, cela ne l’empêchait pas de se montrer d’allures très libres lorsqu’elle se trouvait avec son amant.


Il ne sut pas résister (page 37).

Edgard tranquillisé, entreprit d’exposer à son ami le plan qu’il avait établi.

Gaby l’écoutait, semblant réfléchir profondément. Soudain, elle l’interrompit :

— Eh ! bien. Si vous m’en croyez, dit-elle, ce n’est pas cela du tout qu’il faut faire, si vous voulez compromettre ce M. Alaperche.

— Delaperche !

— Delaperche, si ça vous fait plaisir. Moi aussi, j’ai mon plan !…

Vous comprenez, un chahut, une mise en boîte, ça ne signifiera rien du tout, On dira que c’est un coup monté par les adversaires du gouvernement. Il faut mieux que ça…

— Et quoi donc ?…

— Un scandale !… Un beau scandale !…

D’abord !… Il ne faut pas que votre M. Chatquiperche.

— Delaperche ! Delaperche !…

— Oui, Delaperche… Jamais je ne me rappellerai son nom. Il ne faut pas qu’il prononce son discours. Alors, voilà ce que j’ai trouvé, moi…

Et Gaby, à son tour, se mit à parler. Elle s’exprimait avec une grande volubilité, soulignant de gestes les passages principaux.

Lorsqu’elle eut fini, Edgard s’écria :

— Ça, c’est épatant ! au moins, madame, vous avez de l’imagination !

— Un peu trop, fit Gustave.

— Comment un peu trop ? Tu n’approuves pas mon idée !…

— Je ne la désapprouve pas. Mais je doute qu’elle réussisse.

Il nous faudra trouver trop de complicités.

— Peuh ! Tout au plus une servante bénévole qui consente à me faire engager dans l’hôtel où sera descendu ce M. Percheron !…

— Delaperche ! sapristi, Delaperche !… On dirait que vous le faites exprès ! fit Edgard en riant.

— Moi ! répliqua Gaby. Et pourquoi le ferais-je exprès… C’est un nom qui ne m’entre pas dans la tête !… Va donc pour Delaperche…

— Mais encore pourquoi faut-il que moi, je joue le rôle que tu demandes !

En somme, il nous est bien permis de descendre, comme nous sommes, dans le même hôtel que l’envoyé du ministre, d’obtenir une chambre voisine et de lui faire passer une ou deux nuits blanches, sans pour cela…

— Tu ne comprends donc pas, reprit la jeune femme que, dans ce cas, il nous repérera tout de suite… tandis que c’est bien plus épatant : on l’abrutit complètement, il ne sait pas d’où ça vient ; il appelle la servante… et on y va du scandale !… Tu parles d’une histoire si on trouve le chef du bureau de ministère de l’Enseignement technique avec une femme de chambre dans son lit !… Tu n’auras pas besoin de lui faire de chahut… Les gens du patelin s’en chargeront eux-mêmes ?…

— Sans doute !… mais encore faut-il qu’il se prête à la circonstance, et s’il est tel que nous l’a dépeint Edgard, rien n’est moins sûr !…

— On verra bien ! Tu seras toujours à même de faire autrement après.

Et puis, c’est bien simple, si tu refuses, je ne vais pas avec toi, et je télégraphie, pour le prévenir, à M. Delaperche…

— Bravo ! dit Edgard ! Cette fois vous n’avez pas écorché son nom !

— Eh bien ! Je ne l’ai encore pas fait exprès ! Mais, vous, m’approuvez-vous ?

— Oui, à condition de compter sur la discrétion de la servante.

— Ça, c’est une question d’argent ! Et si vous tenez à vous venger…

— Oui, j’y tiens ! C’est comme s’il m’avait volé mon futur siège de député !

— Alors !

— Alors, Gustave accepte… déclara Edgard… Je vous laisse… mais ne lambinez pas trop avant de partir !…

— Comptez sur moi ! fit Gaby.

Et Edgard s’en fut se disant :

— Quelle étrange petite femme ! Elle s’est passionnée pour cette aventure et elle a bâti tout un roman ! Si ce pauvre Delaperche mord à l’hamecon, c’est un homme fichu, sans compter que sa femme le recevra au retour de belle façon… Hé ! Hé ! Ce ne sera pas pour déplaire au directeur du cabinet, qui, paraît-il, rêve de la lui soulever ! On prétend qu’elle est très jolie. Mme Delaperche !… Elle n’en sera que plus furieuse !…

Gustave et Gaby cependant, n’étaient pas tout à fait d’accord.

Gustave ne montrait aucun enthousiasme pour le plan élaboré par sa maîtresse !

— Mais enfin, ma chérie, pourquoi veux-tu absolument que je me déguise en vieux curé ?…

— Pour inspirer confiance, et avoir l’air plus vénérable !…

— Je pourrais aussi bien passer pour un médecin, ou un notaire, ou un magistrat.

— Penses-tu ! On sait bien que tous ces gens-là s’amusent à l’occasion… tandis qu’un curé…

Et puis, c’est mon idée… à moi… Ça me fera une drôle de sensation… Je suis sûre d’éprouver quelque chose de nouveau…

Ça ne te retirera pas tes moyens, pas ?…

Et comme elle s’approchait de lui, les lèvres tendues et les bras ouverts, il ne sut plus résister… Ils prirent un bon acompte d’amour, après lequel Gaby déclara :

— Oh ! Je me suis déjà figuré que t’étais curé !… Ça m’a fait tout drôle d’être aimée comme ça !… On devrait recommencer…

Mais Gustave lui rappela que l’auto les attendait en bas, devant la porte, et que le chauffeur pourrait s’impatienter… En outre, ils ne devaient pas oublier que le train emportait vers Ixy-sur-Loire M. Delaperche et qu’il importait d’y arriver au moins en même temps que lui…

Ils s’arrachèrent donc, à regrets, des bras l’un de l’autre, et descendirent dans la rue.

Tandis que l’auto les emportait, Gaby pensait :

— S’il va là-bas pour se marier, je m’arrangerai bien pour le savoir et empêcher qu’on me le prenne !…

Ils s’arrêtèrent, prudemment, à cinquante kilomètres du but de leur voyage. Gustave s’était mué en abbé et Gaby avait l’air de ne pas le connaître, lorsque tous deux prirent un chemin de fer d’intérêt local pour gagner la ville où ils devaient retrouver le pauvre Anatole Delaperche, parti plein de confiance.

L’ami d’Edgard eut tôt fait d’apprendre que l’envoyé du ministre était descendu à l’hôtel du Grand-Cerf. Précisément, il en connaissait le patron Nicéphore Polyphème, auquel il se présenta comme envoyé par « son ami Edgard Liraque ». En même temps qu’il lui louait une chambre, il demandait à l’hôtelier de prendre à son service sa nièce Clara (qui n’était autre que Gaby).

Et Gaby, acceptée sur de telles recommandations, ne tarda pas plus d’une heure à lier connaissance avec la bonne de l’étage où se trouvait la chambre du malheureux Anatole.

Cette Ernestine vit tous ses scrupules s’évanouir devant un billet de mille francs « qui n’était qu’un acompte », elle accepta l’explication donnée par Gaby, qui prétendait être une amie délaissée qui voulait se venger. Elle fut complètement conquise par la promesse d’un second billet de mille francs, et la certitude de trouver une place à Paris, dans un Palace…

Gaby s’était peut-être beaucoup avancée en donnant cette dernière assurance, mais Ernestine ne demandait qu’à croire une femme qui avait le billet de mille francs si facile, et se déguisait en servante pour se venger d’un amant infidèle.

En-terminant, l’amie de Gustave dit à sa nouvelle compagne :

— Vous savez, ma petite, vous n’avez quà sonner au moment psychologique… avant plutôt… Je ne vous oblige pas d’aller jusqu’au bout et d’accorder toutes vos faveurs à ce traître d’Anatole ! (Elle avait cette fois retenu même le prénom du chef de bureau).

Mais nous avons vu que, sur ce point, Ernestine n’avait pas suivi exactement les instructions de Gaby et qu’elle avait laissé « Anatole aller jusqu’au bout».

Sans doute, n’avait-elle pas eu le temps de résister, Et ce ne fut pas avant de lui avoir accordé ses suprêmes faveurs, mais après, bien après, qu’elle se souvint qu’elle devait sonner et appuya sur le bouton électrique, ainsi que nous le verrons tout à l’heure.