Aller au contenu

La Chair est faible/04

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection gauloise ; no 61p. 23-29).

iv

Mme Delaperche éprouve une déception



Ne croyez pas que, parce que M. Anatole Delaperche était un fonctionnaire important, il possédait une épouse revêche, acariâtre et d’âge mûr.

Pas le moins du monde. Mme Delaperche était jeune, agréable, et elle possédait des avantages physiques tels que bien des femmes les lui eussent enviés. Les amis du chef de bureau qui la connaissaient jalousaient même leur collègue d’être l’heureux mari d’une aussi charmante personne. Et plus d’un eût volontiers trahi les devoirs de l’amitié en compagnie de Mme Delaperche, si elle leur eût donné le moindre encouragement. Mais elle ne le leur donnait pas, et elle avait une réputation de fidélité conjugale bien établie.

Cette réputation était-elle méritée ?… Cela est une autre histoire,

Le chef de bureau du ministère de l’Enseignement technique avait annoncé triomphalement à son épouse la mission officielle dont il était chargé. Il n’avait pas manqué d’ajouter que c’était là la préface d’un avancement certain.

Mme Delaperche avait naturellement pris part à la joie de son mari, et s’était montrée très heureuse de la faveur dont il était l’objet.

C’était même elle qui avait conseillé à Anatole de partir deux jours plus tôt pour « prendre l’air d’Ixy », afin de ne pas arriver au débotté dans la ville, et d’être bien dispos pour prononcer son discours.

Donc, Anatole passait la dernière nuit chez lui avant de prendre le lendemain, le train de 8 h. 57 du matin.

Il fut surpris lorsque sa femme lui dit :

— J’ai pensé que je pourrais peut-être t’accompagner dans ton voyage.

Le chef de bureau fit un bond :

— Ce n’est pas possible !… Ça ne se fait jamais. Le ministre serait très mécontent… C’est une mission sérieuse et officielle, ce n’est pas une partie de plaisir.

Mme Delaperche poussa un profond soupir :

— Je vais m’ennuyer mortellement pendant ton absence…

— Tu iras passer ces quelques jours chez ta mère…

— Ce ne sera pas la même chose… Je n’ai pas si souvent l’occasion de quitter Paris… surtout avec toi…

— Nous irons en voyage ensemble une autre fois…

Mais la jeune femme ne se tint pas pour battue.

Au moment de se mettre au lit, elle se fit caressante, comme elle ne l’avait pas été depuis longtemps.

Elle se blottit contre son époux, lui passa les bras autour du cou, l’embrassa gentiment et lui dit :

— Je suis jalouse, Anatole… On ne sait jamais ce qui peut arriver. Si tu allais me tromper !

Anatole, étonné de cette manifestation inattendue, ne répondit qu’au bout d’un instant, et ce fut pour déclarer :

— Te tromper ! Tu n’es pas folle !… À quoi penses-tu là ? Et comment veux-tu que je te trompe dans un pays où je ne connais personne.

— On ne sait jamais. En voyage, on a vite fait connaissance… Dans les trains quelquefois, on peut faire des rencontres…

— Tu oublies que je suis en mission officielle, que je représente le ministre…


Elle le chercha en vain… (page 28).

— Ça n’empêche pas !…

— C’est ridicule !… As-tu quoi que ce soit à me reprocher ? Non, n’est-ce pas ? Je suis le plus fidèle des maris…

— Je le pense bien !… Seulement, tu n’es pas assez amoureux de moi !…

Le brave Delaperche était renversé. Il sentait contre lui la chaleur du corps de son épouse qui le provoquait ainsi et il était tout prêt à céder à cette provocation légitime… Il se retenait cependant, en pensant qu’après, il ne pourrait plus refuser à sa femme de l’emmener avec lui à Ixy-sur-Loire…

Et il se disait que son devoir de fonctionnaire s’opposait dans la circonstance à l’accomplissement d’un devoir conjugal qui n’avait pourtant rien de désagréable, bien au contraire…

Mais une femme ne se tient pas, en de telles circonstances, facilement pour battue.

La jolie Mme Delaperche poussa un profond soupir :

— Anatole ! dit-elle, tu ne n’aimes plus ?…

— Mais si… mais si !…

Elle le regarda, ses beaux yeux, brillants et espiègles, se posèrent sur les siens, et elle fit, avec un petit rire :

— On ne le croirait vraiment pas !…

— Ah ! On ne le croirait pas ! Et pourquoi donc ?…

— Parce que tu n’as pas l’air de t’apercevoir que je suis couchée auprès de toi !…

Cela était de la logique la plus éclatante, Anatole n’avait pas eu jusque-là l’air de s’apercevoir du manège de son épouse, mais il s’imposait une contrainte qui ne pouvait durer plus longtemps…

Sa résistance était à bout…

Et il capitula !… Il capitula pleinement et Mme Delaperche fut sur-le-champ enlacée, embrassée, aimée… autant — plus même peut-être — qu’elle le désirait…

Elle en manifesta, vraie ou simulée, la joie la plus grande, et, lorsqu’elle reprit ses sens, ce fut pour dire à son mari :

— Oh ! mon chéri !… J’ai eu tort de te soupçonner !… Je vois bien maintenant que tu m’aimes toujours !…

Lui triomphait :

— Petite folle ! Aussi qu’allais-tu penser ?

— Tu ne peux pas m’empêcher de me faire des idées !… mais maintenant je suis rassurée…

— À la bonne heure !…

Et Anatole n’hésita pas à embrasser sa femme pour la rassurer davantage.

Mme Delaperche se prétait à ses effusions avec de grandes manifestations de plaisir… Elle laissa enfin échapper la phrase qui lui brûlait les lèvres :

— À présent, que tu consens à m’emmener, je suis tout à fait heureuse…

Le chef de bureau s’attendait certainement à cette conclusion. Il la redoutait même… Néanmoins, elle le surprit ; il sentait que sa femme avait conquis un avantage sérieux.

Cependant, il tenta quand même de réagir…

— Ma chérie, dit-il, il faut être raisonnable !

— Oh ! je serai très raisonnable… très raisonnable… Écoute, je ne te gênerai pas… Si tu veux je n’aurai pas l’air de te connaître… que le soir, à l’hôtel…

— Mais je n’ai pas consenti !…

— Tu ne me le refuserais pas maintenant…

— Non !… c’est-à-dire… enfin, c’est difficile… mais…

— Il n’y a pas de mais… Nous partirons ensemble demain matin…

Delaperche pensa lâchement que le lendemain matin, il serait temps de dire le non définitif… et il ne répondit pas, ou du moins, il répondit par ces mots prononcés en embrassant son épouse :

— Tu n’es qu’une enfant gâtée !

L’enfant gâtée s’endormit, certaine que le lendemain soir elle serait à Ixy avec son époux…

Lorsqu’elle se réveilla, elle fut stupéfaite de se trouver seule dans le lit conjugal : Anatole avait disparu !…

Elle le chercha en vain dans le cabinet de toilette… Elle ne trouva pas non plus sa valise préparée depuis la veille…

— Ah ! le bandit !… Il est parti ! s’écria-t-elle…

En effet, Anatole était parti…Il s’était levé sans bruit, s’était habillé à la hâte et avait griffonné sur un papier ces quelques lignes :

Ma chérie,

J’ai bien réfléchi, tu ne peux pas venir avec moi. Ce serait compromettre mon avancement et toute ma carrière… Je pars donc seul. Ne sois pas de mauvaise humeur ; tu comprendras toi-même que je ne pouvais sacrifier ma situation à un caprice…

Naturellement, Mme Delaperche, lorsqu’elle trouva ce mot, entra dans une violente colère.

Elle le déchira en menus morceaux, trépigna, et, monologuant seule dans sa chambre, elle s’écria :

— Et moi qui… zut alors ! Ce n’était vraiment pas la peine !…

Puis elle ajouta :

— Sa carrière, sa situation !… Eh bien ! Il va voir !… Il va voir !… S’il se figure que ça va se passer comme ça, et que je vais m’avouer vaincue, accepter un pareil affront comme une petite fille docile, obéissante et résignée, il se trompe rudement !… Ah ! oui ! Il se trompe !…

Rageusement, elle s’habillait… Elle mettait à sa toilette une hâte fébrile et inaccoutumée.

Elle sortit de chez elle, et, à peine dans la rue, héla un taxi, donnant au chauffeur une adresse, en même temps qu’elle lui disait :

— Dépêchez-vous ! Je suis très pressée !…

Peut-être espérait-elle arriver encore à temps à la gare pour rejoindre son époux et le surprendre dans son wagon, tout au moins prendre le même train.