La Chanson de Roland/Joseph Bédier/La Chanson de Roland/Bilingue/051-100

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LI

Li reis apelet Malduit, sun tresorer :
« L’aveir Carlun est il apareilliez ? »
E cil respunt : « Oïl, sire, asez bien :
645.VII. C. cameilz, d’or e argent cargiez,
E .XX. hostages, des plus gentilz desuz cel. » AOI.

LI

Le roi appelle Malduit son trésorier : « Le trésor de Charles est-il apprêté ? — Oui, sire, pour le mieux : sept cents chameaux, d’or et d’argent chargés, et vingt otages, des plus nobles qui soient sous le ciel. »

LII

Marsilies tint Guenelun par l’espalle,
Si li ad dit : « Mult par ies ber e sage.
Par cele lei que vos tenez plus salve,
650Guardez de nos ne turnez le curage.
De mun aveir vos voeill dunner grant masse,
.X. muls cargez del plus fin or d’Arabe ;
Ja mais n’iert an altretel ne vos face.
Tenez les clefs de ceste citet large ;
655Le grant aveir en presentez al rei Carles :
Pois me jugez Rollant a rereguarde.
Sel pois trover a port ne a passage,
Liverrai lui une mortel bataille. »
Guenes respunt : « Mei est vis que trop targe ! »
660Pois est munted, entret en sun veiage. AOI.

LII

Marsile prit Ganelon par l’épaule. Il lui dit : « Vous êtes très preux et sage. Par cette loi que vous tenez pour la plus sainte, ne retirez plus de nous votre cœur ! Je veux vous donner de mes richesses en masse, dix mulets chargés de l’or le plus fin d’Arabie ; il ne passera pas d’année que je ne vous en fasse autant. Tenez, voici les clés de cette large cité ; ses grands trésors, présentez-les au roi Charles ; puis faites-moi mettre Roland à l’arrière-garde. Si je le puis trouver en quelque port ou passage, je lui livrerai une bataille à mort. » Ganelon répond : « Je m’attarde trop, je crois. » Il monte à cheval, entre en sa route.

LIII

Li empereres aproismet sun repaire.
Venuz en est a la citet de Galne :
Li quens Rollant, il l’ad e prise e fraite ;
Puis icel jur en fut cent anz deserte.
665De Guenelun atent li reis nuveles
E le treüd d’Espaigne, la grant tere.
Par main en l’albe, si cum li jurz esclairet,
Guenes li quens est venuz as herberges. AOI.

LIII

L’empereur regagne ses quartiers. Il est venu à la cité de Galne : le comte Roland l’avait prise et détruite ; de ce jour elle resta cent ans déserte. Le roi attend des nouvelles de Ganelon et le tribut d’Espagne, la grand’terre. À l’aube, comme le jour se lève, Ganelon le comte arrive au camp.

LIV

Li empereres est par matin levet ;
670Messe e matines ad li reis escultet.
Sur l’erbe verte estut devant sun tref.

Rollant i fut e Oliver li ber,
Neimes li dux e des altres asez.
Guenes i vint, li fels, li parjurez.
675Par grant veisdie cumencet a parler
E dist al rei : « Salvez seiez de Deu !
De Sarraguce ci vos aport les clefs ;
Mult grant aveir vos en faz amener
E .XX. hostages, faites les ben guarder,
680E si vos mandet reis Marsilies li ber
De l’algalifes nel devez pas blasmer,
Kar a mes oilz vi .IIII. C. milie armez,
Halbers vestuz, alquanz healmes fermez,
Ceintes espees as punz d’or neielez,
685Ki l’en cunduistrent tresqu’en la mer :
De Marcilie s’en fuient por la chrestientet
Que il ne voelent ne tenir ne guarder.
Einz qu’il oüssent .IIII. liues siglet,
Sis aquillit e tempeste e ored :
690La sunt neiez, jamais nes en verrez ;
Se il fust vis, jo l’oüsse amenet.
Del rei paien, sire, par veir creez
Ja ne verrez cest premer meis passet
Qu’il vos sivrat en France le regnet,
695Si recevrat la lei que vos tenez,
Jointes ses mains iert vostre comandet ;
De vos tendrat Espaigne le regnet. »
Ço dist li reis : « Graciet en seit Deus !
Ben l’avez fait ; mult grant prod i avrez. »
700Par mi cel ost funt mil grailles suner.
Franc desherbergent, funt lur sumers trosser,
Vers dulce France tuit sunt achiminez. AOI.

LIV

L’empereur s’est tôt levé. Il a écouté messe et matines. Devant sa tente, il se tient debout sur l’herbe verte. Roland est là, et Olivier le preux, Naimes le duc, et beaucoup des autres. Arrive Ganelon, le félon, le parjure. Avec toute sa ruse il se met à parler : « Salut de par Dieu ! » dit-il au roi. « De Saragosse je vous apporte les clés, les voici ; et voici un grand trésor que je vous amène, et vingt otages : faites-les mettre sous bonne garde. Et le roi Marsile, le vaillant, vous mande que, s’il ne vous livre pas l’Algalife, vous ne l’en devez pas blâmer, car de mes yeux j’ai vu quatre cent mille hommes en armes, revêtus du haubert, beaucoup portant lacé le heaume et ceints de leurs épées aux pommeaux d’or niellé, qui ont accompagné l’Algalife jusque sur la mer. Il fuyaient Marsile, à cause de la loi chrétienne, qu’ils ne voulaient pas recevoir et garder. Ils n’avaient pas cinglé à quatre lieues au large, quand la tempête et l’orage les saisirent : ils furent noyés, jamais vous n’en verrez un seul. Si l’Algalife était en vie, je vous l’eusse amené. Quant au roi païen, sire, tenez pour vrai que vous ne verrez point ce premier mois passer sans qu’il vous suive au royaume de France : il recevra la loi que vous gardez ; à mains jointes, il deviendra votre homme ; c’est de vous qu’il tiendra le royaume d’Espagne. » Le roi dit : « Que Dieu soit remercié ! Vous m’avez bien servi, vous en aurez grande récompense. » Par l’armée on fait sonner mille clairons. Les Francs lèvent le camp, troussent les bêtes de somme. Vers douce France tous s’acheminent.

LV

Carles li magnes ad Espaigne guastede,
Les castels pris, les citez violees.
705Ço dit li reis que sa guere out finee.
Vers dulce France chevalchet l’emperere…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Li quens Rollant ad l’enseigne fermee,
En sum un tertre contre le ciel levee.
Franc se herbergent par tute la cuntree.
710Paien chevalchent par cez greignurs valees,
Halbercs vestuz e trés bien. . . . . . .
Healmes lacez e ceintes lur espees,
Escuz as cols e lances adubees.
En un bruill par sum les puis remestrent.
715.IIII. C. milie atendent l’ajurnee.
Deus ! quel dulur que li Franceis nel sevent ! AOI.

LV

Charlemagne a ravagé l’Espagne, pris les châteaux, violé les cités. Sa guerre, dit-il, est achevée. Vers douce France l’empereur chevauche, [Au soir…] le comte Roland attache à sa lance le gonfanon ; du haut d’un tertre, il l’élève vers le ciel : à ce signe, les Francs dressent leurs campements par toute la contrée. Or, par les larges vallées, les païens chevauchent, le haubert endossé, […] le heaume lacé, l’épée ceinte, l’écu au col, la lance appareillée. Dans une forêt, au sommet des monts, ils ont fait halte. Ils sont quatre cent mille, qui attendent l’aube. Dieu ! quelle douleur que les Français ne le sachent pas !

LVI

Tresvait le jur, la noit est aserie.
Carles se dort, li empereres riches.
Sunjat qu’il eret as greignurs porz de Sizer,
720Entre ses poinz teneit sa hanste fraisnine.
Guenes li quens l’ad sur lui saisie.
Par tel aïr l’at estrussee e brandie
Qu’envers le cel en volent les escicles.
Carles se dort, qu’il ne s’esveillet mie.

LVI

Le jour s’en va, la nuit s’est faite noire. Charles dort, l’empereur puissant. Il eut un songe : il était aux plus grands ports de Cize ; entre ses poings il tenait sa lance de frêne. Ganelon le comte l’a saisie ; si rudement il la secoue que vers le ciel en volent des éclisses. Charles dort ; il ne s’éveille pas.

LVII

725Après iceste altre avisiun sunjat :
Qu’il ert en France, a sa capele, ad Ais.

El destre braz li morst uns uers si mals.
Devers Ardene vit venir uns leuparz,
Sun cors demenie mult fierement asalt.
730D’enz de sale uns veltres avalat,
Que vint a Carles lé galops e les salz.
La destre oreille al premer uer trenchat,
Ireement se cumbat al lepart.
Dient Franceis que grant bataille i ad ;
735Il ne sevent liquels d’els la veintrat.
Carles se dort, mie ne s’esveillat. AOI.

LVII

Après cette vision, une autre lui vint. Il songea qu’il était en France, en sa chapelle, à Aix. Un ours très cruel le mordait au bras droit. Devers l’Ardenne il vit venir un léopard, qui, très hardiment, s’attaque à son corps même. Du fond de la salle dévale un lévrier ; il court vers Charles au galop et par bonds, tranche à l’ours l’oreille droite et furieusement combat le léopard. Les Français disent : « Voilà une grande bataille ! » Lequel des deux vaincra ? Ils ne savent. Charles dort, il ne s’est pas réveillé.

LVIII

Tresvait la noit e apert la clere albe.
Par mi cel host. . . . . . . . . . . . . . .
Li empereres mult fierement chevalchet.
740« Seignurs barons, » dist li emperere Carles,
« Veez les porz e les destreiz passages !
Kar me jugez ki ert en la rereguarde. »
Guenes respunt : « Rollant, cist miens fillastre :
N’avez baron de si grant vasselage. »
745Quant l’ot li reis, fierement le reguardet,
Si li ad dit : « Vos estes vifs diables.
El cors vos est entree mortel rage.
E ki serat devant mei en l’ansguarde ? »
Guenes respunt : « Oger de Denemarche :
750N’avez barun ki mielz de lui la facet. »

LVIII

La nuit passe toute, l’aube se lève claire. Par les rangs de l’armée, […] l’empereur chevauche fièrement. « Seigneurs barons, » dit l’empereur Charles, « voyez les ports et les étroits passages. Choisissez-moi qui fera l’arrière-garde. » Ganelon répond : « Ce sera Roland, mon fillâtre : vous n’avez baron d’aussi grande vaillance. » Le roi l’entend, le regarde durement. Puis il lui dit : « Vous êtes un démon. Au corps vous est entrée une mortelle frénésie. Et qui donc fera devant moi l’avant-garde ? » Ganelon répond : « Ogier de Danemark ; vous n’avez baron qui mieux que lui la fasse. »

LIX

Li quens Rollant, quant il s’oït juger, AOI.
Dunc ad parled a lei de chevaler :
« Sire parastre, mult vos dei aveir cher :

La rereguarde avez sur mei jugiet !
755N’i perdrat Carles, li reis ki France tient,
Men escientre palefreid ne destrer,
Ne mul ne mule que deiet chevalcher,
Ne n’i perdrat ne runcin ne sumer
Que as espees ne seit einz eslegiet. »
760Guenes respunt : « Veir dites, jol sai bien. » AOI.

LIX

Le comte Roland s’est entendu nommer. Alors il parla comme un chevalier doit faire : « Sire parâtre, j’ai bien lieu de vous chérir : vous m’avez élu pour l’arrière-garde. Charles, le roi qui tient la France, n’y perdra, je crois, palefroi ni destrier, mulet ni mule, il n’y perdra cheval de selle ni cheval de charge qu’on ne l’ait d’abord disputé par l’épée. » Ganelon répond : « Vous dites vrai, je le sais bien. »

LX

Quant ot Rollant qu’il ert en la rereguarde,
Ireement parlat a sun parastre :
« Ahi ! culvert, malvais hom de put aire,
Quias le guant me caïst en la place,
765Cume fist a tei le bastun devant Carle ? AOI.

LX

Quand Roland entend qu’il sera à l’arrière-garde, il dit, irrité, à son parâtre : « Ah ! truand, méchant homme de vile souche, l’avais-tu donc cru, que je laisserais choir le gant par terre, comme toi le bâton, devant Charles ?

LXI

Dreiz emperere, » dist Rollant le barun,
« Dunez mei l’arc que vos tenez el poign.
Men escientre nel me reproverunt
Que il me chedet cum fist a Guenelun
770De sa main destre, quant reçut le bastun. »
Li empereres en tint sun chef enbrunc,
Si duist sa barbe e detoerst sun gernun,
Ne poet muer que des oilz ne plurt.

LXI

Droit empereur, » dit Roland le baron, « donnez-moi l’arc que vous tenez au poing. Nul ne me reprochera, je crois, de l’avoir laissé choir, comme fit Ganelon du bâton qu’avait reçu sa main droite. » L’empereur tient la tête baissée. Il lisse sa barbe, tord sa moustache. Il pleure, il ne peut s’en tenir.

LXII

Après iço i est Neimes venud,
775Meillor vassal n’out en la curt de lui,

E dist al rei : « Ben l’avez entendut ;
Li quens Rollant, il est mult irascut.
La rereguarde est jugee sur lui :
N’avez baron ki jamais la remut.
780Dunez li l’arc que vos avez tendut,
Si li truvez ki trés bien li aiut ! »
Li reis li dunet e Rollant l’a reçut.

LXII

Alors vint Naimes : en la cour il n’y a pas meilleur vassal. Il dit au roi : « Vous l’avez entendu, le comte Roland est rempli de colère. Le voilà marqué pour l’arrière-garde : vous n’avez pas un baron qui puisse rien y changer. Donnez-lui l’arc que vous avez tendu, et trouvez-lui qui bien l’assiste. » Le roi donne l’arc et Roland l’a reçu.

LXIII

Li empereres apelet ses niés Rollant :
« Bel sire niés, or savez veirement
785Demi mun host vos lerrai en present.
Retenez les, ço est vostre salvement. »
Ço dit li quens : « Jo n’en ferai nient.
Deus me cunfunde, se la geste en desment !
.XX. milie Francs retendrai ben vaillanz.
790Passez les porz trestut soürement :
Ja mar crendrez nul hume a mun vivant ! »

LXIII

L’empereur dit à son neveu Roland : « Beau sire neveu, vous le savez bien, c’est la moitié de mes armées que je vous offre et vous laisserai. Retenez-les, c’est votre salut. » Le comte dit : « Je n’en ferai rien. Dieu me confonde, si je démens mon lignage ! Je retiendrai vingt mille Français bien vaillants. En toute assurance passez les ports. Vous auriez tort de craindre personne, moi vivant. »

LXIV

Li quens Rollant est muntet el destrer.
Cuntre lui vient sis cumpainz Oliver.
Vint i Gerins e li proz quens Gerers,
795E vint i Otes, si i vint Berengers
E vint i Astors e Anseïs li veillz,
Vint i Gerart de Rossillon li fiers ;
Venuz i est li riches dux Gaifiers.
Dist l’arcevesque : « Jo irai, par mun chef !
800— E jo od vos, » ço dist li quens Gualters ;
« Hom sui Rollant, jo ne li dei faillir. »
Entr’els eslisent .XX. milie chevalers. AOI.

LXIV

Le comte Roland est monté sur son destrier. Vers lui vient son compagnon, Olivier. Gerin vient et le preux comte Gerier, et Oton vient et Bérengier vient, et Astor vient, et Anseïs le vieux, et Gérard de Roussillon le fier, et le riche duc Gaifier est venu. L’archevêque dit : « Par mon chef, j’irai ! — Et moi avec vous, » dit le comte Gautier ; « je suis homme de Roland, je ne dois pas lui faillir. » Ils choisissent entre eux vingt mille chevaliers.

LXV

Li quens Rollant Gualter de l’Hum apelet :
« Prenez mil Francs de France, nostre tere,
805Si purprenez les destreiz e les tertres,
Que l’emperere nis un des soens n’i perdet. » AOI.
Respunt Gualter : « Pur vos le dei ben faire. »
Od mil Franceis de France, la lur tere,
Gualter desrenget les destreiz e les tertres :
810N’en descendrat pur malvaises nuveles
Enceis qu’en seient .VII.C. espees traites.
Reis Almaris del regne de Belferne
Une bataille lur livrat le jur pesme.

LXV

Le comte Roland appelle Gautier de l’Hum : « Prenez mille Français de France, notre terre, et tenez les défilés et les hauteurs, afin que l’empereur ne perde pas un seul des hommes qui sont avec lui. » Gautier répond : « Pour vous je le dois bien faire. » Avec mille Français de France, qui est leur terre, Gautier sort des rangs et va par les défilés et les hauteurs. Pour les pires nouvelles il n’en redescendra pas que des épées sans nombre aient été dégainées. Ce jour-là même, le roi Almaris, du pays de Belferne, leur livra une bataille dure.

LXVI

Halt sunt li pui e li val tenebrus,
815Les roches bises, les destreiz merveillus.
Le jur passerent Franceis a grant dulur.
De .XV. liues en ot hom la rimur.
Puis que il venent a la Tere Majur,
Virent Guascuigne, la tere lur seignur ;
820Dunc lur remembret des fius e des honurs,
E des pulcele e des gentilz oixurs :
Cel nen i ad ki de pitet ne plurt.
Sur tuz les altres est Carles anguissus :
As porz d’Espaigne ad lesset sun nevold.
825Pitet l’en prent, ne poet muer n’en plurt. AOI.

LXVI

Hauts sont les monts et ténébreux les vaux, les roches bises, sinistres les défilés. Ce jour-là même, les Français les passent à grande douleur. De quinze lieues on entend leur marche. Quand ils parviennent à la Terre des Aïeux et voient la Gascogne, domaine de leur seigneur, il leur souvient de leurs fiefs, et des filles de chez eux, et de leurs nobles femmes. Pas un qui n’en pleure de tendresse. Sur tous les autres Charles est plein d’angoisse : aux ports d’Espagne il a laissé son neveu. Pitié lui en prend ; il pleure, il ne peut s’en tenir.

LXVII

Li .XII. per sunt remés en Espaigne.
.XX. milie Francs unt en lur cumpaigne,

Nen unt poür ne de murir dutance.
Li emperere s’en repairet en France ;
830Suz sun mantel en fait la cuntenance.
Dejuste lui li dux Neimes chevalchet
E dit al rei : « De quei avez pesance ? »
Carles respunt : « Tort fait kil me demandet !
Si grant doel ai ne puis muer nel pleigne.
835Par Guenelun serat destruite France.
Enoit m’avint un’ avisiun d’angele
Qu’entre mes puinz me depeçout ma hanste :
Chi ad juget mis nés a rereguarde.
Jo l’ai lesset en une estrange marche.
840Deus ! se jol pert, ja n’en avrai escange. » AOI.

LXVII

Les douze pairs sont restés en Espagne : en leur compagnie, vingt mille Français, tous sans peur, et qui ne craignent pas la mort. L’empereur s’en retourne en France : sous son manteau il cache son angoisse. Auprès de lui le duc Naimes chevauche, qui lui dit : « Qu’est-ce donc qui vous tourmente ? » Charles répond : « Qui le demande m’offense. Ma douleur est si grande que je ne puis la taire. Par Ganelon France sera détruite. Cette nuit une vision me vint, de par un ange : entre mes poings Ganelon brisait ma lance : or voici qu’il a marqué mon neveu pour l’arrière-garde. Je l’ai laissé dans la marche étrangère. Dieu ! Si je le perds, jamais je n’aurai qui le remplace. »

LXVIII

Carles li magnes ne poet muer n’en plurt.
.C. milie Francs pur lui unt grant tendrur
E de Rollant merveilluse poür.
Guenes li fels en ad fait traïsun :
845Del rei paien en ad oüd granz duns,
Or e argent, palies e ciclatuns,
Muls e chevals e cameilz e leuns.
Marsilies mandet d’Espaigne les baruns,
Cuntes, vezcuntes e dux e almaçurs,
850Les amirafles e les filz as cunturs :
.IIII. C. milie en ajustet en .III. jurz.
En Sarraguce fait suner ses taburs ;
Mahumet levent en la plus halte tur :
N’i ad paien nel prit e ne l’aort.
855Puis si chevalchent par mult grant cuntençun

La Tere Certeine e les vals et les munz :
De cels de France virent les gunfanuns.
La rereguarde des .XII. cumpaignuns
Ne lesserat bataille ne lur dunt.

LXVIII

Charlemagne pleure, il ne peut s’en défendre. Cent mille Français s’attendrissent sur lui et tremblent pour Roland, remplis d’une étrange peur. Ganelon le félon l’a trahi : il a reçu du roi païen de grands dons, or et argent, ciclatons et draps de soie, mulets et chevaux, et chameaux et lions. Or Marsile a mandé par l’Espagne les barons, comtes, vicomtes et ducs et almaçours, les amirafles et les fils des comtors. Il en rassemble en trois jours quatre cent mille, fait sonner ses tambours par Saragosse. On dresse sur la plus haute tour Mahomet, et chaque païen le prie et l’adore. Puis, à marches forcées, par la Terre Certaine, tous chevauchent, passent les vaux, passent les monts : enfin ils ont vu les gonfanons de ceux de France. L’arrière-garde des douze compagnons ne laissera pas d’accepter la bataille.

LXIX

860 Li niés Marsilie, il est venuz avant
Sur un mulet od un bastun tuchant.
Dist a sun uncle belement en riant :
« Bel sire reis, jo vos ai servit tant,
Sin ai oüt e peines e ahans,
865Faites batailles e vencues en champ !
Dunez m’un feu, ço est le colp de Rollant ;
Jo l’ocirai a mun espiet trenchant.
Se Mahumet me voelt estre guarant,
De tute Espaigne aquiterai les pans
870Des porz d’Espaigne entresqu’a Durestant.
Las serat Carles, si recrerrunt si Franc ;
Ja n’avrez mais guere en tut vostre vivant. »
Li reis Marsilie l’en ad dunet le guant. AOI.

LXIX

Le neveu de Marsile, sur un mulet qu’il touche d’un bâton, s’est avancé. Il dit à son oncle, en riant bellement : « Beau sire roi, je vous ai si longuement servi ; j’ai reçu pour tout salaire des peines et des tourments ! Tant de batailles livrées et gagnées ! Donnez-moi un fief : le don de frapper contre Roland le premier coup ! Je le tuerai de mon épieu tranchant. Si Mahomet me veut prendre en sa garde, j’affranchirai toutes les contrées de l’Espagne, depuis les ports d’Espagne jusqu’à Durestant. Charles sera las, les Français se rendront ; vous n’aurez plus de guerre de toute votre vie. » Le roi Marsile lui en donne le gant.

LXX

Li niés Marsilies tient le guant en sun poign,
875Sun uncle apelet de mult fiere raisun :
« Bel sire reis, fait m’avez un grant dun.
Eslisez mei .XII. de voz baruns,
Sim cumbatrai as .XII. cumpaignuns. »
Tut premerein l’en respunt Falsaron,
880Icil ert frere al rei Marsiliun :

« Bel sire niés, e jo e vos i irum.
Ceste bataille veirement la ferum
La rereguarde de la grant host Carlun.
Il est juget que nus les ocirum. » AOI.

LXX

Le neveu de Marsile tient le gant dans son poing. Il dit à son oncle une parole fière : « Beau sire roi, vous m’avez fait un grand don. Or, choisissez-moi douze de vos barons ; avec eux je combattrai les douze pairs. » Tout le premier, Falsaron répond, qui était frère du roi Marsile : « Beau sire neveu, nous irons, vous et moi ; certes, nous la livrerons, cette bataille, à l’arrière-garde de la grande ost de Charles. C’est jugé : nous les tuerons ! »

LXXI

885 Reis Corsalis, il est de l’altre part.
Barbarins est e mult de males arz.
Cil ad parlet a lei de bon vassal :
Pur tut l’or Deu ne volt estre cuard.....
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
As vos poignant Malprimis de Brigant,
890Plus curt a piet que ne fait un cheval.
Devant Marsilie cil s’escriet mult halt :
« Jo conduirai mun cors en Rencesvals ;
Se truis Rollant, ne lerrai que nel mat ! »

LXXI

Vient d’autre part le roi Corsalis. Il est de Barbarie et sait les arts maléfiques. Il parle en vrai baron : pour tout l’or de Dieu il ne voudrait faire une couardise […] Vient au galop Malprimis de Brigant : à la course, il est plus vite qu’un cheval. Devant Marsile il s’écrie à voix très haute : « Je mènerai mon corps à Roncevaux. Si j’y trouve Roland, je saurai le mater. »

LXXII

Uns amurafles i ad de Balaguez,
895Cors ad mult gent e le vis fier e cler ;
Puis que il est sur sun cheval muntet,
Mult se fait fiers de ses armes porter ;
De vasselage est il ben alosez ;
Fust chrestiens, asez oüst barnet.
900Devant Marsilie cil en est escriet :
« En Rencesvals irai mun cors juer !
Se truis Rollant, de mort serat finet
E Oliver e tuz les .XII. pers.
Franceis murrunt a doel e a viltiet.

905Carles li magnes velz est e redotez :
Recreanz ert de sa guerre mener,
Si nus remeindrat Espaigne en quitedet. »
Li reis Marsilie mult l’en ad merciet. AOI.

LXXII

Un amirafle est là, de Balaguer. Son corps est très beau, sa face hardie et claire. Quand une fois il s’est mis en selle, il se fait fier sous l’armure. Pour le courage il a bonne renommée : vrai baron, s’il était chrétien. Devant Marsile, il s’est écrié : « A Roncevaux, j’irai jouer mon corps. Si j’y trouve Roland, il est mort, et mort Olivier et tous les douze pairs, et morts tous les Français, à grand deuil, à grand’honte. Charles le Grand est vieux, il radote ; il en aura assez de mener sa guerre ; l’Espagne nous restera affranchie. » Le roi Marsile lui rend maintes grâces.

LXXIII

Uns almaçurs i ad de Moriane ;
910N’ad plus felun en la tere d’Espaigne.
Devant Marsilie ad faite sa vantance :
« En Rencesvals guierai ma cumpaigne,
.XX. milie ad escuz e a lances.
Se trois Rollant, de mort li duins fiance.
915Jamais n’ert jor que Carles ne se pleignet. » AOI.

LXXIII

Un almaçour est là, de Moriane : il n’y a pas plus félon sur la terre d’Espagne. Devant Marsile il fait sa vanterie : « A Roncevaux je conduirai ma gent, vingt mille hommes, portant écus et lances. Si je trouve Roland, il est mort, je lui en jure ma foi : chaque jour Charles en dira sa plainte. »

LXXIV

D’altre part est Turgis de Turteluse,
Cil est uns quens, si est la citet sue.
De chrestiens voelt faire male vode,
Devant Marsilie as altres si s’ajustet,
920Ço dist al rei : « Ne vos esmaiez unches !
Plus valt Mahum que seint Perre de Rume :
Se lui servez, l’onur del camp ert nostre.
En Rencesvals a Rollant irai juindre,
De mort n’avrat guarantisun por hume.
925Veez m’espee, ki est e bone e lunge :
A Durendal jo la metrai encuntre ;
Asez orrez laquele irat desure.
Françeis murrunt, si a nus s’abandunent ;
Carles li velz avrat e deol e hunte.
930Jamais en tere ne porterat curone. »

LXXIV

D’autre part voici Turgis de Tortelose : il est comte et la cité de Tortelose est sienne. Aux chrétiens il souhaite male mort. Il se range devant Marsile près des autres et dit au roi : « Ne craignez rien ! Plus vaut Mahomet que saint Pierre de Rome. Si vous le servez, l’honneur du champ nous restera. À Roncevaux j’irai joindre Roland : nul ne le garantira contre la mort. Voyez mon épée, qui est bonne et longue. Contre Durendal je veux l’essayer. Laquelle aura le dessus ? Vous l’entendrez bien dire. Les Français périront, si contre nous ils s’aventurent. Charles le Vieux en aura douleur et honte. Jamais plus sur terre il ne portera la couronne. »

LXXV

De l’altre part est Escremiz de Valterne.
Sarrazins est, si est sue la tere.
Devant Marsilie s’escriet en la presse :
« En Rencesvals irai l’orgoill desfaire.
935Se trois Rollant, n’en porterat la teste,
Ne Oliver, ki les altres cadelet.
Li .XII. per tuit sunt jugez a perdre.
Franceis murrunt e France en ert deserte.
De bons vassals avrat Carles suffraite. » AOI.

LXXV

D’autre part voici Escremiz de Valterne. Il est Sarrasin et Valterne est son fief. Devant Marsile il s’écrie dans la foule : « A Roncevaux j’irai, pour abattre l’orgueil. Si j’y trouve Roland, il n’en remportera pas sa tête, ni Olivier, celui qui commande les autres. Les douze pairs sont tous marqués pour périr. Les Français mourront, la France en sera vidée. Charles aura disette de bons vassaux. »

LXXVI

940D’altre part est uns paiens, Esturganz ;
Estramariz i est, un soens cumpainz :
Cil sunt felun, traïtur suduiant.
Ço dist Marsilie : « Seignurs, venez avant !
En Rencesvals irez as porz passant,
945Si aiderez a cunduire ma gent. »
E cil respundent : « A vostre comandement !
Nus asaldrum Oliver e Rollant ;
Li .XII. per n’avrunt de mort guarant.
Noz espees sunt bones e trenchant ;
950Nus les feruns vermeilles de chald sanc.
Franceis murrunt, Carles en ert dolent.
Tere Majur vos metrum en present.
Venez i, reis, sil verrez veirement :
L’empereor vos metrum en present. »

LXXVI

D’autre part voici un païen, Esturgant ; avec lui Estramariz, un sien compagnon : tous deux félons, traîtres prouvés. Marsile dit : « Seigneurs, avancez ! À Roncevaux vous irez au passage des ports, et vous aiderez à conduire ma gent. » Ils répondent : « Sire, à votre commandement ! Nous attaquerons Olivier et Roland ; contre la mort les douze pairs n’auront pas de garant. Nos épées sont bonnes et tranchantes ; nous les ferons vermeilles de sang chaud. Les Français mourront, Charles en pleurera ; la Terre des Aïeux, nous vous la donnerons. Venez-y, roi ; en vérité, vous le verrez : nous vous donnerons l’empereur lui-même. »

LXXVII

955Curant i vint Margariz de Sibilie ;
Cil tient la tere entre qu’as Cazmarine.

Pur sa beltet dames li sunt amies :
Cele nel veit vers lui ne s’esclargisset ;
Quant ele le veit, ne poet muer ne riet ;
960N’i ad paien de tel chevalerie.
Vint en la presse, sur les altres s’escriet
E dist al rei : « Ne vos esmaiez mie !
En Rencesvals irai Rollant ocire,
Ne Oliver n’en porterat la vie.
965Li .XII. per sunt remés en martirie.
Veez m’espee, ki d’or est enheldie,
Si la tramist li amiralz de Primes.
Jo vos plevis qu’en vermeill sanc ert mise.
Franceis murrunt e France en ert hunie.
970Carles li velz, a la barbe flurie,
Jamais n’ert jurn qu’il n’en ait doel e ire.
Jusqu’a un an avrum France saisie ;
Gesir porrum el burc de seint Denise. »
Li reis paiens parfundement l’enclinet. AOI.

LXXVII

Tout courant vient Margariz de Séville. Celui-là tient la terre jusqu’aux Cazmarines. Pour sa beauté les dames lui sont amies : pas une qui, à le voir, ne s’épanouisse et ne lui rie. Nul païen n’est si bon chevalier. Il vient dans la foule et par-dessus les autres crie au roi : « N’ayez nulle crainte ! À Roncevaux j’irai tuer Roland ; non plus que lui Olivier ne sauvera sa vie ; les douze pairs sont restés pour leur martyre. Voyez mon épée dont la garde est d’or : c’est l’émir de Primes qui me l’envoya. En un sang vermeil, je vous le jure, elle plongera. Les Français mourront, France en sera honnie. Charles le Vieux, à la barbe fleurie, à chaque jour qu’il vivra, en aura deuil et courroux. Avant un an, nous aurons la France pour butin, nous pourrons coucher au bourg de Saint-Denis. » Le roi païen s’incline devant lui profondément.

LXXVIII

975De l’altre part est Chernubles de Munigre.
Josqu’a la tere si chevoel li balient.
Greignor fais portet par giu, quant il s’enveiset,
Que .IIII. mulez ne funt, quant il sumeient.
Icele tere, ço dit, dun il esteit,
980Soleill n’i luist ne blet n’i poet pas creistre,
Pluie n’i chet, rusee n’i adeiset,
Piere n’i ad que tute ne seit neire :
Dient alquanz que diables i meignent.
Ce dist Chernubles : « Ma bone espee ai ceinte.
985En Rencesvals jo la teindrai vermeille.

Se trois Rollant li proz enmi ma veie,
Se ne l’asaill, dunc ne faz jo que creire,
Si cunquerrai Durendal od la meie.
Franceis murrunt e France en ert deserte. »
990A icez moz li .XII. per s’alient.
Itels. C. mille Sarrazins od els meinent
Ki de bataille s’arguent e hasteient.
Vunt s’aduber desuz une sapide.

LXXVIII

D’autre part voici Chernuble de Munigre. Ses cheveux balayent la terre. Il peut en se jouant, quand l’humeur lui en prend, porter, et au delà, la charge de quatre mulets bâtés. Au pays dont il est, le soleil, dit-on [?], ne luit pas, le blé ne peut pas croître, la pluie ne tombe pas, la rosée ne se forme pas ; il n’y a pierre qui ne soit toute noire. Plusieurs disent que c’est la demeure des diables. Chernuble dit : « J’ai ceint ma bonne épée, à Roncevaux je la teindrai en rouge. Si je trouve Roland le preux sur ma voie, sans que je l’assaille, jamais ne me croyez plus. Et de mon épée je conquerrai Durendal. Les Français mourront, France en sera déserte. » A ces mots les douze pairs s’assemblent. Avec eux ils emmènent cent mille Sarrasins, qui brûlent de combattre et se hâtent. Ils vont sous une sapinière pour s’armer.

LXXIX

Paien s’adubent des osbercs sarazineis,
995Tuit li plusur en sunt dublez en treis.
Lacent lor elmes mult bons, sarraguzeis,
Ceignent espees de l’acer vianeis ;
Escuz unt genz, espiez valentineis,
E gunfanuns blancs e blois e vermeilz.
1000Laissent les muls e tuz les palefreiz,
Es destrers muntent, si chevalchent estreiz.
Clers fut li jurz e bels fut li soleilz,
N’unt garnement que tut ne reflambeit.
Sunent mil grailles por ço que plus bel seit :
1005Granz est la noise, si l’oïrent Franceis.
Dist Oliver : « Sire cumpainz, ce crei,
De Sarrazins purum bataille aveir. »
Respont Rollant : « E Deus la nus otreit !
Ben devuns ci estre pur nostre rei.
1010Pur sun seignor deit hom susfrir destreiz
E endurer e granz chalz e granz freiz,
Sin deit hom perdre e del quir e del peil.
Or guart chascuns que granz colps i empleit,

Que malvaise cançun de nus chantet ne seit !
1015Paien unt tort e chrestiens unt dreit.
Malvaise essample n’en serat ja de mei. » AOI.

LXXIX

Les païens s’arment de hauberts sarrasins, presque tous à triple épaisseur de mailles, lacent leurs très bons heaumes de Saragosse, ceignent des épées d’acier viennois. Ils ont de riches écus, des épieux de Valence et des gonfanons blancs et bleus et vermeils. Ils ont laissé mulets et palefrois, ils montent sur les destriers et chevauchent en rangs serrés. Clair est le jour et beau le soleil : pas une armure qui toute ne flamboie. Mille clairons sonnent, pour que ce soit plus beau. Le bruit est grand : les Français l’entendirent. Olivier dit : « Sire compagnon, il se peut je crois, que nous ayons affaire aux Sarrasins. » Roland répond : « Ah ! que Dieu nous l’octroie ! Nous devons tenir ici, pour notre roi. Pour son seigneur on doit souffrir toute détresse, et endurer les grands chauds et les grands froids, et perdre du cuir et du poil. Que chacun veille à y employer de grands coups, afin qu’on ne chante pas de nous une mauvaise chanson ! Le tort est aux païens, aux chrétiens le droit. Jamais mauvais exemple ne viendra de moi. »

LXXX

Oliver est desur un pui . . . . . . . . .
Guardet su destre par mi un val herbus,
Si veit venir cele gent paienur,
1020Sin apelat Rollant, sun cumpaignun :
« Devers Espaigne vei venir tel bruur,
Tanz blancs osbercs, tanz elmes flambïus !
Icist ferunt nos Franceis grant irur.
Guenes le sout, li fel, li traïtur,
1025Ki nus jugat devant l’empereür.
— Tais, Oliver, » li quens Rollant respunt ;
« Mis parrastre est, ne voeill que mot en suns. »

LXXX

Olivier est monté sur une hauteur. Il regarde à droite par un val herbeux : il voit venir la gent des païens. Il appelle Roland, son compagnon : « Du côté de l’Espagne, je vois venir une telle rumeur, tant de hauberts qui brillent, tant de heaumes qui flamboient ! Ceux-là mettront nos Français en grande angoisse. Ganelon le savait, le félon, le traître, qui devant l’empereur nous désigna. — Tais-toi, Olivier, » répond Roland ; « il est mon parâtre ; je ne veux pas que tu en sonnes mot ! »

LXXXI

Oliver est desur un pui muntet.
Or veit il ben d’Espaigne le regnet
1030E Sarrazins, ki tant sunt asemblez.
Luisent cil elme, ki ad or sunt gemmez,
E cil escuz e cil osbercs safrez
E cil espiez, cil gunfanun fermez.
Sul les escheles ne poet il acunter :
1035Tant en i ad que mesure n’en set ;
E lui meïsme en est mult esguaret.
Cum il einz pout, del pui est avalet,
Vint as Franceis, tut lur ad acuntet.

LXXXI

Olivier est monté sur une hauteur. Il voit à plein le royaume d’Espagne et les Sarrasins, qui sont assemblés en si grande masse. Les heaumes aux gemmes serties d’or brillent, et les écus, et les hauberts safrés, et les épieux et les gonfanons fixés aux fers. Il ne peut dénombrer même les corps de bataille : ils sont tant qu’il n’en sait pas le compte. Au dedans de lui-même il en est grandement troublé. Le plus vite qu’il peut, il dévale de la hauteur, vient aux Français, leur raconte tout.

LXXXII

Dist Oliver : « Jo ai païens veüz :
1040Unc mais nuls hom en tere n’en vit plus.
Cil devant sunt .C. milie ad escuz,
Helmes laciez e blancs osbercs vestuz ;
Dreites cez hanstes, luisent cil espiet brun.
Bataille avrez, unches mais tel ne fut.
1045Seignurs Franceis, de Deu aiez vertut !
El camp estez, que ne seium vencuz ! »
Dient Franceis : « Dehet ait ki s’en fuit !
Ja pur murir ne vus en faldrat uns. » AOI.

LXXXII

Olivier dit : « J’ai vu les païens. Jamais homme sur terre n’en vit plus. Devant nous ils sont bien cent mille, l’écu au bras, le heaume lacé, le blanc haubert revêtu ; et leurs épieux bruns luisent, hampe dressée. Vous aurez une bataille, telle qu’il n’en fut jamais. Seigneurs Français, que Dieu vous donne sa force ! Tenez fermement, pour que nous ne soyons pas vaincus ! » Les Français disent : « Honni soit qui s’enfuit ! Jusqu’à la mort, pas un ne vous manquera. »

LXXXIII

Dist Oliver : « Paien unt grant esforz ;
1050De noz Franceis m’i semblet aveir mult poi !
Cumpaign Rollant, kar sunez vostre corn,
Si l’orrat Carles, si returnerat l’ost. »
Respunt Rollant : « Jo fereie que fols !
En dulce France en perdreie mun los.
1055Sempres ferrai de Durendal granz colps ;
Sanglant en ert li branz entresqu’a l’or.
Felun paien mar i vindrent as porz :
Jo vos plevis. tuz sunt jugez a mort. » AOI.

LXXXIII

Olivier dit : « Les païens sont très forts : et nos Français, ce me semble, sont bien peu. Roland mon compagnon, sonnez donc votre cor : Charles l’entendra, et l’armée reviendra. « Roland répond : « Ce serait faire comme un fou. En douce France j’y perdrais mon renom. Sur l’heure je frapperai de Durendal de grands coups. Sa lame saignera jusqu’à l’or de la garde. Les félons païens sont venus aux ports pour leur malheur. Je vous le jure, tous sont marqués pour la mort. »

LXXXIV

« Cumpainz Rollant, l’olifan car sunez,
1060Si l’orrat Carles, ferat l’ost returner,
Succurrat nos li reis od sun barnet.
Respont Rollant : « Ne placet Damnedeu
Que mi parent pur mei seient blasmet

Ne France dulce ja cheet en viltet !
1065Einz i ferrai de Durendal asez,
Ma bone espee que ai ceint al costet :
Tut en verrez le brant ensanglentet.
Felun paien mar i sunt asemblez :
Jo vos plevis, tuz sunt a mort livrez. » AOI.

LXXXIV

« Roland, mon compagnon, sonnez l’olifant ! Charles l’entendra, ramènera l’armée ; il nous secourra avec tous ses barons. » Roland répond : « Ne plaise à Dieu que pour moi mes parents soient blâmés et que douce France tombe dans le mépris ! Mais je frapperai de Durendal à force, ma bonne épée que j’ai ceinte au côté ! Vous en verrez la lame tout ensanglantée. Les félons païens se sont assemblés pour leur malheur. Je vous le jure, ils sont tous livrés à la mort. »

LXXXV

1070« Cumpainz Rollant, sunez vostre olifan,
Si l’orrat Carles, ki est as porz passant.
Je vos plevis, ja returnerunt Franc.
— Ne placet Deu, » ço li respunt Rollant,
« Que ço seit dit de nul hume vivant,
1075Ne pur paien, que ja seie cornant !
Ja n’en avrunt reproece mi parent.
Quant jo serai en la bataille grant
E jo ferrai e mil colps e .VII. cenz,
De Durendal verrez l’acer sanglent.
1080Franceis sunt bon, si ferrunt vassalment ;
Ja cil d’Espaigne n’avrunt de mort guarant. »

LXXXV

« Roland, mon compagnon, sonnez votre olifant ! Charles l’entendra, qui est au passage des ports. Je vous le jure, les Français reviendront. — Ne plaise à Dieu, » lui répond Roland, « qu’il soit jamais dit par nul homme vivant que pour des païens j’aie sonné mon cor ! Jamais mes parents n’en auront le reproche. Quand je serai en la grande bataille, je frapperai mille coups et sept cents, et vous verrez l’acier de Durendal sanglant. Les Français sont hardis et frapperont vaillamment ; ceux d’Espagne n’échapperont pas à la mort. »

LXXXVI

Dist Oliver : « D’iço ne sai jo blasme.
Jo ai veüt les Sarrazins d’Espaigne :
Cuverz en sunt li val e les muntaignes
1085E li lariz e trestutes les plaignes.
Granz sunt les oz de cele gent estrange ;
Nus i avum mult petite cumpaigne. »
Respunt Rollant : « Mis talenz en est graigne.
Ne placet Damnedeu ne ses angles

1090Que ja pur mei perdet sa valur France !
Melz voeill murir que huntage me venget.
Pur ben ferir l’emperere plus nos aimet. »

LXXXVI

Olivier dit : « Pourquoi vous blâmerait-on ? J’ai vu les Sarrasins d’Espagne : les vaux et les monts en sont couverts et les landes et toutes les plaines. Grandes sont les armées de cette engeance étrangère et bien petite notre troupe ! » Roland répond : « Mon ardeur s’en accroît. Ne plaise au Seigneur Dieu ni à ses anges qu’à cause de moi France perde son prix ! J’aime mieux mourir que choir dans la honte ! Mieux nous frappons, mieux l’empereur nous aime. »

LXXXVII

Rollant est proz e Oliver est sage.
Ambedui unt meveillus vasselage :
1095Puis que il sunt as chevals e as armes.
Ja pur murir n’eschiverunt bataille.
Bon sunt li cunte e lur paroles haltes.
Felun paien par grant irur chevalchent.
Dist Oliver : « Rollant, veez en alques :
1100Cist nus sunt près, mais trop nus est loinz Carles.
Vostre olifan suner, vos nel deignastes ;
Fust i li reis, n’i oüssum damage.
Guardez amunt devers les porz d’Espaigne,
Veeir poez, dolente est la rereguarde ;
1105Ki ceste fait, ja mais n’en ferat altre. »
Respunt Rollant : « Ne dites tel ultrage !
Mal seit del coer ki el piz se cuardet !
Nus remeindrum en estal en la place ;
Par nos i ert e li colps e li caples. » AOI.

LXXXVII

Roland est preux et Olivier sage. Tous deux sont de courage merveilleux. Une fois à cheval et en armes, jamais par peur de la mort ils n’esquiveront une bataille. Les deux comtes sont bons et leurs paroles hautes. Les païens félons chevauchent furieusement. Olivier dit : « Roland, voyez ! Ceux-ci sont près de nous, mais Charles est trop loin ! Votre olifant, vous n’avez pas daigné le sonner. Si le roi était là, nous ne serions pas en péril. Regardez en amont vers les ports d’Espagne ; vous pourrez voir une troupe digne de pitié : qui a fait aujourd’hui l’arrière-garde ne la fera plus jamais. » Roland répond : « Ne parlez pas si follement ! Honni le cœur qui dans la poitrine s’accouardit ! Nous tiendrons fermement, sur place. C’est nous qui mènerons joutes et mêlées. »

LXXXVIII

1110Quant Rollant veit que la bataille serat,
Plus se fait fiers que leon ne leupart.
Franceis escriet, Oliver apelat :
« Sire cumpainz, amis, nel dire ja !
Li emperere, ki Franceis nos laisat,
1115Itels .XX. milie en mist a une part

Sun escientre n’en i out un cuard.
Pur sun seignur deit hom susfrir granz mals
E endurer e forz freiz e granz chalz,
Sin deit hom perdre del sanc e de la char.
1120Fier de ta lance e jo de Durendal,
Ma bone espee, que li reis me dunat.
Se jo i moerc, dire poet ki l’avrat
. . . Que ele fut a noble vassal. »

LXXXVIII

Quand Roland voit qu’il y aura bataille, il se fait plus fier que lion ou léopard. Il appelle les Français et Olivier : « Sire compagnon, ami, ne parlez plus ainsi ! L’empereur, qui nous laissa des Français, a trié ces vingt mille : il savait que pas un n’est un couard. Pour son seigneur on doit souffrir de grands maux et endurer les grands chauds et les grands froids, et on doit perdre du sang et de la chair. Frappe de ta lance, et moi de Durendal, ma bonne épée, que me donna le roi. Si je meurs, qui l’aura pourra dire : « Ce fut l’épée d’un noble vassal. »

LXXXIX

D’altre part est li arcevesques Turpin.
1125Sun cheval broche e muntet un lariz ;
Franceis apelet, un sermun lur ad dit :
« Seignurs baruns, Carles nus laissat ci ;
Pur nostre rei devum nus ben murir.
Chrestientet aidez a sustenir !
1130Bataille avrez, vos en estes tuz fiz,
Kar a voz oilz veez les Sarrazins.
Clamez voz culpes, si preiez Deu mercit ;
Asoldrai vos pur vos anmes guarir.
Se vos murez, esterez seinz martirs,
1135Sieges avrez el greignor pareïs. »
Franceis descendent, a tere se sunt mis,
E l’arcevesque de Deu les beneïst :
Par penitence les cumandet a ferir.

LXXXIX

D’autre part voici l’archevêque Turpin. Il éperonne et monte sur un tertre dénudé. Il appelle les Français et les sermonne : « Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici : pour notre roi nous devons bien mourir. Aidez à soutenir la chrétienté ! Vous aurez une bataille, vous en êtes bien sûrs, car de vos yeux vous voyez les Sarrasins. Battez votre coulpe, demandez à Dieu merci ; je vous absoudrai pour guérir vos âmes. Si vous mourez, vous serez de saints martyrs, vous aurez des sièges au plus haut paradis. » Les Français descendent de cheval, se prosternent contre terre, et l’archevêque, au nom de Dieu, les a bénis. Pour pénitence il leur ordonne de frapper.

XC

Franceis se drecent, si se metent sur piez.
1140Ben sunt asols e quites de lur pecchez,
E l’arcevesque de Deu les ad seignez,

 Puis sunt muntez sur lur curanz destrers.
Adobez sunt a lei de chevalers
E de bataille sunt tuit apareillez.
1145Li quens Rollant apelet Oliver :
« Sire cumpainz, mult ben le saviez
Que Guenelun nos ad tuz espiez.
Pris en ad or e aveir e deners.
Li emperere nos devreit ben venger.
1150Li reis Marsilie de nos ad fait marchet ;
Mais as espees l’estuvrat esleger. » AOI.

XC

Les Français se redressent et se mettent sur pieds. Ils sont bien absous, quittes de leurs péchés, et l’archevêque, au nom de Dieu, les a bénis. Puis ils sont remontés sur leurs destriers bien courants. Ils sont armés comme il convient à des chevaliers, et tous bien appareillés pour la bataille. Le comte Roland appelle Olivier : « Sire compagnon, vous disiez bien, Ganelon nous a trahis. Il en a pris pour son salaire de l’or, des richesses, des deniers. Puisse l’empereur nous venger ! Le roi Marsile nous a achetés par marché ; mais la marchandise, il ne l’aura que par l’épée ! »

XCI

As porz d’Espaigne en est passet Rollant
Sur Veillantif, sun bon cheval curant.
Portet ses armes, mult li sunt avenanz,
1155Mais sun espiet vait li bers palmeiant,
Cuntre le ciel vait la mure turnant,
Laciet en su un gunfanun tut blanc ;
Les renges li batent josqu’as mains.
Cors ad mult gent, le vis cler e riant.
1160Sun cumpaignun après le vait sivant,
E cil de France le cleiment a guarant.
Vers Sarrazins reguardet fierement
E vers Franceis humeles e dulcement,
Si lur ad dit un mot curteisement :
1165« Seignurs barons, suef, le pas tenant !
Cist paien vont grant martirie querant.
Encoi avrum un eschec bel e gent :
Nuls reis de France n’out unkes si vaillant. »
A cez paroles vunt les oz ajustant. AOI.

XCI

Aux ports d’Espagne Roland passe sur Veillantif, son cheval bien courant. Il a revêtu ses armes, qui bien le parent. Il va, le baron, brandissant son épieu. Vers le ciel il en tourne la pointe ; au fer est lacé un gonfanon tout blanc ; les franges battent jusqu’à ses mains. Noble est son corps, son visage clair et riant. Après lui vient son compagnon, et ceux de France l’appellent leur garant. Il regarde menaçant vers les Sarrasins, puis, humble et doux, vers les Français, et leur dit ces mots, courtoisement : « Seigneurs barons, doucement, au pas ! Ces païens vont en quête de leur martyre. Avant ce soir nous aurons gagné un beau et riche butin : nul roi de France n’eut jamais le pareil. » Comme il parlait, les armées se joignirent.

XCII

1170Dist Oliver : « N’ai cure de parler.
Vostre olifan ne deignastes suner,
Ne de Carlun mie vos n’en avez.
Il n’en set mot, n’i ad culpes li bers.
Cil ki la sunt ne funt mie a blasmer.
1175Kar chevalchez a quanque vos puez !
Seignors baruns, el camp vos retenez !
Pur Deu vos pri, ben seiez purpensez
De colps ferir, de receivre e de duner !
L’enseigne Carle n’i devum ublier. »
1180A icest mot sunt Franceis escriet.
Ki dunc oïst Munjoie demander,
De vasselage li poüst remembrer.
Puis si chevalchent, Deus ! par si grant fiertet !
Brochent ad ait pur le plus tost aler,
1185Si vunt ferir, que fereient il el ?
E Sarrazins nes unt mie dutez ;
Francs e paiens, as les vus ajustez.

XCII

Olivier dit : « Je n’ai pas le cœur aux paroles. Votre olifant, vous n’avez pas daigné le sonner, et Charles, vous ne l’avez pas. Il ne sait mot de ces choses, le preux, et la faute n’est pas sienne, et les vaillants que voici ne méritent, eux non plus, nul blâme. Or donc, chevauchez contre ceux-là de tout votre courage ! Seigneurs barons, tenez fermement en bataille ! Je vous en prie pour Dieu, soyez résolus à bien frapper, coup rendu pour coup reçu ! Et n’oublions pas le cri d’armes de Charles. » A ces mots les Français poussent le cri d’armes. Qui les eût ouïs crier « Montjoie ! » aurait le souvenir d’une belle vaillance. Puis ils chevauchent, Dieu ! si fièrement, et, pour aller au plus vite, enfoncent les éperons, et s’en vont frapper, qu’ont-ils à faire d’autre ? et les Sarrasins les reçoivent sans trembler. Francs et païens, voilà qu’ils se sont joints.

XCIII

Li niés Marsilie, il ad a num Aelroth ;
Tut premereins chevalchet devant l’ost.
1190De noz Franceis vait disant si mals moz :
« Feluns Franceis, hoi justerez as noz.
Traït vos ad ki a guarder vos out.
Fols est li reis ki vos laissat as porz.
Enquoi perdrat France dulce sun los,
1195Charles li magnes le destre braz del cors. »
Quant l’ot Rollant, Deus ! si grant doel en out !

Sun cheval brochet, laiset curre a esforz,
Vait le ferir li quens quanque il pout.
L’escut li freint e l’osberc li desclot,
1200Trenchet le piz, si li briset les os,
Tute l’eschine li desevret del dos,
Od sun espiet l’anme li getet fors,
Enpeint le ben, fait li brandir le cors,
Pleine sa hanste del cheval l’abat mort,
1205En dous meitiez li ad briset le col.
Ne leserat, ço dit, que n’i parolt :
« Ultre, culvert ! Carles n’est mie fol,
Ne traïsun unkes amer ne volt.
Il fist que proz qu’il nus laisad as porz.
1210Oi n’en perdrat France dulce sun los.
Ferez i, Francs, nostre est li premers colps !
Nos avum dreit, mais cist glutun unt tort. » AOI.

XCIII

Le neveu de Marsile — il a nom Aelroth — tout le premier chevauche devant l’armée. Il va disant sur nos Français de laides paroles : « Félons Français, aujourd’hui vous jouterez contre les nôtres. Il vous a trahis, celui qui vous avait en garde. Bien fou le roi, qui vous laissa aux ports ! En ce jour, douce France perdra sa louange, et Charles, le Magne, le bras droit de son corps. » Quand Roland l’entend, Dieu ! il en a une si grande douleur ! Il éperonne son cheval, le laisse courir à plein élan, va frapper Aelroth le plus fort qu’il peut. Il lui brise l’écu et lui déclôt le haubert, lui ouvre la poitrine, lui rompt les os, lui fend toute l’échine. De son épieu, il jette l’âme dehors. Il enfonce le fer fortement, ébranle le corps, à pleine hampe l’abat mort du cheval, et la nuque se brise en deux moitiés. Il ne laissera point, pourtant, de lui parler : « Non, fils de serf, Charles n’est pas fou, et jamais il n’aima trahir. Nous laisser aux ports, ce fut agir en preux. En ce jour douce France ne perdra point sa louange. Frappez, Français, le premier coup est nôtre. Le droit est devers nous, et sur ces félons le tort. »

XCIV

Un duc i est, si ad num Falsaron ;
Icil er frere al rei Marsiliun.
1215Il tint la tere Dathan e Abirun.
Suz cel nen at plus encrisme felun.
Entre les dous oilz mult out large le front,
Grant demi pied mesurer i pout hom.
Asez ad doel quant vit mort sun nevold,
1220Ist de la prese, si se met en bandun,
E si escriet l’enseigne paienor.
Envers Franceis est mult cuntrarius :
« Enquoi perdrat France dulce s’onur ! »
Ot le Oliver, sin ad mult grant irur.
1225Le cheval brochet des oriez esperuns,

Vait le ferir en guise de baron.
L’escut li freint e l’osberc li derumpt,
El cors li met les pans del gunfanun,
Pleine sa hanste l’abat mort des arçuns ;
1230Guardet a tere, veit gesir le glutun,
Si li ad dit par mult fiere raison :
« De voz manaces, culvert, jo n’ai essoign.
Ferez i, Francs, kar trés ben les veintrum ! »
Munjoie escriet, ço est l’enseigne Carlun. AOI.

XCIV

Un duc est là, qui a nom Falsaron. Celui-là était frère du roi Marsile ; il tenait la terre de Dathan et d’Abiron. Sous le ciel il n’y a pire truand. Si large est son front qu’entre les deux yeux on peut mesurer un bon demi-pied. Il a grand deuil quand il voit son neveu mort. Il sort de la presse, charge à bride abattue, pousse le cri d’armes des païens, lance aux Français une injure : « En ce jour, France douce perdra son honneur ! » Olivier l’entend, s’irrite. Il éperonne de ses éperons dorés, en vrai baron va le frapper. Il lui brise l’écu, lui déchire le haubert, lui enfonce au corps les pans de son gonfanon, à pleine hampe le soulève des arçons et l’abat mort. Il regarde à terre, voit le traître qui gît. Alors il lui dit fièrement : « De vos menaces, fils de serf, je n’ai cure ! Frappez, Français, car nous les vaincrons très bien ! » Il crie : « Montjoie ! » — c’est l’enseigne de Charles.

XCV

1235Uns reis i est, si ad num Corsablix,
Barbarins est, d’un estrage païs,
Si apelad les altres Sarrazins :
« Ceste bataille ben la puum tenir,
Kar de Franceis i ad asez petit.
1240Cels ki ci sunt devum aveir mult vil.
Ja pur Charles n’i ert un sul guarit :
Or est le jur qu’els estuvrat murir. »
Ben l’entendit li arcevesques Turpin,
Suz ciel n’at hume que tant voeillet haïr.
1245Sun cheval brochet des esperuns d’or fin,
Par grant vertut si l’est alet ferir.
L’escut li freinst, l’osberc li descumfist,
Sun grant espiet par mi le cors li mist,
Empeint le ben, que mort le fait brandir,
1250Pleine sa hanste l’abat mort el chemin.
Guardet a tere, veit le glutun gesir,
Ne laisserat que n’i parolt, ço dit :
« Culvert paien, vos i avez mentit !
Carles, mi sire, nus est guarant tuz dis.

1255Nostre Franceis n’unt talent de fuïr.
Voz cumpaignuns feruns trestuz restifs.
Nuveles vos di, mort vos estoet susfrir.
Ferez, Franceis ! Nul de vus ne s’ublit !
Cist premer colp est nostre, Deu mercit ! »
1260Munjoie escriet por le camp retenir.

XCV

Un roi est là, qui a nom Corsablix. Il est de Barbarie, une terre lointaine. Il crie aux autres Sarrasins : « Nous pouvons bien soutenir cette bataille : les Français sont si peu et nous avons droit de les mépriser : ce n’est pas Charles qui en sauvera un seul. Voici le jour où il leur faut mourir. » L’archevêque Turpin l’a bien entendu. Sous le ciel il n’est homme qu’il haïsse plus. Il pique de ses éperons d’or fin, et vaillamment va le frapper. Il lui a brisé l’écu, défait le haubert, enfoncé au corps son grand épieu ; il appuie fortement, le secoue et l’ébranle ; à pleine hampe, il l’abat mort sur le chemin. Il regarde à terre, voit le félon gisant. Il ne laissera pas de lui parler un peu : « Païen, fils de serf, vous en avez menti ! Charles, mon seigneur, peut toujours nous sauver. Nos Français n’ont pas le cœur à fuir ; vos compagnons, nous les ferons tous rétifs. Je vous dis une nouvelle : il vous faut endurer la mort. Frappez, Français ! Que pas un ne s’oublie ! Ce premier coup est nôtre, Dieu merci ! » Il crie : « Montjoie ! » pour rester maître du champ.

XCVI

E Gerins fiert Malprimis de Brigal.
Sis bons escuz un dener ne li valt :
Tute li freint la bucle de cristal,
L’une meitiet li turnet cuntreval ;
1265L’osberc li rumpt entresque a la charn,
Sun bon espiet enz el cors li enbat ;
Li paiens chet cuntreval a un quat.
L’anme de lui en portet Sathanas. AOI.

XCVI

Et Gerin frappe Malprimis de Brigal. Le bon écu du païen ne lui vaut pas un denier. Gerin en brise la boucle de cristal ; la moitié tombe par terre ; il lui rompt le haubert jusqu’à la chair, lui enfonce son bon épieu au corps. Le païen choit comme une masse. Son âme, Satan l’emporte.

XCVII

E sis cumpainz Gerers fiert l’amurafle.
1270L’escut li freint e l’osberc li desmailet,
Sun bon espiet li met en la curaille,
Empeint le bien, par mi le cors li passet,
Que mort l’abat el camp, pleine sa hanste.
Dist Oliver : « Gente est nostre bataille ! »

XCVII

Et son compagnon Gerier frappe l’amirafle. Il lui brise l’écu, lui démaille le haubert, lui plonge aux entrailles son bon épieu ; il appuie fortement, lui passe le fer à travers le corps, et à pleine hampe l’abat mort dans le champ. Olivier dit : « Notre bataille est belle ! »

XCVIII

1275Sansun li dux, il vait ferir l’almaçur.
L’escut li freinst, ki est ad or e a flurs,
Li bons osbercs ne li est guarant prod,
Trenchet li le coer, le firie e le pulmun,

Que l’abat mort, qui qu’en peist u qui nun.
1280Dist l’arcevesque : « Cist colp est de baron ! »

XCVIII

Le duc Samson va frapper l’almaçour. Il brise son écu, qui est paré d’or et de fleurons. Son bon haubert ne le garantit guère. Il lui perce le cœur, le foie et le poumon, et, le pleure qui veut !  l’abat mort. L’archevêque dit : « Ce coup est d’un vaillant ! »

XCIX

E Anseïs laiset le cheval curre,
Si vait ferir Turgis de Turteluse.
L’escut li freint desuz l’oree bucle,
De sun osberc li derumpit les dubles,
1285Del bon espiet el cors li met la mure,
Empeinst le ben, tut le fer li mist ultre,
Pleine sa hanste el camp mort le tresturnet.
Ço dist Rollant : « Cist colp est de produme ! »

XCIX

Et Anseïs laisse aller son cheval, et va frapper Turgis de Tortelose. Il lui brise son écu sous la boucle dorée, déchire de part en part son haubert double, lui met au corps le fer de son bon épieu. Il enfonce, la pointe ressort par le dos ; à pleine hampe il le renverse mort dans le champ. Roland dit : « Ce coup est d’un preux ! »

C

Et Engelers li Guascuinz de Burdele
1290Sun cheval brochet, si li laschet la resne,
Si vait ferir Escremiz de Valterne.
L’escut del col li freint e escantelet,
De sun osberc li rompit la ventaille,
Sil fiert el piz entre les dous furceles,
1295Pleine sa hanste l’abat mort de la sele.
Après li dist : « Turnet estes a perdre ! » AOI.

C

Et Engelier le Gascon de Bordeaux éperonne son cheval, lâche la rêne et va frapper Escremiz de Valterne. Il brise l’écu qu’il porte au cou, en disjoint les chanteaux, rompt la ventaille du haubert et atteint la poitrine, sous la gorge ; à pleine hampe il l’abat mort de sa selle. Puis il lui dit : « Vous voilà donc en perdition ! «


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