La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Deuxième partie/Traduction

La bibliothèque libre.
Anonyme, édition de
Alfred Mame et Fils (p. 83-191).

DEUXIÈME PARTIE

LA MORT DE ROLAND


LES PRÉLUDES DE LA GRANDE BATAILLE


LXXX

Olivier est monté sur une hauteur :
Il regarde à droite parmi le val herbu,
Et voit venir toute l’armée païenne.
Il appelle son compagnon Roland :
« Ah ! dit-il, du côté de l’Espagne, quel bruit j’entends venir !
« Que de blancs hauberts ! que de heaumes flamboyants !
« Nos Français vont en avoir grande ire.
« C’est l’œuvre de Ganelon le traître, le félon ;
« C’est lui qui nous fit donner cette besogne par l’Empereur.
« — Tais-toi, Olivier, répond le comte Roland ;
« C’est mon beau-père : n’en sonne plus mot. »


LXXXI

Olivier est monté sur une colline élevée :
De là il découvre le royaume d’Espagne
Et le grand assemblement des Sarrasins.
Les heaumes luisent, tout gemmés d’or,
Et les écus, et les hauberts brodés,
Et les épieux, et les gonfanons au bout des lances.
Olivier ne peut compter les bataillons ;
Il y en a tant, qu’il n’en sait la quantité !
Il en est tout égaré en lui-même,

Comme il a pu, est descendu de la colline ;
Est venu vers les Français, leur a tout raconté.


LXXXII

Olivier dit : « J’ai vu tant de païens
« Que nul homme jamais n’en vit plus sur la terre.
« Il y en a bien cent mille devant nous, avec leurs écus
« Leurs heaumes lacés, leurs blancs hauberts,
« Leurs lances droites, leurs bruns épieux luisants.
« Vous aurez bataille, bataille comme il n’y en eut jamais.
« Seigneurs Français, que Dieu vous donne sa force ;
« Et tenez ferme pour n’être point vaincus. »
Et les Français : « Maudit qui s’enfuira, disent-ils.
« Pas un ne fera défaut à cette mort ! »


LA FIERTÉ DE ROLAND


LXXXIII

Olivier dit : « Païens ont grande force,
« Et nos Français, ce semble, en ont bien peu.
« Ami Roland, sonnez de votre cor :
« Charles l’entendra, et fera retourner son armée.
« — Je serais bien fou, répond Roland ;
« Dans la douce France, j’en perdrais ma gloire.
« Non, mais je frapperai grands coups de Durendal ;
« Le fer en sera sanglant jusqu’à l’or de la garde.

« Félons païens furent mal inspirés de venir aux défilés :
« Je vous jure que, tous, ils sont jugés à mort ! »


LXXXIV

« — Ami Roland, sonnez votre olifant :
« Charles l’entendra et fera retourner la grande armée.
« Le Roi et ses barons viendront à notre secours.
« — À Dieu ne plaise, répond Roland,
« Que mes parents jamais soient blâmés à cause de moi,
« Ni que France la douce tombe jamais dans le déshonneur !
« Non, mais je frapperai grands coups de Durendal,
« Ma bonne épée, que j’ai ceinte à mon côté.
« Vous en verrez tout le fer ensanglanté.
« Félons païens sont assemblés ici pour leur malheur :
« Je vous jure qu’ils seront tous livrés à mort ! »


LXXXV

« — Ami Roland, sonnez votre olifant.
« Le son en ira jusqu’à Charles qui passe aux défilés,
« Et les Français, j’en suis certain, retourneront sur leurs pas.
« — À Dieu ne plaise, lui répond Roland,
« Qu’il soit jamais dit par aucun homme vivant
« Que j’ai sonné mon cor à cause des païens !
« Je ne ferai pas aux miens ce déshonneur.
« Mais quand je serai dans la grande bataille,
« J’y frapperai dix-sept cents coups :
« De Durendal vous verrez le fer tout sanglant.
« Français sont bons : ils frapperont en braves ;
« Les Sarrasins ne peuvent échapper à la mort !


LXXXVI

« — Je ne vois pas où serait le déshonneur, dit Olivier.
« J’ai vu, j’ai vu les Sarrasins d’Espagne ;
« Les vallées, les montagnes en sont couvertes,
« Les landes, toutes les plaines en sont cachées.
« Qu’elle est puissante, l’armée de la gent étrangère,
« Et que petite est notre compagnie !
« — Tant mieux, répond Roland, mon ardeur s’en accroît :
« Ne plaise à Dieu, ni à ses très-saints anges,
« Que France, à cause de moi, perde de sa valeur !
« Plutôt mourir qu’être déshonoré :
« Plus nous frappons, plus l’Empereur nous aime ! »


LXXXVII

Roland est preux, mais Olivier est sage ;
Ils sont tous deux de merveilleux courage.
Puis d’ailleurs qu’ils sont à cheval et en armes,
Ils aimeraient mieux mourir que d’esquiver la bataille.
Les comtes ont l’âme bonne, et leurs paroles sont élevées...
Félons païens chevauchent par grande ire :
« Voyez un peu, Roland, dit Olivier ;
« Les voici, les voici près de nous, et Charles est trop loin.
« Ah ! vous n’avez pas voulu sonner de votre cor ;
« Si le grand Roi était ici, nous n’aurions rien à craindre.
« Jetez les yeux là-haut, vers les monts d’Espagne :
« Vous y verrez dolente arrière-garde.
« Tel s’y trouve aujourd’hui qui plus jamais ne sera dans une autre.
« — Honteuse, honteuse parole, répond Roland.
« Maudit soit qui porte un lâche cœur au ventre !

« Nous tiendrons pied fortement sur la place :
« De nous viendront les coups, et de nous la bataille ! »


LXXXVIII

Quand Roland voit qu’il y aura bataille,
Il se fait plus fier que lion ou léopard.
Il interpelle les Français, puis Olivier :
« Ne parlez plus ainsi, ami et compagnon ;
« L’Empereur, qui nous laissa ses Français,
« A mis à part ces vingt mille que voici.
« Pas un lâche parmi eux : Charles le sait bien.
« Pour son seigneur on doit souffrir grand mal,
« Endurer le froid et le chaud,
« Perdre de son sang et de sa chair.
« Frappe de ta lance, Olivier, et moi, de Durendal,
« Ma bonne épée que me donna le Roi.
« Et si je meurs, qui l’aura pourra dire :
« C’était l’épée d’un brave ! »


LXXXIX

D’autre part est l’archevêque Turpin ;
Il pique son cheval et monte sur une colline,
Puis s’adresse aux Français, et leur fait ce sermon :
« Seigneurs barons, Charles nous a laissés ici ;
« C’est notre roi : notre devoir est de mourir pour lui.
« Chrétienté est en péril, maintenez-la.
« Il est certain que vous aurez bataille,
« Car, sous vos yeux, voici les Sarrasins.
« Or donc, battez votre coulpe, et demandez à Dieu merci.
« Pour guérir vos âmes, je vais vous absoudre ;
« Si vous mourrez, vous serez tous martyrs :

« Dans le grand Paradis vos places sont toutes prêtes. »
Français descendent de cheval, s’agenouillent à terre,
Et l’Archevêque les bénit de par Dieu :
« Pour votre pénitence, vous frapperez les païens. »


XC

Français se redressent, se remettent en pied ;
Les voilà absous et quittes de tous leurs péchés.
L’Archevêque leur a donné sa bénédiction au nom de Dieu ;
Puis ils sont montés sur leurs destriers rapides.
Ils sont armés en chevaliers
Et tout disposés pour la bataille.
Le comte Roland appelle Olivier :
« Sire compagnon, vous le savez,
« C’est Ganelon qui nous a tous vendus ;
« Il en a reçu bons deniers en argent et en or ;
« L’Empereur devrait bien nous venger.
« Quant au roi Marsile, il a fait marché de nous,
« Mais c’est avec nos épées qu’il sera payé. »


XCI

Aux défilés d’Espagne passe Roland
Sur Veillantif, son bon cheval courant.
Ses armes lui sont très-avenantes ;
Il s’avance, le baron, avec sa lance au poing,
Dont le fer est tourné vers le ciel,
Et au bout de laquelle est lacé un gonfanon tout blanc.
Les franges d’or lui descendent jusqu’aux mains.
Le corps de Roland est très-beau, son visage est clair et riant.
Sur ses pas marche Olivier, son ami ;
Et ceux de France, le montrant : « Voila notre salut, » s’écrient-ils.

Sur les Sarrasins il jette un regard fier,
Mais humble et doux sur les Français ;
Puis, leur a dit un mot courtois :
« Seigneurs barons, allez au petit pas.
« Ces païens, en vérité, viennent ici chercher grand martyre.
« Le beau butin que nous aurons aujourd’hui !
« Aucun roi de France n’en fit jamais d’aussi riche. »
À ces mots, les deux armées se rencontrent.


XCII

« Point n’ai souci de parler, dit alors Olivier.
« Vous n’avez pas daigné sonner de votre cor,
« Et voici que l’aide de Charlemagne vous fait défaut.
« Certes il n’est pas coupable ; car il n’en sait mot, le baron,
« Et ceux qui sont là-bas ne sont point à blâmer.
« Maintenant, chevauchez du mieux que vous pourrez,
« Seigneurs barons, et ne reculez point.
« Au nom de Dieu, ne pensez qu’à deux choses :
« À recevoir et à donner de bons coups.
« Et n’oublions pas la devise de Charles. »
À ce mot, les Français ne poussent qu’un seul cri :
« Montjoie ! » Qui les eût entendus crier de la sorte
Eût eu l’idée du courage.
Puis ils chevauchent, Dieu ! avec quelle fierté !
Pour aller plus rapidement, ils donnent un fort coup d’éperon,
Et (que feraient-ils autre chose ?) se jettent sur l’ennemi.
Mais les Sarrasins n’ont pas peur.
Voilà Français et païens aux prises.



LA MÊLÉE


XCIII

Le neveu de Marsile (il s’appelle Aelroth)
Chevauche tout le premier devant l’armée païenne.
Quelles injures il jette à nos Français !
« Félons Français, vous allez aujourd’hui lutter avec les nôtres !
« Celui qui vous devait défendre vous a trahis.
« Quant à votre empereur, il est fou de vous avoir laissés dans ces défilés ;
« Car c’en est fait aujourd’hui de l’honneur de douce France,
« Et Charles le Grand va perdre ici le bras droit de son corps. »
Roland l’entend : grand Dieu, quelle douleur !
Il éperonne son cheval et le lance bride abattue.
Le comte frappe le païen des plus rudes coups qu’il peut porter ;
Il fracasse l’écu d’Aelroth, lui rompt les mailles du haubert ;
Lui tranche la poitrine, lui brise les os,
Lui sépare toute l’échine du dos,
Et avec sa lance lui jette l’âme hors du corps.
Le coup est si rude qu’il fait chanceler le misérable,
Si bien que Roland, à pleine lance, l’abat mort de son cheval,
Et que le cou du païen est en deux morceaux.
Roland cependant ne laissera pas de lui parler :
« Va donc, brigand, et sache bien que Charlemagne n’est pas fou
« Et qu’il n’aima jamais la trahison.
« En nous laissant aux défilés il a agi en preux,
« Et la France ne perdra pas aujourd’hui son honneur.
« Frappez, frappez, Français : le premier coup est nôtre.
« C’est à ces gloutons qu’est le tort, c’est à nous qu’est le droit. »


XCIV

Il y a là un duc du nom de Falseron :
C’est le frère du roi Marsile.
Il tient la terre de Dathan et Abiron,
Et il n’est pas sous le ciel d’homme plus scélérat ni plus félon.
Entre ses deux yeux il a le front énorme,
Et l’on y pourrait mesurer un grand demi-pied.
À la vue de son neveu mort, il est frappé de douleur,
Sort de la foule, se précipite,
Jette le cri des païens
Et, dans sa rage contre les Français :
« C’est aujourd’hui, dit-il, que douce France va perdre son honneur. »
Olivier l’entend, il en a grande colère,
Des deux éperons d’or pique son cheval
Et va frapper Falseron d’un vrai coup de baron.
Il lui brise l’écu, rompt les mailles du haubert,
Lui plonge dans le corps les pans de son gonfanon,
Et, à pleine lance, l’abat mort des arçons.
Alors il regarde à terre, et, y voyant le misérable étendu,
Il lui dit ces très-fières paroles :
« Point n’ai souci, lâche, de vos menaces.
« Frappez, frappez, Français ; nous les vaincrons. »
Puis : « Montjoie ! » s’écrie-t-il. C’est le cri de l’Empereur.


XCV

Il y a là un roi du nom de Corsablis ;
Il est de Barbarie, d’un pays lointain.
Le voilà qui se met à interpeller les autres païens :
« Nous pouvons aisément soutenir la bataille :

« Les Français sont si peu !
« Ceux qui sont devant nous sont à dédaigner ;
« Pas un n’échappera, Charles n’y peut rien,
« Et voici le jour qu’il leur faudra mourir. »
L’archevêque Turpin l’entend :
Il n’est pas d’homme sous le ciel qu’il haïsse autant que ce païen ;
Des éperons d’or fin il pique son cheval
Et va frapper sur Corsablis un coup terrible.
L’écu est mis en pièces, le haubert en lambeaux ;
Il lui plante sa lance au milieu du corps.
Le coup est si rude que le Sarrasin chancelle et meurt ;
À pleine lance, Turpin l’abat mort sur le chemin ;
Puis regarde à terre et y voit le païen-étendu.
Il ne laisse pas de lui parler, et lui dit :
« Vous en avez menti, lâche païen ;
« Mon seigneur Charles est toujours notre appui,
« Et nos Français n’ont pas envie de fuir.
« Quant à vos compagnons, nous saurons bien les arrêter ici.
« Voici la nouvelle que j’ai à vous apprendre : vous allez tous mourir.
« Frappez, Français : que pas un de vous ne s’oublie.
« Le premier coup est nôtre, Dieu merci ! »
Puis : « Montjoie ! Montjoie ! » s’écrie-t-il, pour rester maître du champ.


XCVI

Malprime de Brigal est frappé par Gerin ;
Son bon écu ne lui sert pas pour un denier :
La boucle de cristal en est brisée,
Et la moitié en tombe à terre.
Son haubert est percé jusqu’à la chair
Et Gerin lui plante au corps sa bonne lance.
Le païen tombe d’un seul coup ;
Satan emporte son âme.


XCVII

Le compagnon de Gerin, Gerer, frappe l’Émir ;
Il brise l’écu et démaille le haubert du païen,
Lui plante sa bonne lance au cœur,
Le frappe si bien qu’il lui traverse tout le corps,
Et qu’à pleine lance il l’abat mort à terre :
« Belle bataille, » s’écrie Olivier.


XCVIII

Le duc Samson va frapper l’Aumaçor ;
Il lui brise l’écu couvert de fleurs et d’or ;
Son bon haubert ne le garantit pas.
Samson lui tranche le cœur, le foie et le poumon,
Et (tant pis pour qui s’en afflige) l’abat roide mort :
« Voilà un coup de baron, » dit l’Archevêque.


XCIX

Anséis laisse aller son cheval
Et va frapper Turgis de Tortosa.
Au-dessus de la boucle dorée il brise l’écu,
Rompt les doubles mailles du haubert,
Lui plante au corps le fer de sa bonne lance,
Et le frappe d’un si bon coup que tout le fer le traverse.
À pleine lance il le renverse mort :
« C’est le coup d’un brave, » s’écrie Roland.


C

Engelier, le Gascon de Bordeaux,
Pique des deux son cheval, lui lâche les rênes,

Et va frapper Escremis de Valtierra.
Il met en pièces l’écu que le païen porte au cou,
Lui déchire la ventaille du haubert,
Le frappe en pleine poitrine entre les deux épaules
Et, à pleine lance, l’abat mort de sa selle.
« Vous êtes tous perdus, » s’écrie-t-il.


CI

Othon va frapper un païen, Estorgant,
Tout au-devant de l’écu, sur le cuir :
Il en enlève les couleurs rouge et blanche ;
Puis déchire les pans du haubert,
Lui plante au corps son bon épieu tranchant,
Et l’abat roide mort de son cheval courant :
« Rien, dit-il alors, rien ne vous sauvera. »


CII

Bérenger frappe Estramaris,
Brise l’écu, met le haubert en morceaux,
Lui plante au corps son bon épieu tranchant,
Et l’abat mort entre mille Sarrasins.
Des douze pairs païens, dix sont déjà tués,
Il n’en reste plus que deux vivants :
Chernuble et le comte Margaris.


CIII

Margaris est un très-vaillant chevalier,
Beau, fort, léger, rapide ;
Il pique des deux son cheval et va frapper Olivier.
Au-dessous de la boucle d’or pur, il brise l’écu,

Et lui porte un coup de lance le long des côtes.
Dieu préserve Olivier si bien que le coup ne le touche pas ;
La lance effleura sa chair, mais n’en enleva point.
Margaris alors va plus loin sans qu’aucun obstacle l’arrête,
Et sonne de son cor pour rallier les siens.


CIV

La bataille est merveilleuse, la bataille est une mêlée :
Le comte Roland ne craint pas de s’exposer.
Il frappe de la lance tant que le bois en dure ;
Mais la voilà bientôt brisée par quinze coups, brisée, perdue.
Alors Roland tire Durendal, sa bonne épée nue,
Éperonne son cheval et va frapper Chernuble.
Il met en pièces le heaume du païen où les escarboucles étincellent,
Lui coupe en deux la tête et la chevelure,
Lui tranche les yeux et le visage,
Le blanc haubert aux mailles si fines,
Tout le corps jusqu’à l’enfourchure
Et jusque sur la selle qui est incrustée d’or.
L’épée entre dans le corps du cheval,
Lui tranche l’échine sans chercher le joint,
Et sur l’herbe drue abat morts le cheval et le cavalier :
« Misérable, lui dit-il ensuite, tu fus mal inspiré de venir ici ;
« Ton Mahomet ne te viendra point en aide,
« Et ce n’est pas par un tel glouton que cette victoire sera gagnée ! »


CV

Au milieu du champ de bataille chevauche le comte Roland,
Sa Durendal au poing, qui bien tranche et bien taille,
Et qui fait grande tuerie des Sarrasins.
Ah ! si vous aviez vu Roland jeter un mort sur un autre mort,

Et le sang tout clair inondant le sol !
Roland est rouge de sang ; rouge est son haubert, rouges sont ses bras,
Rouges sont les épaules et le cou de son cheval.
Pour Olivier, il ne se met pas en retard de frapper.
Les douze Pairs aussi ne méritent aucun blâme ;
Tous les Français frappent, tous les Français massacrent.
Et les païens de mourir ou de se pâmer :
« Vivent nos barons ! dit alors l’Archevêque :
« Montjoie ! crie-t-il, Montjoie ! » C’est le cri de Charles.


CVI

Parmi la bataille chevauche Olivier ;
Le bois de sa lance est brisé, il n’en a plus qu’un tronçon au poing.
Alors il va frapper un païen, du nom de Malseron.
Il lui brise l’écu qui est couvert de fleurs et d’or.
Il lui jette les deux yeux hors de la tête,
Et la cervelle du païen lui tombe aux pieds.
Bref, il le renverse mort avec sept cents de sa race.
Puis il a tué Turgin et Esturgus ;
Mais cette fois il brise et met en éclats sa lance jusqu’à son poing :
« Que faites-vous, compagnon ? lui crie Roland,
« Ce n’est pas un bâton qu’il faut en telle bataille,
« Mais il n’y a de bon que le fer et l’acier.
« Où donc est votre épée qui s’appelle Hauteclaire ?
« Sa garde est d’or, et sa poignée de cristal.
« — Je n’ai pas le temps de la tirer, répond Olivier,
« Je suis trop occupé à frapper ! »


CVII

Mon seigneur Olivier a tiré sa longue épée,
Que lui a tant demandée son compagnon Roland,

Et, en vrai chevalier, il la lui a montrée.
Il en frappe un païen, Justin de Val-Ferrée,
Lui coupe en deux morceaux la tête,
Lui tranche le corps et le haubert brodé,
Avec la bonne selle perlée d’or.
Il tranche aussi l’échine du destrier,
Et abat mort sur le pré le cheval avec le cavalier :
« Ah ! désormais, s’écrie Roland, je vous regarde comme un frère.
« Voilà bien les coups qui nous font aimer de l’Empereur. »
Et de toutes parts on entend crier : « Montjoie ! »


CVIII

Voici sur son cheval Sorel le comte Gerin,
Et son compagnon Gerer sur Passe-Cerf.
Ils leur lâchent les rênes, et d’éperonner vivement.
Tous deux vont frapper le païen Timozel ;
L’un l’atteint à l’écu, l’autre au haubert.
Ils lui brisent leurs deux lances dans le corps
Et l’abattent roide mort au milieu d’un guéret.
Je ne sais point, je n’ai jamais entendu dire
Lequel des deux fut alors le plus rapide...
Espreveris était là, le fils de Borel :
Il meurt de la main d’Engelier de Bordeaux.
Puis l’Archevêque tue Siglorel,
Cet enchanteur qui avait déjà été dans l’enfer
Où Jupiter l’avait conduit par maléfice :
« Nous en voilà délivrés, » dit Turpin.
« — Le misérable est vaincu, répond Roland.
« Frère Olivier, ce sont là les coups que j’aime. »


CIX

La bataille cependant est devenue très-rude :
Français et païens y échangent de beaux coups.
Les uns attaquent, les autres se défendent.
Que de lances brisées et rouges de sang !
Que de gonfanons et d’enseignes en pièces !
Et que de bons Français perdent là leur jeunesse !
Ils ne reverront plus leurs mères ni leurs femmes,
Ni ceux de France qui les attendent là-bas, aux défilés.


CX

Charles le Grand en pleure et se lamente :
Hélas ! à quoi bon ? Ils n’en recevront pas de secours.
Ganelon leur a rendu un mauvais service,
Le jour qu’il alla dans Saragosse faire marché de sa propre maison.
Mais, depuis lors, il en a perdu les membres et la vie :
Plus tard, à Aix, on le condamna à être écartelé,
Et, avec lui, trente de ses parents
Qui ne comptaient point sur une telle mort...


CXI

La bataille est merveilleuse et pesante :
Olivier et Roland y frappent de grand cœur ;
L’archevêque Turpin y rend des milliers de coups ;
Les douze Pairs ne sont pas en retard.
Tous les Français se battent et sont en pleine mêlée ;
Et les païens de mourir par cent et par mille.
Qui ne s’enfuit ne peut échapper à la mort :
Bon gré, mal gré, tous y laissent leur vie.

Mais les Français y perdent leur meilleure défense :
Ils ne reverront plus ni leurs pères ni leurs familles,
Ni Charlemagne qui les attend là-bas...



Et pendant ce temps, en France, il y a une merveilleuse tourmente :
Des tempêtes, du vent et du tonnerre,
De la pluie et de la grêle démesurément,
Des foudres qui tombent souvent et menu,
Et (rien n’est plus vrai) un tremblement de terre.
Depuis Saint-Michel de Paris jusqu’à Reims,
Depuis Besançon jusqu’au port de Wissant,
Pas une maison dont les murs ne crèvent.
À midi, il y a grandes ténèbres :
Il ne fait clair que si le ciel se fend.
Tous ceux qui voient ces prodiges en sont dans l’épouvante,
Et plusieurs disent : « C’est la fin du monde,
« C’est la consommation du siècle. »
Non, non : ils ne le savent pas, ils se trompent :
C’est le grand deuil pour la mort de Roland !


CXII

Les Français ont frappé rudement et de bon cœur,
Et les païens sont morts par milliers, par multitudes.
Sur cent mille, il n’en est pas deux qui survivent.
« Nos hommes sont des braves, s’écrie Roland,
« Et personne sous le ciel n’en a de meilleurs.
« Il est écrit dans la Geste de France
« Que notre empereur a de vaillants soldats. »
Et les voilà qui vont à travers toute la plaine et recherchent les leurs.
De deuil et de tendresse leurs yeux sont tout en larmes
À cause du grand amour qu’ils ont pour leurs parents.
Devant eux surgit alors Marsile avec sa grande armée.


CXIII

Par le milieu d’une vallée s’avance le roi Marsile,
Avec la grande armée qu’il a réunie
Et divisée en vingt colonnes.
Au soleil reluisent les pierreries et l’or des heaumes,
Et les écus et les hauberts brodés.
Sept mille clairons sonnent la charge.
Quel bruit dans toute la contrée !
« Olivier, mon compagnon, s’écrie Roland, mon frère Olivier,
« Le traître Ganelon a juré notre mort,
« Et sa trahison n’est ici que trop visible.
« Mais l’Empereur en tirera une formidable vengeance.
« Quant à nous, nous aurons une forte et rude bataille :
« Car on ne vit jamais telle rencontre.
« J’y vais frapper de mon épée Durendal ;
« Vous, compagnon, vous frapperez de votre épée Hauteclaire.
« Nous les avons déjà portées en tant de lieux !
« Nous avons avec elles gagné tant de victoires !
« Il ne faut pas qu’on chante sur elles de méchantes chansons. »


CXIV

Quand nos Français voient qu’il y a tant de païens,
Et que la campagne en est couverte de toutes parts,
Ils appellent à leur aide Olivier et Roland
Et les douze Pairs pour leur servir de rempart.
L’Archevêque alors leur dit sa façon de penser :
« Pas de lâcheté, seigneurs barons.
« Au nom de Dieu, ne fuyez pas,
« Et qu’on ne puisse pas faire contre nous de mauvaises chansons.
« Il vaut bien mieux mourir en combattant.

« Or il est très-certain que nous allons mourir ;
« Oui, après ce jour nous ne serons plus vivants.
« Mais il est une chose dont je puis vous être garant,
« C’est que le saint Paradis est à vous :
« Demain vous y serez assis près des saints Innocents. »
À ces mots, les Francs se remettent en joie,
Et tous de crier : « Montjoie ! Montjoie ! »


CXV

Il y a là certain païen de Saragosse
Qui possède toute une moitié de la ville :
Climorin n’a pas un cœur de baron.
C’est lui qui a reçu les promesses du comte Ganelon,
Et qui par amitié l’a baisé sur la bouche ;
Même il a donné au traître son épée et son escarboucle.
« Je veux, disait-il, couvrir de déshonneur le Grand Pays,
« Et enlever sa couronne à Charlemagne. »
Climorin est assis sur son cheval Barbamouche,
Plus rapide qu’épervier et hirondelle.
Il l’éperonne, il lui lâche les rênes
Et va frapper Engelier de Gascogne.
Haubert, écu, rien n’y fait :
Le païen lui plante au corps le fer de sa lance,
Et si bien le frappe, que la pointe passe tout entière de l’autre côté ;
À pleine lance il le retourne à terre, roide mort :
« Ces gens-là, s’écrient-ils, sont bons à vaincre :
« Frappez, païens, frappez, et perçons leurs rangs !
« — Quelle douleur ! disent les Français. Perdre un si vaillant homme ! »


CXVI

Alors le comte Roland interpelle Olivier :
« Sire compagnon, lui dit-il, voici déjà Engelier mort ;

« Nous n’avions point de plus brave chevalier.
« — Que Dieu m’accorde de le venger, » répond Olivier.
Il pique son cheval de ses éperons d’or pur ;
Dans ses mains est Hauteclaire, dont tout l’acier est rouge de sang.
Il court frapper le païen de toute sa force,
Il brandit son coup : le Sarrasin tombe,
Et les Diables emportent son âme.
Puis il a tué le duc Alphaïen,
Tranché la tête d’Escababi,
Et désarçonné sept Arabes
Qui plus jamais ne pourront guerroyer.
« Mon compagnon est en colère, dit Roland,
« Et conquiert grand honneur à mes côtés :
« Voilà, voilà les coups qui nous font aimer de Charles !
« Frappez, chevaliers, frappez encore. »


CXVII

D’autre part est le païen Valdabron
Qui adouba le roi Marsile.
Il y a sur la mer quatre cents vaisseaux à lui.
Pas de navire, pas de barque qui ne se réclame de lui.
C’est ce Valdabron qui jadis prit Jérusalem par trahison,
C’est lui qui viola le temple de Salomon,
Et qui devant les fonts égorgea le patriarche.
C’est encore lui qui a reçu les promesses du comte Ganelon,
Et qui a donné à ce traître son épée avec mille mangons d’or.
Le cheval qu’il monte s’appelle Gramimond :
Un faucon est moins rapide.
Il le pique de ses éperons aigus,
Et va frapper le riche duc Samson.
Il met en pièces l’écu du Français, rompt les mailles du haubert,
Lui fait entrer dans le corps les pans de son gonfanon,

Et, à pleine lance, l’abat mort des arçons :
« Frappez, païens, nous les vaincrons. »
Et les Français : « Dieu ! s’écrient-ils, quel baron nous venons de perdre ! »


CXVIII

Quand le comte Roland vit Samson mort,
Vous devinez quelle immense douleur il en ressentit.
Il éperonne son cheval, qui, de toute sa force, prend son élan.
Dans son poing est Durendal, qui vaut plus que l’or fin.
Le baron va donner à Valdabron le plus rude coup qu’il peut
Sur le heaume gemmé d’or.
Il lui tranche la tête, le haubert, le corps,
La selle incrustée d’or,
Et jusqu’au dos du cheval, très-profondément.
Bref (qu’on le blâme ou qu’on le loue), il les tue tous les deux.
« Quel coup terrible pour nous ! s’écrient les païens :
« — Non, s’écrie Roland, je ne saurais aimer les vôtres ;
« C’est de votre côté qu’est l’orgueil et l’injustice. »


CXIX

Il y a là un Africain venu d’Afrique :
C’est Malquiant, le fils au roi Malcud.
Ses armes sont toutes couvertes d’or ;
Et, plus que tous les autres, il flamboie au soleil.
Il monte un cheval qu’il appelle Saut-Perdu :
Pas de bête qui puisse vaincre Saut-Perdu à la course.
Malquiant va frapper Anséis au milieu de l’écu,
Dont il efface le vermeil et l’azur ;
Puis il met en pièces les pans du haubert,
Et lui plonge au corps le fer et le bois de sa lance.

Anséis meurt ; il a fini son temps,
Et les Français : « Baron, disent-ils, quel malheur ! »


CXX

Par tout le champ de bataille va et vient Turpin l’archevêque ;
Jamais tel prêtre ne chanta messe
Et ne fit telles prouesses de son corps :
« Que Dieu te maudisse ! crie-t-il au païen :
« Celui que mon cœur regrette, c’est toi qui l’as tué. »
Alors Turpin donne l’élan à son cheval,
Et frappe Malquiant sur l’écu de Tolède :
Sur l’herbe verte il l’abat roide mort.


CXXI

D’autre part est Grandogne, un païen,
Fils de Capuel, roi de Cappadoce.
Il a donné à son cheval le nom de Marmore :
L’oiseau qui vole est moins rapide.
Grandogne lui lâche les rênes, l’éperonne,
Et va de toute sa force heurter Gerin ;
L’écu vermeil du Français est mis en pièces et tombe de son cou ;
Son haubert est déchiré,
Et tout le gonfanon du païen lui entre dans le corps ;
Il tombe mort sur un rocher élevé.
Grandogne ensuite tue Gerer, le compagnon de Gerin ;
Il tue Bérenger, il tue Guyon de Saint-Antoine ;
Puis il va frapper Austoire, un riche duc
Qui tient sur le Rhône la seigneurie de Valence.
Il l’abat mort, et les païens d’entrer en grande joie,
Et les Français de s’écrier : « Comme les nôtres meurent ! »


CXXII

Le comte Roland tient au poing son épée rouge de sang.
Il a entendu les sanglots des Français :
Si grande est sa douleur que son cœur est prêt à se fendre :
« Que Dieu, s’écrie-t-il, t’accable de tous maux !
« Celui que tu viens de tuer, je te le ferai payer chèrement. »
Là-dessus il éperonne son cheval, qui prend très-vivement son élan.
Quel que doive être le vaincu, voici Grandogne et Roland en présence...


CXXIII

Grandogne était un homme sage et vaillant,
Intrépide et sans peur à la bataille.
Sur son chemin il rencontre Roland :
Jamais il ne l’avait vu, et cependant il le reconnaît sûrement,
Rien qu’à son fier visage et à la beauté de son corps,
Rien qu’à sa contenance et à son regard.
Le païen ne peut s’empêcher d’en être épouvanté :
Il veut fuir ; mais impossible !
Roland le frappe d’un coup si vigoureux,
Qu’il lui fend le heaume jusqu’au nasal.
Il coupe en deux le nez, la bouche, les dents ;
Il coupe en deux tout le corps et le haubert à mailles serrées ;
Il coupe en deux les arçons d’argent de la selle d’or ;
Il coupe en deux très-profondément le dos du cheval :
Bref, il les tue tous deux sans remède.
Et ceux d’Espagne de pousser des cris de douleur,
Et les Français de s’écrier : « Les bons coups qu’il donne, notre capitaine, notre sauveur ! »


CXXIV

Merveilleuse est la bataille : c’est un tourbillon.
Les Francs y frappent vigoureusement, et, pleins de rage,
Tranchent les poings, les côtes, les échines,
Et les vêtements jusqu’aux chairs vives.
Le sang clair coule en ruisseaux sur l’herbe verte :
« Nous n’y pouvons tenir, s’écrient les païens.
« Ô Grand Pays, que Mahomet te maudisse !
« Ton peuple est le plus hardi des peuples. »
Pas un Sarrasin qui ne s’écrie : « Marsile, Marsile !
« Chevauche, ô Roi : nous avons besoin d’aide. »


CXXV

Merveilleuse, immense est la bataille.
De leurs lances d’acier bruni, les Français donnent de bons coups.
C’est là que l’on pourrait assister à grande douleur
Et voir des milliers d’hommes blessés, sanglants, morts...
L’un gît sur l’autre ; l’un sur le dos, et l’autre sur la face.
Mais les païens n’y peuvent tenir plus longtemps ;
Bon gré, mal gré, ils quittent le champ,
Et les Français de les poursuivre de vive force, la lance au dos.


CXXVI

Marsile assiste au martyre de sa gent ;
Il fait sonner ses cors et ses trompettes ;
Puis, avec sa grande armée, avec tout son ban, il monte à cheval.
En tête s’avance un Sarrasin nommé Abîme :
Il n’en est pas de plus félon que lui ;
Il est chargé de crimes, chargé de félonies.

Point ne croit en Dieu, le fils de sainte Marie ;
Il est noir comme poix fondue ;
Il préfère la trahison et le meurtre
À tout l’or de la Galice ;
Aucun homme ne l’a jamais vu ni plaisanter ni rire ;
D’ailleurs il est hardi et d’une bravoure folle :
C’est ce qui l’a fait aimer de Marsile.
Et c’est à lui qu’est confié l’étendard, le Dragon du Roi, qui sert de ralliement à toute l’armée.
Turpin ne saurait aimer ce païen ;
Dès qu’il le voit, il a soif de le frapper,
Et, fort tranquillement, se dit en lui-même :
« Ce Sarrasin me semble bien hérétique ;
« Plutôt mourir que de ne pas aller le tuer.
« Jamais je n’aimai les couards ni la couardise. »


CXXVII

C’est l’Archevêque qui commence la bataille ;
Il monte le cheval qu’il enleva jadis à Grossaille.
Grossaille est un roi que Turpin tua en Danemark.
Quant au cheval, il est léger et taillé pour la course ;
Il a les pieds fins, les jambes plates,
La cuisse courte, la croupe large,
Les côtés longs, et l’échine haute ;
Sa queue est blanche, et sa crinière jaune ;
Ses oreilles petites, et sa tête fauve.
Il n’y a pas de bête qui lui soit comparable.
L’Archevêque l’éperonne, et il y va de si grand cœur,
Qu’il ne peut manquer d’attaquer Abîme.
Donc il va le frapper sur son écu d’émir :
Cet écu est couvert de pierres fines, d’améthystes, de topazes,
De cristaux et d’escarboucles en feu ;

Il reçut cet écu des mains de l’émir Galafre,
Et c’est un diable qui le lui donna au Val-Métas.
Turpin le heurte, point ne l’épargne.
Après un tel coup, l’écu d’Abîme ne vaut plus un denier.
Il lui tranche le corps de part en part,
Et l’abat sur place, roide mort.
Et les Français : « Voilà du courage, disent-ils.
« Par l’Archevêque la croix est bien gardée. »


CXXVIII

Cependant le comte Roland appelle Olivier :
« Sire compagnon, ne serez-vous pas de mon avis ?
« L’Archevêque est un excellent chevalier,
« Et sous le ciel il n’en est pas de meilleur :
« Comme il sait frapper de la lance et de l’épieu !
« — Eh bien ! répond Olivier, courons l’aider. »
À ce mot, les Français recommencent la bataille.
Durs y sont les coups, et rude y est la mêlée ;
Les Chrétiens y souffrent grand’douleur.
Ah ! quel spectacle de voir Roland et Olivier
Y combattre, y frapper du fer de leurs épées !
L’Archevêque, lui, y frappe de sa lance.
On peut savoir le nombre de ceux qu’ils tuèrent :
Il est écrit dans les chartes, dans les brefs,
Et la Geste dit qu’il y en eut quatre mille...
Aux quatre premiers chocs tout va bien pour les Français,
Mais le cinquième leur fut fatal et terrible ;
Tous les chevaliers de France y sont tués.
Dieu n’en a épargné que soixante ;
Mais ceux-là, avant de mourir, ils se vendront cher !



LE COR


CXXIX

Le comte Roland voit la grande perte des siens,
Et parle ainsi à son compagnon Olivier :
« Beau sire, cher compagnon, au nom de Dieu que je prie de vous bénir,
« Voyez tous ces bons vassaux qui gisent à terre…
« Certes nous pouvons plaindre douce France la belle,
« Qui va demeurer veuve de tels barons.
« Eh ! Roi, notre ami, que n’êtes-vous ici ?
« Mon frère Olivier, comment pourrons-nous faire
« Pour lui mander de nos nouvelles ?
« — Je n’en sais pas le moyen, répond Olivier.
« Mais plutôt la mort que le déshonneur ! »


CXXX

« — Je vais, dit Roland, sonner mon cor,
« Et Charles l’entendra, Charles qui passe aux défilés.
« Les Français, je vous jure, vont retourner sur leurs pas.
« — Ce serait grande honte, répond Olivier.
« Tous vos parents auraient à en rougir ;
« Et ce déshonneur serait sur eux toute leur vie.
« Lorsque je vous le conseillai, vous n’en voulûtes rien faire ;
« Mais ce n’est pas moi qui vous approuverai maintenant.
« Sonner de votre cor, non, ce n’est pas d’un brave.
« Puis, vous avez déjà vos deux bras tout sanglants.
« — C’est vrai, répond Roland ; j’ai donné de fiers coups ! »


CXXXI

« Notre bataille est rude, dit Roland ;
« Je vais sonner du cor, et Charles l’entendra.
« — Ce ne serait pas là du courage, répond Olivier.
« Quand je vous le conseillai, ami, vous ne daignâtes pas le faire.
« Si l’Empereur était ici, nous n’aurions pas subi une telle perte ;
« Mais ceux qui sont là-bas ne méritent aucun reproche.
« — Par cette mienne barbe, dit encore Olivier,
« Si je revois jamais la belle Aude, ma sœur,
« Vous ne coucherez jamais entre ses bras.


CXXXII

« — Pourquoi me garder rancune ? dit Roland.
« — C’est votre faute, lui répond Olivier ;
« Le courage sensé n’a rien de commun avec la démence,
« Et la mesure vaut mieux que la fureur ;
« Si tant de Français sont morts, c’est votre folie qui les a tués.
« Et voilà que maintenant nous ne pourrons plus servir l’Empereur.
« Si vous m’aviez cru, notre seigneur serait ici ;
« Nous aurions livré, nous aurions gagné cette bataille ;
« Le roi Marsile eût été pris et tué.
« Ah ! votre vaillance, Roland, nous sera bien funeste ;
« Désormais vous ne pourrez rien faire pour Charlemagne,
« Charlemagne, l’homme le plus grand que l’on verra d’ici au Jugement.
« Pour vous, vous allez mourir, et la France en va tomber dans le déshonneur.
« Puis, c’est aujourd’hui que va finir notre loyale amitié :
« Avant ce soir, ami, nous serons séparés, et bien douloureusement ! »


CXXXIII

L’Archevêque entend leur dispute,
Et pique son cheval de ses éperons d’or pur ;
Il vient vers eux, et se prend à les gourmander :
« Sire Roland, et vous, sire Olivier,
« Je vous conjure de ne point vous quereller ainsi.
« Votre cor ne nous sauverait pas ;
« Mais néanmoins il serait mieux d’en sonner.
« Vienne le Roi, il saura nous venger,
« Et les païens ne s’en retourneront pas joyeusement.
« Les Français de Charlemagne descendront alors de leurs chevaux,
« Ils nous trouveront morts et coupés en pièces,
« Ils nous mettront en bières à dos de cheval,
« De deuil et de pitié ils seront tout en larmes ;
« Puis ils nous enterreront dans les parvis des moutiers ;
« Les chiens, les sangliers et les loups ne nous mangeront pas.
« — Vous dites bien, » répond Roland.


CXXXIV

Roland a mis l’olifant à ses lèvres ;
Il l’embouche bien et le sonne d’une puissante haleine ;
Les puys sont hauts, et le son va bien loin.
On en entendit l’écho à trente lieues.
Charles et toute l’armée l’ont entendu,
Et le Roi dit : « Nos hommes ont bataille. »
Mais Ganelon lui répondit :
« Si c’était un autre qui le dît, on le traiterait de menteur. »


CXXXV

Le comte Roland, à grande peine, à grande angoisse
Et très-douloureusement sonne son olifant.
De sa bouche jaillit le sang vermeil,
De son front la tempe est rompue ;
Mais de son cor le son alla si loin !
Charles l’entend, qui passe aux défilés,
Naimes l’entend, les Français l’écoutent,
Et le Roi dit : « C’est le cor de Roland ;
« Il n’en sonna jamais que pendant une bataille.
« — Il n’y a pas de bataille, dit Ganelon.
« Vous êtes vieux, tout blanc et tout fleuri ;
« Ces paroles vous font ressembler à un enfant.
« D’ailleurs vous connaissez le grand orgueil de Roland :
« C’est merveille que Dieu le souffre si longtemps.
« Déjà il prit Nobles sans votre ordre.
« Les Sarrasins sortirent de la ville,
« Et livrèrent bataille à Roland, le bon vassal ;
« Ensuite il fit laver à grande eau le pré ensanglanté,
« Afin qu’il n’y parût plus rien.
« Pour un lièvre, d’ailleurs, Roland corne toute la journée.
« Avec ses pairs sans doute il est en train de rire ;
« Puis il n’est point d’homme qui osât l’attaquer.
« Chevauchez, Sire ; pourquoi faire halte ?
« Le Grand Pays est très-loin devant nous. »


CXXXVI

Le comte Roland a la bouche sanglante ;
De son front la tempe est brisée.
Il sonne l’olifant à grande douleur, à grande angoisse.

Charles et tous les Français l’entendent,
Et le Roi dit : « Ce cor a longue haleine. »
Naimes : « C’est un vrai baron, dit-il, qui fait cet effort.
« Il y a bataille, et, sur ma conscience,
« Quelqu’un a trahi Roland... c’est celui qui feint avec vous.
« Armez-vous, Sire ; criez votre devise
« Et secourez votre noble maison :
« Vous entendez assez la plainte de Roland. »


CXXXVII

L’Empereur fait sonner ses clairons ;
Français descendent, et les voilà qui s’arment
De heaumes, de hauberts, d’épées à gardes d’or.
Ils ont de beaux écus, de grandes et fortes lances,
Des gonfanons bleus, blancs et rouges...
Les barons, tous les barons du camp remontent à cheval,
Ils éperonnent, et, tant que durent les défilés,
Il n’en est pas un qui ne dise à l’autre :
« Si nous voyions Roland avant sa mort,
« Quels beaux coups nous frapperions avec lui ! »
Las ! que sert ? en retard ! trop en retard !


CXXXVIII

Le soir s’est éclairci, voici le jour.
Au soleil reluisent les armes ;
Heaumes et hauberts jettent des flammes,
Et les écus aussi, si bien peints à fleurs,
Et les lances et les gonfanons dorés.
L’Empereur chevauche, plein de colère ;
Tous les Français sont tristes, sont angoisseux ;
Il n’en est pas un qui ne pleure à chaudes larmes,

Pas un qui ne tremble pour Roland...
Cependant l’Empereur a fait saisir le comte Ganelon
Et l’a livré aux gens de sa cuisine.
Leur chef se nomme Bègue ; Charles l’appelle :
« Garde-moi bien cet homme, dit-il, comme un traître
« Qui a vendu toute ma maison. »
Bègue alors prend Ganelon, et met après lui cent compagnons
De sa cuisine, des meilleurs et des pires,
Qui vous lui épilent la barbe et les moustaches.
Puis, chacun vous lui donne quatre coups de son poing ;
Ensuite ils vous le battent rudement à coups de verges et de bâtons ;
Ils vous lui mettent une grosse chaîne au cou,
Ils l’enchaînent enfin comme on ferait un ours
Et le jettent ignominieusement sur un cheval de charge.
Et c’est ainsi qu’ils le gardèrent jusqu’au moment de le rendre à Charles.


CXXXIX

Comme les montagnes sont hautes, énormes et ténébreuses !
Comme les vallées sont profondes, comme les torrents sont rapides !
Par derrière, par devant, sonnent les trompettes de Charles,
Qui toutes répondent au cor de Roland.
L’Empereur chevauche, plein de colère.
Les Français sont tristes, sont angoisseux.
Il n’en est pas un qui ne pleure et ne sanglote,
Pas un qui ne prie Dieu de préserver Roland
Jusqu’à ce que tous ensemble ils arrivent sur le champ de bataille.
Ah ! c’est alors qu’avec Roland ils frapperont de bons coups !
Mais, hélas ! à quoi bon ? Tout cela ne sert de rien :
Ils ne peuvent arriver à temps. En retard ! en retard !


CXL

Le roi Charles chevauche en très-grande colère ;
Sur sa cuirasse s’étale sa barbe blanche.
Et tous les barons de France d’éperonner vivement :
Car il n’en est pas un qui ne soit plein de douleur
De n’être point avec Roland le capitaine
Qui, en ce moment même, se bat contre les Sarrasins d’Espagne.
Si Roland était blessé, un seul des siens, un seul survivrait-il ?
Mais, Dieu ! quels soixante hommes il a encore avec lui !
Jamais roi, jamais capitaine n’en eut de meilleurs.


LA DÉROUTE


CXLI

Roland jette les yeux sur les monts, sur les landes :
Que de cadavres français il y voit étendus !
En noble chevalier il les pleure :
« Seigneurs barons, que Dieu prenne pitié de vous :
« Qu’à toutes vos âmes il octroie le Paradis ;
« Qu’il les fasse reposer en saintes fleurs !
« Jamais je ne vis meilleurs vassaux que vous.
« Vous m’avez tant servi, servi sans trêve pendant tant d’années !
« Vous avez fait de si vastes conquêtes pour Charlemagne !
« Et c’est donc pour une telle mort que l’Empereur vous aura élevés et nourris !
« Ô terre de France, quel beau pays vous êtes !
« Mais vous voilà veuve aujourd’hui, après un tel désastre.

« C’est pour moi, barons de France, que je vous vois mourir ainsi,
« Et je ne vous puis défendre, et je ne vous puis sauver !
« Que Dieu vous aide, Celui qui jamais ne mentit.
« Olivier, mon frère Olivier, je ne dois pas du moins te faire défaut,
« Si l’on ne me tue pas ici, la douleur me tuera.
« Allons, sire compagnon ! retournons frapper les païens. »


CXLII

Le comte Roland rentre sur le champ de bataille ;
Dans son poing est Durendal, et il s’en sert en brave.
Un de ses coups tranche en deux Faldrun du Pui ;
Puis il tue vingt-quatre autres païens des meilleurs.
Jamais il n’y aura d’homme qui ait une telle ardeur de se venger.
Comme le cerf s’enfuit devant les chiens,
Ainsi s’enfuient les païens devant Roland.
« Voilà qui est bien agir, lui dit l’Archevêque :
« Et telle est la valeur qui convient à un chevalier
« Portant de bonnes armes et assis sur un bon cheval.
« Il faut qu’il soit fort et fier dans la bataille ;
« Car autrement je ne donnerais pas de lui quatre deniers ;
« Qu’on en fasse alors un moine dans quelque moutier,
« Où il priera toute sa vie pour nos péchés.
« — Frappez, répond Roland, frappez, et pas de quartier. »
À ces mots, nos Français recommencent la bataille ;
Mais les Chrétiens firent là de grandes pertes.


CXLIII

Quand il sait qu’on ne lui fera point de quartier,
L’homme dans la bataille se défend formidablement.
Et c’est pourquoi les Français sont fiers comme des lions.
Voici, voici Marsile, qui a tout l’air d’un vrai baron.

Monté sur son cheval qu’il appelle Gaignon ;
Il l’éperonne vivement et va frapper Beuves,
Sire de Beaune et de Dijon ;
Il lui brise l’écu, lui rompt les mailles du haubert,
Et l’abat mort du premier coup ;
Puis le roi sarrasin tua encore Ivoire et Ivon
Et, avec eux, Girard de Roussillon.
Le comte Roland n’était pas loin :
« Que le Seigneur Dieu te maudisse, dit-il au païen,
« Puisque tu m’as si cruellement privé de mes compagnons.
« Tu vas, avant de nous séparer, le payer d’un rude coup,
« Et savoir aujourd’hui le nom de mon épée. »
Alors il va le frapper en vrai baron
Et lui tranche du coup le poing droit ;
Puis il prend la tête de Jurfaleu le blond,
Qui était le propre fils du roi Marsile.
« À l’aide ! à l’aide ! Mahomet, s’écrient alors les païens.
« Ô nos dieux, vengez-nous de Charles.
« Quels félons il a laissés devant nous sur la terre d’Espagne !
« Plutôt que de nous laisser le champ, ils mourront.
« — Nous n’avons plus qu’à nous enfuir, » se disent-ils l’un à l’autre.
Et voilà que, sur ce mot, cent mille hommes tournent le dos.
Les rappeler ? c’est inutile. Ils ne reviendront pas.


CXLIV

Mais, hélas ! à quoi bon ? Si Marsile est en fuite,
Son oncle le Calife est resté.
Or c’est celui qui tenait Carthage, Alferne, Garmaille
Et l’Éthiopie, une terre maudite ;
C’est celui qui était le chef de la race noire,
De ces gens qui ont le nez énorme et larges les oreilles :
Et il y en a là plus de cinquante mille

Qui chevauchent fièrement et en grande colère,
Et qui jettent le cri d’armes païen.
« C’est ici, s’écrie alors Roland, c’est ici que nous serons martyrs ;
« Car je sais bien que nous n’avons plus longtemps à vivre.
« Mais maudit celui qui ne se vendra chèrement !
« Frappez, seigneurs, frappez de vos épées fourbies ;
« Disputez-bien votre mort, votre vie,
« Et surtout que France la douce ne soit pas déshonorée…
« Quand Charles mon seigneur viendra sur ce champ de bataille ;
« Quand il verra le massacre des Sarrasins ;
« Quand pour un des nôtres il en trouvera quinze d’entre eux parmi les morts,
« Eh bien ! l’Empereur nous bénira. »


MORT D’OLIVIER


CXLV

Quand Roland aperçoit la gent maudite
Qui est plus noire que de l’encre
Et qui n’a de blanc que les dents :
« Je suis très-certain, dit Roland ;
« Oui, je sais clairement que nous mourrons aujourd’hui.
« Frappez, Français. C’est ma seule recommandation ; frappez. »
Et Olivier : « Malheur aux plus lents ! » s’écrie-t-il.
À ces mots, les Français se jettent dans le milieu même des ennemis.


CXLVI

Les païens, quand ils s’aperçoivent qu’il y a si peu de Français,
En sont entre eux remplis d’orgueil et tout réconfortés.

« Non, non, disent-ils l’un à l’autre, le droit n’est pas pour l’Empereur. »
Le Calife montait un cheval roux ;
De ses éperons d’or il l’éperonne,
Frappe Olivier dans le milieu du dos,
Dans le corps même lui découd les mailles du blanc haubert,
Et la lance du païen passe de l’autre côté de la poitrine :
« Voilà un rude coup pour vous, lui dit-il :
« Charles fut mal inspiré de vous laisser aux défilés.
« L’Empereur nous a fait tort, mais il n’aura guère lieu de s’en féliciter ;
« Car sur vous seul j’ai bien vengé tous les nôtres. »


CXLVII

Olivier sent qu’il est blessé à mort.
Dans son poing est Hauteclaire, dont l’acier fut bruni.
Il en frappe le Calife sur le heaume aigu couvert d’or,
Et il en fait tomber à terre les pierres et les cristaux ;
Il lui tranche la tête jusqu’aux dents du milieu ;
Il brandit son coup et l’abat roide mort :
« Maudit sois-tu, païen, lui dit-il ensuite.
« Je ne dis pas que Charles n’ait rien perdu ;
« Mais, certes, ni à ta femme, ni à aucune autre dame,
« Tu n’iras te vanter, dans le pays où tu es né,
« D’avoir pris à l’Empereur la valeur d’un denier,
« Ni d’avoir fait dommage, soit à moi, soit à d’autres. »
Puis : « Roland ! s’écrie-t-il, Roland ! à mon secours ! »


CXLVIII

Olivier sent qu’il est blessé à mort :
Jamais il ne saurait assez se venger.
Dans la grand’presse il frappe en baron,
Tranche les écus à boucles et les lances,

Les pieds, les poings, les épaules et les flancs des cavaliers.
Qui l’eût vu démembrer ainsi les Sarrasins,
Jeter par terre un mort sur l’autre,
Celui-là eût eu l’idée d’un brave.
Mais Olivier ne veut pas oublier la devise de Charles :
« Montjoie ! Montjoie ! » crie-t-il d’une voix haute et claire.
Il appelle Roland, son ami, son pair :
« Compagnon, venez vous joindre à moi.
« Quelle douleur ce serait de n’être pas ensemble ! »


CXLIX

Roland regarde Olivier au visage...
Il est pâle, il est livide, il est décoloré,
Son beau sang clair lui coule parmi le corps,
Les ruisseaux en tombent par terre :
« Dieu ! dit Roland, que puis-je faire ?
« Votre courage, ami, fut bien malheureux aujourd’hui ;
« Mais on ne verra jamais homme de votre valeur.
« Ô douce France ! tu vas donc être veuve
« De tes meilleurs soldats ; tu seras confondue, tu tomberas.
« L’Empereur en aura grand dommage. »
À ce mot, Roland, sur son cheval, se pâme.


CL

Voyez-vous Roland, là, pâmé sur son cheval,
Et Olivier, qui est blessé à mort ?
Il a tant saigné que sa vue en est trouble ;
Ni de près, ni de loin, ne voit plus assez clair
Pour reconnaître homme qui vive.
Le voilà qui rencontre son compagnon Roland ;
Sur le heaume doré il frappe un coup terrible,

Qui le fend en deux jusqu’au nasal,
Mais qui, par bonheur, ne pénètre pas en la tête.
À ce coup, Roland l’a regardé,
Et doucement, doucement, lui fait cette demande :
« Mon compagnon, l’avez-vous fait exprès ?
« Je suis Roland, celui qui tant vous aime :
« Vous ne m’aviez pas défié, que je sache ?
« — Je vous entends, dit Olivier, je vous entends parler,
« Mais point ne vous vois : Dieu vous conduise, ami.
« Je vous ai frappé, pardonnez-le-moi.
« — Je n’ai pas de mal, répond Roland ;
« Je vous pardonne ici et devant Dieu. »
À ce mot, ils s’inclinent l’un devant l’autre.
C’est ainsi, c’est avec cet amour qu’ils se séparèrent l’un et l’autre.


CLI

Olivier sent l’angoisse de la mort ;
Ses deux yeux lui tournent dans la tête,
Il perd l’ouïe, et tout à fait la vue,
Descend à pied, sur la terre se couche,
À haute voix fait son « Mea culpa »,
Joint ses deux mains et les tend vers le ciel,
Prie Dieu de lui donner son Paradis,
De bénir Charlemagne, la douce France
Et son compagnon Roland par-dessus tous les hommes.
Le cœur lui manque, sa tête s’incline,
Il tombe à terre étendu de tout son long.
C’en est fait, le comte est mort...
Et le baron Roland le pleure et se lamente :
Jamais sur terre vous n’entendrez un homme plus dolent...


CLII

Quand Roland voit que son ami est mort,
Quand il le voit là, gisant la face contre terre,
Très-doucement se prit à le regretter :
« Mon compagnon, dit-il, quel malheur pour ta vaillance !
« Bien des années, bien des jours, nous avons été ensemble.
« Jamais tu ne me fis de mal, jamais je ne t’en fis :
« Quand tu es mort, c’est douleur que je vive. »
À ce mot, le marquis se pâme
Sur son cheval, qui s’appelle Veillantif ;
Mais il est retenu à ses étriers d’or fin :
Où qu’il aille, il ne peut tomber.


CLIII

À peine Roland a-t-il repris ses sens,
À peine est-il guéri et revenu de sa pâmoison,
Qu’il s’aperçoit de la grandeur du désastre.
Tous les Français sont morts, il les a tous perdus,
Excepté deux, l’Archevêque et Gautier de l’Hum.
Celui-ci est descendu de la montagne
Où il a livré un grand combat à ceux d’Espagne.
Tous ses hommes sont morts sous les coups des païens vainqueurs.
Bon gré, mal gré, il erre en fuyant dans cette vallée.
Et voilà qu’il appelle Roland : « À mon aide ! à mon aide ! »
« Hé ! s’écrie-t-il, noble comte, vaillant comte, où es-tu ?
« Dès que je te sentais là, je n’avais jamais peur.
« C’est moi, c’est moi, Gautier, qui vainquis Maëlgut ;
« C’est moi, le neveu du vieux Dreux, de Dreux le chenu ;
« C’est moi que mon courage avait rendu digne d’être ton ami de tous les jours.

« Voici que ma lance est rompue, mon écu percé,
« Mon haubert en lambeaux,
« Et j’ai huit lances dans le corps.
« Je vais mourir, mais je me suis chèrement vendu. »
À ce mot, Roland l’a entendu ;
Il pique son cheval et galope vers lui.


CLIV

Roland est plein de douleur, Roland est plein de rage.
Dans la grande mêlée il commence à frapper ;
Il jette à terre vingt-cinq païens d’Espagne, roides morts.
Gautier en tue six, l’Archevêque cinq.
« Quels terribles hommes ! s’écrient les païens.
« Prenons garde qu’ils ne s’en aillent vivants :
« Honte à qui n’ira pas les attaquer !
« Honte surtout à qui les laisserait échapper ! »
Alors recommencent les cris et les huées,
Et de toutes parts les païens envahissent les trois Français.


CHARLEMAGNE APPROCHE


CLV

Le comte Roland fut un très-noble guerrier,
Et Gautier de l’Hum un très-bon chevalier.
Pour l’Archevêque, c’est un brave éprouvé.
L’un ne veut rien laisser à faire à l’autre :
C’est au plus fort de la mêlée qu’ils frappent les païens.
Il y a là mille Sarrasins à pied,

Et quarante milliers à cheval.
En vérité, ils n’osent approcher des trois Français.
De loin, ils jettent sur eux lances et épieux,
Javelots, dards, flèches et piques.
Les premiers coups ont tué Gautier.
Quant à Turpin de Reims, son écu est percé,
Son heaume brisé, sa tête blessée,
Son haubert rompu et démaillé ;
Il a quatre lances dans le corps ;
Son destrier meurt sous lui.
Ah ! c’est grande douleur quand l’Archevêque tombe.


CLVI

Quand Turpin de Reims se sent abattu,
Quand il se voit quatre lances dans le corps,
Il se relève en un instant, le brave ; il se redresse,
Cherche Roland du regard, court vers lui
Et ne lui dit qu’un mot : « Je ne suis pas vaincu.
« On ne prend pas vivant un bon vassal. »
Alors il tire Almace, son épée d’acier bruni,
Et, dans la pleine mêlée, frappe mille coups et plus.
C’est Charlemagne qui en rendit plus tard le témoignage : Turpin ne fit grâce à aucun,
Et l’Empereur trouva quatre cents cadavres autour de lui,
Les uns blessés, les autres percés dans le milieu du corps,
Les autres privés de leurs têtes.
Voilà ce que dit la Geste, et aussi celui qui était sur le champ de bataille,
Le baron saint Gilles, pour qui Dieu fait des miracles.
Il en écrivit le récit au moutier de Laon.
Qui ne sait ces choses n’y connaît rien.


CLVII

Il se bat noblement, le comte Roland !
Il a tout le corps en sueur et en feu ;
Mais surtout quel mal, quelle douleur dans la tête !
D’avoir sonné son cor sa tempe est tout ouverte ;
Toutefois il voudrait bien savoir si Charles viendra.
De nouveau il prend son cor et en tire un son, bien faible, hélas !
L’Empereur, là-bas, s’arrêta et l’entendit :
« Seigneurs, dit-il, tout va mal pour nous,
« Et mon neveu Roland va nous manquer aujourd’hui.
« Aux sons de son cor, je vois bien qu’il n’a plus longtemps à vivre ;
« Si vous désirez arriver à temps, pressez vos chevaux.
« Tout ce qu’il y a de trompettes dans l’armée, qu’on les sonne ! »
Alors on sonna soixante mille trompettes, et si haut
Que les monts en retentissent et que les vallées y répondent.
Les païens les entendent, ils n’ont garde de rire.
« C’est Charles qui arrive, disent-ils l’un à l’autre, c’est Charles ! »


CLVIII

« L’Empereur, s’écrient les païens, l’Empereur revient sur ses pas,
« Et ce sont bien les trompettes françaises que nous entendons.
« Si Charles arrive, quel désastre pour nous !
« Si Roland survit, c’est toute notre guerre qui recommence,
« Et nous y perdrons l’Espagne, notre terre. »
Alors quatre cents d’entre eux se rassemblent, bien couverts de leurs heaumes :
Ce sont les meilleurs qu’il y ait dans toute l’armée païenne.
Et voici qu’ils livrent à Roland un affreux, un horrible assaut.
Ah ! le comte a vraiment assez de besogne.


CLIX

Quand le comte Roland les voit venir,
Il se fait tout fier, se sent plus fort : il est prêt.
Tant qu’il aura de la vie, il ne reculera point.
Il monte son cheval Veillantif :
De ses éperons d’or fin il le pique,
Et, au plus fort de la mêlée, court attaquer les païens.
L’archevêque Turpin y va avec lui.
Et les Sarrasins : « Fuyez, amis, fuyez, disent-ils l’un à l’autre ;
« Car nous avons entendu les trompettes de France.
« Il revient, le roi puissant ! Charles arrive ! »


CLX

Jamais le comte Roland n’aima les lâches,
Ni les orgueilleux, ni les méchants,
Ni les chevaliers qui ne sont pas bons vassaux.
Il s’adresse alors à l’archevêque Turpin :
« Sire, lui dit-il, vous êtes à pied, et moi à cheval.
« Par amour pour vous, je veux faire halte.
« Nous partagerons ensemble le bien et le mal,
« Et, pour aucun homme du monde, je ne vous abandonnerai.
« Tous les deux nous rendrons aux païens leur assaut :
« Les meilleurs coups sont ceux de Durendal !
« — Honte à qui ne frappe pas de son mieux, dit l’Archevêque.
« Charles arrive, et nous vengera. »


CLXI

« Nous sommes nés pour notre malheur, disent les païens.
« Et ce jour s’est levé pour nous bien funeste !

« Nous avons perdu nos seigneurs et nos pairs.
« Et voilà que Charles, le baron, revient avec sa grande armée :
« Nous entendons d’ici les claires trompettes de ceux de France
« Et le grand bruit que fait le cri de Montjoie.
« Rien n’égale la fierté du comte Roland,
« Et il n’est pas d’homme vivant qui le puisse vaincre.
« Tirons de loin, et laissons-le sur le champ. »
Ainsi firent-ils. Ils lui lancent de loin dards et javelots,
Épieux, lances et flèches empennées ;
Ils ont mis en pièces et troué l’écu de Roland ;
Ils lui ont déchiré et démaillé son haubert ;
Mais point ne l’ont touché dans son corps.
Pour Veillantif, il a reçu trente blessures,
Et sous le comte est tombé mort.
Les païens, cependant, s’enfuient et laissent Roland seul,
Seul et à pied…


LA DERNIÈRE BÉNÉDICTION DE L’ARCHEVÊQUE


CLXII

Païens s’enfuient, courroucés et pleins d’ire ;
Ils se dirigent en hâte du côté de l’Espagne.
Le comte Roland ne les a pas poursuivis,
Car il a perdu son cheval Veillantif.
Bon gré, mal gré, il est resté à pied.
Le voilà qui va aider l’archevêque Turpin ;
Il lui a délacé son heaume d’or sur la tête :
Il lui a retiré son blanc haubert léger ;

Puis il lui met le bliaut tout en pièces,
Et se sert des morceaux pour bander ses larges plaies.
Il le serre alors étroitement contre son sein
Et le couche doucement, doucement, sur l’herbe verte.
Ensuite, d’une voix très-douce, Roland lui fait cette prière :
« Ah ! gentilhomme, donnez-m’en votre congé :
« Nos compagnons, ceux que nous aimions tant,
« Sont tous morts ; mais nous ne devons point les délaisser ainsi.
« Écoutez : je vais aller chercher tous leurs corps ;
« Puis je les déposerai l’un près de l’autre à la rangette devant vous.
« — Allez, dit l’Archevêque, et revenez bientôt.
« Grâce à Dieu, le champ nous reste, à vous et à moi ! »


CLXIII

Roland s’en va. Seul, tout seul, il parcourt le champ de bataille ;
Il fouille la montagne, il fouille la vallée ;
Il y trouve les corps de Gerer et de Gerin, son compagnon ;
Il y trouve Bérenger et Othon ;
Il y trouve Anséis et Samson ;
Il y trouve Gérard le vieux de Roussillon.
L’un après l’autre, le baron les a pris ;
Avec eux il est revenu vers l’Archevêque,
Et les a déposés en rang aux genoux de Turpin.
L’Archevêque ne peut se tenir d’en pleurer ;
Il élève sa main, il leur donne sa bénédiction :
« Seigneurs, leur dit-il, mal vous en prit.
« Que Dieu le glorieux ait toutes vos âmes !
« Qu’en Paradis il les mette en saintes fleurs !
« Ma propre mort me rend trop angoisseux :
« Plus ne verrai le grand empereur. »


CLXIV

Roland s’en retourne fouiller la plaine :
Il y a trouvé le corps de son compagnon Olivier,
Le tient étroitement serré contre son cœur,
Et, comme il peut, revient vers l’Archevêque.
Sur un écu, près des autres Pairs, il couche son ami.
Et l’Archevêque les a tous bénis et absous.
La douleur alors et les larmes de redoubler :
« Bel Olivier, mon compagnon, dit Roland,
« Vous fûtes fils au vaillant duc Renier
« Qui tenait la marche de Gênes-sur-Mer.
« Pour briser une lance, pour mettre en pièces un écu,
« Pour rompre et démailler un haubert,
« Pour conseiller loyalement les bons,
« Pour venir à bout des traîtres et des lâches,
« Jamais, en nulle terre, il n’y eut meilleur chevalier ! »


CLXV

Le comte Roland, quand il voit morts tous ses pairs
Et Olivier, celui qu’il aimait tant,
Il en a de la tendreur dans l’âme ; il se met à pleurer ;
Tout son visage en est décoloré.
Sa douleur est si forte qu’il ne peut se soutenir ;
Bon gré, mal gré, il tombe en pâmoison ;
Et l’Archevêque : « Quel malheur, dit-il, pour un tel baron ! »


CLXVI

L’Archevêque, quand il vit Roland se pâmer,
En ressentit une telle douleur, qu’il n’en eut jamais de si grande.

Il étend la main, et saisit l’olifant du baron.
En Roncevaux il y a une eau courante ;
Il y veut aller pour en donner à Roland.
Tout chancelant, à petits pas, il y va ;
Mais il est si faible qu’il ne peut avancer ;
Il n’a pas la force, il a trop perdu de son sang.
Avant d’avoir marché l’espace d’un arpent,
Le cœur lui manque, il tombe en avant :
Le voilà dans les angoisses de la mort.


CLXVII

Alors Roland revient de sa pâmoison,
Il se redresse ; mais, hélas ! quelle douleur pour lui !
Il regarde en aval, il regarde en amont :
Au delà de ses compagnons, sur l’herbe verte,
Il voit étendu le noble baron,
L’Archevêque, le représentant de Dieu.
Turpin s’écrie : « Mea culpa ! » lève les yeux en haut,
Joint ses deux mains et les tend vers le ciel,
Prie Dieu de lui donner son Paradis...
Il est mort, Turpin, le soldat de Charles,
Celui qui par grands coups de lance et par beaux sermons
N’a jamais cessé de guerroyer les païens.
Que Dieu lui donne sa sainte bénédiction !


CLXVIII

Le comte Roland voit l’Archevêque à terre ;
Les entrailles lui sortent du corps,
Et sa cervelle lui bout sur la face, au-dessous de son front.
Sur sa poitrine, entre les deux épaules,
Roland lui a croisé ses blanches mains, les belles,

Et, selon la mode de son pays, lui fait son oraison :
« Ah ! gentilhomme, chevalier de noble lignée,
« Je vous remets aux mains du Glorieux qui est dans le ciel :
« Il n’y aura jamais homme qui le serve plus volontiers.
« Non, depuis le temps des Apôtres, on ne vit jamais tel prophète
« Pour maintenir chrétienté, pour convertir les hommes…
« Puisse votre âme être exempte de toute douleur,
« Et que du Paradis les portes lui soient ouvertes ! »


MORT DE ROLAND


CLXIX

Roland lui-même sent que la mort lui est proche ;
Sa cervelle s’en va par les oreilles…
Le voilà qui prie pour ses pairs d’abord, afin que Dieu les appelle,
Puis il se recommande à l’ange Gabriel.
Il prend l’olifant d’une main (pour n’en pas avoir de reproche),
Et de l’autre saisit Durendal, son épée.
Il s’avance plus loin qu’une portée d’arbalète,
Il s’avance sur la terre d’Espagne, entre en un champ de blé,
Monte sur un tertre… Sous deux beaux arbres
Il y a là quatre perrons de marbre.
Roland tombe à l’envers sur l’herbe verte,
Et se pâme ; car la mort lui est proche.


CLXX

Les puys sont hauts, hauts sont les arbres.
Il y a là quatre perrons, tout luisants de marbre.

Sur l’herbe verte le comte Roland se pâme.
Cependant un Sarrasin l’épie,
Qui contrefait le mort et gît parmi les autres ;
Il a couvert de sang son corps et son visage.
Soudain il se redresse, il accourt ;
Il est fort, il est beau et de grande bravoure.
Plein d’orgueil et de mortelle rage,
Il saisit Roland, corps et armes,
Et s’écrie : « Vaincu, il est vaincu, le neveu de Charles !
« Voilà son épée que je porterai en Arabie. »
Comme il la tirait, Roland sentit quelque chose...


CLXXI

Roland s’aperçoit qu’on lui enlève son épée ;
Il ouvre les yeux, ne dit qu’un mot :
« Tu n’es pas des nôtres, que je sache ! »
De son olifant, qu’il ne voudrait point lâcher,
Il frappe un rude coup sur le heaume tout gemmé d’or,
Brise l’acier, la tête et les os du païen,
Lui fait jaillir les deux yeux hors du chef,
Et le retourne mort à ses pieds :
« Lâche, dit-il, qui t’a rendu si osé,
« À tort ou à droit, de mettre la main sur Roland ?
« Qui le saura t’en estimera fou.
« Le pavillon de mon olifant en est fendu ;
« L’or et les pierreries en sont tombés. »


CLXXII

Roland sent bien qu’il a perdu la vue :
Il se lève, il s’évertue tant qu’il peut ;
Las ! son visage n’a plus de couleurs.

Devant lui est une roche brune ;
Par grande douleur et colère, il y assène dix forts coups ;
L’acier de Durendal grince : point ne se rompt, ni ne s’ébrèche :
« Ah ! sainte Marie, venez à mon aide, dit le comte.
« Ô ma bonne Durendal, quel malheur !
« Me voici en triste état, et je ne puis plus vous défendre ;
« Avec vous j’ai tant gagné de batailles !
« J’ai tant conquis de vastes royaumes
« Que tient aujourd’hui Charles à la barbe chenue !
« Ne vous ait pas qui fuie devant un autre !
« Car vous avez été longtemps au poing d’un brave,
« Tel qu’il n’y en aura jamais en France, la terre libre. »


CLXXIII

Roland frappe une seconde fois au perron de sardoine ;
L’acier grince : il ne rompt pas, il ne s’ébrèche point.
Quand le comte s’aperçoit qu’il ne peut briser son épée,
En dedans de lui-même il commence à la plaindre :
« Ô ma Durendal, comme tu es claire et blanche !
« Comme tu luis et flamboies au soleil !
« Je m’en souviens : Charles était aux vallons de Maurienne,
« Quand Dieu, du haut du ciel, lui manda par un ange
« De te donner à un vaillant capitaine.
« C’est alors que le grand, le noble roi la ceignit à mon côté...
« Avec elle je lui conquis l’Anjou et la Bretagne ;
« Je lui conquis le Poitou et le Maine ;
« Je lui conquis la libre Normandie ;
« Je lui conquis Provence et Aquitaine,
« La Lombardie et toute la Romagne ;
« Je lui conquis la Bavière et les Flandres,
« Et la Bulgarie et la Pologne,
« Constantinople qui lui rendit hommage,

« Et la Saxe qui se soumit à son bon plaisir ;
« Je lui conquis Écosse, Galles, Irlande
« Et l’Angleterre, son domaine privé.
« En ai-je assez conquis de pays et de terres,
« Que tient Charles à la barbe chenue !
« Et maintenant j’ai grande douleur à cause de cette épée.
« Plutôt mourir que de la laisser aux païens !
« Que Dieu n’inflige point cette honte à la France ! »


CLXXIV

Pour la troisième fois, Roland frappe sur une pierre bise :
Plus en abat que je ne saurais dire.
L’acier grince ; il ne rompt pas :
L’épée remonte en amont vers le ciel.
Quand le comte s’aperçoit qu’il ne la peut briser,
Tout doucement il la plaint en lui-même :
« Ma Durendal, comme tu es belle et sainte !
« Dans ta garde dorée il y a assez de reliques :
« Une dent de saint Pierre, du sang de saint Basile.
« Des cheveux de monseigneur saint Denis,
« Du vêtement de la Vierge Marie.
« Non, non, ce n’est pas droit que païens te possèdent !
« Ta place est seulement entre des mains chrétiennes.
« Plaise à Dieu que tu ne tombes pas entre celles d’un lâche !
« Combien de terres j’aurai par toi conquises,
« Que tient Charles à la barbe fleurie,
« Et qui sont aujourd’hui la richesse de l’Empereur ! »


CLXXV

Roland sent que la mort l’entreprend
Et qu’elle lui descend de la tête sur le cœur.

Il court se jeter sous un pin ;
Sur l’herbe verte il se couche face contre terre ;
Il met sous lui son olifant et son épée,
Et se tourne la tête du côté des païens.
Et pourquoi le fait-il ? Ah ! c’est qu’il veut
Faire dire à Charlemagne et à toute l’armée des Francs,
Le noble comte, qu’il est mort en conquérant.
Il bat sa coulpe, il répète son Mea culpa.
Pour ses péchés, au ciel il tend son gant...


CLXXVI

Roland sent bien que son temps est fini.
Il est là au sommet d’un pic qui regarde l’Espagne ;
D’une main il frappe sa poitrine :
« Mea culpa, mon Dieu, et pardon au nom de ta puissance,
« Pour mes péchés, pour les petits et pour les grands,
« Pour tous ceux que j’ai faits depuis l’heure de ma naissance
« Jusqu’à ce jour où je suis parvenu. »
Il tend à Dieu le gant de sa main droite,
Et voici que les Anges du ciel s’abattent près de lui.


CLXXVII

Il est là gisant sous un pin, le comte Roland ;
Il a voulu se tourner du côté de l’Espagne.
Il se prit alors à se souvenir de plusieurs choses :
De tous les royaumes qu’il a conquis,
Et de douce France, et des gens de sa famille,
Et de Charlemagne, son seigneur qui l’a nourri ;
Il ne peut s’empêcher d’en pleurer et de soupirer.
Mais il ne veut pas se mettre lui-même en oubli,
Et, de nouveau, réclame le pardon de Dieu :

« Ô notre vrai Père, dit-il, qui jamais ne mentis,
« Qui ressuscitas saint Lazare d’entre les morts
« Et défendis Daniel contre les lions,
« Sauve, sauve mon âme et défends-la contre tous périls,
« À cause des péchés que j’ai faits en ma vie. »
Il a tendu à Dieu le gant de sa main droite :
Saint Gabriel l’a reçu.
Alors sa tête s’est inclinée sur son bras,
Et il est allé, mains jointes, à sa fin.
Dieu lui envoie un de ses anges chérubins
Et saint Michel du Péril.
Saint Gabriel est venu avec eux :
L’âme du comte est emportée au Paradis...