La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Laisse 156

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CLVI

Turpins de Reins, quant se sent abatut, Quand Turpin de Reims se sent abattu,
De .iiii. espiez par mi le cors ferut, Quand il se voit quatre lances dans le corps,
2085 Isnelement li bers resailit sus ; Il se relève en un instant, le brave ; il se redresse,
Rollant reguardet, puis si li est curuz, Cherche Roland du regard, court vers lui
E dist un mot : « Ne sui mie vencuz ; Et ne lui dit qu’un mot : « Je ne suis pas vaincu.
« Ja bons vassals n’en ert vifs recreüz. » « On ne prend pas vivant un bon vassal. »
Il trait Almace, s’espée d’ acer brun, Alors il tire Almace, son épée d’acier bruni,
2090 En la grant presse mil colps i fiert e plus ; Et, dans la pleine mêlée, frappe mille coups et plus.
Puis le dist Carles qu’il n’en esparignat nul :
C’est Charlemagne qui en rendit plus tard le témoignage : Turpin ne fit grâce à aucun,
Tels .iiii. cenz i truvat entur lui, Et l’Empereur trouva quatre cents cadavres autour de lui,
Alquanz naffrez, alquanz par mi feruz, Les uns blessés, les autres percés dans le milieu du corps,
Si out d’icels ki les chefs unt perdut ; Les autres privés de leurs têtes.
2095 Ço dit la Geste e cil ki el’ camp fut,
Voilà ce que dit la Geste, et aussi celui qui était sur le champ de bataille,
Li bers seinz Gilies, pur ki Deus fait vertuz, Le baron saint Gilles, pour qui Dieu fait des miracles.
E fist la chartre el’ muster de Loüm ; Il en écrivit le récit au moutier de Laon.
Ki tant ne set ne l’ ad prod entendut. Aoi. Qui ne sait ces choses n’y connaît rien.


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Vers 2085. — Lire ber. O. V. la note du vers 430.

Vers 2086.Curut. O. C’est ici le cas sujet : il faut curuz.

Vers 2087.Vencut. O. Même remarque.

Vers 2088.Bon vassal... vif recreüt. O. À ces quatre mots, pour la même raison, il faut un s. ═ Lire iert. (V. la note du vers 1500).

Vers 2089.Almace. Almace est une des trois épées que le juif Malakin d’Ivin donna pour la rançon de son père Abraham. Les deux autres étaient Durendal et Courtain. (Bibl. de l’Éc. des Chartes, XXV, 101.) ═ L’épée de Turpin est une de celles qui furent essayées sur le perron d’acier du palais de Charlemagne, à Aix. Elle résista à l’épreuve. ═ Dans Renaus de Montauban, elle est volée par Maugis. (Éd. Michelant, p. 306.) ═ Almace est appelée Almuce dans Venise IV ; Aigredure, dans le Remaniement de Paris ; Almire, dans celui de Versailles ; Autemise, dans Renaus de Montauban. ═ Lire Acier.

Vers 2092.Truvat est nécessairement indiqué par le sens, au lieu de troevet.

Vers 2093. — Le manuscrit porte à tort ferut. ═ Nafrez. O. Ce mot redouble presque toujours l’f. (Vers 1623, 1965, 1990, 2078, 2080, 2771, 3452, etc.) On trouve nasfret au vers 2504.

Vers 2094. — Lire chiefs.

Vers 2095-2098. — Le manuscrit d’O. ne porte pas le mot seinz, que nous restituons, comme MM. G. et Mu., d’après les manuscrits de Venise IV et de Paris. ═ Por qui. O. Tout ce passage est omis dans Lyon : le remanieur ne le comprenait plus. ═ Ces vers sont d’une importance réelle, que l’on a peut-être exagérée. Quelques érudits contemporains veulent trouver dans les vers de nos vieux poèmes une précision, une exactitude mathématique. Donc, on a conclu de ces quatre vers qu’un certain Gilles « pourrait bien être l’auteur de la Chanson de Roland ». — Tout d’abord, et d’après le texte d’Oxford lui-même, il ne saurait être ici question du poëte qui composa notre vieille épopée, mais seulement d’une source historique à laquelle serait remonté l’auteur, le véritable auteur de la Chanson : Ço dist la geste e cil ki el camp fut — Li ber seinz Gilie... — Et, en effet, jaloux de conquérir une autorité historique, nos épiques renvoient souvent leurs lecteurs à la « Geste », c’est-à-dire à une Histoire en règle, à une Chronique officielle faite dans quelque couvent célèbre (à Laon, si la chanson est antique ; à Saint-Denis, si elle est plus moderne). Les exemples abondent. ═ Mais pourquoi, nous objectera-t-on, le poëte a-t-il fait choix ici du ber seinz Gilie ? C’est que saint Gilles a été mêlé d’une façon intime à la légende de Charlemagne. — L’époque réelle à laquelle a vécu ce saint, très-populaire en France, a été longtemps l’objet de contestations très-vives entre les savants. Les Bollandistes (tome XLI, p. 296) ont prouvé qu’il avait vécu sous Charles Martel. (Ils placent sa naissance en 640, et sa mort entre 720 et 725.) Mais, au moyen âge, la légende le fit longtemps vivre sous Charlemagne. D’après Adam de Saint-Victor (Prose Promat pia, vox cantoris) ; d’après les Séquences Quantum decet et Sicut passer (Mone, Hymni latini medii œvi, III, 165 et 167) ; d’après la Légende dorée, etc., « l’Empereur n’osait confesser à personne le plus grand de ses crimes (son inceste avec sa sœur Gilain) ; un parchemin miraculeux descendit du ciel, et saint Gilles y vit écrit en toutes lettres le péché de Charles. » Voilà ce que savait sans doute l’auteur de notre poëme. Et c’est à ce miracle qu’il fait peut-être allusion dans ces mots : Por qui Deus fait vertuz. (Saint Gilles, d’ailleurs, d’après tous les monuments liturgiques, était célèbre par ses miracles en faveur des malades et des marins en péril, etc., et la plus ancienne des proses qui lui soient consacrées dit de lui, au xie et xiie s. : Miraculorum coruscans virtutibus, Mone, l. I. 167 ; Adam de Saint-Victor, etc.) J’ajoute qu’ayant été mêlé, dans cet épisode, à l’histoire poétique du grand empereur, il le fut sans doute plus profondément. Le Stricker nous montre à Roncevaux « l’immaculé saint Gilles, qui depuis longtemps vivait solitaire dans une grotte de France ». Un poëme français de la décadence, Hugues Capet (p. 210 de l’édition du marquis de la Grange), nous parle d’un vieillard qui fu en Raincheval où Rolans fu perdu, et qui fit vœu de se faire ermite s’il échappait à cet immense désastre. Mais le document le plus précieux sur cette légende est la Keiser Karl Magnus’s Kronike. (Éd. de 1867, p. 130.) Parlant des prodiges qui annoncèrent la mort de Roland, l’auteur danois y mêle le témoignage de saint Gilles : « Le même jour il arriva un grand miracle chez les Franks. Il se fit aussi obscur que s’il avait été nuit. Le soleil ne donna plus de lumière, et maint homme craignit pour sa vie. Saint Gilles dit que ce miracle arrivait à cause de Roland, parce qu’il devait mourir ce jour-là. » (V. notre Introduction, p. lxiv et ss.) Voilà quels sont les témoignages de la légende au sujet de saint Gilles. De là à le supposer auteur d’une geste écrite, d’un récit de ce combat dans « une charte conservée à Laon », il n’y a pas loin, pour qui connaît les coutumes littéraires du moyen âge. « Il n’est pas étonnant, avons-nous dit ailleurs, qu’on ait mis sur le compte d’un saint aussi populaire une relation apocryphe de la défaite de Roncevaux. » Et il ne faut rien chercher de plus dans les quatre vers qui sont l’objet de cette note. Telle était, telle est encore notre conclusion. ═ Le scribe italien qui a écrit le manuscrit de Venise IV n’a pas compris saint Gilie, et a substitué : Li ber san Guielmo.

Vers 2095. — Lire mustier. V. la note du vers 1500.

Vers 2097. — Lire cartre. (Cf. le vers 1084.)

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